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Introduction

La crise écologique actuelle a placé au cœur du jeu politique des problèmes scientifiques complexes et, par là même, a multiplié les controverses similaires dans l’espace public (Brossard, 2009). Les médias, notamment numériques, y jouent un rôle central en tant qu’arènes de confrontation où les acteurs impliqués développent « des argumentations et des points de vue contradictoires qui les amènent à proposer des versions différentes du monde social et du monde naturel ». (Callon, 1986, p. 175) L’exemple prototypique de ce genre de controverse est la question du réchauffement climatique, laquelle a fait l’objet d’une intense bataille d’opinions pendant des années et qui ne cesse d’être mise en cause encore aujourd’hui (Hulme, 2009). Comme le note Bruno Latour, de nos jours la complexité des problèmes publics se double de la complexité du système médiatique lui-même, ce qui résulte à ce que le public soit à la fois perplexe face aux questions de fond, mais aussi face aux moyens de s’en informer : « Lost in the problem, the public is now also lost in the media addressing the problem. » (Latour, 2010, p. 229)

La pandémie de la COVID-19 a enclenché de multiples controverses où se sont vus affronter des arguments opposés avec comme enjeu l’établissement d’un consensus scientifique sur l’origine du virus, la manière de faire face à la pandémie ou les méthodes thérapeutiques adéquates. Ces controverses ont été caractérisées par des polémiques, des tentatives de désinformation et des rumeurs de toutes sortes démontrant ainsi la difficulté à mener ce genre de débat sur la base d’un échange rationnel d’arguments (Brennen et al., 2020). L’un des exemples caractéristiques de ce type de controverse est la proposition de prescription d'hydroxychloroquine (HCQ) contre la COVID-19, formulée principalement par le professeur de microbiologie Didier Raoult, spécialiste des maladies infectieuses à l’Institut hospitalo-universitaire de Marseille (IHU). Cette proposition thérapeutique ainsi que la personnalité de son auteur ont donné lieu à d’innombrables prises de position de la part d’une multitude d’acteurs (médecins, scientifiques, responsables politiques, journalistes et personnalités publiques, mais aussi des citoyens). 

Le cas Didier Raoult 

Par le passé, Didier Raoult est apparu plusieurs fois dans des médias nationaux. Mais, son entrée fracassante dans l’actualité de la pandémie s’est faite par le biais de plusieurs vidéos publiées sur le compte YouTube de l’IHU dont il assure la direction. La première vidéo dans laquelle le professeur Raoult dédramatise le risque de la COVID-19 remonte au 21 janvier et a dépassé les 450 000 visionnements. Toutefois, c’est surtout la publication, le 25 février, d’une très courte vidéo intitulée « Coronavirus : vers une sortie de crise ? », visionnée plus de 750 000 fois, qui lui procure une grande visibilité. On y voit Didier Raoult, mis en scène dans un amphithéâtre, livrer « un scoop » : des chercheurs chinois ont testé la HCQin vitro contre le virus avec des résultats positifs. Suivront plusieurs autres vidéos sur le sujet, dont cinq généreront entre un et deux millions de visionnement. Le 16 mars 2020 notamment, veille de l’instauration du confinement en France, le Pr Raoult diffuse une vidéo dans laquelle il annonce à ses étudiants les résultats de l’étude effectuée par son équipe consistant à traiter des malades de la COVID-19 avec une association HCQ-azithromycine. Cette vidéo, visionnée 1,5 million de fois sur YouTube, déclenche une énorme couverture médiatique, mesurée par l’Institut national de l'audiovisuel (INA), et rend célèbre le personnage de Didier Raoult. Le succès de son compte Twitter personnel atteste de cette popularité soudaine : créé le 25 mars 2020, celui-ci attire 250 000 abonnés en seulement une semaine (770 000 abonnés en janvier 2021). De même, le groupe Facebook ouvert « Didier Raoult Vs Coronavirus », créé le 20 mars, connaît un succès considérable et génère, selon l’étude de l’INA précédemment mentionnée, plus de partages que les pages de BFMTV, France Info, CNews, LCI, Le Monde et Le Figaro pour la semaine du 23 au 29 mars.

Ce succès médiatique entraîne de très nombreuses prises de position en faveur de la HCQ et de son promoteur. Ainsi, Donald Trump déclarera lors du point de presse officiel du 19 mars que la HCQ « montre des résultats préliminaires très encourageants » et pourrait « changer la donne » face à la pandémie. Quant à Emmanuel Macron, il finira par effectuer une visite à Didier Raoult le 9 avril 2020, lui conférant ainsi légitimité et crédibilité médiatique. Cependant, progressivement, après toute une série d’études scientifiques concordantes, un consensus international se forme à la fin de l’été 2020 pour affirmer de manière indiscutable que les effets de la HCQ dans le traitement de la COVID-19 sont nuls, au moins en ce qui concerne le taux de mortalité. 

Problématique et hypothèses

Dans le cadre de cet article, nous proposons de retracer et d’analyser à la fois les réseaux d’acteurs et les discours mobilisés dans cette controverse sur le réseau socionumérique Twitter. Nous voulons ainsi contribuer à une critique de la « socioéconomie politique de l’espace public numérique » afin d’identifier et de disséquer certains mécanismes qui sont à l’origine de la formation de l’agenda et du cadrage des faits politiques, y compris de nature scientifique, dans les arènes publiques de l’Internet (Smyrnaios, 2020). Notre focalisation sur la composante numérique de l’espace public ne signifie aucunement que ce dernier se limite à l’Internet. Au contraire, la sphère publique contemporaine, à la fois fragmentée et globale (Miège, 2010, Fraser, 2014), se compose d’une multitude d’espaces enchevêtrés et connectés au premier rang desquels se trouvent les médias traditionnels (presse, audiovisuel, etc.) et les espaces physiques de sociabilité politique (institutions, réunions, assemblées, manifestations, etc.).

Néanmoins, depuis plusieurs années, les dispositifs de communication en ligne (médias et réseaux socionumériques, forums en ligne divers) occupent une place centrale dans les débats publics (Tufekci, 2017). Twitter en particulier constitue aujourd’hui une arène centrale où se jouent en grande partie la hiérarchisation et le cadrage des faits politiques (Weller, Mahrt et Puschmann, 2014). Ceci, en raison de son architecture technique ouverte, qui en fait un outil de communication de choix, mais également grâce à ses caractéristiques sociopolitiques comme la surreprésentation en son sein des catégories socioprofessionnelles à niveau d’études élevé, hautement politisées et qui occupent des fonctions susceptibles de favoriser leur participation aux controverses complexes comme celle qui nous intéresse dans cette recherche (Boyadjian, 2016).

