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Introduction

Derrière l’image d’une élite mobile européenne coexistent différentes réalités sociales. Dans cet article, nous nous intéressons au monde des migrations « qualifiées », en particulier aux jeunes qui ont connu une expérience de mobilité « organisée » durant leurs études, en nous focalisant sur les différences liées aux déplacements effectués d’un bout à l’autre de l’échelle géographique et sociale, et plus précisément du sud au nord et l’Europe. Grâce aux agences nationales et aux services des relations internationales des universités qui enregistrent l’ensemble des « entrants » et des « sortants » systématiquement chaque année depuis la création du programme Erasmus (1987)[1], il est possible de suivre les évolutions et l’orientation des flux étudiants. Cependant, une fois rentrés dans leur institution d’origine et diplômés, les Erasmus ne sont plus repérables statistiquement. S’ils décident de retourner dans le pays d’accueil ou de poursuivre des études dans un autre pays par exemple, ils rentrent dans la population des étudiants étrangers des universités, qui regroupe une très grande diversité de situations. S’ils choisissent d’y travailler, les difficultés de la mesure s’accroissent.

La mobilité étudiante spontanée concerne les inscrits de l’enseignement supérieur ou les diplômés qui choisissent « individuellement » de s’inscrire dans un établissement d’enseignement supérieur qui ne se situe pas dans le pays où ils ont préalablement obtenu leurs diplômes, sans conventions intergouvernementales ou support institutionnel financier. La plupart des études faites dans la seconde moitié du 20e siècle sur la mobilité spontanée se sont basées sur les statistiques des étudiants étrangers. Ce qui implique de les considérer comme nécessairement mobiles et par conséquent de surestimer la mobilité étudiante. Il importe donc, comme l’ont souligné Jallade, Gordon et Lebeau (1996), de faire une distinction entre les « étudiants étrangers résidants » et les « étudiants étrangers mobiles ». L’enquête que ces auteurs ont rendue publique en 1996 montre alors que 73 % des étudiants étrangers résidant dans un des pays de l’Union européenne peuvent être effectivement considérés comme « mobiles ». À l’intérieur de ce groupe, peuvent être également différenciés les « étudiants nouveaux entrants » et les « doctorants », plus communément nommés en Europe postgraduate students. Nous retiendrons seulement ici que cette mobilité échappe à toute institutionnalisation ou structuration de la part des autorités ou des établissements d’enseignement supérieur. La mobilité spontanée a aussi une plus longue histoire que celle que nous avons choisi d’analyser.

La mobilité étudiante « organisée » ou « institutionnalisée » peut être définie comme une mobilité en cours d’études, incluant celle offerte par les programmes communautaires. Les échanges universitaires internationaux s’opèrent entre des organisations ayant des relations encadrées par des contrats (de recherche bien souvent), et incluent une certaine réciprocité, même si elle est parfois différée. Nous nous intéresserons ici uniquement à la mobilité intra-européenne des étudiants, mais il existe aussi des programmes d’échanges avec des pays non européens comme le Canada ou les États-Unis. Cette mobilité peut être décrite comme « à court terme » car, contrairement à la mobilité spontanée qui englobe les étudiants ayant choisi de faire un cursus entier à l’étranger conduisant à un diplôme, la mobilité organisée se déroule sur une période ne pouvant excéder 9 mois et incluse dans le cursus du pays d’origine. Pour ce type de mobilité, les statistiques des instances communautaires ne nous permettent pas non plus de connaître les parcours migratoires, ni d’analyser avec précision les origines sociales et les trajectoires scolaires et professionnelles. C’est pourquoi nous avons élaboré un questionnaire et interrogé les étudiants « sortants » de trois universités, qui avaient participé au programme Erasmus en 2004-2005 et qui étaient revenus dans leur institution d’origine. Nous avons ainsi pu demander à ceux qui le souhaitaient de laisser leurs coordonnées pour être recontactés quelques années après leur séjour à l’étranger (voir encadré sur la méthodologie employée).

