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À l’invitation de la revue Communiquer, nous avons tenté de réfléchir à la spécificité médiatique de la recherche-création (R-C) qui se pratique à la Faculté de communication de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Nous avons choisi de livrer notre réflexion sous la forme d’un « petit récit[1] » de son avènement et par la formulation de quelques propositions pour en guider la pratique. Située, notre réflexion tire partie de nos parcours et de nos points de vue respectifs au sein de cet établissement : celui d’un professeur embauché il y a 25 ans au sein de ce qui était alors le Département des communications pour participer à la création des premiers programmes de R-C médiatique et qui a fait de la R-C son objet de recherche depuis plus de dix ans; et celui d’une candidate au doctorat ayant, quelques décennies plus tard, fait l’expérience de ces programmes de l’intérieur. De temps à autre, à travers le texte, des bribes de ce vécu étudiant passé et présent viendront compléter les propos, permettant d’en illustrer la portée concrète.

Faire le petit récit de l’émergence de la R-C médiatique en communication à l’UQAM exige des considérations préalables sur la nature de ce type particulier de recherche, sur son avènement dans le monde universitaire – d’abord sous la forme de R-C artistique –, ainsi que sur les questions, les enjeux et les débats – autant épistémologiques que politiques – que cet avènement a suscités et suscite toujours en regard de la recherche en sciences humaines et sociales (SHS), malgré la reconnaissance institutionnelle de la R-C depuis près de 40 ans. Formuler des propositions pour la pratique de la R-C médiatique en communication est une entreprise qui n’est pas sans risques considérant que la R-C artistique est l’objet de théorisation depuis une trentaine d’années et que la R-C médiatique en communication demeure, en tout sinon en grande partie, impensée. Avant de formuler ces propositions, il nous a ainsi fallu amorcer une distinction entre la création médiatique et la création artistique.

À l’issue de cette réflexion en mouvance, nous constatons que la R-C exerce en retour une certaine influence sur la pratique de la recherche en SHS et formulons le souhait que les études médiatiques s’intéressent aux pratiques de la R-C médiatiques pour en poursuivre le développement.

Qu’est-ce donc que la recherche-création?

Une réponse simple qui permettrait d’amorcer la discussion serait qu’il s’agit d’une sorte de croisement entre la recherche universitaire et la création artistique qui vise un double objectif : la production d’une œuvre (matérielle ou immatérielle), artefact ou spectacle original, ainsi que la production de connaissances[2]. Parmi les nombreuses définitions possibles, commençons par celle – communément admise sans être exempte de critiques – du Fonds de recherche du Québec – Société et Culture (FRQSC), lequel offre plusieurs programmes de subventions dédiés à la R-C[3]. Sont considérées admissibles dans cette catégorie « les démarches et approches de recherche favorisant la création qui visent à produire de nouveaux savoirs esthétiques, théoriques, méthodologiques, épistémologiques ou techniques ». Les projets soumis doivent obligatoirement comporter les deux composantes suivantes : « des activités artistiques ou créatrices (conception, expérimentation, production, etc.) et la problématisation de ces mêmes activités (saisie critique et théorique du processus, conceptualisation, etc.) ».

Sans doute pour ouvrir le champ des possibles, ces consignes fournissent des critères spécifiques à chacune des composantes que sont la « recherche » et la « création », mais aucune indication n’est fournie quant à leur articulation, ce qui laisse aux pairs, aux membres des jurys, le soin d’évaluer la pertinence de l’articulation proposée pour chacun des projets soumis. Cet aspect s’avère central puisqu’il conditionne, du moins en partie, les modalités d’émergence et d’explicitation des divers types de connaissances pouvant se dégager des pratiques spécifiques de R-C, ainsi que celles de leur reconnaissance dans le contexte universitaire. Préféré à d’autres, le terme articulation souligne que la recherche est liée de manière inextricable à la création, tout en ouvrant la discussion sur les multiples modalités de cette liaison.

De l’importance de s’attarder à l’articulation entre la « recherche » et la « création »

Jean Lancri a été l’un des premiers à évoquer l’articulation entre les composantes « recherche » et « création » de la R-C. Dans un très beau et poétique texte intitulé « Comment la nuit travaille en étoile et pourquoi » (2006), il utilise la métaphore de l’entretoisement pour parler du rapport entre recherche et création : « dans leur étrange attelage, chacune de ces deux productions s’érige en toise de l’autre et c’est ainsi, dis-je, qu’elles s’entretoisent. Aussi est-ce toujours à l’aune de l’autre que l’on se doit, chaque fois, de juger l’une d’entre elles » (p. 11).

Des collègues se sont aussi attardés à donner du sens au trait d’union qui unit les deux composantes relativement à leur propre pratique. Par exemple, pour Serge Cardinal (2012), il s’agit de « prendre au sérieux le trait d’union : la recherche ne doit pas être le premier moment d’un processus qui doit mener à une création […]; et si recherche et création sont deux moments, je dois pouvoir les mettre en boucle, encourager le feedback » (p. 3). Pour Jean Dubois (2018), « ce trait souligne d’abord un intérêt marqué pour la transformation […], il ne s’agit pas tant d’y décrire le monde tel qu’il est, mais bien de le formuler tel qu’il pourrait ou devrait l’être » (s. p.). Pour Erin Manning (2018), c’est « [l]e trait d’union d’une pensée qui se meut, le trait qui rejoint la recherche et la création, est autant l’intervalle qui amène la coïncidence de la force et la forme que le rappel que ce qui se meut habite toujours un entre-deux » (s. p.).

Dans une contribution précédente, Paquin et Béland (2015) ont, quant à eux, utilisé la notion de chiasme[4], empruntée à la phénoménologie de Merleau-Ponty, pour qualifier ce rapport :

penser un enroulement de la recherche sur la création et réciproquement de la création sur la recherche permettrait de subsumer la tension épistémologique entre la continuité phénoménale de ces deux activités et leur discontinuité évènementielle. Les deux activités se croisent, se touchent, voire s’hybrident, se convoquent l’une l’autre sans se confondre en une même indistincte entité. Toutefois, les deux activités mises en situation de voisinage entrent dans une organisation ambiguë où on ne sait plus si c’est la recherche qui permet la création ou la création qui permet la recherche (Paquin et Béland, 2015, p. 2).

Ces interprétations, aussi personnelles que variées, montrent bien que l’articulation entre la recherche et la création constitue un élément nodal dans la compréhension de ce qu’est la R-C et que cette articulation est l’objet d’interprétations singulières en continuité avec la posture ontologique adoptée par chacun et l’approche épistémologique qui en découle.

Considérer plutôt la recherche-création comme une pratique

Appelés précédemment à « définir » la R-C dans le cadre de nos recherches et ayant en tête la diversité des points de vue – autant des praticien.ne.s que des théoricien.ne.s – sur l’articulation possible entre les composantes recherche et création, nous avons réfuté une réponse moderniste qui considérerait la R-C comme une discipline ou un champ d’études (Paquin et Noury, 2018). Nous avons même refusé de définir la R-C, parce qu’une telle démarche aurait eu pour effet d’instaurer une norme qui, à la limite, aurait permis de discriminer la R-C et ce qui n’en est pas. Nous avons plutôt adopté une posture épistémique inverse, inspirée du poststructuralisme, qui consiste à répertorier la diversité des pratiques singulières de la R-C ainsi que la pluralité des discours sur ces pratiques. Ainsi, pour reprendre une explication que nous avons déjà élaborée à partir du travail Theodore Schatzki (2001, p. 11) :

les pratiques sont des assemblages d’activités humaines incarnées et matériellement médiatisées, organisées de manière centralisée autour d’une compréhension partagée. Elles sont dites « incarnées » non seulement parce que les formes de l’activité humaine sont liées aux caractéristiques du corps humain, mais aussi parce que les corps et les activités sont mutuellement « constitués » dans les pratiques (Paquin et Noury, 2018, s. p.).

La découverte du « tournant pratique » (practice turn), et particulièrement de cette définition, s’est avérée importante pour notre projet (en cours) de cartographie de la R-C. En effet, l’insistance de Schatzki sur l’aspect situé et spécifique des pratiques en relation à leur contexte et conditions matérielles d’exercice soutient et alimente notre choix de ne pas réduire la multiplicité des points de vue sur la R-C à des définitions ou des catégories tirées d’écrits théoriques. Qui plus est, les « compréhensions partagées » mentionnées par Schatzki peuvent également faire écho, dans le cas de ce texte, aux contextes de la recherche (dans certains cas d’inspiration positiviste), de la création artistique, puis de la création médiatique qui viendront tour à tour teinter la vision que l’on peut avoir de la R-C ainsi que sa mise en action. Finalement, son approche peut éclairer la perception de plusieurs chercheur.se.s-créateur.trice.s relativement à leur pratique, c’est-à-dire comme n’étant pas une série de gestes discontinus, mais plutôt une activité complexe indissociable des diverses dimensions composant son contexte de déploiement.

C’est par exemple le cas lorsque je pense à ma démarche de recherche-création doctorale qui remet en question de l’intérieur – par l’expérimentation – l’entrevue de rue, ici entendue comme un ensemble de pratiques et de formats d’entrevues faisant appel à des passantes et passants afin de médiatiser leurs propos. Mes recherches portent plus spécifiquement sur les diverses postures d’entrevue susceptibles d’animer ces pratiques et leur conduite, ainsi que sur les enjeux liés à la représentation médiatique des contenus produits à travers ces démarches.

J’étudie et je pratique l’entrevue de rue. Lorsque je sors dans la rue, micro à la main et dispositif d’enregistrement sonore en bandoulière, la mise en action de l’entrevue m’apparaît liée de façon inextricable aux diverses dimensions de l’environnement dans lequel elle se déploie, à commencer par mon corps qui ressent le poids du matériel et mes oreilles, l’amplification du microphone. Les amorces se multiplient en direction de personnes qui m’étaient jusqu’alors anonymes. Chaque conversation ainsi activée donne lieu à l’échange de propos, mais aussi de non-dits et de ressentis. Ces personnes et moi partageons une multiplicité de codes (sociaux, langagiers, etc.) sans avoir besoin de les nommer; nous nous constituons et transformons mutuellement, parfois sans même le savoir. Je parle à des gens, mais aussi à un contexte, par et à travers lui. Il y a quelques centaines d’années à peine, aborder des inconnu.e.s de la sorte dans la rue pour recueillir leurs propos aurait été impensable. Les pratiques assimilées au « vox pop » ne sont en effet possibles qu’à la suite d’une longue évolution, en faisant désormais des formats socialement admis et sans cesse remobilisés dans les médias. Ma démarche de recherche-création se soldera quant à elle par une diplomation, uniquement dans la mesure où elle sera reconnue par mon université d’attache.

La liste des intrications des spécificités de cette activité à son contexte pourrait s’allonger, mais l’idée reste la même : lorsque je mène des expérimentations autour de l’entrevue de rue, mes collaborateur.trice.s et moi « faisons » cette pratique dans la même mesure où nous sommes en retour « faits » par elle. Lorsque j’écris sur mon expérience de recherche-création et que je tente d’en dégager des savoirs, c’est de tout ça que j’ai envie de témoigner, de la richesse complexe de pratiques à la fois issues et constitutives des êtres et du social.

