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Dans un article publié en 2006, Coleman dresse un portrait de la dynamique démographique de plusieurs pays européens et montre que les rapides changements de la composition ethnique de la population résultant de l’immigration mèneraient à la minorisation de la population d’origine s’ils devaient se poursuivre à moyen terme. Ce constat ne diffère pas, en théorie, de celui posé par d’autres démographes s’étant intéressés à la dynamique de régimes démographiques où sous-fécondité et immigration entrent en interaction (Espenshade, 1986 ; Espenshade, Bouvier et Arthur, 1982 ; Mitra, 1983) et, comme le note Coleman, il n’est pas difficile à démontrer empiriquement. Mais son propos va plus loin et il suggère que cette nouvelle dynamique s’apparente à une nouvelle transition démographique, car le recours à une forte immigration de plus en plus distincte de la population d’accueil par ses caractéristiques ethnoculturelles (apparence, culture, langue et religion) pour combler une fécondité déficitaire modifiera la composition des populations nationales et leur identité culturelle.

Il semble incontestable que cette « troisième transition démographique », selon les termes de Coleman, modifiera la composition des populations d’accueil en ce qui a trait à son apparence ou les religions qui y sont pratiquées. Les récentes projections de Statistique Canada (2010) sur la diversité ethnique en sont une illustration convaincante pour le Canada et ses régions métropolitaines. On peut néanmoins se questionner sur la pérennité des changements qui découlent de ce processus démographique en ce qui concerne d’autres traits culturels, comme la composition linguistique de la population par exemple, du moins en ce qui concerne les pays où une seule langue domine. Aux États-Unis, toutes les langues étrangères, y compris l’espagnol, dont les effectifs de locuteurs sont pourtant en forte croissance à cause de l’importante immigration de Latino-Américains, subsistent rarement comme langue d’usage principal au-delà de la seconde génération (Waters et Jiménez, 2005). Les États-Unis demeurent, comme toujours, un cimetière des langues allochtones (Rumbaut, Massey et Bean, 2006).

Dans les pays (ou régions) où cohabitent plusieurs langues, la situation peut être différente. Certes, sous une perspective générationnelle la persistance des langues allochtones n’y sera probablement pas significativement plus longue que dans les pays (ou régions) unilingues, mais la langue qu’adopteront ces allophones en s’intégrant à leur nouvelle communauté (langue d’usage public, langue de travail) et la langue qu’ils choisiront d’apprendre à leurs enfants aura d’importantes conséquences sur l’équilibre linguistique préexistant dans la société d’accueil (Bélanger, Sabourin et Lachapelle, 2011). Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que tous les articles qui composent ce numéro spécial des Cahiers sur la mesure et les déterminants des transitions linguistiques s’intéressent à des régions où deux langues sont en contact et en compétition. Les deux premiers articles s’intéressent à la situation des langues vernaculaires dans les Communautés autonomes espagnoles, les autres articles sont consacrés à la situation canadienne et surtout québécoise.

L’article de Jiménez-Salcedo nous apparaît extrêmement intéressant pour les Canadiens qui s’intéressent aux questions de dynamique linguistique, bien qu’il porte sur des enquêtes catalanes. L’auteur, manifestement très familier avec la situation canadienne, ne manque jamais de faire le lien entre les concepts utilisés en Catalogne et ceux utilisés au Canada. Il offre aussi un excellent résumé du contexte sociopolitique et de la politique linguistique catalane. Deux lois à portée linguistique, inspirée « des combats du français au Québec », ont été adoptées respectivement en 1983 et 1998 avec l’objectif d’assurer la survie de la langue qui, contrairement au français au Canada, n’a pas de reconnaissance officielle sur l’ensemble du territoire espagnol, où seule la langue espagnole possède ce statut. De plus, le catalan n’a pas, même en Catalogne, un poids démographique aussi important que le français au Québec. Pour s’en convaincre, bien que les concepts soient légèrement différents, on peut comparer la proportion de 32 % ayant le catalan comme langue initiale en Catalogne au 88 % ayant le français comme langue maternelle au Québec. Malgré cela, la Communauté catalane dispose de certains pouvoirs législatifs favorables à la défense de sa langue minoritaire sur le territoire espagnol que le Québec n’a pas : l’école publique catalane est monolingue et ne reconnaît aucun droit de scolarisation en espagnol.