L’offre de programmes d’échanges (pensés à la fin des années 1970) et de participants n’a cessé de croître quantitativement en Europe et les études s’y intéressant se sont multipliées depuis la fin des années 1990, laissant de plus en plus dans l’ombre la mobilité dite « spontanée ». Comme nous le rappelle justement Valérie Erlich, dans un état des savoirs sur la mobilité étudiante paru récemment, les « Erasmus », en France par exemple, ne regroupent qu’une petite partie des étudiants migrants (Erlich, 2012), même si les politiques sélectives et restrictives de plus en plus prégnantes dans la logique d’un enseignement supérieur européen concurrentiel ont conduit à une augmentation de la part des Européens dans les flux d’étudiants étrangers entrant à l’université française (de 25 % à 42 % entre 1986 et 1993). Ceux-ci sont ainsi devenus numériquement plus importants que les étudiants africains (Borgogno, Vollenweider-Andresen et Simon, 1996 : 7). La France a fait le pari d’une politique de sélection des étudiants internationaux basée sur un renforcement de la mobilité encadrée et sur un verrouillage, par la politique des visas, pour les « extra-communautaires » (Terrier, 2009 : 254-255).

Dans cet article, après un état des lieux des recherches qui s’intéressent à la mobilité étudiante géographique, à ses différents aspects et à son impact sur les parcours des diplômés, nous analyserons les trajectoires d’insertion professionnelle d’une cinquantaine d’Erasmus italiens, français et anglais des universités de Provence, de Bristol et de Turin, interrogés par entretiens, 4 à 5 ans après leur séjour d’études à l’étranger. Ce faisant, nous pointerons un certain nombre de limites tant méthodologiques que conceptuelles auxquelles se heurtent les analyses sur les mobilités des travailleurs qualifiés. Nous soulignerons également que la mobilité géographique intra-européenne est aujourd’hui de plus en plus utilisée à des fins de mobilité sociale, lorsque l’on se déplace du sud vers le nord de l’Europe.

Nous posons ici l’hypothèse que la mobilité institutionnalisée étudiante accompagne et influence les changements des sphères scolaire et du travail, les évolutions qui poussent à l’individualisation et à la personnalisation des parcours individuels, en lien avec les exigences de flexibilité, de mobilité et d’adaptabilité (Castel, 2009). La multiplication des déplacements géographiques dans des phases de transition entre la formation et l’emploi ne créerait-elle pas des situations de plus en plus labiles ? Ne participerait-elle pas à une nouvelle injonction ou une nouvelle norme sociale qui consiste, face aux incertitudes, à différer un certain nombre de choix, à circuler, à bifurquer, à rechercher des équilibres plus ou moins aléatoires, dans un monde du travail « de-standardisé » ? (Beck, 2003).

Étudier la mobilité étudiante et ses conséquences

La mobilité géographique en Europe, en tant qu’instrument au service de l’emploi et de la compétitivité européenne, est au coeur des préoccupations des États membres. C’est pourquoi, ces dernières décennies, les dispositifs et les programmes qui visent à faciliter et à encadrer la mobilité des étudiants et des travailleurs se sont multipliés. À moins qu’il ne s’agisse de cursus intégrés[2], l’étudiant inscrit dans un programme d’échange obtient le diplôme de son université d’origine, et non celui de son université d’accueil. Il est ainsi attendu qu’à l’issue de son séjour, l’étudiant Erasmus retourne dans son pays. Mais qu’en est-il une fois le diplôme obtenu ? Ce type de mobilité n’engendrerait-il pas d’autres types de mobilité ? Plus généralement, en quoi les usages sociaux de la mobilité étudiante institutionnalisée ont-ils un impact sur les parcours personnels et d’insertion professionnelle de ces jeunes ?

Un champ d’études en plein essor

Accompagnant la multiplication des programmes de mobilités dans l’enseignement supérieur, le nombre de recherches sur la mobilité des étudiants est allé grandissant ces dernières années. Plusieurs thèses ont été soutenues sur le sujet depuis la fin des années 1990 en France (Ballatore, 2010 ; Federico, 2002 ; Garneau, 2006 ; Lerot, 1999 ; Papatsiba, 2001). Des études réalisées ou commanditées par la Commission européenne, essentiellement statistiques, ont aussi orienté les termes du débat[3]. Les principales recherches comparatives et quantitatives consacrées à la mobilité étudiante institutionnalisée par les programmes d’échanges européens se sont concentrées sur l’augmentation et l’orientation des flux, le profil et les caractéristiques sociales de cette population (Cammelli, 2001 ; Jallade, Gordon et Lebeau, 1996 ; Maiworm et Teichler, 1997 ; Pichon, Comte et Poulard, 2002)[4].