Nous avons dès lors choisi d’étaler la diversité des perspectives de R-C sur un même plan, de les « cartographier », pour ne pas les dénaturer et en conserver la singularité. Ainsi, « vivre et penser en cartographe impose de renoncer aux catégories de l’essence, pour promouvoir une analyse sensible à la fois à l’immanence et à la contingence du réel » (Sibertin-Blanc, 2010, p. 229). Cette vision de la R-C en tant qu’ensemble de pratiques singulières – plutôt que définition unifiée – a soutenu le développement d’un projet de cartographie des discours sur la R-C, ainsi que de ses pratiques (Figure 1)[5].

Figure  1

Carte de la littérature sur la recherche-création produite en 2018 et tirée de notre projet de cartographie

Carte de la littérature sur la recherche-création produite en 2018 et tirée de notre projet de cartographie

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C’est donc à partir des données que nous avions sous les yeux et de notre propre regard sur celles-ci que nous avons laissé émerger diverses cartes organisant des visions multiples, et parfois conflictuelles, de la R-C plutôt que de les contraindre. Les propositions pour une R-C médiatiques élaborées plus loin dans ce texte sont faites dans le même esprit.

Petit récit de l’avènement de la recherche-création en milieu universitaire

Bien que certains aiment à penser que la R-C a été inventée à l’UQAM, une revue de littérature montre que le croisement entre la recherche universitaire et la création artistique se discute depuis au moins aussi longtemps en France (Darras, 2015; Haute, 2016), dans le monde anglo-saxon, aux Pays-Bas, ainsi qu’en Europe du Nord (Almeida, 2015; Borgdorff, 2012) et sans doute ailleurs aussi[6].

C’est à Sir Christopher Frayling (1993), alors recteur du Royal College of Art de Londres, que l’on doit la première distinction entre : une recherche sur l’art (research into art), qui se faisait traditionnellement dans une perspective historique, esthétique, en fonction d’un point de vue disciplinaire tel que l’anthropologie, la sociologie, les sciences politiques ou encore sous l’aspect de l’iconographie, de la technique, des matériaux, de la structure, etc.; la recherche par l’art (research through art), qui deviendra, dans notre contexte universitaire, la R-C, soit une recherche pratique qui se fait en studio et donne lieu à un rapport qui en communique les résultats; et la recherche pour l’art (research for art), dont la finalité est essentiellement la production d’un artefact. Ces distinctions seront par la suite reprises et discutées dans de nombreux textes (entre autres : Borgdorff, 2012; Macleod et Lin, 2006; Scrivener, 2009).

Dans la plupart des cas documentés, la R-C est apparue à la suite de l’intégration des écoles des Beaux-arts et autres établissements d’enseignement artistique aux universités, ou encore dans la foulée du processus de Bologne[7], qui a structuré l’espace européen de l’enseignement supérieur au tournant des années 2000 (Schwab, 2018). De cette intégration a résulté, d’une part, la création de programmes d’études universitaires avancées (maîtrise et doctorat) dont l’activité principale est la création et, d’autre part, un profil particulier – parfois associé aux titres chercheur-créateur, ou encore artiste-chercheur – de carrière professorale, autant en ce qui a trait aux activités, à l’évaluation et au financement par les organismes subventionnaires.

Au Québec, la Commission d’enquête sur l’enseignement des arts présidée par Marcel Rioux se tient de 1966 à 1969. Elle a pour mandat d’étudier l’ensemble des questions relatives à l’enseignement des arts, y compris les structures administratives, l’organisation matérielle des institutions affectées à cet enseignement et leur coordination avec les écoles de formation générale. Elle recommande entre autres la fermeture de l’École des Beaux-arts de Montréal et le transfert de l’enseignement des arts à l’UQAM, en cours d’implantation. L’année suivante ce sera au tour de l’École des Beaux-arts de Québec de fermer, l’enseignement sera transféré à l’Université Laval. Rappelons que ces écoles visaient à former des praticien.ne.s de l’art : peintres, sculpteur.se.s, décorateur.trice.s, ainsi que des maîtres pour l’enseignement des arts.

L’intégration de ces deux types d’institutions d’enseignement ne se fera pas sans heurts, chacune étant dotée d’une culture et de façons de faire radicalement distinctes. D’un côté, il y a les départements d’histoire de l’art, dont la pédagogie, comme celle des sciences humaines et sociales, repose sur la mobilisation de connaissances intellectuelles pour générer des explications rationnelles des phénomènes étudiés, et, de l’autre, les nouveaux départements de pratique artistique, où se fait l’apprentissage de la maîtrise des techniques requises pour réaliser des œuvres et le développement d’une « signature » singulière. Sur le plan matériel, les locaux d’enseignement, la taille des groupes, les budgets de fonctionnement et la durée des cours universitaires sont difficilement compatibles avec une philosophie d’atelier et d’encadrement individualisé. Sur le plan pédagogique, les programmes de création comportent un grand nombre de cours pratiques qui se donnent en atelier, ce qui réduit d’autant la place accordée à la formation théorique.

Qui plus est, l’arrivée des artistes à l’université soulève également des enjeux d’intégration et de reconnaissance de la création artistique, notamment du point de vue de la publication, de l’évaluation et de la promotion des professeur.e.s, une reconnaissance qui sera éventuellement soutenue par la négociation de nouvelles conventions collectives incluant progressivement, et ce dès 1971 à l’UQAM, la production artistique dans la définition de la recherche universitaire (Fournier, Mathurin et Gingras, 1989). La création de fonds de recherche dédiés spécifiquement à la R-C, notamment au sein du FRQSC dès les années 1990 pour ce qui est du contexte québécois, viendra également soutenir la consolidation de cette pratique dans l’air du temps. Alors que la R-C est davantage reconnue et admise d’un point de vue institutionnel et social, de nouvelles critiques et de nouveaux enjeux émergent. Il est notamment question du détournement potentiel de la R-C à des fins « néolibérales » axées sur la productivité ou l’assimilant à une forme de capitalisme cognitif au service de l’innovation créative (voir, notamment, Manning et Massumi, 2018).

Craintes et débats soulevés par l’avènement de la recherche-création

Cette intégration ne se fera pas non plus sans susciter des craintes de part et d’autre, appréhensions que Iain Biggs (2006) n’hésite pas à attribuer à des insécurités, à des dogmes et même à de la paranoïa. Les universitaires craignent une perte de la rigueur et de l’objectivité qui caractérisent la recherche de qualité évaluée par des pairs et conséquemment une dévalorisation des diplômes décernés. Quant à eux, les artistes craignent une perte d’autonomie de la création, que celle-ci soit ramenée à l’illustration d’idées théoriques (Reed-Tsocha, 2013), ou encore d’endommager ou, pire, de perdre leur créativité en écrivant sur leur processus de création (Gray et Julian, 2004). Ce choc n’est pas étonnant au vu des présupposés inconscients (Bourdieu, Chamboredon et Passeron, 2005) qui animent chacun de ces groupes : le scientisme (Nadeau, 1999,) pour les chercheur.se.s, qui est, pour François Laplantine (2005), « devenu aujourd’hui de plus en plus défensif et limité, [et] dont on reconnaît qu’il n’est pas la science, mais sa contrefaçon, sa caricature » (p. 48), et l’imagerie romantique du génie créateur pour les artistes.

Pour les premiers, toute recherche nécessite une formation rigoureuse dans une discipline et implique une problématisation, une revue de la littérature pertinente, l’exposé de la méthodologie suivie, ainsi que la production et la diffusion de connaissances. Les seconds auraient un talent inné, un don qui ne peut être enseigné ou acquis (McIntyre, 2012); l’artiste créateur serait un personnage singulier « monopolisant la création même » (Krajewski, 2013, p. 39) et son processus de création serait spontané (Smith et Dean, 2009). Reclus dans son atelier, l’artiste enverrait des messages au monde (Wesseling, 2011) par l’intermédiaire les artefacts qu’il produit. Ces deux présupposés, exposés ici de façon quelque peu caricaturale, continuent néanmoins de teinter diverses postures de R-C.

La nature des connaissances produites par la recherche-création

Le débat autour de la production de connaissances par la R-C et de leur diffusion illustre bien le chemin qui a été parcouru, autant par les chercheur.se.s que les artistes. En voici quelques jalons. Au début, certains artistes soutiendront que toute création suppose de la recherche, et que les artefacts ou les spectacles produits et diffusés en galerie, musée ou salle de spectacle comportent d’emblée de la connaissance qui serait transmise au regardeur.se ou au spectateur.trice par et à l’intérieur de la pratique elle-même (Douglas, Gray et Scopa, 2000), par sa forme et le langage symbolique utilisé (Haseman, 2006).

Comme cette posture menait à une impasse sur le plan de l’acceptation de ce type de recherche dans le monde universitaire, des théoricien.ne.s de la R-C ont cherché à montrer que la connaissance produite par la R-C n’était pas de la même nature que celle produite par la recherche, qu’elle était plutôt de nature expérientielle (Niedderer et Reilly, 2011). Pour certain.e.s, cette forme de connaissance était considérée comme ineffable puisqu’il n’est pas possible de la séparer de la personne de l’artiste et de la consigner dans un texte écrit, comme dans le cas de la connaissance conceptuelle produite par la recherche (Biggs, 2004). Plusieurs se réfèrent alors à la dimension tacite de la connaissance théorisée par Michael Polanyi (1962), qui constate que « nous pouvons en savoir plus que nous ne pouvons en dire » (p. 612). Il s’agit de connaissances subsidiaires, prélogiques, développées par la pratique et l’expérience qui sont mobilisées pour accomplir une tâche précise et qui, conséquemment, ne peuvent être appréhendées qu’intuitivement (Barrett, 2007). D’autres théoricien.ne.s, dont Borgdorff (2012), établissent un lien avec un mode alternatif de production de la connaissance, soit le « mode 2 » (Gibbons et al., 1994). Contrairement à celles du « mode 1 », les recherches qui appartiennent au mode 2 se tiennent directement dans les contextes d’application, elles sont interdisciplinaires ou transdisciplinaires et méthodologiquement pluralistes.

Chez d’autres encore, qui s’inspirent de la perspective féministe de Donna Haraway (1988), il y a un large consensus pour qualifier la connaissance produite par la R-C de « située » (entre autres : Farber, 2010; Niedderer, 2009; Sade, 2014; Sutherland et Acord, 2007). D’autres enfin adoptent une perspective phénoménologique et qualifient d’« incarnée » cette forme particulière de connaissance (entre autres : Borgdorff, 2012; Downton, 2008; Nelson, 2013) qui ne se manifeste alors pas au niveau de la pensée (Cobussen, 2007), mais du geste.

Comment rendre compte de la recherche-création?

Cette discussion sur la nature particulière des connaissances produites par la R-C a été accompagnée d’une autre sur la nécessité de la rendre explicite et de la diffuser sur un mode discursif, notamment en vue de la diplomation. Si les auteur.trice.s cité.e.s ne s’entendent pas sur les détails, tous conviennent que l’artefact ou le spectacle résultant d’une démarche de R-C doit être accompagné de la publication d’un texte écrit (entre autres : Elo, 2009; Mäkelä et Nimkulrat, 2011; Schwab, 2007). Ce texte sera appelé exegesis, terme dérivé du grec employé pour les textes sacrés qui signifie « note explicative » (Kroll, 2004, p. 2). Plusieurs contributions ont porté sur le contenu de l’exegesis (entre autres : Adams et Newman, 2017; Allpress et al., 2012; Arnold, 2012; De Freitas, 2002; Haseman et Mafe, 2009); voici un panorama de plusieurs modèles qui ont été proposés par divers auteur.trice.s.