Notre recherche tente de vérifier trois hypothèses centrales. La première hypothèse est que, malgré leurs particularités sociotechniques, les débats qui se déroulent dans les réseaux socionumériques comme Twitter se trouvent en constante interaction avec les médias dits « traditionnels ». Nous postulons ainsi que, comme nous avons pu le constater ailleurs (Rieder et Smyrnaios, 2012 ; Smyrnaios et Ratinaud, 2017 ; Ratinaud et al., 2019 ; Souillard et al., 2020), la publication des tweets au sujet de Didier Raoult suit de près les soubresauts de l’agenda médiatique (notamment ses apparitions dans des émissions de télévision) et politique en impliquant un grand nombre des comptes de journalistes, de médias et de politiques professionnels. Dans le cadre de cette première hypothèse, nous postulons également l’implication d’acteurs médiatiques et politiques étrangers dans la controverse étudiée en raison de sa nature transnationale. Notre deuxième hypothèse est que les controverses scientifiques contemporaines, comme celle que nous allons étudier, s’inscrivent dans le cadre plus large de la mise en cause de ce que Pierre Charbonnier appelle « les formes modernes de l’autorité épistémo-politique » (2020, p. 366). Autrement dit, il ne s’agit pas simplement de la montée en puissance d’un scepticisme envers la technoscience, qui se transforme parfois en complotisme, mais d’une contestation profonde de l’hégémonie du libéralisme politique et économique issu du paradigme moderne. 

Enfin, notre dernière hypothèse, qui découle de la précédente, est que, loin de l’idéal type habermassien d’un « marché des idées » où un consensus démocratique se formerait à travers la confrontation d’arguments rationnels, la sphère numérique est un terrain de lutte « agonistique » (Mouffe, 2005) où s’affrontent de multiples acteurs qui tentent d’imposer leur interprétation du monde par tous les moyens. Ainsi, se joue en ligne une bataille pour l’hégémonie culturelle et politique entre des points de vue contradictoires, et souvent incompatibles, qui mobilisent toutes les ressources (symboliques et matérielles) et les tactiques rhétoriques à disposition. Il n’y a donc pas de logique de délibération à l’œuvre et l’obtention d’un consensus ne fait pas partie de l’horizon d’attentes.

Pour tenter de vérifier la validité de nos hypothèses, nous allons mettre en œuvre un appareillage théorique et méthodologique sophistiqué et innovant que nous allons expliciter par la suite. 

Cadre théorico-méthodologique

Dans le cadre de cette recherche, nous envisageons les controverses politiques en ligne comme des « web sphères » (Schneider et Foot, 2006). Ce concept est à la fois un outil théorique et une proposition méthodologique. Une web sphère est définie comme un ensemble de ressources numériques librement accessibles, reparties sur différentes pages web ou serveurs Internet reliés entre eux par des liens, qui se réfèrent à un évènement ou un thème spécifique. Il s’agit donc d’un « micro-espace public », circonscrit à la fois par une orientation thématique et des limites temporelles. Cette orientation thématique peut être de natures diverses et plus ou moins bien définie (un fait d’actualité, une question sociale ou politique, une controverse scientifique ou religieuse, etc.), mais elle implique toujours un problème public.

Une web sphère est limitée dans le temps, mais sa durée de vie n’est pas connue par avance. Elle dépend de l’engagement ad hoc des participants, qui sont variables, et peut subir l’influence d’une multitude de facteurs (par exemple : un évènement imprévu peut relancer une controverse qui semblait éteinte). La web sphère peut être saisie par des participants spontanés ou organisés, détournée de ses objectifs initiaux, utilisée pour parler d’autre chose tout en gardant une certaine unité temporelle et une cohérence thématique. Enfin, la particularité des controverses dans le cadre des Web sphères est qu’elles laissent des traces numériques pouvant être collectées et traitées de manière asynchrone et en masse. Ces traces se composent de « textes » et des « relations » qui évoluent dans le temps. À partir de ces trois composantes (textes, relations, temps) il est possible de suivre et d’analyser des controverses et des débats de nature politique à la fois de manière assez surplombante pour saisir les dynamiques globales, mais également assez fine pour ne pas les surinterpréter. Bien entendu, la mise en œuvre de telles « méthodes digitales » (Rogers, 2009) pose également une série de problèmes épistémologiques et méthodologiques nouveaux et importants recensés par la littérature (Rieder et Röhle, 2012).

Néanmoins, enquêter à partir des traces textuelles du web constitue un avantage certain pour le chercheur, lui permettant de disposer d’une hauteur de vue sur des faits sociaux qui se déroulent en ligne qu’il est difficile à atteindre avec des méthodes traditionnelles en sciences sociales (Cointet, Parasie, 2019). L’autre avantage est la spontanéité des textes et relations recueillies, comparativement aux données obtenues par questionnaires et entretiens. Ces dernières sont le fruit de la sollicitation par le chercheur d’un individu et de l’acceptation par cet individu de participer à l’enquête et de « déclarer » ses pratiques, préférences ou rapports, avec tous les biais que cette démarche peut impliquer. De ce point de vue, les données provenant de Twitter ont une spontanéité qui doit être perçue comme un gage de qualité (Ratinaud et al., 2019).

Cependant, cette démarche implique une série de choix de la part du chercheur qui doit être justifiée. En effet, une web sphère n’a pas d’existence per se. Il n’y a pas d’instance centrale qui déclare sa naissance et définit son périmètre et sa durée. Elle est le résultat d’une observation forcément partielle et partiale. De ce fait, il n’y pas d’exhaustivité possible dans son analyse, malgré l’illusion que peuvent constituer les corpus de très grandes tailles. Les seuils posés par le chercheur ainsi que les angles d’analyse ne doivent pas faire l’économie d’une réflexivité.

Échantillonnage et méthode d’analyse

Dans cet article, nous proposons d’étudier la web sphère constituée sur Twitter autour de Didier Raoult à partir d’un échantillon de 1,2 million de tweets émis par 251 532 utilisateurs distincts. Nous avons opté pour un échantillonnage par mots-clés à l’aide du logiciel libre DMI-TCAT qui utilise l’API de Twitter (Borra et Rieder, 2014). Nous avons donc collecté tous les tweets comportant le terme « raoult » sur une période de trois mois, (du 30 mars au 30 juin 2020). Le choix du terme « raoult », plutôt que « HCQ » par exemple, a été motivé par la volonté de disposer d’un spectre de discours plus large que le seul débat « technique » sur l’efficacité de la substance en question. Le début de la période a été défini de manière opportuniste, car la collecte avec DMI-TCAT est synchrone et il n’est pas possible de revenir sur des tweets déjà publiés (le 30 mars est donc le jour où nous avons lancé la requête « raoult » pour la première fois, car nous avons repéré à ce moment l’intérêt que ce corpus pourrait revêtir). La date de fin a été choisie de manière à inclure l’intégralité du premier confinement en France et ses suites afin de saisir l’évolution de la controverse sur une période conséquente (trois mois). Enfin, nous avons décidé de diviser notre échantillon en trois corpus distincts, correspondant chacun à un mois (avril, mai et juin), dans une perspective comparative.