Malgré la multiplication des dispositifs soutenant la mobilité étudiante, elle ne concerne toujours qu’une minorité. Moins de 3 % de l’ensemble des inscrits dans des établissements d’enseignement supérieur européens participent au programme Erasmus. Ce public apparaît globalement comme disposant de sérieuses ressources et atouts sociaux. Les résultats de notre enquête montrent ainsi une surreprésentation significative des catégories sociales favorisées parmi les étudiants Erasmus, et ce de façon d’autant plus nette qu’elle concerne des disciplines où les langues ne font pas partie des enseignements obligatoires (Ballatore, 2010). De plus, les Erasmus inscrits dans des filières universitaires non sélectives ont, en moyenne, un parcours scolaire rapide et des compétences migratoires solides résultantes d’un passé migratoire riche (Ballatore, 2006). Plusieurs recherches s’intéressent aussi au vécu, à l’expérience de ces étudiants à l’étranger et à leurs réseaux sociaux d’amitié (Agulhon et Xavier de Brito, 2009 ; Federico, 2002 ; Murphy-Lejeune, 2001 ; Papatsiba, 2001).

Une mobilité qui engendre d’autres mobilités ?

Dans beaucoup d’études sur la mobilité étudiante, ce qui reste lacunaire néanmoins, c’est bien une analyse, dans les différents pays, des modalités d’insertion des diplômés mobiles sur le marché du travail. Les données existantes reposent, le plus souvent, sur des estimations à partir de questions d’opinion posées aux étudiants aussitôt leur séjour achevé. Les recherches qui s’intéressent à l’impact des séjours d’études sur le devenir des étudiants et des diplômés constatent en général que les étudiants qui ont vécu la mobilité institutionnalisée s’insèrent plus aisément et occupent plus souvent des postes à responsabilité que leurs confrères sédentaires (Maiworm et Teichler, 1996 ; Messer et Wolter, 2005 ; Opper, Teichler et Carlson, 1990). Mais est-ce que ce sont le séjour à l’étranger, les caractéristiques sociales et scolaires de cette population ou les deux qui rendent l’insertion de ces jeunes sur le marché du travail plus aisée ?

En France, Priscille di Vito et Anne-Laure Pichon se sont également intéressées à l’insertion professionnelle d’étudiants Erasmus français ayant effectué des études à l’étranger. Elles constatent, quant à elles, qu’un séjour d’études de courte durée n’a pas de conséquences significatives sur la carrière (Di Vito et Pichon, 2003). En revanche, le projet Valera montre que les programmes Erasmus placent visiblement les étudiants dans des positions professionnelles plus « européennes », que leur accès à l’emploi est plus facile et que leur mobilité est plus internationale, même si plusieurs auteurs constatent que la valeur professionnelle d’une période temporaire d’études à l’étranger a nettement diminué au cours des années (Bracht et collab., 2006 ; Schomburg et Teichler, 2008). D’après Manuel Souto-Otero (2008b), en Espagne, un séjour Erasmus n’aurait pas d’effet significatif sur les gains salariaux ou les emplois, mais serait en revanche efficace en terme d’insertion sur le marché du travail.

Dans la plupart de ces études, il n’existe cependant pas de prise en compte systématique des disciplines, des institutions d’appartenance, des destinations, du genre et des origines sociales des diplômés Erasmus et de leurs influences en termes d’insertion et d’orientation professionnelle. Or les institutions les plus ouvertes à l’international sont souvent les plus sélectives : en France il s’agit des grandes écoles, des écoles d’ingénieurs et de commerce. En Angleterre ce sont les anciennes universités qui participent le plus aux échanges universitaires (Sussex Center for Migration Research and Center for Applied Population Research, 2004). En Italie, elles se situent majoritairement au Nord (Ballatore, 2010 ; Cammelli, 2001). Les inégalités de prestige entre établissements et plus largement entre aires culturelles affectent aussi, pour une part, la morphologie sociale d’une population étudiante Erasmus d’origine sociale, en moyenne, élevée, dont le parcours scolaire est souvent rapide. Nous ne pouvons donc ignorer les caractéristiques sociales, nationales et scolaires préalables des étudiants en mobilité pour traiter de l’insertion professionnelle des étudiants mobiles. Il est également difficile de ne pas prendre en considération les filières et les appartenances disciplinaires. Même si les deux tiers des interviewés de l’étude de Susan Opper, Ulrich Teichler et Jerry Carlson ont estimé que la période d’études à l’étranger leur avait été profitable pour trouver leur premier emploi (Opper, Teichler et Carlson, 1990), l’étude de l’IZA (Institute for the Study of Labor) conclut que les avantages dont disposent (sur le marché du travail en terme de salaires et de statuts) les diplômés ayant fait un séjour d’études dans une autre université sont à relier, non pas à l’expérience en dehors de leur institution d’origine, mais aux caractéristiques scolaires et sociales de ces étudiants (Messer et Wolter, 2005). Comme le soulignent également de nombreux professeurs responsables universitaires des relations internationales rencontrés, une grande part des étudiants Erasmus est constituée par les « meilleurs étudiants » de ces départements, même si la rupture avec la monotonie d’un quotidien qui n’offre plus suffisamment d’imprévu comme la compétitivité prégnante qui rend parfois la vie étudiante austère poussent aussi des étudiants moins « brillants » scolairement à s’expatrier (Ballatore, 2010). En outre, des prédispositions à la mobilité et des contextes socioéconomiques variables jouent un rôle, au moins indirect, dans un processus d’apprentissage de l’international, influençant à divers degrés la mobilité professionnelle des Erasmus au cours de leur vie (Wagner, 1998).