Il a d’abord été proposé d’adapter le modèle canonique de la thèse « recherche » pour y inclure des considérations sur la pratique. La table des matières comporte alors les éléments suivants : 1) introduction (contexte et objectifs, proposition de recherche, rôle de la pratique, définition des concepts clés); 2) revue de littérature (contribution des principaux auteurs, identification d’un manque dans la connaissance, exposition de sa posture de recherche); 3) méthodologie (description des méthodes pour la cueillette et l’analyse des données); 4) analyse et discussion des résultats (contribution à la connaissance, examen des forces et faiblesses de la recherche) (Gray et Julian, 2004, p. 166-167).

Un peu plus tard, deux modèles mieux adaptés à la R-C ont été mis en concurrence : le modèle « contextuel », qui explicite les contextes historique, social et disciplinaire de l’artefact ou du spectacle produit, et le modèle « commentaire », qui met plutôt l’accent sur le processus de création des œuvres et leur réception (Milech et Schilo, 2004). À la suite de leur étude de contenu d’un grand corpus d’exegesis, Hamilton et Jaaniste (2010) ont proposé un modèle hybride qui comprend les sections suivantes : 1) introduction (contexte, synopsis du projet, méthodes pour réaliser, présenter, documenter, réfléchir et conceptualiser l’œuvre); 2) cadrage conceptuel et théorique de la thématique et du faire-œuvre; 3) cadrage par rapport à d’autres pratiques apparentées; et 4) une description du processus de création (pouvant inclure la réception de l’œuvre) (p. 4-5). C’est le modèle qui sera retenu à l’UQAM, autant en art qu’en communication.

La description de son processus de création par l’artiste a d’une part soulevé des craintes de narcissisme ou de solipsisme (entre autres : Barone et Eisner, 2011; Bolt, 2006; Frisk et Östersjö, 2013; Ings, 2013), de promotion d’une culture d’autoréflexion narcissique et de valorisation non critique de l’individualité artistique (Wilson, 2013). Cette description de son processus de création par l’artiste a, d’autre part, soulevé des interrogations quant aux modalités de l’accès au processus du faire œuvre. En effet, ce processus prend la plupart du temps la forme d’une résolution de problèmes (Sullivan, 2011) posés par la mise en forme et la matérialisation d’une intentionnalité. Comment, dès, lors rendre explicites les connaissances tacites ou implicites qui sont mobilisées dans l’action?

Un rapprochement a été fait avec l’approche autoethnographique (entre autres : Arnold, 2012; Borgdorff, 2013; Farber, 2010; Stock, 2013), qui consiste à explorer des concepts des sciences sociales au moyen de l’autobiographie (Ellis et Bochner, 2000), et justifié par le fait que l’artiste est à la fois le sujet et l’objet de la recherche (Bell, 2006). Un autre rapprochement a été fait par Stephen Scrivener (2000) avec le modèle du praticien réflexif de Donald Schön (1994); ce parallèle a par la suite été repris de trop nombreuses fois pour en faire le décompte ici. La pratique professionnelle, comme celle des artistes, repose sur des habiletés et des façons de faire acquises par l’expérience qui ne relèvent pas de l’application de règles ou de protocoles, ce que Schön nomme « réflexion en action ». C’est en réfléchissant a posteriori aux actions que la ou le praticien peut arriver à expliciter la connaissance en jeu dans la pratique, à la décrire et donc à produire une « réflexion sur l’action » qui permettra de rectifier ou d’enrichir la pratique. Les considérations quant à l’opérationnalisation de la réflexivité dans le cas des artistes sont peu élaborées par les théoricien.ne.s de la R-C. Pour Scrivener (2002), la documentation, voire l’enregistrement du processus de création, constitue le matériau de base pour initier cette réflexion. Quant à eux, Cake et al. (2015) conseillent le recours au récit comme moyen de favoriser la réflexivité en faisant référence à Bolton (2010), qui insiste sur l’importance de comprendre comment nous construisons notre monde à travers la narration et la métaphore.

C’est en tenant compte de toutes ces considérations sur la nature de la connaissance produite lors de la pratique de la R-C et de la réflexivité nécessaire pour accéder à celle-ci que Louis-Claude Paquin (2019) propose aux praticien.ne.s de la R-C de faire un récit de leur pratique :

Quand on lui demande de décrire sa pratique ou son processus de recherche-création, la personne a tendance à décrire les différents artefacts ou événements qui en constituent le résultat ou encore le domaine du monde sur lequel celle-ci s’applique. Ainsi, on pourrait dire que leur pratique est transparente à elle-même, toute tournée, absorbée qu’elle est dans le « faire-œuvre » : ses intentions, les gestes à poser, la résolution des problèmes qui surgissent, etc. Pour y avoir accès, la pratique doit être reconstruite a posteriori et je prétends que c’est par l’écriture d’un récit qu’il est possible de parvenir à cette reconstruction. Je prétends également que le récit de sa pratique est le lieu de la recherche-création où les connaissances sont produites. (s. p.)

La rédaction et l’intégration d’un récit de pratique à un mémoire ou une thèse de R-C comportent néanmoins certains défis en plus de demander une forme d’« entraînement » à la réflexivité.

Dans le cadre du doctorat, j’ai été invitée par Louis-Claude – comme les autres étudiantes et étudiants qu’il encadre – à inclure cette méthode dans ma stratégie de recherche-création. L’entraînement dont il est question est d’abord celui à la documentation des diverses étapes de la démarche, entre autres grâce à un journal de bord, puis à la prise de recul nécessaire pour porter un métaregard sur les multiples dimensions de sa pratique, sans pour autant se couper des ressentis qu’elle implique. Une fois exercé, ce regard permet d’en dégager les « nœuds », les « événements remarquables », qui pourront ensuite être mis en récit et en relation avec des écrits théoriques. C’est là le cœur de cette vision de l’articulation entre R et C et aussi un heureux défi, car cette approche flexible et ouverte implique de se (ré)approprier les modalités du récit, notamment les techniques d’écriture créative, sinon incarnée, qu’il peut mobiliser en regard de l’unicité de sa propre pratique.

Pour ma part, cela consiste entre autres à mobiliser une expérience sonore et très personnelle d’entrevue à l’écrit, tout en cherchant à étendre cet univers hors des pages par l’intermédiaire d’extraits audio (Figure 2). Expérimentant avec cette approche dans le cadre de mon projet de thèse, j’ai jusqu’à présent décidé d’alterner des paragraphes théoriques plus classiques à des fragments d’écriture éclatés, où j’utilise entre autres les caractères disponibles dans mon logiciel de traitement de texte comme autant de possibilités d’évocation de l’univers auditif et émotionnel habitant ma pratique d’entrevue. Quel plaisir et quelle libération que de détourner et de me réapproprier sans cesse l’écriture universitaire de cette façon!

Figure  2

Extrait d’un récit de pratique sur l’entrevue de rue, également disponible dans Paquin (2019)

Extrait d’un récit de pratique sur l’entrevue de rue, également disponible dans Paquin (2019)

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Il nous semble ainsi qu’écrire non pas uniquement sur, mais surtout à travers, le récit de sa pratique rend les mémoires et les thèses de R-C plus riches, vibrants et intéressants à lire, à l’image des articulations contextuelles et situées complexes dont témoignent ces écrits tout en les interrogeant.

Petit récit de l’avènement de la recherche-création en arts à l’UQAM

Reprenons le fil de notre petit récit de l’avènement de la R-C en milieu universitaire. Retracer l’historique détaillé des programmes de baccalauréat et de maîtrise en création artistique, comme nous le ferons plus tard pour les programmes équivalents en communication, nous éloignerait de notre objectif initial. Voilà pourquoi nous nous concentrons sur le programme de doctorat.

Le doctorat en études et pratiques des arts

Bien qu’il y ait des cas isolés de thèses incluant une composante création qui soient répertoriés dans quelques publications avant cette date, là où l’UQAM fait définitivement figure de précurseur, c’est avec la création d’un doctorat en études et pratiques des arts en 1997, programme pluridisciplinaire au sein duquel plus de 130 thèses ont été soutenues à ce jour.

Le principal enjeu de ce programme, auquel feront face tous les programmes du même type, est l’articulation de la théorie et de la pratique, ce qui nous ramène à la question posée au début de ce texte quant à la nature de l’articulation entre la composante recherche et la composante création de la R-C. Dans le cas d’un programme universitaire, cette question se retrouve posée à différents niveaux : la scolarité du programme, les exigences, la supervision et l’évaluation de la thèse. Le caractère de nouveauté radicale par rapport aux programmes habituels en SHS, qui ne se distinguent les uns des autres que par des fluctuations de surfaces liées aux singularités des disciplines ou des interdisciplinarités, ajoute un degré de difficulté supplémentaire à l’entreprise. Voyons comment cette articulation entre la théorie et la pratique a été pensée au doctorat en études et pratiques des arts de l’UQAM.

La scolarité du doctorat, demeurée la même aujourd’hui, est tripartite : deux séminaires théoriques dits « thématiques », deux cours de méthodologie et deux ateliers de R-C. Les cours de méthodologie de la R-C sont donnés dans une formule de co-enseignement composée d’un.e chercheur.se – rôle qui a été occupé à plusieurs reprises par Louis-Claude Paquin – et d’un.e artiste. Le premier cours est consacré à la formulation d’un projet de R-C et le deuxième, à celle du projet de thèse proprement dit, comportant problématique et méthodologie. L’encadrement des étudiant.e.s est assuré par une codirection composée d’un.e chercheur.se et d’un.e artiste, à quelques exceptions près où des diplômé.e.s en R-C, engagé.e.s comme professeurs et habilités à la supervision de thèse, assument seul.e.s cette supervision.

Un projet de R-C implique de se conformer à un double ensemble d’exigences liées au faire-œuvre de la création artistique d’une part et, d’autre part, aux exigences de la recherche sur le phénomène lié à la création – artefact, événement ou dispositif, processus de création ou de réception, etc. – que l’on cherche à comprendre. À titre d’illustration, voici quelques aspects qui peuvent constituer ou être assemblés pour constituer un objet de recherche avec, entre parenthèses, une suggestion d’approche méthodologique pertinente parmi le vaste champ des possibles : le processus de création (génétique), la matérialité de l’œuvre (sémiotique), sa signification (herméneutique), son fonctionnement (systémique), le sens que les personnes donnent à leur expérience de l’œuvre (phénoménologie) ou encore de leur pratique (explicitation par le récit).

Pour rendre compte de la compréhension de l’objet de recherche lié à la création, l’exegesis doit comporter une problématisation, l’élaboration d’un cadrage à la fois théorique et relatif à des pratiques apparentées, ainsi qu’un design méthodologique, une cueillette et une analyse de données liée à l’objet de recherche et une synthèse des connaissances produites. La thèse est évaluée à parts égales entre, d’un côté, le faire-œuvre, en fonction de la qualité artistique de la production, de la maîtrise des techniques, de l’expression de soi et de l’originalité de la démarche et, d’un autre côté, les différentes parties de l’exegesis, selon des critères de pertinence, de clarté de la formulation et de cohérence entre les deux composantes.