Pour l’analyse, nous avons appliqué un protocole robuste, déjà mis en œuvre avec succès sur d’autres terrains (Smyrnaios et Ratinaud, 2014 ; Ratinaud et Smyrnaios, 2016). Celui-ci permet de repérer des communautés d’usagers au sein de Twitter — constituées à partir d’interactions en ligne (relations) — et, en même temps, de mettre en évidence, de manière dynamique, les principales thématiques mobilisées par chacune de ces communautés (textes) et leur évolution dans le temps. Pour y arriver, nous avons procédé en trois étapes.

Premièrement, nous avons construit le graphe dirigé des retweets et des mentions à partir de chaque corpus des trois mois concernés. Dans ce processus, les comptes Twitter sont traités comme les nœuds d’un graphe et lorsqu’un compte en retweete ou mentionne un autre, on génère une arête du graphe (c’est-à-dire, un lien entre les deux comptes). En raison de limitations matérielles, nous avons dû restreindre cette analyse aux 50 000 comptes ayant reçu le plus de mentions (retweets et réponses) dans l’échantillon, ce qui nous permet de nous focaliser sur les comptes les plus actifs dans les débats autour de Didier Raoult. Une fois le graphe calculé, il est visualisé à l’aide du logiciel libre Gephi (Bastian, Heymann et Jacomy, 2009). Nous lui avons appliqué l’algorithme de positionnement OpenOrd pour obtenir une spatialisation des comptes qui prenne en considération la force des liens entre les sommets. La topologie du graphe est ainsi le résultat de l’intensité de l’interaction entre les comptes (plus deux comptes sont caractérisés par une communication bidirectionnelle intense entre eux, plus ils sont proches dans le graphe). La dernière partie de cette première étape consistait à rechercher les différentes communautés à l’intérieur de ce graphe à partir de l’algorithme de Louvain implémenté dans Gephi (Blondel et al., 2008). Cette procédure détermine des ensembles de sommets qui ont tendance à être fortement reliés entre eux. Autrement dit, la procédure signale des groupes de comptes Twitter qui se retweetent ou se répondent beaucoup mutuellement. En examinant en détail les profils des comptes les plus cités au sein de ces groupes, nous inférons leur composition.

La deuxième étape consiste en une analyse lexicométrique des tweets contenus dans chaque corpus des trois mois concernés. Ces corpus sont analysés avec la méthode Reinert (1990) implémentée dans le logiciel libre IRaMuTeQ (Ratinaud, 2014). Cette méthode permet de déterminer les différentes thématiques qui structurent un corpus textuel. Elle repose sur une classification hiérarchique descendante qui peut être décrite comme une succession de bipartitions reposant sur une analyse factorielle des correspondances. Une fois les classes terminales obtenues, elles sont décrites à partir du lexique qui les caractérise. Ce lexique est constitué des mots qui sont significativement surreprésentés dans la classe si on la compare à l’ensemble des autres classes (sur la base d’un khi2). Les « mondes lexicaux » (Reinert, 1990) qui se dégagent à travers ces « classes de discours » présentent alors les différentes thématiques abordées dans le corpus, qui apparaissent graphiquement sous la forme d’un dendrogramme. Dans ce travail, afin de faciliter la lecture des illustrations, nous avons restreint ces dendrogrammes uniquement aux classes les plus importantes pour notre analyse. Par ailleurs, le logiciel IRaMuTeQ repère également des « segments caractéristiques » pour chaque classe, en l’occurrence des tweets, qui comprennent les mots les plus présents dans le corpus. 

La dernière étape de notre analyse consiste à évaluer le degré de sur- et de sous-représentation de chaque communauté d’utilisateurs au sein des classes de discours. De cette façon, nous pouvons évaluer quelles ont été les thématiques qui ont été privilégiées et, inversement, lesquelles ont été ignorées par chaque communauté, dans le cadre de la controverse qui nous intéresse. Pour y arriver, nous calculons le lien entre les communautés et les classes de discours (exprimé par un khi2). Plus le khi 2 est fort, plus les tweets issus de la communauté sont surreprésentés dans la classe. 

Les résultats

1. Aperçu général

Dans le premier corpus (avril - 23 jours), nous avons collecté 428 696 tweets comprenant le terme « raoult » émis par 136 063 utilisateurs distincts. 34 % des messages contiennent un lien, ce qui signifie qu’il s’agit essentiellement de commentaires qui ne renvoient pas vers des sources extérieures. Par ailleurs, 73 % des messages constituent des retweets, et 14 % des réponses. À titre de comparaison, pour le deuxième corpus (mai - 31 jours), nous avons collecté 454 303 tweets émis par 124 802 utilisateurs et, pour le troisième corpus (juin — 30 jours), nous avons collecté 317 066 messages émis par 86 109 utilisateurs. 

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Tableau 1 : récapitulatif global des trois corpus

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Si la proportion de retweets et de réponses reste stable, cependant, comme nous pouvons le constater (Tableau 1), une baisse de plus de 25 % du nombre moyen de tweets par jour est relevée entre avril et juin, et le nombre d’utilisateurs concernés réduit de près de 50 % sur cet intervalle. Ceci peut s’expliquer par une baisse de l’intérêt des utilisateurs de Twitter pour le sujet de la pandémie suite à la fin du confinement à la mi-mai, mais ces chiffres peuvent également marquer une désaffection progressive envers le personnage du Pr Raoult. Par ailleurs, entre avril et juin, nous observons une légère augmentation du nombre moyen de tweets par utilisateur et une baisse significative du pourcentage de tweets contenant des liens vers d’autres sources. Nous pouvons émettre l’hypothèse d’une cristallisation/polarisation du débat dans lequel participent au fur et à mesure moins d’internautes, davantage prolixes sur le sujet, mais qui mobilisent peu de sources extérieures pour appuyer leurs propos.

La courbe de production de tweets (Graphique 1) illustre la grande sensibilité des controverses sur Twitter à l’actualité médiatique. Ainsi, les moments qui voient des pics de commentaires correspondent à des interviews de Didier Raoult (29 avril, 26 mai, 3 juin et 25 juin). D’autres moments importants sont : la publication d’une vidéo annonçant les résultats d’une étude menée par l’équipe de Raoult qui confirme la supposée efficacité de la bithérapie HCQ-azithromycine (31 mars) ; la rencontre avec Emmanuel Macron lors de sa visite à l’IHU de Marseille (9 avril) ; la déclaration de ce dernier disant que Didier Raoult est un « grand scientifique », et que sa bithérapie « doit être testée » (15 avril) ; la publication d’une vidéo dans laquelle Didier Raoult estime que l’épidémie « est en train de disparaître » (13 mai) ; la décision de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et du ministre de la Santé français Olivier Véran de suspendre l’usage de la HCQ en raison de la publication d’une étude dans la revue scientifique The Lancet mettant en cause son efficacité (22 mai — l’étude a été rétractée depuis en raison de doutes concernant sa validité). Nous constatons une variation similaire dans le nombre de requêtes contenant le terme « raoult » effectuée sur Google durant la période en question, ce qui confirme l’idée que les évènements cités ont provoqué un intérêt particulier de la part des internautes pour le sujet.

