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La mode peut être étudiée en tant que phénomène de communication à bien des égards, et ce, que l’on s’intéresse à la signification de l’habillement d’un individu ou aux images générées par l’industrie et par les médias qui la couvrent. Barnard (2002) avance d’ailleurs que, même lorsque la fonction première de la mode semble matérielle, tel un manteau qui protège du froid, sa fonction culturelle de communication est toujours présente. Si la dimension internationale et interculturelle du thème ne date pas d’hier – il suffit de penser à la route de la soie –, le contexte actuel de mondialisation en décuple les facettes possibles d’étude, l’inscrivant ainsi dans ce « champ de recherche éclaté qui traite de plusieurs objets » (Agbobli, 2015, p. 66). Bien qu’ancré dans le champ des relations internationales, l’ouvrage The International Politics of Fashion contribue à établir ce lien entre mode et communication internationale et interculturelle.

Andreas Behnke enseigne les théories de la politique internationale en tant que professeur associé à la University of Reading au Royaume-Uni. À première vue, ses intérêts de recherche semblent particulièrement éloignés du thème de la mode. Expert des questions de sécurité liées à la mondialisation, il a notamment été amené à se pencher sur les discours de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et sur l’épistémologie du terrorisme à travers le cas d’Al-Qaïda.

En fait, nous explique-t-il, sa curiosité pour la mode relève d’une fascination personnelle plutôt que d’une expertise professionnelle ou universitaire. En 2009, après avoir visionné le documentaire The September Issue, portant sur le processus de publication du magazine américain Vogue, Andreas Behnke s’est demandé pourquoi le tournant esthétique[1] des relations internationales ne s’était jamais attardé à la mode. La même observation peut être faite à partir d’une perspective communicationnelle. Rares sont les auteurs qui s’intéressent à la mode en communication internationale ou politique. Pourtant, différents concepts s’y prêteraient, dont celui de la spectacularisation de l’information selon lequel « le spectacle médiatique et le style personnel des politiciens prennent le pas sur les contenus des programmes politiques et les compétences des acteurs politiques à gérer les affaires publiques » (Breton et Proulx, 2002, p. 199). Par ailleurs, dans le contexte mondial actuel, où les mouvements de populations et les nouvelles technologies tendent à faire disparaître virtuellement les frontières entre les lieux (Appadurai, 2001; Mowlana, 1997), l’habillement demeure probablement l’un des éléments visuels qui continuent de témoigner des appartenances et des différences en communication interculturelle.

L’interrogation de Behnke a interpellé plusieurs de ses collègues; c’est pourquoi les contributeurs de ce livre sont majoritairement issus du champ des relations internationales et se spécialisent dans les questions de résolution de conflits, de droit international, d’immigration, d’aide humanitaire, etc. Sur neuf auteurs provenant d’universités américaines et britanniques, deux seulement (Hazel Clark et Molly Rottman) appartiennent à des facultés de design de mode et sont liés aux Fashion Studies, une déclinaison des Cultural Studies.

Liant l’absence de littérature sur le sujet à l’aura de féminité frivole qui lui est attribuée à tort par le monde universitaire, l’auteur énumère une foule d’exemples rapportés par les médias pour démontrer le potentiel insoupçonné de la mode comme angle d’étude des interactions internationales. Par exemple, l’ouvrage discute tout autant des tenues de Michelle Obama que de la dhoti indienne de Gandhi, d’uniformes maoïstes que de robes Chanel.

La mode et les interactions internationales : théories et pratiques

Certains des chapitres de l’ouvrage proposent des réflexions d’ordre théorique et conceptuel sur les connexions existantes, ou à établir, entre la mode et les interactions internationales. C’est entre autres le cas du texte de Rosemary E. Shinko intitulé « This is Not a Mannequin: Enfashioning Bodies of Resistance » (p. 19-40). L’auteure s’appuie principalement sur les écrits de Michel Foucault et de Judith Butler pour soutenir qu’on ne peut analyser le message politique d’un vêtement sans tenir compte du corps qu’il habille et du contexte dans lequel il est porté. Hazel Clark et Molly Rottman font, quant à elles, ressortir que les Fashion Studies offrent déjà des ancrages pour penser la mode en termes d’enjeux politiques internationaux, bien que cela n’ait pas encore été fait explicitement par des chercheurs. Leur texte offre de nombreuses pistes pour aborder le sujet à partir d’une perspective communicationnelle. D’une part, il y est question de la façon dont le développement de nouvelles technologies de la communication, principalement les médias sociaux, coïncide avec la montée de la mode en tant qu’industrie culturelle proposant non seulement des produits, mais aussi des images, des textes et du divertissement. Ces mêmes technologies contribuent, d’autre part, à faire de la mode une industrie mondialisée. Bien qu’il n’en soit pas explicitement fait mention dans le texte, il est possible, ici, de faire le lien avec la notion de flux culturels évoquée par Appadurai (2001), à savoir les ethnoscapes, les technoscapes, les finanscapes, les mediascapes et les ideoscapes. Cette complexité contemporaine du système de la mode, en tant qu’industrie et en tant que pratique sociale individuelle ou de groupe, amène d’ailleurs les auteurs à souligner le caractère désuet de l’analyse sémiologique de la mode par Roland Barthes (Clark et Rottman, 2017), qui, en se confinant à la simple dimension esthétique du vêtement, en omettait toute la portée identitaire et culturelle. Les auteures invitent d’ailleurs à explorer le sous-champ de la mode et des relations internationales de façon multidisciplinaire et avec des méthodologies mixtes, faisant valoir que seule cette approche permet vraiment de saisir toute la profondeur du sujet.