Même si la possibilité de faire une thèse-création a suscité de l’enthousiasme chez les étudiant.e.s en art, la réalisation de celle-ci les a confrontés et les confronte toujours à la dualité théorie-pratique qui peut, dans certaines conjonctures, prendre la forme d’un clivage, voire d’une « schize », pour reprendre un terme lacanien. Trop souvent, la réconciliation des injonctions provenant de chacun de ces pôles – soit de créer une œuvre originale tout en se conformant au cadre rigide de la recherche universitaire – est laissée aux étudiant.e.s, ce qui n’est pas sans susciter chez eux de l’anxiété (Bruneau, Villeneuve et Burns, 2007) et même, dans certains cas, de provoquer des abandons. À cet effet, les cours de méthodologie, basés en partie sur des approches de recherche en vigueur en SHS, seront souvent vus comme peu pertinents et même confondants pour le développement d’un projet de R-C. Comme le rapportent Bruneau, Villeneuve et Burns (2007) : « [l]a méthodologie est diabolisée [par les étudiant.e.s] par le seul fait qu’on la considère comme un dogme : on la fait particulière, orthodoxe, stricte, fermée, sans finesse et “sans cœur” » (p. 16). À la décharge du programme, il est à noter que l’abondante littérature ne propose pas encore aujourd’hui de méthodologies en R-C qui fassent consensus (Skains, 2018). Dans ce contexte, Serge Ouaknine (2006), un des premiers directeurs du doctorat en études et pratique des arts, insiste sur l’importance du travail d’accompagnement des directions et des codirections, parce que « [l]e doctorant passe par une épreuve aussi terrible que ludique, aussi conviviale que déstabilisante, car il aura touché, dans son parcours, aux affects, motivations et abysses les plus intimes de son être » (p. 70). Sans ce soutien, « le doctorant apprendra à mentir, pour satisfaire des attentes extérieures à son projet, pour remplir les présupposés académiques qu’il projette sur l’Université » (p. 70).

Petit récit de l’avènement de la recherche-création en communication à l’UQAM

Après avoir raconté l’avènement de la R-C en milieu universitaire, puis celui de la R-C artistique au doctorat en études et pratiques des arts, nous allons faire le petit récit de celui de la R-C en communication, dans le contexte spécifique de l’UQAM.

Un baccalauréat spécialisé pour former des communicatrices et communicateurs

Fondé en 1974, le Département des communications de l’UQAM[8] a, dès ses débuts, assuré à la fois une formation théorique en communication et une formation pratique aux médias à plusieurs générations de concepteur.trice.s et de créateurtrice.s médiatiques. Parmi les professeurs et les champs de pratique de l’époque, on retrouvait notamment : le cinéma (Jean-Pierre Masse et Paul Tana), la photographie (Pierre Guimond et Daniel Kieffer), la télévision (Martin L’Abbé), la radio (André Breton), ainsi que la conception sonore (Philippe Ménard) et vidéo (Jean Décarie). Ce projet pédagogique de croiser formation théorique et pratique était alors inédit au Québec et, dans une large mesure, le demeure toujours.

Le baccalauréat spécialisé en communication visait alors à former des communicateur.trice.s, « des agents de conception en communication œuvrant dans le domaine de la presse, de la radio, de la télévision ou du cinéma » (UQAM, 1975, p. 111). Ce programme prenait la place du baccalauréat spécialisé en information culturelle qui s’inspirait « des programmes de communication de type américain [et alliait] aux études interdisciplinaires [(sociologie, science politique, psychologie, économique, esthétique comparée, sciences du langage et de l’interprétation)] une pratique des médias en laboratoire et une production dans le milieu sous forme de stage » (UQAM, annuaire 1972-1973, p. 120). Questionné à ce propos[9], Serge Proulx, aujourd’hui professeur émérite, qui a été directeur du « Module de communication[10] » de 1974 à 1977, précise que si, au début, le baccalauréat en communication était orienté vers les pratiques médiatiques alternatives et l’intervention dans les milieux par des stages, il a été graduellement réorienté vers la pratique professionnelle, alors dite « mass-médiatique », tout en développant une réflexion critique sur celle-ci.

Quant à lui, Jean-Paul Lafrance[11], qui a été le directeur fondateur du Département des communications en 1975, indique qu’au début, l’enseignement pratique des médias était dispensé par des chargé.e.s de cours, professionnel.le.s de leur média, à même des locaux dédiés à la production, comme ceux de Radio-Québec (aujourd’hui Télé-Québec). Graduellement des professeur.e.s praticien.ne.s ont été embauché.e.s et des laboratoires de production ont été implantés à l’intérieur de l’université, ce qui a grandement contribué à la qualité du baccalauréat en communication. Ce programme, dont l’accès était fortement contingenté et convoité, comportait alors un tronc commun et un profil de spécialisation à la troisième année, soit en journalisme soit en création médiatique. À partir de 2005, la formation à la création médiatique s’est déployée sur les trois années et a été scindée en trois baccalauréats distincts (cinéma, télévision et médias interactifs) regroupés sous l’appellation « création médias ». Cette opération visait à atteindre un niveau professionnel qui a été maintes fois reconnu par l’obtention de reconnaissances par les étudiant.e.s et diplômé.e.s de ces programmes. Même si ces étudiant.e.s sont appelé.e.s à développer une posture réflexive et critique face à leurs créations médiatiques, on ne peut toutefois parler de R-C ici, qui est réservée aux cycles supérieurs.

Il est à noter que les autres universités francophones au Québec qui offraient des formations de premier cycle en communication proposaient alors tout au plus quelques cours axés sur la production médiatique, considérés comme complémentaires à une solide formation aux « sciences de la communication ». Par ailleurs, un grand nombre d’universités offraient des ateliers et des activités parascolaires liées à la pratique médiatique (radio ou journal étudiants, ateliers de photographie ou de cinéma, etc.) qui ont suffisamment marqué certaines et certains bacheliers pour sceller leur choix de carrière en création ou en production médiatique.

Le baccalauréat en « sciences » de la communication que j’ai complété à l’Université de Montréal (UdeM) il y a presque 10 ans témoigne justement de l’unicité que l’on observait et que l’on observe toujours en large part à l’UQAM. Les fondements du programme proposé par l’UdeM étaient alors principalement axés sur les approches théoriques des médias et la communication organisationnelle, tout en accordant une place importante à l’apprentissage des méthodologies de recherche. Quelques cours pratiques étaient aussi offerts, mais cela ne me semblait pas suffisant à l’époque… Comme plusieurs collègues, j’avais envie de faire de la production médiatique parce que ça m’allumait, mais aussi, on ne se le cachera pas, pour acquérir de l’expérience en vue de mon intégration au marché du travail. Des ondes de CISM aux cours du Service des activités culturelles en passant par les fameux Jeux de la communication [12] , j’ai donc multiplié les implications.

D’ailleurs, je me souviens qu’à l’époque, nous étions plusieurs, à l’UdeM comme dans d’autres universités, à envier les étudiant.e.s de l’UQAM pour l’aspect pratique de leur formation, d’autant plus qu’ils nous battaient année après année aux Jeux de la comm. Cela peut sembler anodin, mais cette compétition était un marqueur visible des différences d’orientation dans nos formations respectives en communication… et aussi de la façon dont nous envisagions alors les apports possibles d’un baccalauréat en tant qu’étudiant.e.s.

Et pourtant, mon parcours théorique au premier cycle – et sa propension à déconstruire un à un divers objets pour mieux les réfléchir – a refait surface de plein fouet, quelques années plus tard, dans mon expérience de travail médiatique. Je me sentais par moment contrainte dans des environnements qui me donnaient peu de temps et de latitude pour (re)mettre en question et (ré)inventer mes pratiques. C’est ce qui m’a donné envie d’entreprendre une maîtrise. J’ai choisi l’UQAM spécifiquement parce que l’intitulé « recherche-création » apparaissait dans le titre d’une des concentrations du programme, ouvrant la possibilité de réconcilier, sans que je ne sache trop comment à ce moment-là, deux facettes d’une même pratique hélas trop souvent exposées dans un rapport de dualité.

La recherche-création à la maîtrise en communication

Dès sa création en 1980, la maîtrise en communication de l’UQAM se voulait « essentiellement transdisciplinaire et orientée vers l’intervention, l’expérimentation et la production », l’un de ses objectifs étant justement « l’expérimentation de nouvelles utilisations des médias à l’intérieur des groupes, des organisations et des communautés, tant au niveau de la production que de la diffusion » (UQAM, 1980, p. 67). Dès ses débuts, cette maîtrise comportait, selon des modalités qui ont changé depuis, une ou deux activités intitulées « Stage de recherche-production ». Le stage de recherche-production consistait à participer, à titre d’assistant.e, à une recherche « dans les deux domaines suivants : communication, culture et société; [ou] exploration du langage visuel et sonore » et « à présenter un rapport indiquant le degré de sa participation et la pertinence de son action » (p. 143). À partir de 1982, ce stage a été généralisé « à une démarche concrète de recherche-production » à l’intérieur de l’université ou « au sein du milieu professionnel des communications » (UQAM, 1982, p. 269).

Le terme recherche-production, dont nous n’avons trouvé aucune trace dans la littérature, est construit de la même façon que le terme recherche-action pour désigner un type particulier de recherche qui se distingue de la recherche qui se pratique habituellement à l’université et dont la visée est essentiellement la production de connaissances suivant l’examen d’un objet ou d’un phénomène qui pose problème. Si la recherche-action « trouve son ancrage dans l’action, dans la nécessité d’agir pour changer les choses » (Roy et Prévost, 2013, p. 132), on peut extrapoler que la recherche-production trouve son ancrage dans la pratique médiatique, ce qui en fait l’équivalent français du terme anglais practice-based research. Cette expression sera tour à tour utilisée pour désigner une pratique de création artistique, de création médiatique et de création médiatique dans l’université, expression qui sera même étendue « aux industries créatives et culturelles » (Biggs et Buchler, 2008, p. 1) en général. Rappelons le consensus énoncé précédemment autour du fait que cette recherche, lorsqu’elle est conduite en contexte universitaire, doit mener à une production et à une diffusion des connaissances produites par et lors de la pratique.

À partir de 1987, deux cours de « création audio-visuelle et technologie numérique » et un « séminaire d’analyse et de production (photographie) » sont ajoutés à la maîtrise en communication (UQAM, 1987, p. 269), préfigurant ainsi la concentration en multimédia interactif qui verra le jour en 1995. À la suite d’une évaluation de la maîtrise, la recherche-production[13] a été recentrée sur le multimédia interactif, qui était alors en plein essor. Cette concentration novatrice reposait sur un objectif qui s’est avéré très difficile à réaliser, soit que l’étudiant.e serait en mesure de développer une compétence suffisante dans chacun des aspects du multimédia interactif pour les intégrer dans une production de qualité. La scolarité comportait deux cours théoriques adaptés au multimédia interactif (« Paradigmes pour l’étude de la communication » et « Approches sociopolitiques de la communication ») trois séminaires consacrés respectivement à l’image, au son et à l’interactivité (« Séminaire de recherche-production ») et un cours de méthodologie pour accompagner le développement du projet. Le document d’accompagnement, l’exegesis, devait : 1) présenter le projet dans ses dimensions visuelles, sonores et interactives; 2) revenir sur les intentions de création; 3) fournir un double cadrage par rapport à des pratiques apparentées et à quelques concepts afférents à la thématique abordée ou au contexte médiatique; et 4) en documenter la réalisation. Il est à noter que la réflexivité et le récit de pratique dont il a été question précédemment ne seront de mise que beaucoup plus tard dans l’évolution de la maîtrise et au gré des différent.e.s directeur.trice.s de recherche accompagnant les étudiant.e.s.