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Figure 1 : évolution du nombre de tweets et du nombre de requêtes contenant le terme « raoult » pendant la période étudiée (Source : DMI-TCAT/auteurs et Google Trends).

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Ce que l’on peut déduire de ces données est avant tout que la stratégie de communication de Didier Raoult fonctionne parfaitement sous la forme d’un cercle vertueux : ces vidéos publiées sur YouTube récoltent énormément de vues et créent ainsi un appel d’air pour les médias qui se pressent d’interviewer le professeur afin de profiter de sa notoriété, augmentant par là même son audience. Les politiques, Emmanuel Macron en tête, semblent vouloir également bénéficier de la popularité de Didier Raoult. Dans les deux cas, les nombreuses sollicitations médiatiques et politiques, malgré les critiques qu’elles peuvent contenir, contribuent à renforcer la visibilité du personnage et lui confèrent ainsi une certaine crédibilité et une grande influence au sujet de la pandémie. 

2. Les réseaux d’acteurs

Pour le mois d’avril, nous trouvons au cœur du graphe produit par l’analyse de réseaux (Graphique 2), comme on pourrait s’y attendre, les comptes de Didier Raoult et d’Emmanuel Macron qui se sont rencontrés le 9 avril. Autour d’eux se forme un groupe d’utilisateurs (en noir) qui représente 11,15 % de cet échantillon des 50 000 utilisateurs les plus mentionnés (retweets et réponses) et qui commente visiblement cette rencontre. Parmi eux des personnages controversés à forte notoriété comme les conférenciers/entrepreneurs Laurent Alexandre et Idriss Aberkane, un activiste en ligne issu du mouvement des Gilets jaunes, Le Général, le compte de l’IHU de Marseille et celui de l’émission les Grandes Gueules sur Radio Monte-Carlo (RMC), l’ex-ministre Philippe Douste-Blazy, soutien du Pr Raoult, ainsi que des twitteurs classés à droite. Sont cités également fréquemment les comptes de Marine Le Pen et du Rassemblement national.

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Figure 2 : le réseau de mentions entre les 50 000 comptes qui ont reçu le plus de retweets et de mentions entre le 30/3 et le 31/4 2020.

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Vers le haut du graphe, on trouve les supporteurs de Didier Raoult, dont le positionnement politique affiché va de la droite conservatrice à l’extrême droite. L’un de ces groupes est celui en bleu, placé au centre et vers le haut du graphe, qui regroupe 12,14 % de l’échantillon. Il est constitué essentiellement de comptes appartenant à des politiques et des médias de droite (les Républicains, Valeurs actuelles). Ce groupe est très proche de celui en couleur mauve en haut du graphe (le plus volumineux avec 13,46 % de l’échantillon) qui est anglophone et comprend, parmi les comptes les plus cités, le président Trump et ses supporteurs, comme le présentateur vedette de Fox News Tucker Carlson et l’entrepreneur-activiste Mike Coudrey. Aux partisans de Didier Raoult, il faut ajouter le groupe en couleur rose foncé en bas à droite du graphe qui est lusophone (4,94 % de l’échantillon) et qui comprend parmi les comptes les plus cités essentiellement des supporteurs du président brésilien Jair Bolsonaro et des médias de ce pays. 

De l’autre côté, on trouve deux groupes constitués de critiques de Didier Raoult, l’un se situant à gauche et l’autre au centre droit progouvernemental. Le premier groupe (vert, 12,78 % de l’échantillon) comprend parmi les comptes les plus cités des scientifiques et des médecins attachés à combattre la désinformation scientifique et des médias progressistes (Mediapart et Slate). Le second groupe (orange, 7,71 % de l’échantillon) est constitué par des comptes qui soutiennent Emmanuel Macron et son parti La République en Marche, ainsi que quelques médias comme Paris Match et RTL. Il existe également deux groupes de petite taille au cœur du graphe qui citent en priorité des médias, l’un regroupant plutôt l’audiovisuel (BFMTV, dont la journaliste Apolline de Malherbe qui a interviewé Didier Raoult dans son bureau le 30 avril, le compte de l’émission « Touche pas à mon poste » de Cyril Hanouna qui a soutenu le professeur le 15 avril, CNews et Europe 1) et l’autre rassemblant davantage la presse (Le Parisien, Le Monde, Les Echos, etc.). 

Au mois de mai, la structuration du réseau de mentions reste relativement stable (Graphique 3). Le principal changement, c'est que dans le groupe central incluant le compte de Didier Raoult (en mauve clair au centre et à gauche du graphe, 16,06 % de l’échantillon) s’agglomère un ensemble de comptes qui commente deux évènements médiatiques d’envergure : l’interview du Pr Raoult à David Pujadas sur LCI et la publication par le journal scientifique The Lancet d’une étude mettant en cause l’efficacité de la HCQ, étude rétractée depuis en raison de doutes concernant sa validité. Les comptes les plus cités dans ce groupe comprennent des médecins et des scientifiques critiques envers Didier Raoult. 

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Figure 3 : le réseau de mentions entre les 50 000 comptes qui ont reçu le plus de retweets et de mentions entre le 01/5 et le 31/5 2020.

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En vert et en bas du graphe nous retrouvons le bloc de supporteurs de droite de Didier Raoult (13,46% de l’échantillon) avec les mêmes protagonistes qu’au mois d’avril auxquels s’ajoutent le philosophe Michel Onfray et sa revue Front populaire, l’économiste Philippe Herlin, TV Libertés, une télévision en ligne fondée par Martial Bild, ancien cadre du Front National, le journaliste de Sud Radio André Bercoff, le sénateur Yves Pozzo di Borgo, le microbiologiste qui se nomme Asclépius et un militant des Républicains. Nous observons ainsi une convergence entre les soutiens français du Pr Raoult qui va de la droite parlementaire à l’extrême droite proche de Marine Le Pen en passant par les nouveaux réactionnaires, populistes et laïcards, dans la ligne du « Printemps républicain » (Amselle, 2017).  Ce groupe avoisine celui, lusophone, des supporteurs de Jair Bolsonaro (en gris foncé à droite du graphe) qui lui-même est connecté à la communauté des supporteurs de Trump (en rouge, dispersé entre le haut et le milieu du graphe).  La taille combinée de ces deux groupes non francophones et politiquement très à droite diminue par rapport à avril mais reste importante avec respectivement 10,88% et 5,49% de l’échantillon. 