Perspectives d’emploi au sortir des études : de fortes inégalités en Europe

En conséquence, les diplômés Erasmus ne se trouvent pas tous devant la même nécessité de s’assurer contre les risques du chômage ou du déclassement par le déplacement géographique. Leurs perspectives d’emploi, au sortir du système universitaire, sont extrêmement sensibles à l’état général des segments des marchés nationaux du travail et des filières d’études. Les indicateurs généraux de comparaison internationale de l’état des segments des marchés du travail semblent placer la France dans une situation intermédiaire, entre un sud de l’Europe où les jeunes diplômés subissent au premier plan les mutations du monde du travail et un monde anglo-saxon où les jeunes qualifiés du supérieur continuent d’entrer sur le marché du travail assez jeunes et sans trop de difficultés (EUROSTAT, 2005 ; Organisation de coopération et de développement économiques [OCDE], 1999 et 2000).

En Italie, où les jeunes diplômés attendent longtemps avant d’entrer sur le marché du travail, exercer une activité à l’étranger peut être un moyen de devenir plus compétitif dans un univers des possibles restreint. Stefani Scherer (2005) souligne ainsi que l’entrée sur le marché du travail italien prend un temps exceptionnellement long (« labour market entry take an exceptionally long time in Italy »). Ce contexte permet de comprendre ce qui accompagne les choix des étudiants et qu’un regard « psychologisant » tend à faire oublier. Depuis l’ouvrage de Marzio Barbagli, beaucoup d’études sont allées dans le sens d’une carence de l’offre de travail qualifié (Barbagli, 1974 ; Jobert, 1995). Selon une étude conduite plus récemment par la chambre de commerce du ministère de travail italien dans laquelle 89 776 entreprises ont été consultées, reprise par Roberto Moscati et Michele Rostan (2000), la demande de diplômés est particulièrement basse et le degré d’absorption des travailleurs hautement qualifiés apparaît limité, surtout dans les petites et moyennes entreprises qui constituent l’élément essentiel du système de production italien. Cette thèse s’illustre par les difficultés d’insertion sur le marché du travail des jeunes diplômés entre 20 et 34 ans, qui connaissent souvent de longues périodes de chômage ou la précarité.

En outre, les auteurs du rapport annuel 2005 de l’institut national de statistiques italien (Istituto nazionale di statistica [ISTAT], 2006) soulignent que l’Italie utilise « inefficacement » les apprentissages scolaires dans le processus productif, reproduisant ainsi une inadéquation entre système de formation et offre de travail. Walter Muller et Yossi Shavit classent l’Italie parmi les pays dont le lien entre système éducatif et marché du travail est faible et dont l’emploi non salarié reste important (Muller et Shavit, 1998). Le phénomène de surqualification par rapport aux métiers exercés concerne majoritairement des jeunes (moins de 40 ans). Afin de comprendre les analyses sur la surqualification des diplômés, un point méthodologique sur sa mesure semble indispensable. Pour déterminer la surqualification, certains considèrent tout d’abord la formation qu’exige un type particulier de travail. Bien des chercheurs utilisent des techniques d’auto-évaluation, c’est donc au travailleur de juger s’il (ou elle) se considère comme surqualifié(e). Des méthodes « objectives », qui se servent en général de critères d’analyse de l’emploi, sont aussi parfois utilisées. Il est aisé de voir les problèmes liés aux auto-évaluations, étant données les difficultés que peuvent avoir les travailleurs à identifier les exigences en matière de compétences professionnelles de leurs postes. Des penchants différents entre les individus et groupes sociaux — le « victimisme » ou l’ « l’héroïsme », l’insatisfaction permanente ou la satisfaction bienséante — s’ajoutent à ces difficultés. Pour ce qui est des méthodes « externes », il est difficile d’occulter le fait que toutes les positions de « manager » ne sont pas égales. L’incidence de la surqualification peut aussi varier grandement du premier emploi aux emplois successifs, puisque les exigences en matière de qualification pour des professions particulières changent dans le temps et dans l’espace.