En une dizaine d’années, plus d’une centaine de diplômes de « recherche-production » en multimédia interactif ont été décernés, mais les productions sont malheureusement aujourd’hui inaccessibles en raison de l’obsolescence des logiciels et des supports utilisés. Une grande partie des personnes diplômées de ce programme, les premières dans le domaine, sont devenues des développeuses et des leaders du multimédia interactif, autant dans les sociétés d’État, comme l’Office national du film du Canada (ONF) ou Radio-Canada, que dans le secteur privé. À la suite d’une modification de la maîtrise en 2005, la R-C a été étendue à tous les médias, mais avec l’exigence que l’un ou plusieurs des aspects de la création (entre autres sur le plan du langage, du traitement ou encore de la technologie) soit remis en question et soit l’objet d’expérimentation. Depuis, plus de 150 mémoires en « recherche-création en média expérimental » ont été déposés.

Qu’en est-il de la qualité de la R-C qui se fait à la maîtrise en communication depuis maintenant plus de 25 ans? Lors de tables rondes qui se sont tenues en 2019 dans le cadre de l’évaluation statutaire du programme, nous avons observé que les créations médiatiques étaient généralement de bonne qualité malgré la disponibilité restreinte et l’état parfois déficient des moyens techniques mis à la disposition des étudiant.e.s, dont les besoins sont souvent très pointus. Également, nous avons remarqué que les consignes pour la partie discursive du mémoire, l’exegesis, devraient être revues et simplifiées. Par exemple, l’exigence de l’« indication de la perspective communicationnelle “engagée” en termes paradigmatiques et de sa pertinence[14] » s’avère parfois difficile à expliciter pour des praticien.ne.s de la création médiatique. Parmi les propositions que nous énonçons plus loin dans ce texte, nous suggérons d’adapter cette consigne aux spécificités de la R-C médiatique, en resserrant – lorsque pertinent – le cadrage relativement au champ global des communications vers un questionnement du média soumis à l’expérimentation en regard de théories et de pratiques médiatiques pertinentes.

Plusieurs autres facteurs qui pourraient être améliorés ont été évoqués lors de ces tables rondes. Le délai imparti de deux ans pour la réalisation d’une maîtrise s’avère la plupart du temps trop court pour que la réflexion théorique soit suffisamment intégrée pour alimenter la démarche de création. La situation est d’autant plus difficile lorsque la formation théorique est insuffisante à l’entrée, ce qui est souvent le cas pour les finissant.e.s de baccalauréats en création média, où au moins la moitié des cours sont consacrés à l’apprentissage de la technique et à l’encadrement de productions qui viennent consolider les apprentissages. Il faut également prendre en compte qu’un processus de création impose sa propre temporalité et des allers-retours entre la conceptualisation et la mise à l’essai concrète des idées trouvées, ce qui n’est pas nécessairement le cas lors d’un processus de recherche conventionnel.

Ainsi, pour beaucoup d’étudiant.e.s, cerner leur projet de R-C peut prendre jusqu’à une année, ce qui les retarde. Dès lors, le cours de méthodologie qui devrait accompagner le développement du projet de R-C et le choix des concepts, suivi trop tôt, se trouve à être détourné pour accompagner la découverte du projet. Force est de constater que les exigences actuelles de la maîtrise sont, à toutes fins utiles, similaires à celles d’un doctorat. Elles devraient être revues, de même que le cheminement de la scolarité et l’envergure de la création médiatique exigée pour les adapter à la situation vécue par les étudiant.e.s de deuxième cycle.

Les constats que nous dressons aux paragraphes précédents masquent en partie un autre élément important, à savoir que la maîtrise est aussi, sinon surtout, un lieu d’apprentissage de la recherche. Il s’agit d’une démarche complexe, pour plusieurs parsemée d’essais, d’erreurs et d’embûches, particulièrement lorsqu’on y ajoute une dimension créative. L’accompagnement, individuel comme collectif, est donc un élément central de ce processus.

Quand j’ai commencé la maîtrise en média expérimental à l’UQAM en 2014, l’un des principaux défis auxquels plusieurs de mes collègues et moi avons fait face était justement l’articulation entre « recherche » et « création » à travers nos pratiques respectives. Nous avions de la difficulté à saisir les différentes formes qu’elle pouvait prendre, en particulier sur le plan « méthodologique », dans un paysage d’écrits théoriques où cet aspect avait été relativement peu documenté de façon explicite et applicable à un vaste ensemble de pratiques. (Cela semble d’ailleurs toujours le cas, en particulier dans la littérature francophone, malgré quelques initiatives plus récentes.)

Faute d’autres moyens à l’époque, je dois d’ailleurs avouer, non sans regret, que j’ai moi-même eu de la difficulté à bien cerner, nommer et expliciter mes « méthodes » de recherche-création dans mon mémoire. Mais bon, je le répète, c’était une phase d’apprentissage nécessaire…

Tenter de justifier la « pertinence communicationnelle » de nos démarches, comme on le disait en nos propres mots, a aussi été un autre défi pour certain.ne.s. On s’imaginait alors qu’il nous fallait, en quelques paragraphes, cerner toute la raison d’être de notre réflexion au sein de l’« académie ». Avec le recul, cela apparaît un peu comme une redondance puisque la pertinence dite « communicationnelle » devrait couler de source à la lecture d’un mémoire si la démarche de R-C est bien positionnée par rapport à ses influences issues du vaste champ des communications ou, plus spécifiquement dans plusieurs cas abordés ici, des études médiatiques.

Or l’entreprise demeurait – et demeure – d’autant plus complexe que nous étions souvent appelés à jongler avec des influences provenant des communications, des arts, des SHS et j’en passe, le tout jumelé à des compétences techniques spécialisées, afin d’élaborer nos cadres théoriques et pratiques… Sans compter que nous tentions du même coup de réconcilier nos préférences personnelles à celles de notre direction de recherche et des membres de notre jury, lesquels tiraient parfois la couverture d’un bord et de l’autre selon leurs parcours respectifs : plus artiste pour un, plus chercheuse pour l’autre, plus « chercheur.se.s-créateur.trice.s » pour d’autres. Des accompagnateur.trice.s qui, malgré toutes leurs bonnes intentions, avaient parfois des visions partielles ou divergentes de la R-C, par exemple à savoir à quel point la création finale se devait d’être figée ou pas, « artistique » ou pas, ou encore à quel degré la théorisation et les méthodes devaient être calquées sur les SHS ou pas.

Cela demeurera toujours le cas dans une certaine mesure, la R-C tirant une part de sa richesse de détournements et d’assemblages inventifs. Cela étant dit, le manque de (re)connaissance des spécificités de la R-C médiatique en communication ajoute certainement à la complexité de la situation, par exemple lorsqu’elle est directement remise en cause dans le cadre d’interactions avec les membres du jury. Ainsi apparaît-il essentiel de poursuivre le développement de propositions théoriques et de méthodes adaptées, adaptables et documentées pour soutenir le parcours réflexif des étudiant.e.s et leur fournir davantage de points d’appui afin de détourner (à nouveau!) la R-C à leur mesure et à l’image de leurs projets.

La recherche-création au doctorat en communication

Le doctorat en communication de l’UQAM, créé en 1987, a été conjoint avec l’Université de Montréal et l’Université Concordia jusqu’en 2017. La réalisation d’une thèse en R-C a été rendue possible dès 2005 lors d’une modification du programme. Le choix a été fait, à ce moment-là, de ne pas ajouter une concentration spécifique pour la R-C, décision qui prévaut toujours dans la version autonomisée du programme créée à l’UQAM en 2018. Par ailleurs, il n’y a pas, dans la scolarité, de séminaires consacrés uniquement à la R-C; le parti ayant été pris de faire se côtoyer tous les étudiant.e.s dans les séminaires de façon à établir une discussion entre celles et ceux qui font de la recherche, de la R-C et de la recherche-action ou intervention. Si cette façon de faire permet à chacun.e de mieux comprendre la perspective de recherche de l’autre, elle demande une ouverture d’esprit aux professeur.e.s qui sont responsables des séminaires.

Alors qu’une bonne dizaine de thèses-création sont en cours au sein de ce programme, plusieurs sont en voie d’être soutenues ou l’ont été récemment. Celles défendues touchent par exemple à la création médiatique (Poitras, 2014; Villiard, 2018), à l’aspect communicationnel qui sous-tend la création en collectif (Caron, 2018), ou encore explorent des objets médiatiques à travers l’écriture comme méthode de recherche (Arsenault, 2020). Les membres-chercheur.e.s composant les jurys de ces thèses ont, à des degrés divers, eu de la difficulté à accepter entre autres que la problématisation y soit amalgamée ou assujettie à un désir de faire-œuvre, que le cadrage théorique n’y soit pas nécessairement basé sur une revue de littérature exhaustive, que certains projets plus processuels ne puissent se passer d’une création finale « figée » et « matérialisée » et que l’étude distanciée de la réception de la création n’y fasse pas nécessairement partie intégrante des divers projets de R-C. Par ailleurs, les problèmes identifiés pour la maîtrise se retrouvent dans une mesure moindre au doctorat parce que les candidat.e.s ont pour la plupart déjà fait une maîtrise-création et sont donc mieux préparés à ce qui les attend. Néanmoins, plusieurs candidat.e.s n’ayant pas cette expérience envisagent une thèse-création et doivent apprivoiser à leur tour les modalités propres à la R-C.

Évoluant toujours à l’UQAM, maintenant au doctorat en communication, j’ai la chance de collaborer activement à plusieurs projets de recherche sur la R-C – dont la cartographie – qui me permettent d’avoir une vision élargie de cet ensemble de pratiques. Je ne serais cependant pas encore prête à dire que cela me permet d’y situer ma démarche plus simplement, car les possibilités ne sont que décuplées à force de nuances. De la même façon, j’ai l’impression que les enjeux d’articulation sont sans cesse renouvelés dans le regard et les mots que je pose sur ma pratique à travers ce processus : de « recherche » à « création », les possibilités de croisement se raffinent et se décuplent en effet à chaque emprunt… De la théorie à la pratique, comment s’actualisera – concrètement – ma problématique à travers la création et inversement? Ce sont là de bien beaux et riches « problèmes » du point de vue de la recherche!

Combinée à la rédaction de cet article, cette nouvelle étape de mon cheminement s’accompagne de questionnements relatifs à la reconnaissance et à la valorisation de la R-C médiatique dans les milieux universitaires comme au-delà. En effet, tel que nous l’avons vu dans l’historique présenté plus tôt, la R-C, dans sa réalisation comme dans la monstration des œuvres – au sens large – qui en résultent, est majoritairement conçue et mise de l’avant selon une perspective artistique. Penser une R-C médiatique implique donc d’élargir les contextes susceptibles de soutenir et de partager les créations hybrides résultant de telles démarches. Il pourrait par exemple s’agir de favoriser la diffusion de performances radiophoniques dont le déroulement précis n’est pas connu d’avance ou de créations vidéo expérimentales autant dans des médias émergents que « grand public », ou encore d’encourager des espaces et des lieux de production divers à accueillir des créateur.trice.s en résidence pour la valeur médiatique et communicationnelle de leurs propositions.

Le contexte actuel tendu, et pour plusieurs anxiogène, amène également matière à réflexion alors que les universités n’échappent pas au mouvement de remise question des structures sociales et économiques néolibérales. Il en va de même pour la R-C. Pouvant tour à tour ou simultanément être considérée comme une forme d’exploration de soi ou de sa relation au monde, un vecteur potentiel d’action, de transformation, voire une forme nécessaire de critique immanente ou de résistance, la pratique de la R-C renouvelle sans cesse la question de son intentionnalité, ainsi que celles des formes sociales et économiques alternatives qu’elle est susceptible de participer à générer. Que cherchons-nous à faire de et à travers la R-C? Les réponses nous appartiennent.