Un autre groupe qu’on retrouve en mai est celui des critiques progressistes de Didier Raoult (orange en haut de graphe, 8,32% de l’échantillon). Cette fois-ci, il se structure autour de Clément Viktorovitch, politiste et chroniqueur dans l’émission quotidienne La Clique sur Canal+. Clément Viktorovitch s’est fait une spécialité de décrypter la rhétorique de la parole politique et a consacré deux chroniques critiques à Didier Raoult, dont une diffusée le 28 mai dans laquelle il commentait son discours lors de l’interview donnée à David Pujadas. Dans le même groupe, on trouve des journalistes des médias classés au centre-gauche comme Le Monde, Médiapart, France Inter et France Culture. Le compte de l’émission « La Méthode Scientifique » de France Culture est également présent, qui avait diffusé un numéro consacré à la « fièvre médiatique » autour du COVID-19. Comme précédemment, en mai les médias mainstream constituent deux groupes distincts, mais de taille relativement importante, l’un autour de BFMTV, Le Parisien ou le Figaro (bleu au centre du graphe, 11,48% de l’échantillon), l’autre autour de CNews, TF1 et LCI (gris clair au centre, 3,01% de l’échantillon). 

Mais, la véritable nouveauté dans l’analyse des données du mois de mai est l’apparition d’une communauté relativement petite, mais néanmoins significative constituée par des comptes de l’extrême droite complotiste et qui se distingue clairement (petit groupe en rouge en dessous de l’agglomération autour du compte de Didier Raoult, 3,61% de l’échantillon). On y trouve Alain Soral, antisémite notoire, fondateur d’Égalité et Réconciliation dont le compte est également présent, le youtubeur Marcel Dubreuilh, les comptes québécois anti-vaccins et Covid-scéptiques Le Polygraphe de l’Info et de Cherielle100, ainsi que le site MesOpinions.com où sont hébergées plusieurs pétitions pro-Raoult. 

Dans l’analyse de données du mois de juin (Graphique 4), ce groupe de l’extrême droite complotiste demeure présent dans les mêmes proportions (petit cluster en rose clair qui se détache tout en bas du graphe et représente 3,6% de l’échantillon). S’y ajoutent parmi les comptes les plus cités le youtubeur et conférencier Pierre Jovanovic, le site d’information Planète360, proche de François Asselineau, et le youtubeur Silvano Trotta. Pas loin, nous retrouvons également le groupe des pro-Raoult conservateurs qui regroupe désormais la droite et l’extrême droite « institutionnelle » (mauve foncé, au centre et en bas à droite du graphe) et qui a gagné en importance puisqu’il représente 15,14% de l’échantillon. Outre les membres déjà repérés comme Ariane Walter, André Bercoff et la revue Front populaire, on y trouve des cadres du Rassemblement national comme Jean Massiha et Gilbert Collard ainsi que Nicolas Dupont-Aignan.

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Figure 4 : le réseau de mentions entre les 50 000 comptes qui ont reçu le plus de retweets et de mentions entre le 01/6 et le 30/6 2020.

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Cependant, la nouveauté du mois de juin est que les rangs des pro-Raoult se sont étoffés parmi les 50 000 utilisateurs les plus mentionnés avec trois groupes supplémentaires : d’abord un groupe de supporteurs qu’on peut qualifier d'« expert » puisqu’ils se positionnent sur le terrain de l’expertise scientifique (fuchsia foncé en bas à droite du graphe, 6,03 % de l’échantillon). Ensuite, nous avons repéré un groupe pro-Raoult qu’on peut qualifier de « populaire » (bleu clair tout à droite du graphe, 4,59 % de l’échantillon) car ses membres citent en priorité des comptes qui ne se revendiquent d’aucune expertise particulière, mais uniquement de leur qualité de citoyen dont l’opinion doit compter. Plusieurs d’entre eux affichent le football comme leur intérêt principal. Enfin, un dernier groupe important de soutien envers Didier Raoult s’agglomère autour des comptes de RMC, du journaliste Jean-Jacques Bourdin qui a interviewé le professeur le 25 juin et de sa compagne, également journaliste, Anne Nivat (en orange au centre du graphe, 7,57 % de l’échantillon). Parmi les plus cités de ce groupe, on trouve des comptes à large audience proches du Rassemblement national, comme FrDsouche et Tprincedelamour, mais aussi JimHemaer, ainsi que des comptes proches du mouvement des Gilets jaunes comme Le Général et Anonyme citoyen. Enfin, en juin, il y a toujours le groupe anglophone de supporteurs de Trump, mais qui a beaucoup rétréci (3,07 %), alors que le groupe lusophone a quant à lui disparu. 

Face aux pro-Raoult deux groupes de critiques se détachent clairement. Le premier, au cœur du graphe (vert foncé, 11,9 % de l’échantillon), compte parmi les plus cités des profils d’experts (médecins, chercheurs, vulgarisateurs scientifiques). Le second cite des comptes parodiques et humoristiques comme Le Gorafi et Complots Faciles, signe que Didier Raoult est passé pour certains twitteurs du statut de scientifique respectable à celui de personnalité médiatique « culte », objet de moqueries et de parodies. Il inclut également des supporteurs du gouvernement et des médias comme Libération et Le Monde. 

Pour conclure cette partie, nous pouvons retenir trois éléments importants. Le premier est que la controverse autour de Didier Raoult a été forte aux États-Unis et au Brésil, pays dans lesquels les gouvernements très à droite de Trump et de Bolsonaro ont utilisé l’efficacité supposée de la HCQ comme un argument visant à soutenir leur politique de laisser-faire, refusant d’appliquer des restrictions fortes pour contrer l’épidémie. Le soutien transatlantique à Didier Raoult et sa proposition thérapeutique sur Twitter a cependant diminué entre avril et juin. En France, au contraire, nous observons la tendance inverse : la proportion des groupes qui citent en priorité les comptes favorables à Didier Raoult dans notre échantillon a augmenté en juin, puisqu’elle a atteint plus de 40 % des 50 000 comptes les plus mentionnés, en comptant les anglophones, et 37 % sans eux. En comparaison, ce pourcentage uniquement parmi les twitteurs francophones ne dépassait pas le 15 % les mois précédents. Dans le même temps, la proportion des groupes qui citent en priorité des comptes critiques envers Didier Raoult est passée de 20 % en avril à 27 % en juin. Cette augmentation à la fois des pro- et des anti-Raoult s’est faite au détriment des groupes « neutres » qui s’aggloméraient avant juin autour des comptes des médias mainstream.Cet élément confirme l’hypothèse que nous avons formulée dans la partie précédente d’une probable polarisation autour du personnage de Didier Raoult et de ses propositions iconoclastes qui s’est renforcée au fur et à mesure. Nous pouvons situer le point de basculement au moment de la publication de l’article de The Lancet fin mai. Cet article a été rétracté quelques jours après sa parution en raison de doutes portant sur la validité de sa méthode. Cette séquence très controversée a pu fournir des arguments aux deux camps. Enfin, nous observons également que le positionnement des différents groupes d’utilisateurs est fortement polarisé politiquement : d’un côté les supporteurs du Pr Raoult se regroupent autour de comptes de personnages politique de droite, voire d’extrême droite, alors que les pourfendeurs ont tendance à mentionner des personnalités du centre ou de gauche.