En Italie, d’après l’ISTAT (2006), l’offre de travail d’encadrement tend à accorder un poids important aux connaissances informelles (conoscenza informale) et au training on the job, ce qui exclut les jeunes en début de carrière. De manière générale, le risque d’être surdiplômé par rapport au futur métier exercé est plus important pour les diplômés des filières universitaires générales (laureati) que pour les diplômés du secondaire supérieur, et il est nettement plus faible pour ceux possédant une qualification professionnelle. Le phénomène s’accentue aussi en allant du nord vers le sud de l’Italie. Le taux de chômage des laureati italiens entre 20 et 29 ans est d’environ 24 %, de loin le pourcentage le plus important parmi les 25 pays de l’Union européenne. Au Royaume-Uni, contrairement à ce qui se passe en Italie, le taux d’activité des jeunes augmente avec le niveau de qualification, et la relation est encore plus marquée pour les femmes que pour les hommes. L’expatriation et l’émigration d’une partie des plus jeunes diplômés italiens pourraient alors être pour eux une solution momentanée (ou durable) aux difficultés rencontrées par les diplômés et les femmes sur le marché du travail italien, car les auteurs du rapport de l’ISTAT notent qu’en Italie la laurea réduit la probabilité d’être au chômage seulement après 30 ans.

Les jeunes diplômés des universités britanniques rentrent beaucoup plus précocement que la moyenne européenne sur le marché du travail. Poursuivre des études au-delà du bachelor’s degree n’a rien de systématique et les facultés doivent recruter à l’étranger des candidats aux métiers de la recherche. Pouvoir entreprendre un doctorat et faire carrière au sein de l’université et de la recherche varie donc grandement d’un pays à l’autre. Des trois pays étudiés, c’est de loin le marché universitaire britannique le plus ouvert et l’italien le plus exclusif. C’est pourquoi dans certains laboratoires des universités britanniques, comme celui de Mr Cheney, on compte presque un doctorant sur deux de nationalité étrangère. Mr Cheney, explique ainsi que le nombre de places offertes et leur facilité d’accès incitent les étudiants Erasmus à revenir pour un doctorat :

Il y a de très bons étudiants [Erasmus], et certains d’entre eux reviennent ici après, pour faire un doctorat ou quelque chose comme ça…
— Souvent…
— Oui, je veux dire, l’école de chimie est très internationale de toute façon, probablement, peut-être la moitié de nos doctorants ne sont pas anglais. Donc, c’est très international de toute façon, mais je pense… il y a un nombre assez important d’entre eux, qui sont venus ici avant comme étudiant Erasmus.
— Pourquoi, selon vous ?
— Pourquoi ? Je pense parce que… il y a plus de doctorants en Angleterre que dans beaucoup d’autres pays européens. Et aussi, c’est plus facile d’obtenir une place de doctorant, c’est plus facile en Angleterre qu’en France par exemple. On avait l’année dernière un étudiant Erasmus de Montpellier, qui n’a pas eu vraiment des notes très élevées à ses examens, mais qui, je pense, serait bon à faire de la recherche, parce qu’il est très motivé. Mais vous savez, en France, si vous n’êtes pas en tête de liste, vous n’avez aucune chance d’avoir une allocation du ministère, donc il m’a demandé quelles étaient les possibilités ici, et je pense qu’il reviendra l’année prochaine.