Contrairement à Statistique Canada, son équivalent espagnol, l’Institut national de la statistique (INE), ne s’est jamais penché sur la question de l’usage des différentes langues à l’échelle du pays. Ce sont les agences statistiques des différentes Communautés autonomes qui s’occupent d’évaluer la vitalité des langues vernaculaires. Cela a pour conséquence de rendre difficiles les comparaisons entre les différentes régions, mais l’avantage d’offrir une plus grande flexibilité à l’agence statistique régionale, lui permettant de développer des concepts utiles à l’élaboration de politiques linguistiques appropriées et à leur suivi. À ce sujet, l’article de Jiménez-Salcedo présente plusieurs de ces concepts – concepts qui pourraient être utiles pour l’analyse de la situation linguistique québécoise – et décrit de façon précise les instruments de mesure développés en Catalogne, en particulier l’Enquête sur les usages linguistiques. À nos concepts de connaissance des langues officielles, de langue maternelle, de langue parlée à la maison ou au travail (le plus souvent ou régulièrement), l’enquête catalane préfère les concepts de langue initiale, de langue d’identification et de langue habituelle. Le concept de langue initiale correspond assez étroitement à notre concept de langue maternelle, mais les deux autres se distinguent des concepts habituellement utilisés au Canada. La langue d’identification correspond à celle que le répondant considère sa « vraie » langue et se rapproche donc plus du concept d’identité culturelle que tentait de mesurer la question sur l’origine ethnique des recensements canadiens du passé[1]. Quant à la langue habituelle, elle correspond à la langue courante de communication du répondant, celle dont il se sert le plus souvent. Il s’agit d’une façon efficace de mesurer la langue d’usage, bien au-delà de la langue parlée à la maison, et en ce sens, la langue habituelle constitue un indicateur composite formé des langues d’usages public et privé[2]. Il est intéressant de constater que les proportions de répondants affirmant s’identifier au catalan ou ayant le catalan comme langue habituelle sont plus élevées que celle des répondants disant avoir cette langue comme langue initiale. On peut probablement associer ce constat à l’importance qu’exerce le milieu scolaire sur la vitalité du catalan. Par exemple, dans un tableau présentant l’usage des différentes langues selon le domaine d’usage, on constate que le catalan est moins souvent utilisé que l’espagnol dans toutes les situations, que ce soit dans le domaine public (au travail, dans les commerces, ou avec les amis) ou privé (au foyer), sauf pour les étudiants entre eux. La vitalité du catalan apparaît aussi dans les statistiques montrant un usage plus important de cette langue lorsqu’une personne s’adresse à un enfant par rapport à un parent ou à un grand-parent. Selon l’auteur, ce « choix de transmission en faveur du catalan laisse présager une tendance générale qui devrait amener à une augmentation du pourcentage du catalan comme langue première des foyers », une situation qui contraste avec celle du Québec où les projections de la langue d’usage à la maison (Termote, 2008 et 2011) montrent plutôt un déclin du français. Néanmoins, on peut remarquer que l’espagnol est privilégié au détriment du catalan dans les foyers qui au Canada recevraient le qualificatif d’allophones.

Malgré la difficulté causée par l’absence de comparabilité parfaite entre les données démolinguistiques des enquêtes réalisées dans les différentes Communautés autonomes espagnoles, Valdès et Tourbeaux s’attaquent à l’analyse de l’évolution de la transmission du basque, du catalan et du galicien et des facteurs qui favorisent cette transmission. En ce sens, il complète l’article précédent. Les résultats montrent que la compréhension des langues régionales augmente au sein des Communautés autonomes basque et catalane et, comme le fait Jiménez-Salcedo, Valdès et Tourbeaux attribuent ce phénomène à l’enseignement obligatoire de ces langues dans les écoles publiques. Cela est d’autant plus évident que la connaissance de ces langues augmente aussi pour les non-natifs, même au Pays basque, et malgré les difficultés de la langue basque. L’article se termine par une apologie de l’institution scolaire comme outil étatique d’intégration culturelle des populations immigrantes, appelées à croître fortement dans un contexte de vieillissement démographique. Cette apologie tranche avec les débats souvent enflammés que suscite au Québec et au Canada la question de l’obligation faite à une majorité d’immigrants allophones d’envoyer leurs enfants dans les écoles françaises.