3. Les discours

L’analyse lexicométrique des tweets publiés en avril (Graphique 5) fait d’abord ressortir deux classes de discours non francophone. La classe 14 en anglais et la classe 13 en portugais correspondent respectivement aux groupes de supporteurs de Donald Trump et de Jair Bolsonaro et ne représentent que 3 % du corpus. Ensuite, on constate l’existence de trois classes importantes en termes de volume : la classe 1 (24 % du corpus), la classe 2 (15,5 %) et la classe 3 (14,9 %).

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Figure 5 : les classes de discours produites par les 50 000 comptes qui ont reçu le plus de retweets et de réponses entre le 30/03 et le 30/4 2020 (afin d’améliorer la visibilité du graphique nous avons gardé ici les 9 classes les plus importantes sur les 14 produites par l’analyse lexicométrique).

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La classe 1 est plutôt descriptive. Les tweets qu’elle comprend se réfèrent au traitement avec la HCQ, aux protocoles thérapeutiques et scientifiques, à l’étude européenne Discovery, aux différents indicateurs (taux de mortalité, nombre de malades, etc.). Mais, on n’observe pas de signes de polarisation autour de la personne ou de la proposition thérapeutique de Didier Raoult, ni des éléments sur la gestion politique de la crise sanitaire. Les groupes qui sont surreprésentés au sein de cette classe sont ceux qui se réfèrent essentiellement à la rencontre Macron-Raoult et celui des supporteurs de droite de Didier Raoult. 

On peut déduire qu’en avril ces groupes sont partiellement dans une prise de parole consensuelle. Cependant, il existe déjà à ce moment-là des ferments de politisation. Ainsi, le groupe qui se réfère à la rencontre Macron-Raoult est aussi surreprésenté dans la classe 7 dans laquelle on lit des messages comme : « @emmanuelmacron Pr Raoult méfiance il n’a pas eut [sic] d’autre choix de venir vous rencontrer car le peuple est avec vous, c’est sa stratégie pour gagner un peu plus d’électeurs tout simplement les cartes sont entre vos mains. »

Le groupe des supporteurs du Pr Raoult citant des personnalités de droite est également surreprésenté dans la classe 8 dans laquelle on évoque l’industrie pharmaceutique : « L’affaire Raoult ou la guerre clandestine entre Sanofi et les laboratoires américains. » Il y a donc un premier investissement politique de l’affaire qui dépasse la dimension purement scientifique (rapport géopolitique entre Europe et États-Unis, puissance de l’industrie pharmaceutique, conflits d’intérêts et même corruption des experts). Par ailleurs, dans cette classe, on trouve le mot-clic #stopconfinement, ce qui implique que ce groupe est susceptible de s’opposer au confinement.

La deuxième classe la plus importante en volume est la classe 2 qui comprend des mots comme « éthique », « charlatan », « fraude », « crédibilité », « tromper », « ego ». Sans surprise, les groupes surreprésentés dans cette classe sont ceux des scientifiques et médecins attachés à combattre la désinformation scientifique et des médias de gauche, ainsi que celui des critiques libéraux et progouvernementaux de Didier Raoult. On lit dans cette classe, par exemple : « Ce débat sur la méthode est intéressant et une controverse scientifique profonde » ; ou encore : « Avec l’hydroxychloroquine Raoult sème l’espoir et récolte encore la bronca scientifique ». On y trouve donc les prémisses de la controverse scientifique qui va prendre de l’ampleur par la suite avec la publication de The Lancet et on constate que, dans certains cercles, le débat a été ouvert dès le mois d’avril.

Les deux groupes d’opposants au Pr Raoult sont également surreprésentés dans la classe 3 se référant aux aspects politiques du débat. On lit dans un tweet de cette classe : « C’est politisé à mort, Raoult a des fans au RN et droite de la droite ». Le mot complot n’est significativement présent que dans cette classe. La lecture du corpus confirme que la nature supposément complotiste des théories développées à la fois par les pro- et les anti-Raoult constitue un enjeu d’importance dans la discussion. Voici un autre exemple tiré de cette classe : « Raoult est défendu par Bernard-Henri Levy, Estrosi, Meyer Habib, parle tous les jours avec Macron et sa femme, des députés LREM ou LR ont demandé ce traitement et tu viens dire que c’est un complot anti-marseille des medias… ». Enfin, sans surprise, le groupe qui inclut des critiques scientifiques et la gauche est également surreprésenté dans la classe 6 qui consiste à vilipender la rhétorique trompeuse de Didier Raoult, en se basant notamment sur la première chronique que Clément Viktorovitch y a consacrée sur Canal+ le 28 avril.

L’analyse lexicométrique des tweets publiés en mai (Graphique 6) fait ressortir une structure discursive sensiblement similaire à celle du mois d’avril, à ceci près qu’elle est caractérisée par la présence d’un plus grand nombre de classes de petite taille. Nous retrouvons la classe en anglais (17), mais celle en portugais est devenue trop faible pour apparaître dans cette classification. La classe descriptive évoquée précédemment (1) qui demeure la plus volumineuse avec 23,6 % du corpus.

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Figure 6 : les classes de discours produites par les 50 000 comptes qui ont reçu le plus de retweets et de réponses entre le 01/05 et le 31/5 2020 (afin d’améliorer la visibilité du graphique, nous avons gardé ici les 7 classes les plus importantes sur les 17 produites par l’analyse lexicométrique).