Mr Cheney, professeur

Alors qu’en Italie au niveau master et surtout doctorat de la structure européenne en trois niveaux le taux d’étrangers parmi les inscrits universitaires n’a cessé de baisser depuis la deuxième moitié des années 1960, en Angleterre, il ne cesse d’augmenter (Cammelli, 1991). En France, la protection contre le chômage varie en fonction de la conjoncture économique, du nombre de diplômés qui sortent annuellement sur le marché du travail et surtout de la filière d’études (Béduwé et Espinasse, 1995). Depuis quelques décennies le taux de chômage des diplômés augmente, mais sans jamais rejoindre celui des non-qualifiés. Il existe une complexité croissante des transitions entre formation et vie active en France (Giret, 2004 ; Mansuy et Marchand 2004). L’ouverture de l’université à de nouveaux étudiants socialement moins favorisés et scolairement moins sélectionnés a conduit à un système segmenté qui hiérarchise les individus en fonction de leur institution de formation (Felouzis, 2008). Les difficultés rencontrées par les jeunes qualifiés sur le marché du travail sont donc très variables et dépendent grandement des filières d’études suivies, plus ou moins sélectives, au sein d’un système dual qui stigmatise et où l’université est reléguée à un choix par défaut.

En outre, quel que soit le pays, la sélectivité des formations se révèle significative pour l’insertion professionnelle, les formations les plus sélectives offrant de meilleures situations professionnelles. « L’effet établissement » apparaît dès le premier cycle universitaire au Royaume-Uni, alors qu’en France, à l’université, il faut attendre le deuxième ou troisième cycle pour ressentir son poids sur l’insertion (Paul et Murdoch, 2000). De plus, l’incidence de la surqualification est plus grande chez les diplômés travaillant dans les petites entreprises, ainsi qu’au niveau du premier emploi par rapport à l’ensemble des emplois. Or il existe quatre pays où plus d’un tiers de la force de travail est employée dans les grandes sociétés : la Belgique, la Finlande, l’Allemagne et le Royaume-Uni (Kivinen, 1997). Le taux d’emploi dans les grandes sociétés est assez important en France aussi, mais il est plutôt bas en Espagne, en Italie et au Portugal notamment.

C’est dans ces contextes différents qu’évoluent les étudiants Erasmus qui font le choix de la mobilité institutionnalisée. Tous les ex-Erasmus ne sont pas égaux face aux réinvestissements, à la valorisation de leurs études et de leur séjour à l’étranger dans leurs pays d’origine. Mais quels liens pouvons nous établir entre les tendances structurelles et conjoncturelles des marchés du travail et les aspirations et parcours des étudiants Erasmus en Europe ? Quels sont donc les projets des Erasmus après leurs séjours à l’étranger et comment se concrétisent-ils quelques années après leur formulation ? Les traversées de l’espace sont aussi des traversées des hiérarchies sociales (Tarrius, 2000). Quels rapports pouvons-nous d’ores et déjà établir entre la mobilité géographique et une certaine mobilité sociale, entre migrations étudiantes et de travail ?

De la mobilité potentielle à la mobilité professionnelle réalisée

Dans cette partie, après avoir rappelé très succinctement les débats disciplinaires et interdisciplinaires, qui vont de la théorie du capital humain (Becker, 1964 ; Schultz, 1971) à l’économie de la connaissance (Foray, 2000) sur les migrations « qualifiées », en passant par la nouvelle géographie économique (Krugman, 1991) et l’approche néomarxiste des rapports centre-périphérie, je me situerai dans une approche sociologique qui emprunte surtout à la sociologie des migrations, de l’éducation et du travail (Boltanski et Chiapello, 1999 ; Castel, 2009) et à certaines analyses sur la « globalisation », qui ont cependant parfois le défaut de reposer peu ou pas du tout sur des analyses empiriques solides (Castells, 1996). Mes analyses s’inscrivent aussi dans le contexte et l’évolution plus générale des migrations internationales actuelles, qui se caractérisent par un renforcement de la polarisation des flux migratoires vers les États les plus riches et les grandes métropoles mondiales (Simon, 2008 ; Terrier, 2009). Et ceci n’est pas sans lien avec un autre constat relevé par les enquêtes de l’OCDE : faire des études à l’étranger est un canal migratoire important à travers le monde, les flux d’étudiants constituant une forme de migration des travailleurs qualifiés et un élément précurseur de migrations ultérieures (Ennafaa et Paivandi, 2008). Or il existe en Europe, comme dans le monde, de très fortes inégalités dans l’offre de formations, notamment dans l’enseignement supérieur.