L’article de Jean-François Lepage de Statistique Canada est de nature plus méthodologique. L’auteur cherche à mesurer avec une précision inédite l’importance de l’oubli de la langue maternelle et son impact sur l’estimation des transferts linguistiques. Aux recensements canadiens, la question sur la langue maternelle est formulée de telle sorte qu’elle comporte implicitement une partie des transferts linguistiques effectués au cours de la vie puisqu’elle stipule que la première langue apprise dans l’enfance doit toujours être comprise par le répondant[3].

En jumelant les données de quatre cycles de l’Enquête sociale générale dont la question sur la langue maternelle est posée en deux volets[4], l’auteur parvient à estimer plus précisément que Lachapelle (1987, 1991) l’ampleur du phénomène pour différents sous-groupes de population. Il montre que l’oubli de la langue maternelle est pratiquement inexistant pour la population de langue anglaise et que l’importance de cette population au Canada tend à masquer l’ampleur du phénomène pour les autres groupes linguistiques, surtout lorsque ceux-ci sont fortement minoritaires sur un territoire. Par exemple, l’oubli du français comme langue maternelle demeure négligeable pour les francophones du Québec, de l’Ontario et du Nouveau-Brunswick où ils sont relativement nombreux[5], mais atteint 10 % des francophones des autres provinces. Il est à noter que cette dernière estimation est deux fois plus élevée que celle obtenue par Lachapelle à partir de la seule enquête de 1985, et qu’elle atteint l’estimation maximale obtenue à partir de l’enquête de 1986. L’analyse montre aussi que le phénomène de l’oubli de la langue maternelle est corrélé à la concentration des locuteurs sur un territoire. Comme l’analyse de Lepage porte sur les enquêtes de 2001 à 2006, on peut penser que le phénomène de l’oubli de la langue maternelle pourrait être en recrudescence dans les provinces où le français, déjà marginal, perd du terrain parmi les jeunes générations. Contrairement à la province de résidence, l’âge ou le niveau d’éducation n’apparaissent pas comme des variables ayant un effet sur l’oubli de la langue maternelle pour les francophones.

En ce qui concerne les allophones, l’oubli de la langue maternelle croît légèrement avec l’âge, et est moins important au Québec et en Ontario que dans les autres provinces, mais il n’est pas, là non plus, corrélé avec le niveau d’éducation. C’est surtout la génération qui importe, l’oubli étant rare chez les immigrants, mais plus fréquent pour leurs enfants nés au Canada (8 %). On notera que l’oubli de la langue maternelle est plus important pour les francophones des provinces autres que le Québec, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick que pour les allophones de seconde génération, ce qui pourrait être une nouvelle indication de la grande fragilité du français dans ces provinces malgré son statut de langue officielle au Canada.

À partir de ces estimations de l’oubli de la langue maternelle, Lepage calcule des taux de transferts linguistiques corrigés et montre que ceux-ci sont sous-estimés d’un peu plus de trois points de pourcentage pour les francophones des provinces autres que le Québec, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick et d’un peu plus de deux points de pourcentage pour les allophones de seconde génération au Canada.

Alors que Lepage s’intéresse à la mesure des substitutions linguistiques au cours de la vie (intragénérationnelles), Bouchard-Coulombe ainsi que Bélanger et collab. analysent les déterminants des substitutions linguistiques intergénérationnelles. L’article de Bouchard-Coulombe a pour population cible les familles parentales formées de couples exogames, soit celles formées de deux parents de langues maternelles différentes, y compris celles formées d’un parent francophone et d’un parent anglophone. Ces dernières représentent 43 % de la population à l’étude. Bélanger et collab. s’intéressent plutôt à la transmission d’une des deux langues officielles dans les familles, endogames ou exogames, où au moins l’un des parents est allophone. Leur analyse exclut les familles, même exogames, dont les deux parents parlent l’une des langues officielles.