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La deuxième classe en volume est la classe 3 (12,9 %) qui revêt un intérêt, car elle comprend une forme de métadiscours sur les termes du débat lui-même. Exemple : « De Ferrand à Raoult en passant par ma sœur et mon marchand de légumes le grand point commun c’est de parler au nom des gens, tout le monde dit ce que les gens pensent. ». Le groupe surreprésenté au sein de cette classe est celui des opposants qui s’agglomère autour du compte de Clément Viktorovitch et de l’émission la Clique TV, ainsi que La Méthode Scientifique,émission de France Culture qui a également pointé les incohérences de Didier Raoult. Ce même groupe est aussi surreprésenté dans la classe 2 (10,9 % du corpus), la quatrième en taille, qui se réfère également aux émissions de Canal+ et de France Culture : « L’attrait que j’ai moi-même eu pour Raoult au début cède la place à beaucoup de scepticisme, il y a du vrai dans sa critique mais beaucoup de carences aussi dans ce qu’il affirme. » Cette classe est très critique envers Didier Raoult, ici qualifié de « charlatan » et de « gourou ». 

En face, le groupe des supporteurs conservateurs de Didier Raoult est principalement surreprésenté dans la classe 15 qui comprend les réactions déclenchées par la décision du ministre de la Santé Olivier Veran de suspendre le protocole thérapeutique de HCQ suite à la publication de l’étude de The Lancet : « Olivier Veran règle ses comptes avec Didier Raoult et ses propos, pas très responsable. » Ce groupe est aussi surreprésenté dans la classe 12 qui se réfère aux intérêts de l’industrie pharmaceutique dans la validation d’un traitement hypothétique : « Le Pr Raoult dérange beaucoup tous ces ministres qui ont des intérêts avec les labos pharmaceutiques Redemsivir et des vaccins », dit un utilisateur de ce groupe. Il est intéressant de noter que le deuxième groupe surreprésenté dans cette classe est celui des complotistes d’extrême droite qui s’agglomère autour d’Alain Soral. Pour eux, le pouvoir d’influence de l’industrie pharmaceutique devient la principale variable d’explication des choix politiques : « Le traitement du Dr. Raoult ne rapporte rien à bigpharma », note un utilisateur. 

Le même groupe est surreprésenté également dans la classe 6, qui consiste en une critique radicale du gouvernement français : « Raoult a eu raison de bout en bout, le gouvernement a eu tort et persévère démission ». On lit également dans un tweet qui est un exemple éloquent de ce discours :

Raoult c’est David contre Goliath, si les puissances pharmaceutiques l’emportent c'en est fini de notre santé dont elles se moquent et de notre liberté sanitaire. Notre gouvernement d’infâmes et notre président sont clairement et résolument du côté de ces puissances.

L’analyse lexicométrique des tweets publiés en juin (Graphique 7) fait ressortir une structure discursive sensiblement différente de celle d’avril et de mai. D’abord, nous trouvons une classe distincte constituée d’insultes, la classe 3, qui, même si elle est limitée en volume, signifie une mise en tension notable des échanges. Par ailleurs, nous ne trouvons pas la grande classe descriptive qui représentait précédemment un quart du corpus à elle seule.

La plus importante classe du corpus est la classe 5 (18,2 %) qui porte sur une discussion autour de la recherche scientifique et de la crédibilité des études, alimentée par le retrait de l’article de The Lancet, mais aussi par les révélations sur les publications de Didier Raoult : « La science n’est pas une question d’opinion. Raoult a scientifiquement tort, point. Soit vous l’acceptez soit non, mais si vous ne l’acceptez pas vous êtes dans la croyance aveugle. » Sans surprise, c’est le groupe d’opposants « experts » (médecins, chercheurs, vulgarisateurs scientifiques) très critiques envers la proposition thérapeutique de Didier Raoult qui est surreprésenté dans cette classe, ainsi que dans la classe 6, très proche thématiquement et importante en ce qui concerne de volume (12,6 %).

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Figure 7 : les classes de discours produites par les 50 000 comptes qui ont reçu le plus de retweets et de réponses entre le 01/06 et le 30/6 2020 (afin d’améliorer la visibilité du graphique, nous avons gardé ici les 10 classes les plus importantes sur les 16 produites par l’analyse lexicométrique).

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Quant à eux, les supporteurs de droite de Didier Raoult développent un lexique particulier durant cette période. Ainsi, leur groupe est surreprésenté dans la classe 7 et est constitué des commentaires de l’interview de Raoult avec les journalistes Margaux de Frouville et Ruth Elkrief sur BFMTV le 3 juin. Évidemment, la plupart des commentaires sont des mises en cause des journalistes : « @mdefrouville Vous êtes sortie de votre rôle avec le docteur Raoult et il a été très poli de ne vous dire que taisez-vous. » De façon générale, cette classe se compose de remerciements envers le Pr Raoult pour avoir remis les journalistes à « leur place » pendant l’émission. Le groupe en question est aussi surreprésenté dans la classe 2, la deuxième plus volumineuse (16,9 % du corpus), qui se focalise, comme la classe 14, en premier lieu sur l’interview de Raoult à Jean-Jacques Bourdin sur RMC et BFMTV le 25 juin. On trouve également des commentaires critiques envers le positionnement des journalistes à l’égard de Raoult. 

Les supporteurs du Pr Raoult qui gravitent autour des personnalités de droite sont également surreprésentés dans les classes 11 et 12 dans lesquelles on parle d’intérêts économiques de l’industrie pharmaceutique et de corruption des experts : « Raoult dénonce brillamment les conflits d’intérêt [sic] ruineux et désastreux entre l’industrie pharmaceutique toute puissante et hyper rentable et certains grands scientifiques français, quoi qu’on pense de lui c’est déjà un grand mérite. » Mais aussi : « Ceux qui critiquent le protocole Raoult malgré les preuves sont achetés par les labos. »

Le groupe aggloméré autour des partisans complotistes d’extrême droite et favorable à Didier Raoult, est surreprésenté dans la classe 15, ce discours est centré sur le témoignage du professeur Raoult devant la Commission d’enquête de l’Assemblée nationale. On lit : « Je viens d’écouter Didier Raoult présent pour répondre à la commission d’enquête de l’Assemblée nationale, c’est énorme si une révolution ne se déclenche pas après ça, nous sommes bons pour une dictature définitive, ce type est extraordinaire, une synthèse de l’esprit français » ; ou même : « Cette commission parlementaire est une mascarade, de plus le professeur Raoult dénonce un scandale et cela ne changera rien ».

Conclusion

La controverse autour de la proposition thérapeutique contre la COVID-19 du professeur Didier Raoult a produit un phénomène exceptionnel : la mise sur la scène publique du processus long et tortueux dont résulte le consensus scientifique sur une question complexe. Cette controverse illustre parfaitement l’idée séminale de Latour et Woolgar (1988), selon laquelle les faits scientifiques sont socialement construits et que leur établissement dépend de routines et de pratiques spécifiques — comme le fonctionnement des laboratoires et la publication d’articles scientifiques —, de la notoriété des chercheurs et des moyens financiers dont ils disposent, ainsi que d’enjeux politiques plus larges comme l’état de l’opinion publique à une conjoncture historique spécifique. Ce qui est extraordinaire dans le cas de Didier Raoult et de la HCQ, c'est que le contexte de la pandémie et la focalisation quasi exclusive du débat public sur les questions qui lui sont liées pendant plusieurs semaines ont exercé une pression très forte sur le cours normal de la recherche et ont généré des interférences intenses, concentrées dans un temps très court, du champ scientifique avec le système politique et médiatique.