Des projets nationalement différenciés

Les flux étudiants ont été ainsi qualifiés de « voie royale de l’expatriation » dans la mesure où la majorité des immigrés hautement qualifiés entrent dans le pays d’accueil en tant qu’étudiants (Meyer et Hermandez, 2004). Il existe ainsi une zone de continuité d’ampleur variable difficilement mesurable entre les flux étudiants et ceux des diplômés. Les politiques migratoires sélectives ont intensifié ce phénomène : près de 75 % des jeunes formés aux États-Unis ou en Europe y resteraient, selon les sources de l’OCDE (citées par Cervantes et Guellec, 2002 ; Dos Santos, 2006). Les études sur le retour ou non des étudiants en mobilité sont anciennes. Dans les années 1960, le phénomène de « fuite des cerveaux » a conduit à de nombreuses recherches (Ennafaa et Paivandi, 2008). L’expression « brain drain » a été d’abord introduite par la Royal Society, puis abondamment utilisée lors de la conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED) dans les années 1970. Elle a été notamment utilisée dans le cadre des théories du capital humain, et elle est aujourd’hui largement rediscutée avec les travaux sur la « circulation » (Gaillard et Gaillard, 1999) et du fait de problèmes dus aux définitions de ce que les chercheurs et organismes statistiques, notamment, considèrent comme du personnel « hautement qualifié ». Les termes relatifs à ce phénomène social de mouvement unidirectionnel des flux migratoires de personnes qualifiées n’ont depuis cessé de se multiplier (exode des compétences, des talents, émigration/immigration de travailleurs qualifiés, circulation des cerveaux, brain balk, brain trust, human capital flight, etc. voir Beltrame, 2007). L’utilisation de nouvelles notions comme brain gain, delayed return, brain mobility témoigne aussi d’un changement paradigmatique qui débute dans les années 1980 et met davantage l’accent sur le concept de « réseaux », au détriment parfois des questions d’inégalités. Mais ces approches, qu’elles se nourrissent de la théorie du capital humain ou non, sont plutôt complémentaires, car à côté des flux unidirectionnels des pays en voie de développement vers les pays dits « développés » existent en effet de nombreux autres flux circulatoires et d’échanges, qui ne permettent cependant pas d’abandonner complètement ce qui a été appelé la « standard view ». De nombreux travaux plaident plutôt pour une meilleure définition des migrations qualifiées et une attention plus grande à la composition des flux, notamment en termes « professionnels » (Iredale, 2001). Malheureusement, en Europe, la stratégie de Lisbonne de 2000 visant à faire de l’Europe la « société de la connaissance » la plus compétitive du monde n’a pas favorisé cette clarification.

Je m’intéresserai ici à la fois aux facteurs « explicatifs », « centrifuges », qui poussent les étudiants mobiles à prolonger leurs parcours de migrations et aux trajectoires et discours des diplômés Erasmus sur les liens qu’ils établissent entre les sphères éducatives, du travail et hors travail, « affectives », tentant ainsi d’ouvrir la « boîte noire » de ce que l’on a pu nommer le « capital » ou les compétences migratoires (Ballatore, 2006 ; Bhagwati, 1976 ; Glaser, 1978). Car malgré le classement en deux catégories distinctes des étudiants en mobilité (mobilité organisée ou non organisée), la première peut engendrer la seconde, comme la seconde engendrer la première. De nos entretiens et de nombreuses études ressort le fait que cette migration implique des motifs et des enjeux multiples à la fois politiques, financiers, professionnels, scolaires et personnels, reliés aux contextes d’origine et d’accueil (Blaud, 2001).

En ce qui concerne les trois pays étudiés ici, il apparaît clairement dans les études que l’Italie est le pays qui a la capacité d’attraction d’étudiants et de travailleurs qualifiés du supérieur la plus faible et les taux d’émigration universitaire/scientifique les plus élevés (Avveduto et Brandi, 2004 ; Beltrame, 2007 ; Brandi et Segnana, 2008 ; OCDE, 2005). Nous allons donc dans un premier temps dissocier notre population par nationalité, pour ensuite observer plus généralement si la mobilité des trajectoires et leur réversibilité participeraient aussi, ou non, à la construction d’une nouvelle norme de rapports de plus en plus aléatoires au travail (Castel, 2009). Bien qu’il faille souligner l’hétérogénéité des situations de précarité, plus ou moins confortables, elles touchent aujourd’hui une catégorie de la population que l’on pensait épargnée, les diplômés de l’enseignement supérieur (Chauvel, 2006). Ils entrent, certes, sur le marché du travail, alors que d’autres en sont plus ou moins exclus durablement, mais leurs parcours sont souvent marqués du sceau de l’incertitude. Ils sont en quelque sorte des intermittents du travail, alternant périodes d’activité, parfois lucratives, et périodes de chômage ou de travail à temps partiel, beaucoup moins rémunératrices. Et ceci en devant changer, parfois plusieurs fois, de lieux de résidence, ce qui a un coût économique et social certain.