Distinguons la création médiatique de la création artistique

Jusqu’à maintenant, nous avons constaté que la R-C recouvrait une diversité de pratiques singulières. Nous avons soutenu que les principaux enjeux pour comprendre cette pratique sont l’articulation entre la composante recherche et la composante création. Puis, nous avons présenté le type de connaissances produites par cette approche particulière de recherche ainsi que le rôle de l’exegesis dans l’explicitation et la diffusion de celles-ci. Une fois ces considérations générales sur les particularités de la R-C exposées, nous avons raconté la petite histoire de l’avènement de la R-C dans le domaine des arts, puis en communication à l’UQAM. Nous arrivons maintenant à la question centrale de notre contribution : quelles seraient les spécificités d’une R-C médiatique? Pour être en mesure de répondre à cette question, il apparaît d’abord important d’opérer quelques distinctions entre la création médiatique et la création artistique. Pour ce faire, nous évacuerons dans un premier temps les préjugés et écarterons les « objets frontière ».

Évacuons les préjugés

Avant d’avancer sur le terrain miné des distinctions, évacuons les préjugés que les deux communautés ont pu entretenir l’une envers l’autre au fil du temps. Ainsi, certain.e.s membres de la communauté artistique ont parfois ramené la création médiatique à la médiatisation de contenus dans des formats prédéfinis et à un processus consistant « à pousser des boutons » sans réelle créativité, déplorant un recours à la technologie pour elle-même. De l’autre côté, certain.e.s des membres de la communauté de la communication ont déploré que les productions artistiques ne comportaient pas de « message », étaient inutiles et relevaient même de la fumisterie pour certaines manifestations de l’art contemporain (Heinich, 1999). La création du réseau Hexagram[15] en 2001, conjointement par des membres des deux communautés de l’UQAM et de l’Université Concordia, a grandement contribué à développer une compréhension mutuelle et un partage des ressources matérielles, donnant lieu à de très riches collaborations.

Écartons les « objets frontière »

D’entrée de jeu, il faut également reconnaître l’existence d’« objets frontière » qui viennent brouiller les distinctions que nous cherchons à établir parce qu’ils « transporte[nt] un ensemble de conventions, de standards, de normes indexées à une communauté de pratiques » (Trompette et Vinck, 2009, p. 5) dans une autre. C’est ainsi que l’on peut retrouver des créations médiatiques qui pourraient être qualifiées d’« artistiques », pensons, par exemple, à des films reconnus comme appartenant à la catégorie discutable et discutée « art et essai », c’est-à-dire « les films ayant un caractère de recherche » (Bourgatte, 2012, p. 112), ou encore le cinéma expérimental, une « catégorie esthétique extensible souvent associée à des œuvres limite qui transgressent elles-mêmes la logique de la séparation des genres » (Turquier, 2005, p. 13). Depuis longtemps, on peut trouver des créations artistiques réalisées avec des technologies médiatiques requérant des savoir-faire qui sont les mêmes, ou du moins s’apparentent à ceux de la création médiatique, mais qui « sont détournés de leur usage habituel pour servir à la production d’œuvres d’art » (Poissant, 1997, p. 17), d’où le terme d’« art médiatique ».

Déjà, dans les années 1970, pour ajouter à la confusion, le collectif d’art sociologique initié par Hervé Fischer, Fred Forest et Jean-Paul Thénot prenait « le quotidien, l’ordinaire et ses canaux médiatiques de communication comme matériau d’observation, terrains d’action et d’animation » (Biset, 2012, s. p.) et mobilisait « le concept de relation, le concept d’organisation [et] le concept d’information » (s. p.). À la fin des années 1990, Nicolas Bourriaud (1998) propose quant à lui une esthétique relationnelle qui est une forme de création artistique reposant sur l’interhumain, la rencontre, la proximité et la résistance au formatage social sans se référer à ses prédécesseur.se.s (Lennep, 1999). Cela est sans compter d’autres pratiques issues des arts participatifs (Bishop, 2006), de la cocréation ou du codesign qui, sans nécessairement être médiatiques, s’appuient en large part sur des dynamiques communicationnelles, les processus participatifs devenant partie prenante du résultat.

Quelques particularités de la création artistique

Selon la perspective sociologique développée par Jean-Pierre Esquenazi (2007), « l’œuvre n’est pas définie par sa matérialité, mais par la façon dont un collectif la traite comme un signe et la dote de significations » (p. 49). Qui plus est, « [l]es processus symboliques intentionnels ne poussent pas sur les arbres. Ils sont fabriqués au sein de communautés organisées pour cela » (p. 52), incluant les institutions et les courants artistiques auxquels les artistes peuvent choisir ou non de s’associer. Une différence majeure entre la création médiatique et la création artistique est que, si celle-ci recouvre une diversité de pratiques singulières, toutes, y compris celles qui la contestent, sont assujetties à une même configuration idéologique dominante dont « le noyau dur qui symbolise et légitime le groupe et sa production est constitué des chefs-d’œuvre, plus précisément du fait que de telles œuvres existent, de la liberté/autonomie de l’artiste et de son caractère unique, génial, exceptionnel » (Lacroix, 1991, p. 124). L’institution qu’est l’art arrive, la plupart du temps, à récupérer les pratiques anti-institutionnelles « en multipliant les extensions qui forment son territoire » (Brunelle, 2012), en transformant ou carrément en détournant les intentions de ces artistes marginaux ou contestataires.

En simplifiant, éventuellement trop, la dimension esthétique[16] est primordiale pour la création artistique : « Une œuvre d’art est une substance artéfactuelle dont le fonctionnement esthétique détermine sa spécificité » (Pouivet, 2007, p. 75). Dans le cas de l’art contemporain, « la définition et la signification de la contemporanéité esthétique est une tâche de plus en plus ambiguë » (Fournier et Misdrahi, 2014, p. 87); ainsi la valeur attribuée ne sera pas liée « à la qualité d’exécution ou à la beauté, mais plutôt à une façon de créer qui fait partie des conventions actuelles » (p. 91). Si la dimension esthétique est également présente dans la création médiatique, elle n’occupe pas une place aussi centrale que pour la création artistique.

Une autre dimension qui caractérise la création artistique de l’époque romantique à l’époque moderniste est d’être l’expression de la nécessité intérieure de l’artiste, l’expression de soi, de sa subjectivité, laquelle a remplacé la fonction mimétique de l’art, soit la nécessité d’imiter la nature (Schaeffer, 1997). Qui plus est, « ce qui peut paraître paradoxal, c’est qu’en même temps cette auto-expression prétende à une validité universelle » (Schaeffer, 1997, p. 108). L’argument esthétique et la signature de l’auteur.trice demeurent ainsi des éléments centraux dans ce contexte, y compris dans le cas de pratiques artistiques remettant directement en question la matérialité de l’œuvre ou encore la notion d’auteur unique, notamment à travers le collectif.

Qu’en est-il maintenant de la création médiatique?

La création médiatique recouvre un éventail de pratiques particulières parmi lesquelles on retrouve, dans un premier temps, le documentaire, la fiction, ou encore le journalisme, pratiques qui ont d’abord été liées aux médias de masse que sont le cinéma, la radio, la télévision, les journaux et les revues. Avec l’avènement des technologies numériques et de l’Internet, ces pratiques ont migré sur de nouvelles plateformes (comme le Web, les applications dédiées, la réalité virtuelle, la réalité augmentée, etc.) et connu des transformations inédites en raison des nouvelles possibilités que cela ouvrait (tel que le recours à des bases de données, à l’interactivité, à l’immersion, à l’intelligence artificielle, etc.). À ces pratiques s’en ajouteront de nouvelles, telles que la création de jeux vidéo, de parcours narratifs[17], ou encore l’interaction avec des robots conversationnels.

Avant de poursuivre dans la caractérisation de la création médiatique, deux distinctions doivent être faites, d’abord avec la médiatisation qui « désigne le processus de conception, de production et de mise en œuvre de dispositifs de […] “mise en média” des contenus, des connaissances, des informations qui font l’objet de la communication » (Peraya, 2010, p. 34). La médiatisation dans un ou plusieurs formats prédéterminés d’information, d’histoires et d’autres types de contenus se retrouve entre autres en journalisme multiplateforme (Francœur, 2013), ainsi qu’en enseignement à distance (Karsenti et Larose, 2005); la dimension « création » de la médiatisation est alors absente ou très faible. L’autre distinction relève du digital storytelling, une pratique qui consiste à raconter des épisodes de son histoire personnelle en mobilisant les technologies médiatiques numériques devenues accessibles et dont l’apprentissage est très facile (McLellan, 2007). Si le digital storytelling donne la possibilité de s’exprimer en racontant sa propre histoire, d’explorer les technologies médiatiques et de développer sa créativité, on ne peut, dans la plupart des cas, parler de création telle qu’elle sera décrite plus loin.

Risquons alors l’esquisse de quelques distinctions de la création médiatique par rapport à la création artistique. Précédemment, nous avons établi deux particularités de la création artistique : une conduite esthétique et l’expression de la subjectivité de l’artiste. Ainsi, bien que la dimension esthétique y soit également prise en compte, la création médiatique en communication se distingue souvent de la création artistique en ce que les médias n’y sont pas seulement considérés comme étant des moyens d’expression, des « matériaux » de la création. En effet, les médias deviennent également, dans ce contexte, l’objet de questionnements, de critiques, d’expérimentations, voire de détournements dans le but d’innover, que ce soit sur le plan des technologies et des dispositifs qui les sous-tendent, des formats établis, des façons de faire, etc. En d’autres termes, la création médiatique en communication vise plus spécifiquement à « retourner le média sur lui-même » pour en explorer les implications ou en redéfinir les contours. Ce type de création remet ainsi en question les dynamiques mêmes de la médiatisation, ainsi que les structures ou les processus communicationnels sous-jacents.

Ensuite, la création médiatique met davantage l’accent sur la dimension collective de l’action selon au moins deux modalités. Dans bien des cas, l’ampleur des productions médiatiques (par exemple en cinéma ou en réalité virtuelle) et la lourdeur du dispositif médiatique demandent que la création soit faite par plusieurs personnes qui soit sont subordonnées à un réalisateur soit participent de façon plus égalitaire dans un processus de création collaborative. Ainsi, bien que certaines fonctions puissent se voir attribuer davantage de reconnaissance, nombre de projets de création médiatique sont accompagnés d’une longue liste de crédits. À son tour, la « réception » du contenu créé implique que la signification est coproduite lors de l’interaction entre la création médiatique et les publics.

Cette double dimension collective implique des processus communicationnels autant lors de la production de l’artefact que lors de sa réception. On pourrait ainsi avancer que « [c]’est dans et à travers les dialogues subjectifs et intersubjectifs que le processus de création médiatique prend forme, dans et à travers les dialogues subjectifs et intersubjectifs que les usages des médias se définissent » (Hsab, 2005, p. 66). Voilà pourquoi, pour la création médiatique, la construction de l’intersubjectivité, « c’est-à-dire l’interaction que plusieurs consciences réflexives ont entre elles » (Hsab, 2005, p. 66), prime dans plusieurs contextes sur l’expression de la subjectivité individuelle propre à la création artistique. Cela est particulièrement vrai dans le cas de projets de R-C en communication, pour lesquels les questions de recherche choisies mettent l’accent davantage ou exclusivement sur les dynamiques intersubjectives qui interviennent durant et après le processus de création, plutôt que sur les modalités de médiatisation.