D’autres chapitres proposent des études empiriques. Ainsi, Mary Hope Schwoebel (p. 146-160) analyse l’impact du contexte de sécurité en Somalie sur la façon dont les femmes s’habillent. Elle fait la démonstration que le degré de couverture du corps est non seulement dû à l’imposition plus radicale des principes de l’Islam par l’État, mais également à une volonté des femmes de se protéger dans un contexte de violence, notamment sexuelle. Linda Bishai (p. 97-114) se penche quant à elle sur le cas spécifique de la journaliste soudanaise Lubna Hussein, dont l’emprisonnement pour indécence à la suite du port d’un pantalon en public a défrayé la chronique en 2009.

L’équilibre entre textes théoriques et études empiriques permet à un lecteur non initié, ou même à une personne sceptique quant à la pertinence du sujet, d’être convaincue en moins de 200 pages de la possibilité de traiter le thème de la mode et d’enjeux liés aux relations entre acteurs de la scène internationale avec rigueur. Loin de prétendre faire le tour du sujet, le livre est plutôt une excellente amorce pour donner envie d’explorer et de documenter davantage la question.

Dans la majorité des chapitres, les auteurs adoptent une approche objective et informative face à leur sujet. Il n’y a qu’un texte dont le style laisse transparaître les certitudes de l’auteure. Dans « The art of (un)dressing dangerously: The veil and/as fashion » (p. 41-68), Marianne Franklin dénonce vigoureusement une vision occidentale du port du voile qu’elle qualifie de « institutionalization of xenophobic discourses about legal and moral rights and responsibilities of ethnic minority citizenries to comply with monolithic cultural understanding of citizenship » (p. 42). Probablement dans le but d’offrir un contrepoids au discours dominant voulant que le voile musulman soit un symbole d’inégalité entre les femmes et les hommes, Franklin ne s’attarde qu’au droit des femmes de choisir de le porter et à la mauvaise volonté des pays occidentaux qui en interdisent sa version intégrale.

Un sujet qui se révèle

Le principal point positif du livre est son caractère défricheur : il attire l’attention vers ce vide universitaire autour du croisement entre la mode et les relations internationales, mais, surtout, rappelle que cela peut être fait avec sérieux, en traitant de thèmes qui n’ont rien de futile. Considérant le manque de crédibilité dont souffre le sujet de la mode, cela représente en soi un tour de force qui mérite d’être apprécié. Il y a fort à parier que le fait que ce soit principalement des experts des relations internationales qui ont écrit sur la mode, et non l’inverse, contribuera à donner de la crédibilité à l’ouvrage et au thème de la mode.

Un travail à poursuivre et à raffiner

La place prise par de tels experts s’accompagne toutefois de certains points négatifs. Premièrement, il transparaît dans les textes que la mode représente un détour ponctuel et non une expertise pour plusieurs auteurs. Cela se traduit par un manque de profondeur quand vient le temps de théoriser le volet mode de leur argumentaire. On peut entre autres remarquer que les termes fashion, dress et clothing sont utilisés de façon interchangeable. Or les Fashion Studies font une distinction entre ces concepts (Damhorst, Miller-Spillman et Michelman, 2005; Kaiser, 2012; Tulloch, 2010). Considérant les nuances existantes entre ces termes, il est surprenant qu’aucun auteur n’ait pris le temps de mentionner le sens qu’il leur donnait.

Deuxièmement, il n’est pas toujours facile de déceler en quoi les sujets relèvent de l’étude des interactions entre acteurs de la scène internationale. Certes, les chapitres du livre se penchent sur des réalités issues de différentes parties du globe et offrent une mosaïque internationale, mais la portée de chaque sujet pris individuellement demeure parfois domestique. Un enjeu lié à la mode ayant lieu dans un autre pays est observé à partir d’un point de vue occidental, mais, malheureusement, l’élément d’interaction, de « relations » entre diverses entités au niveau international, n’est pas toujours présent.

Troisièmement, un seul chapitre mentionne la méthode de recherche adoptée. Dans « The evolution of Somali women’s fashion during changing security contexts », Schwoebel explique avoir parlé d’habitudes vestimentaires en tête à tête ou en petits groupes avec « all the Somali women [she] encountered in [her] personal and professional lives over the past two years » (p. 147). Cette explication reste néanmoins plutôt floue sur la méthodologie adoptée. Pour les autres textes, le lecteur doit la deviner.

Pertinence communicationnelle

Quoique ce livre ne prétend pas appartenir au champ de la communication, il est intéressant de constater que celui-ci apparaît en filigrane de chaque chapitre sans nécessairement être nommé. Par exemple, Clark et Rottman évoquent dans leur chapitre le déséquilibre entre la couverture médiatique du spectacle des semaines de la mode des grandes capitales occidentales que sont Paris, Londres, Milan et New York, comparativement à l’intérêt porté aux conditions de travail dans lesquelles les vêtements sont produits dans les pays du Sud, n’attirant l’attention que lors d’événements sensationnels.

En fait, il est sans cesse question de ce que le vêtement exprime et envoie comme message ainsi que de la façon dont il peut être lu et interprété. Behnke mentionne d’ailleurs que la portée politique de la mode réside justement dans la complexité de ses codes. Par conséquent, l’ajout d’un contributeur associé à un département ou à une faculté de communication aurait pu apporter un éclairage plus approfondi et original à cette thématique spécifique pour l’ensemble.

En somme, ce livre est susceptible d’intéresser des chercheurs et des étudiants d’une variété de disciplines, incluant la communication internationale, les sciences politiques, les études féministes et postcoloniales ainsi que l’histoire. Certains chapitres écrits dans un style particulièrement vivant et accessible pourraient même plaire au grand public.