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Plus d’une fois, Jacques Henripin nous a fait réfléchir sur les grands thèmes de la démographie. Il traite aujourd’hui du « coût » des enfants, se demandant, en particulier, pourquoi les pays riches imposent aux parents une si grande part de ce fardeau, qui les appauvrit d’autant plus sûrement qu’ils sont seuls ou jeunes. Le coût des enfants et son partage entre les parents et les autres membres de la société soulèvent en effet des questions morales et politiques fondamentales. Si, comme le fait remarquer Henripin, les parents ne sont pas les seuls à profiter des enfants, quelle part des coûts les gouvernements devraient-ils assumer, et quelles formes devrait prendre leur aide ? Ce sont là des questions qui définissent les régimes démographiques et les sociétés. Nos politiques sont-elles encore trop le reliquat d’époques où il fallait réduire la fécondité en imposant aux parents le coût des enfants, et où le veuvage risquait fort de jeter ces derniers dans la misère ? Accorde-t-on trop d’importance à la pauvreté des personnes âgées et à la réduction des impôts, et trop peu au dénuement  des familles, monoparentales notamment ?

« Pour le bonheur actuel et futur de ses citoyens », écrit Henripin, le Canada « devrait d’abord s’occuper de ses enfants : de les faire naître pour commencer, et ensuite de les bien former, hors de la pauvreté » (p. 17). Il nous prévient d’emblée que « les suggestions qu’on trouvera dans ce petit ouvrage sont coûteuses, très coûteuses » (p. 20).

Henripin situe d’abord la condition des enfants dans le contexte des changement socio-démographiques. Il signale que les enfants pauvres se concentrent dans les familles monoparentales, les familles biparentales de trois enfants et plus, ou les familles dont les parents sont jeunes. Abordant ensuite les coûts directs des enfants, il cite diverses estimations, et retient la moyenne de 8000 à 9000 dollars par an par enfant, qui tient compte de l’influence du nombre d’enfants sur le niveau de vie des familles. Il ne croit donc pas que 4000 dollars par an soient le minimum nécessaire pour prendre soin d’un enfant (Battle, 1997). Il lui paraît raisonnable d’estimer le coût annuel direct d’un enfant à 8600 dollars, son coût annuel « alternatif » (le manque à gagner dont il est la cause) à 5840 dollars, et les dépenses publiques qui lui sont destinées à 7500 dollars, soit la moyenne annuelle calculée pour les âges de 0 à 18 ans (p. 71). Sur 18 ans, les coûts privés par enfant s’élèveraient ainsi à 243 000 dollars, ce qui correspond à six ans et demi de travail à temps plein. Pour trois enfants, cela équivaut à presque 20 ans de travail et revient à dire, si la famille n’a qu’un pourvoyeur, que ce dernier ne peut rien garder pour lui pendant 20 ans… ou s’invente des économies quelque part !

L’auteur s’intéresse ensuite à l’aide financière aux familles : le Canada est classé parmi les pays qui dépensent le moins à ce chapitre, et où l’aide est surtout verticale, c’est-à-dire concentrée sur les familles pauvres. Henripin note par ailleurs que le Canada tient une place « plus qu’honorable en matière de santé et d’instruction publique » (p. 87). La moindre importance accordée aux coûts directs et alternatifs des enfants relèverait-elle d’un choix politique ?

Avant de passer à des propositions précises, Henripin traite des principes qui devraient les inspirer. Ceux-ci sont fort intéressants, en particulier l’idée de baser l’impôt sur le niveau de vie plutôt que sur le revenu, ou, ce qui revient au même, d’exonérer d’impôt la partie du revenu personnel correspondant à une estimation modeste des besoins des enfants. Pour une famille de deux enfants, la proposition retenue réduirait l’impôt de 1950 dollars en moyenne. À cela s’ajouterait une allocation d’environ 4000 dollars pour les coûts directs et de 9000 dollars jusqu’à l’âge de sept ans à titre de compensation pour le temps de garde (p. 133). Au total, cette proposition engendrerait une réduction de l’impôt personnel de 7 milliards de dollars, et une compensation de 17 milliards de dollars pour les coûts directs et de 14 milliards de dollars pour les coûts alternatifs (p. 134). Eu égard aux dépenses totales de l’État, de 250 milliards de dollars en 1995, c’est en effet très cher : une augmentation de 15 pour cent.

Henripin ne propose pas de plan B. Pourquoi ne pas commencer par la prestation fiscale pour enfants ? En 2001, une famille ayant un revenu inférieur à 32 000 dollars recevait 2400 dollars pour un deuxième enfant de moins de sept ans. Cette mesure ouvre sur un système de revenu garanti dont bénéficie déjà la population de 65 ans et plus. Il faudrait hausser cette allocation, probablement à 4000 dollars par enfant pour les familles pauvres (estimation du coût direct minimum), et la faire décroître plus progressivement qu’aujourd’hui, pour accorder un montant au moins symbolique aux familles aisées afin qu’elles ne soient pas sur le même pied que les familles sans enfants. Cette somme remplacerait l’allocation pour coûts directs et la réduction d’impôt. Celle-ci a l’inconvénient de ne pouvoir profiter aux personnes qui ne paient pas d’impôt.

En ce qui concerne le manque à gagner, je suis d’accord avec Henripin que les familles qui n’utilisent pas le réseau public de garderies devraient recevoir une compensation, comme en Norvège. Contrairement à lui, je crois qu’il faut augmenter les subventions aux garderies, mais je reconnais qu’il ne faut pas se contenter de cette solution chère aux féministes, qui n’intéresse pas nécessairement toutes les femmes. Nombreuses sont celles qui aimeraient qu’on les fasse bénéficier de plus longs congés et autres avantages plutôt que de tout consacrer aux garderies. Il faut aussi songer aux façons de faire partager certains coûts aux hommes (par les congés parentaux par exemple). Par ailleurs, l’État devrait promouvoir la famille « moderne », en partant du point de vue que les adultes ne doivent normalement pas être dépendants et sont a priori des travailleurs qui veulent avoir des enfants.

Ce petit livre présente bien d’autres suggestions, sur la souplesse des régimes de travail, les écoles et la santé, les pensions parentales, les régimes conjugaux, et même l’urbanisme, le transport en commun, la télévision et les symboles. L’exemple de deux hommes ayant le même parcours de carrière et perdant leur femme à la retraite illustre éloquemment la nécessité de repenser un héritage de mesures conçues surtout pour protéger l’épouse et les enfants en cas de décès du pourvoyeur. Le premier n’a pas d’enfant et sa femme a toujours travaillé : il reçoit d’elle une pension de réversion confortable; l’autre a élevé trois enfants et sa femme n’a travaillé que de façon irrégulière : la rente léguée est négligeable (p. 152). Cet exemple montre aussi à quel point nos pensions et autres avantages sociaux reposent sur le travail rémunéré plutôt que sur le travail reproductif.