En terminant, et tel qu’il a été évoqué plus tôt en filigrane de nos propos, le fait de mener une démarche de R-C au sein d’une faculté ou d’un département de communication, plutôt qu’en art, laisse également sa marque sur l’ensemble du processus. D’abord, plusieurs des professeur.e.s accompagnateur.trice.s et étudiant.e.s cumulent de l’expérience en création médiatique dans des médias émergents, indépendants, ou « grand public » avant leur arrivée aux cycles supérieurs, ce qui vient inévitablement teinter leurs pratiques respectives et le type de questionnements qu’ils souhaitent soulever. Vu la nature hybride du champ des communications, les candidat.e.s à la maîtrise et au doctorat sont également appelé.e.s à côtoyer un large éventail d’influences théoriques et pratiques, laissant le plus souvent une place réduite à celles provenant du domaine des arts. Finalement, la nature même des créations produites dans le cadre de démarches en R-C communicationnelle appelle souvent à une reconnaissance et à une valorisation dans les circuits médiatiques (par exemple, la diffusion des contenus produits dans des médias reconnus) plutôt que seulement artistiques (par exemple, la diffusion en galerie ou en festival). Il nous semble cependant que la vision de la R-C promue jusqu’à présent dans le milieu universitaire adopte davantage une perspective artistique qui gagnerait à être ouverte sur les autres domaines de pratique de la R-C.

Quelques propositions pour une recherche-création médiatique

Ces quelques distinctions entre la création artistique et la création médiatique établies, revenons à notre projet de départ, qui était de faire des propositions pour la pratique d’une R-C médiatique. Si nous en sommes encore à tenter de cerner la R-C médiatique par différences et similarités avec la R-C artistique, c’est que, jusqu’à récemment, elle a été beaucoup moins traitée pour elle-même dans la littérature que son pendant artistique.

Pourquoi la recherche-création médiatique est-elle encore quasi impensée?

Une explication réside peut-être dans le fait que la plupart des universités canadiennes qui offrent des formations en création cinématographique, telles que Concordia, York, ou encore la University of British Columbia, logent ces programmes dans des écoles distinctes rattachées à leur faculté des arts (Fine Arts). De plus, quand ces facultés offrent une formation aux autres secteurs de la création médiatique, ceux-ci sont généralement regroupés sous le vocable d’« arts médiatiques » (Media Arts). En ce qui concerne le contexte montréalais, il se fait depuis longtemps de la création médiatique aux trois cycles à l’Université Concordia et, depuis peu, aux cycles supérieurs à l’Université de Montréal[18]. Dans les deux cas, les programmes concernés sont rattachés à un Département de communication logé dans une Faculté des arts et sciences. L’UQAM, nous l’avons vu, est plutôt dotée d’une Faculté de communication où se pratique la création médiatique – incluant le cinéma – aux trois cycles, et ce, depuis les années 1980, à la maîtrise et récemment au doctorat. Seule l’Université Ryerson à Toronto présente la même configuration[19]. De façon générale, cette inscription de la création médiatique en bonne partie dans le périmètre des arts n’est sans doute pas favorable au développement spécifique d’une R-C médiatique.

Une autre explication réside peut-être par le fait que la R-C médiatique est largement ignorée par les études médiatiques, du moins au Canada. Dans un texte récent faisant état de la recherche et de l’enseignement en communication au pays, aucune catégorie touchant la R-C médiatique n’est répertoriée (Taylor et op’tLand, 2019). Il y a bien eu un numéro spécial du Canadian Journal of Communication en 2012 intitulé « Media Arts Revisited », où il était question de la « experimental media production », mais l’analyse qui en est faite est plutôt liée à la création artistique (Sawchuk et Zeffiro, 2012). Du reste, la recherche communicationnelle sur les médias semble avant tout être réalisée à partir de disciplines ou d’interdisciplinarités relevant principalement des SHS (la sociologie, la science politique, l’anthropologie, la psychologie, les sciences économiques, l’éducation, les sciences cognitives, l’informatique, etc.) et mobilise des méthodologies classiques de recherche, qualitatives ou quantitatives. À quelques exceptions près, les travaux empiriques sont limités à l’ethnographie, mais il n’en demeure pas moins que l’expérimentation directe avec la création médiatique n’est manifestement pas considérée comme une option de recherche valable. C’est justement la revendication de Brad Haseman dans un texte intitulé A Manifesto for Performative Research (2006), dans lequel il revendique un troisième paradigme de recherche en SHS : la recherche performative où « la pratique est la principale activité de recherche […] et considère les résultats matériels de la pratique comme une représentation primordiale des résultats de la recherche pour eux-mêmes[20] » (p. 103). Nous reviendrons brièvement sur cette approche de recherche en conclusion.

Finalement, un survol de la littérature montre que, même si une revue savante consacrée à la création médiatique (Journal of media practice[21]) est publiée depuis 2001, ce n’est qu’à partir de 2015 que l’expression creative media practices, qui serait un équivalent de la R-C médiatique, apparaît dans le contexte d’études graduées. L’ouvrage le plus complet que nous avons trouvé à ce propos a été publié très récemment et s’intitule Screen Production Research: Creative Practice as a Mode of Enquiry (Batty et Kerrigan, 2018). On retrouve dans cet ouvrage, que nous n’avons lu plus en détails qu’une fois ce texte écrit, une bonne partie des propositions que nous exposons dans la prochaine section.

Une recherche par la création médiatique

La réflexion en cours, initiée par l’écriture de ce texte, nous amène à avancer quelques propositions pour une R-C médiatique qui peut se pratiquer en communication. De notre point de vue, et afin de refléter notre approche générale de la R-C, la R-C médiatique est un type de recherche qui se fait essentiellement par la création médiatique. Pour accéder à ce statut, les médias ne doivent pas uniquement être considérés comme des « instruments » de la création médiatique, c’est-à-dire qu’ils doivent également et simultanément être considérés comme des objets de recherche et d’expérimentation empiriques, ce qui implique notamment de porter attention aux processus de production mobilisés, ainsi qu’aux artefacts qui en résultent. Comme dans le cas de la R-C artistique, le chercheur et le praticien des médias sont pour ainsi dire « la même personne ». Cette posture permet par le fait même de générer des connaissances de l’« intérieur » de la pratique médiatique, plutôt qu’à partir d’un regard externe posé sur elle, comme c’est plus souvent le cas en études médiatiques. Ce faisant, nous écartons également de la R-C médiatique toute pratique professionnelle des médias, autant traditionnels qu’émergents, qui n’inclurait pas ce type de questionnements et de démarche de production de connaissances à travers la création.

En l’absence de littérature sur laquelle nous appuyer, nous avons formulé les propositions qui suivent en adaptant l’approche méthodologique à la R-C initialement développée par Louis-Claude Paquin (2014- )[22] en contexte de création artistique aux particularités de la création médiatique identifiées précédemment. Ces propositions ont également été formulées en ayant à l’esprit les différents projets de thèse en R-C en cours de réalisation au doctorat en communication de l’UQAM. Ces propositions, qui ne sont évidemment pas des normes, ont pour but d’entamer une réflexion sur les formes que pourraient prendre une R-C médiatique; elles ne sauraient couvrir toutes les déclinaisons possibles de la R-C telle qu’elle peut se pratiquer en communication.

Le questionnement initial

Comme tout projet de recherche, un projet de R-C médiatique débute par la formulation d’un problème qui fournit un cadre pour la production attendue de connaissances. Dans le cas d’un projet de recherche, la ou le chercheur.se procède à la construction intellectuelle d’une problématique à propos de l’objet d’étude : des phénomènes qui adviennent dans une portion de la réalité qui sont mal connus ou encore des élaborations théoriques à leur propos qui présentent des lacunes ou des contradictions.

L’établissement du problème à la base du projet de R-C se fait habituellement de façon différente, à partir d’un ressenti, d’un désir ou d’un manque qui pousse à la création. À la suite d’une période plus ou moins longue d’exploration, de tâtonnements, d’essais-erreurs qui semblent aller dans tous les sens, mais qui finissent toujours par converger, la ou le chercheur.se-créateur.trice formule une question de recherche initiale, souvent vague et généralement ouverte, en rapport avec sa pratique de création. Elle ou il identifie une thématique à traiter qu’il raffinera graduellement par reformulation, identifiant l’essentiel de l’accessoire et accueillant les découvertes fortuites, la fameuse sérendipité. Ainsi, pour la R-C médiatique, c’est d’une part la thématique, le domaine de la réalité ou l’imaginaire abordé dans la création médiatique et, d’autre part, différents aspects de la pratique médiatique qui feront l’objet d’un questionnement. Une fois ce questionnement établi, il est alors possible de déterminer plus précisément la nature et la portée de la création à entreprendre, de se fixer des objectifs précis et d’engager un processus de planification.

Deux grandes tendances se dessinent en ce qui a trait au questionnement de la pratique médiatique. Une première tendance s’inscrit dans la pratique que l’on pourrait qualifier de « courante » de la ou du chercheur.se-créateur.trice. Inspirée de la R-C artistique, elle consiste à tenter de mieux comprendre ou à se questionner sur l’une ou plusieurs dimensions du processus de création médiatique, dont voici une liste non exhaustive :

  • le contexte théorique, sociopolitique, économique et culturel particulier qui alimente la création médiatique;

  • si le processus est collectif, la dynamique relationnelle mise en place pour y parvenir;

  • les aspects davantage matériels, tels que la technologie qui sous-tend le média, les infrastructures physiques, leur mode de fonctionnement, de production et d’utilisation;

  • les méthodes de travail;

  • les modalités de la mise en récit de l’histoire racontée (Lits, 2008);

  • les caractéristiques des groupes de personnes, des situations ou des causes sur lesquels porte une création de type documentaire;

  • la posture adoptée (compréhension, sensibilisation, vulgarisation, transformation, etc.);

  • la nature de l’engagement, par exemple donner la parole à des groupes habituellement négligés ou réduits au silence, faire connaître une injustice, etc.

L’autre tendance, complémentaire à la précédente, va plus loin en proposant un dépassement de la pratique courante, voire convenue dans certains cas, de la ou du chercheur.se-créateur.trice ou de son milieu. Elle consiste à aller au-delà de façons de faire reçues, à imaginer le devenir des pratiques médiatiques en concevant et en réalisant une création médiatique expérimentale à la suite d’une mise en crise, c’est-à-dire une remise en question d’un ou de plusieurs des aspects énumérés précédemment, menant à la formulation d’une alternative qui sera expérimentée. C’est l’occasion de marquer la différence entre la recherche d’inspiration scientifique qui vise par l’expérimentation à faire la preuve d’une hypothèse et une recherche par la pratique qui vise plutôt à mettre à l’épreuve une alternative imaginée.

Ainsi, au cœur du questionnement se retrouve la mise en valeur d’un « regard » communicationnel et médiatique sur le projet de R-C, qui sera par la suite cadré par rapport à des théories et des concepts issus des études en communication et des études médiatiques.

Le cadrage

Dans tous les cas, le questionnement doit – principalement, mais pas exclusivement – être cadré par rapport aux aspects pertinents des études médiatiques. Ce « regard » particulier, dont il était question plus tôt, peut être informé par : l’histoire et l’archéologie des médias, les théories des médias, les approches critiques, les études cinématographiques, les études culturelles, l’analyse de contenu et des formations discursives, l’intermédialité, les études d’audience, l’étude des institutions médiatiques, etc. En tant que recherche par la pratique, un projet de R-C médiatique doit également être cadré en relation à des pratiques médiatiques apparentées pour faire ressortir des similarités, des influences ou des différences, ce qui met en relief l’originalité de la contribution. Le cas échéant, ce double cadrage par rapport aux études et aux pratiques médiatiques peut être complété par un emprunt à des références ou à des influences pertinentes relativement au projet de R-C provenant de la sphère de la création artistique ou littéraire. Ce double cadrage a pour fonction d’instaurer un dialogue permanent entre le processus de création en cours et ses influences théoriques et pratiques.