Le nombre de familles avec enfants où les deux parents n’ont pas la même langue maternelle augmente au Québec, conjointement avec l’immigration et sa diversification. La proportion d’enfants nés dans ces familles exogames a presque doublé depuis 1971, et atteint 9 % en 2006. L’article de Bouchard-Coulombe s’intéresse à ce phénomène et mesure la propension des couples d’union exogame à transmettre l’une ou l’autre ou plusieurs langues comme langue maternelle à leurs enfants. De plus, l’article cherche à identifier les déterminants sociodémographiques du choix exercé entre le français et l’anglais par ces parents.

Un premier résultat intéressant, et peu attendu, est que même parmi ces familles en théorie plurilingues, une faible proportion d’enfants, 8 % au total, ont plus d’une langue maternelle. Moins étonnant par contre, les familles déclarant plus d’une langue maternelle pour leurs enfants sont celles qui comptent au moins un parent francophone. Encore moins surprenant, mais il est utile de le mesurer, dans les couples formés d’un parent de langue officielle et d’un parent de langue tierce, l’anglais apparaît plus attrayant que le français. Ainsi, 83 % des couples formés d’un parent anglophone et d’un parent allophone transmettent uniquement l’anglais à leur enfant, et 5 % uniquement le français. La réciproque est de 75 % de transmission unique du français dans les familles où un parent francophone est uni à un parent allophone, mais surtout la propension à transmettre l’autre langue officielle (l’anglais) atteint 9 %, presque le double de ce qui est observé dans les couples anglais/autre. On peut expliquer cette propension par le fait que l’anglais est souvent la langue commune dans le foyer des couples formés d’un parent francophone et d’un parent allophone, et devient donc naturellement la langue d’usage qui sera transmise aux enfants, parfois avec une autre langue, le pourcentage de réponse multiple étant aussi près de deux fois plus élevé que pour les couples anglais-autre.

Au moyen d’un modèle de régression logistique, Bouchard-Coulombe cherche à identifier les déterminants du choix entre le français et l’anglais comme langue maternelle transmise aux enfants. Les résultats montrent la prépondérance de la langue de la mère par rapport à celle du père, l’importance du lieu de résidence (par rapport à l’éloignement de Montréal), du lieu de naissance des enfants et du statut de génération des parents. L’anglais est très souvent transmis comme langue maternelle dans les familles où les enfants sont nés ailleurs au Canada ou dans un pays non francotrope, ce qui n’est guère étonnant. Par contre, les familles composées d’un père non immigrant (2e génération ou plus) et d’une mère née au Canada de parents immigrants (2e génération) transmettent aussi l’anglais comme langue maternelle dans de très fortes proportions, alors que le français est plus souvent transmis comme langue maternelle aux enfants de couples formés de deux parents immigrants qu’aux enfants de couples formés d’un père non immigrant et d’une mère de 3e génération, deux résultats plus surprenants.

Un modèle de régression logistique comparable est utilisé par Bélanger et collab. pour étudier les déterminants des choix linguistiques faits par les familles où au moins l’un des parents est allophone. Les facteurs démographiques (type d’exogamie, âge à la migration) et ethnoculturels (natif/non natif, originaire d’un pays francotrope ou non) sont également mis de l’avant comme facteurs explicatifs, mais à ceux-ci sont ajoutés des facteurs socioéconomiques (niveau d’éducation de la mère, niveau de compétence du père). L’analyse met aussi beaucoup plus l’accent sur l’impact des politiques linguistiques, notamment de la Charte de la langue française (Loi 101) comme source d’explication des choix. Outre l’effet incontestable de la Charte, l’étude montre combien est importante la sélection d’immigrants francotropes si le Québec souhaite favoriser une intégration des nouveaux arrivants en français. L’anglais demeure cependant toujours attirant pour les allophones s’établissant au Québec, en particulier chez les plus éduqués et les classes socioprofessionnelles plus élevées.