Nous avons tenté d’analyser cette controverse qui s’est déroulée dans les conditions particulières d'un terrain spécifique, celui de Twitter, en appliquant une méthode innovante. Ceci afin de rendre compte des textes et des liens entre acteurs qui ont composé la web sphère constituée autour de Didier Raoult et afin de comprendre leur évolution dans le temps. Nous avions émis trois hypothèses à ce sujet. La première était que la publication des tweets au sujet de Didier Raoult allait suivre de près les soubresauts de l’agenda médiatique et politique en impliquant un grand nombre de comptes de journalistes, de médias et de politiques professionnels, y compris ceux de l’international. De manière assez prévisible, cette hypothèse s’est vérifiée : les pics de production étaient liés à des évènements médiatiques importants (interviews de Didier Raoult, rencontres avec des politiques). Par ailleurs, un grand nombre de groupes se sont agglomérés autour des comptes de médias et de politiques qui ont reçu de nombreuses mentions (interpellations, critiques, commentaires, félicitations, etc.). Ceci démontre à nouveau la complexification de l’espace public contemporain et l’intégration désormais fonctionnelle des réseaux socionumériques dans le système médiatique. Cette logique s’étend à l’étranger et notamment dans deux pays, les États-Unis et le Brésil, où la proposition d’utiliser la HCQ pour guérir la COVID-19 est devenue un enjeu politique de première importance, car elle a été instrumentalisée pour justifier la politique non interventionniste de Trump et de Bolsonaro avec l’argument suivant : « s’il existe un traitement efficace contre [la] COVID-19 donc il ne faut pas confiner la population et arrêter l’économie ». Évidemment, les groupes de supporteurs de Trump et de Bolsonaro se sont connectés à plusieurs reprises avec les pro-Raoult francophones, illustrant de ce fait la nature transnationale de l’espace public numérique.

Notre deuxième hypothèse était que la controverse autour de la personne de Didier Raoult et de sa proposition n’était pas simplement le résultat d’un supposé « anti-scientisme primaire », mâtiné de complotisme, d’une partie de la population qui refuserait d’accepter l’autorité scientifique. Nous avons postulé qu’il s’agissait d’une manifestation supplémentaire de la contestation profonde du paradigme moderne fondé sur les principes du libéralisme politique et économique. Notre enquête nous a permis de confirmer cette hypothèse, car les arguments mobilisés par les pro-Raoult n’ont eu de cesse de relier cette affaire au contexte politique et économique de la conjoncture historique.

En effet, les récits qui se sont affrontés à ce sujet sont assez typiques des controverses contemporaines opposant le « peuple » aux « élites ». D’un côté, ceux qui mettent en cause la validité des affirmations de Didier Raoult sont des médecins, des chercheurs et des journalistes spécialisés qui mobilisent des arguments de type scientifique et technique (notamment au niveau de la validité des protocoles des études de l’équipe de Raoult). À côté d'eux, on trouve également des politiques, des éditorialistes et des personnalités bien intégrées dans les sphères du pouvoir, qui sont soupçonnés par les pro-Raoult d’être à la solde du gouvernement français et de l’industrie pharmaceutique. Didier Raoult devient de ce fait pour certains une sorte de héros populaire en lutte contre l’establishment parisien et les milliardaires, propriétaires de l’industrie pharmaceutique et des médias, pour sauver le peuple de la pandémie. Indépendamment des faiblesses de cette argumentation, il s’agit bien d’une critique de l’économie politique du libéralisme et de ses impasses (creusement des inégalités, opacité du pouvoir, faiblesse démocratique, concentration économique) et pas simplement d’une théorie conspirationniste antiscience. À ce titre, on peut conclure de l’inefficacité relative d’une démarche qui se limiterait à vérifier les propos tenus au sein des réseaux socionumériques ( fact-checking) ou à déconstruire les théories conspirationnistes en circulation, sans mettre en cause la négation technocratique du politique dans la science ou dans l’économie (Monod, 2017).

Enfin, notre dernière hypothèse, qui découle de la précédente, était que l’arène de confrontation discursive que nous avons examinée est très loin de l’idéal type de l’espace public habermassien destiné à former un consensus par un processus de délibération démocratique fondé sur l’utilisation d’arguments rationnels. En effet, nous avons constaté plusieurs indices qui vont dans ce sens. Par exemple, dans le cas qui nous préoccupe ici, il apparaît impossible de séparer le débat scientifique sur l’efficacité de la HCQ contre la COVID-19 de celui portant sur le personnage de Didier Raoult. Ceci parce que, contrairement aux principes théoriques de la discussion rationnelle dans le cadre d’un processus délibératif, sur Twitter, il y a une confusion constante entre les arguments ad rem, portant sur les faits, et ad personam, portant sur l’auteur d’un discours sur les faits. Par ailleurs, une multitude d’acteurs se mêlent de la discussion avec leur agenda et instrumentalise les peurs et les interrogations de la population pour servir ses objectifs politiques. C’est le cas des acteurs proches du gouvernement français qui visent à justifier sa gestion de la crise, mais aussi, et surtout, des groupes qui se situent à l’extrême droite de l’échiquier politique, parfois ouvertement racistes, homophobes et antisémites, dont le rôle dans la diffusion de la désinformation et dans l’instrumentalisation d’évènements dramatiques a été démontré à plusieurs reprises par la recherche.

Ce travail de recherche a tenté de saisir les dynamiques d’une controverse politique et scientifique complexe au sein de Twitter, quelques mois seulement après que celle-ci ait atteint son pic et alors que le contexte de la pandémie de la COVID-19 marque toujours l’actualité. L’intérêt de cette démarche est qu’elle peut éclairer le débat « en train de se faire » en l’alimentant avec des éléments objectivés par la méthode scientifique. Dans le même temps, notre analyse manque de recul par rapport aux faits étudiés. De ce fait, les résultats présentés et leur interprétation doivent être maniés avec prudence. Deux autres limites de notre démarche tiennent à la méthode essentiellement quantitative mobilisée et aux caractéristiques particulières des usages de Twitter. D’ailleurs, nous avons émis des précautions épistémologiques importantes à ce sujet plus haut dans le texte. Afin de pallier ce problème, il conviendrait d’approfondir l’analyse avec la mise en œuvre d’outils d’analyse davantage qualitatifs et d'analyser d’autres supports caractérisés par des usages et des publics différents. C’est seulement ainsi qu’il serait possible d’obtenir une compréhension plus complète du phénomène étudié.