La méthodologie

Tout projet de recherche doit en outre comporter une section consacrée à la méthodologie, soit à l’ensemble des méthodes qui seront mobilisées pour répondre à la question de recherche. Parmi ces méthodes, il y a celles qui serviront à recueillir les données nécessaires et celles qui seront utilisées pour l’analyse de ces données. Pour que la méthodologie soit jugée cohérente, l’assemblage des méthodes qui la compose se doit d’être compatible avec la posture ontologique, la vision du monde et de la réalité, adoptée par la ou le chercheur.se.

En raison de sa nature particulière, la méthodologie d’un projet de R-C médiatique comporte deux volets. Le premier volet renvoie à l’ensemble des méthodes convoquées lors de la production de l’artefact médiatique. Dans certains cas, il peut s’avérer impossible de préciser en détail la méthode au moment de déposer un projet de R-C médiatique, puisque la découverte et la formulation de celle-ci font partie du volet recherche ou sont l’objet de l’expérimentation d’une alternative. Le second volet concerne la recherche. Les méthodes favorisant la réflexivité y occupent une place de choix puisqu’elles permettent un regard sur la pratique au cœur de l’étude. Selon le questionnement à la base du projet, d’autres méthodes peuvent également être empruntées des SHS, telles que l’ethnographie (journal de bord, observation, entrevues et groupes de discussion), la systémique (pour comprendre les interrelations entre les composantes du dispositif médiatique utilisé), l’analyse de contenu ou la sémiotique (si des documents sont intégrés), la recherche-action (dans le cas d’une implication dans un milieu), etc.

De façon générale, les approches méthodologiques de R-C documentées dans la littérature résultent d’assemblages propres à chaque projet et sont donc difficilement adaptables à d’autres contextes. C’est l’une des raisons pour lesquelles Louis-Claude Paquin (à paraître) a entrepris le développement de la méthode des « cycles heuristiques de R-C », laquelle procède par boucles successives liant recherche et création. Ainsi, les questionnements initiaux de recherche alimenteront une première période de création, laquelle fera l’objet d’une réflexion subséquente sur l’action à travers l’écriture d’un récit de pratique, ce qui permettra l’émergence des constats et des questionnements qui lanceront le cycle suivant, et ainsi de suite à raison de quelques cycles, jusqu’à ce qu’une réponse à la question de R-C au cœur du mémoire ou de la thèse soit élaborée.

Selon cette vision, les connaissances produites en R-C le sont principalement par une démarche réflexive sur le processus. Dans le contexte d’un projet de R-C médiatique, cette démarche pourra plus spécifiquement être alimentée par un journal de bord rempli de façon assidue par la ou le chercheur.se-créateur.trice, par les captations durant la production, par une analyse critique de l’artefact médiatique produit, ainsi que par les différents documents intermédiaires de création, tels que le synopsis, le scénario, le découpage technique, la recherche d’images, de sons, etc. Comme la création médiatique implique dans plusieurs cas l’intervention de plusieurs personnes, les résultats de la démarche réflexive, essentiellement subjective, pourront être croisés avec des entretiens individuels (Kaufmann et de Singly, 2004) ou collectifs (Tschannen, 2010) avec ces intervenants, dont l’implication peut aller d’exécutants à cocréateurs, et ce, de façon à développer une compréhension intersubjective du processus de création.

Cette façon de faire permet par ailleurs de produire des connaissances sur la dynamique communicationnelle déployée dans le processus de création. Une dernière dimension de la composante recherche est la réception de la création médiatique, laquelle peut faire l’objet d’une analyse à partir de témoignages spontanés (Meyor, 2005), d’entretiens collectifs ou individuels, non seulement pour prendre connaissance des significations assignées à la création produite, mais aussi pour valider les intentions qui ont initié le projet de R-C médiatique. Une vision linéaire de la production de connaissances cède ainsi la place à un processus itératif, cumulatif, parfois récursif et sujet à révision.

L’écriture

En plus des autres modalités d’analyse possibles, nous sommes de ceux qui considèrent que l’écriture est un des lieux privilégiés de la réflexivité et de la découverte de connaissances, notamment à travers le récit de pratique évoqué précédemment. On doit à Laurel Richardson (1994) d’avoir attribué à l’écriture un rôle plus important que la simple transcription des résultats de la recherche pour les diffuser : pour elle, l’écriture est une façon de faire de la recherche. Dans le cas de la R-C, le recours à l’écriture par la ou le chercheur.se-créateur.trice entraîne des changements cognitifs, un passage de l’intérieur vers l’extérieur, à travers l’explicitation de la mémoire des expériences vécues de façon incarnée et émotionnelle, des décisions prises de façon intuitive en réaction aux situations imprévues lors du processus de création. L’écriture de ces expériences, de ces décisions et des autres faits saillants permet de prendre une distance critique, de les confronter aux connaissances théoriques et pratiques du cadrage pour en produire de nouvelles, autant par rapport au processus de création qu’à son résultat. De plus, comparer l’écriture en cours avec des écrits précédents permettra à la ou le chercheur.se-créateur.trice d’identifier des modèles, des récurrences dans son processus créatif et les artefacts médiatiques produits qui peuvent ne pas avoir été apparents jusque-là.

À ce propos, l’expérience conjointe de rédaction de ce texte s’est avérée transformative en regard de notre vision de la R-C. Au cours des dernières semaines d’écriture, nous avons avancé à tâtons à mesure que se précisaient nos questionnements et nos intuitions. Nous avons beaucoup discuté. Cherché. Écrit et réécrit. Et ce n’est qu’à travers ce processus – nos doigts posés sur le clavier, la barre d’espacement ouvrant autant d’interstices au défilement des mots et des idées – que nous avons pu préciser notre pensée, en figer un moment sur papier ou sur écran.

Une phrase à la fois, ce texte a fait émerger une vision singulière de la R-C médiatique telle qu’elle peut se pratiquer en communication, vision dont certains contours sont encore à préciser et qu’il nous faudra aller explorer ailleurs. Notre approche démultiplie les possibilités et les questionnements : sur la nature du média tout court et comme objet de recherche, sur les particularités d’un « regard » – est-ce même le meilleur terme? – dit « communicationnel », sur l’implication de ces propositions pour l’accompagnement de la R-C.

À travers les syllabes et les mots se faisant tout à tour précisions et distinctions, une idée demeure : celle de ne pas normer ce que la R-C est ou devrait être en la restreignant à des définitions fermées, mais plutôt d’éclairer certaines de ses possibilités pour mieux soutenir sa multiplicité.

Nous arrêtons ici cette première exploration des spécificités de la R-C médiatique qui sera appelée à être poursuivie ultérieurement, car il s’agit là d’un développement inattendu qui est justement survenu au fil de l’écriture de ce texte consacré à présenter, dans une perspective historique et épistémologique, la R-C qui se fait en communication à l’UQAM. Nous espérons que les propositions que nous avons formulées pour la pratique de la R-C médiatique seront reprises et complétées, autant par les chercheur.ses-créateur.trice.s eux-mêmes que par leurs collègues appelé.e.s à codiriger ou à évaluer des mémoires ou des thèses en R-C médiatique, ainsi que par les étudiant.e.s qui sont présentement engagés ou qui considèrent s’engager dans un tel cursus.

En guise de conclusion

Avant de suspendre temporairement cette réflexion sur la R-C, rappelons que l’UQAM, fondée il y a tout juste 50 ans, a joué un rôle de premier plan dans l’instauration et le développement de la R-C. Après avoir offert le premier programme de doctorat permettant la R-C artistique il y a une vingtaine d’années, programme qui a connu un grand succès autant localement qu’à l’international, le programme de doctorat en communication permet depuis peu une R-C médiatique inscrite dans le périmètre épistémique des communications. Ce programme suscite un intérêt grandissant auprès des étudiant.e.s, au point où, cette année, la moitié des douze nouvelles et nouveaux inscrits viennent réaliser un projet de R-C médiatique et ainsi participer à son développement, c’est donc dire que nous n’avons pas fini d’entendre parler de R-C!

À travers ce texte, nous avons aussi pu constater que la R-C, autant artistique que médiatique, entretient des relations avec la recherche en SHS au sein de l’université qui pourraient parfois être qualifiées de tumultueuses. La R-C a emprunté en partie, non sans résistance et en l’adaptant, le schéma de la recherche en SHS (problématique, cadre théorique, méthodologie, cueillette et analyse de données, production de connaissances) pour l’exegesis. Paradoxalement, alors que la R-C a été et est encore dans une certaine mesure déconsidérée par certain.ne.s chercheur.se.s, elle a incontestablement influencé en retour d’autres chercheur.se.s en SHS, qui, de plus en plus, intègrent une dimension performative, sinon créative, à leurs recherches (entre autres Roberts, 2009; Seitz, 2012). Cette intégration a commencé par le recours à la diffusion des résultats de la recherche en empruntant des formes d’expressions au monde des arts et du divertissement (arts graphiques, vidéo, théâtre, danse, magie, multimédia, etc.) pour stimuler le dialogue avec un nombre élargi de communautés (Gergen et Gergen, 2000). Par la suite, la création artistique ou médiatique a été mobilisée dans toutes les phases du processus de recherche, ce dont discute justement le livre d’Helen Kara, Creative research methods in the social sciences: A practical guide (2015). Dans le monde anglophone, de telles recherches sont nommées « Art based research », alors qu’en français, le terme « recherche-création » est utilisé, ce qui introduit une distorsion lors de l’évaluation de telles recherches, qui ne peuvent être soumises aux mêmes standards de qualité que les pratiques de R-C artistique ou médiatique dont il est ici question (Paquin et Noury, 2018).

De plus, mais sans pouvoir établir un lien aussi direct que le précédent, la réflexivité déployée pour produire des connaissances d’un autre type (sensibles, incarnées et orientées vers l’action) pratiquée par la R-C se retrouve non pas à être l’objet de recherche – comme c’est le cas en SHS –, mais, dans plusieurs cas, à être « constitutive de la posture de recherche, car elle suppose un travail constant du chercheur sur ses positionnements, ses angles d’attaque et une réactivité permanente » (Bertucci, 2009, p. 50). Cette posture vient déstabiliser les traditionnels pôles sujet/objet, puisque la personne qui fait la recherche devient, au moins en partie, l’objet de sa recherche. Cela provoque un déplacement de la recherche dans un espace médian où, au même titre que la R-C, elle n’est plus seulement transformative de son objet, mais également de la personne qui la pratique :

Instauratif, performatif, opératif, autant d’adjectifs qui qualifient des actions établissant une boucle de rétroaction entre leur effet sur le monde et leur effet sur l’être même. Ainsi, par nos agirs créateurs sur la matière et le réel, comme par les opérations réflexives et cognitives de nos recherches sur ces mêmes agirs, nous nous « instaurons » existentiellement. (Boutet, 2018, p. 290.)

En terminant, pour faire progresser la pratique R-C médiatique et la compréhension de celle-ci, nous formulons le souhait que les études médiatiques, qui se sont jusqu’à présent surtout développées et déployées en regard de l’industrie, des institutions, des usages, des productions et du numérique, s’intéressent également aux pratiques de création médiatique expérimentales.