Notre enquête par questionnaires montre qu’immédiatement à leur retour dans leur université d’origine, les Britanniques sont majoritaires à vouloir travailler dans leur pays : seuls 10 % d’entre eux évoquent la possibilité de quitter le Royaume-Uni. Ces derniers sont aussi souvent des étudiants en langues. Ceci est diamétralement à l’opposé des aspirations de leurs confrères italiens, qui sont 30,7 % à vouloir poursuivre des études, faire un stage ou travailler à l’étranger après leur séjour. Si nous y ajoutons les 7,9 % qui souhaitent faire de la recherche en Italie ou à l’étranger, ce sont donc près de 40 % des étudiants Erasmus italiens interrogés qui désirent prolonger leur expérience de mobilité.

En France, les résultats d’une enquête de l’Observatoire de la vie étudiante (OVE) montrent que « retourner au pays » est un projet plus prégnant pour les étudiants originaires des régions de l’Asie de l’Est que de l’Union européenne, mais que les boursiers (notamment Erasmus) sont deux fois plus nombreux que la moyenne à souhaiter rentrer dans leur pays (Ennafaa et Paivandi, 2007). Malheureusement, cette étude ne permet pas de faire une distinction entre les nationalités des Européens. Bien qu’ils soient aussi nombreux en Europe qu’au Maghreb à penser pouvoir « difficilement » trouver du travail dans leur pays d’origine, il n’est pas possible de repérer des différences en fonction des origines sociales et géographiques au sein de l’Europe dans cette étude. Notre recherche sur les trajectoires de ces étudiants et d’autres Erasmus dont le séjour est relativement ancien permet cependant de confirmer la variabilité des parcours suivant les appartenances institutionnelles et nationales. Certains diplômés Erasmus italiens et français ont expérimenté des difficultés à trouver un premier travail qualifié, rémunéré à la hauteur des qualifications acquises dans leur pays. Lorsque la mobilité devient émigration, les facteurs attractifs sont en première instance liés aux conditions de travail et aux opportunités de carrière qu’offre le pays d’accueil. De nombreux diplômés de l’Université de Turin soulignent les « opportunités supérieures » qu’offre l’Europe du Nord en matière de carrière universitaire. Ainsi, Roberto se dit attiré par une « structure plus neuve, plus équipée », Alessia et Andrea parlent, quant à eux, des liens qui existent entre leur séjour Erasmus et leur émigration. Étant passés à « l’échelle spatiale supérieure » en changeant de continent, Angelo et Grégory, comme la plupart des ex-Erasmus italiens et français à l’étranger, souhaitent « améliorer leur curriculum vitae », se distinguer de leurs homologues restés au pays. Pour ce faire, ils font preuve de volontarisme et développent même parfois une éthique du travail aux accents quasi ascétiques (Castel, 2009).

J’ai pensé qu’en restant en Italie, j’aurais fait un travail sans relation avec mes études, comme mes amis. En gagnant peut-être la même chose pour survivre. Alors je suis allé en Amérique, j’ai fait des expériences à un niveau international d’une grande valeur, un gros impact pour mon curriculum.
— Tes amis qui sont restés en Italie, qu’est-ce qu’ils font ?
— Contrats à temps déterminé renouvelés chaque 3 mois, si ça va, ou dans les bureaux, ils font des photocopies, rien de plus. L’Italie est un pays assez difficile. Comme néo-diplômés, c’est difficile de trouver un bon poste. C’est difficile, il faut attendre un peu afin de trouver un poste lié ou adéquat à ce que tu as étudié.

Angelo, 29 ans, diplômé en sciences, ingénieur

Les personnes outre-Atlantique ont une manière de travailler qui est complètement différente de ce que l’on peut trouver en Europe et donc, euh…, pour moi c’était beaucoup plus intéressant et plus, euh…, plus gratifiant de travailler ici ! De même, aussi pour tout ce qui est futur, en ce qui concerne… au niveau de la carrière… au niveau de la carrière professionnelle, on a des contacts qui se font beaucoup plus facilement… Et puis, peut-être que par la suite, ça peut aussi jouer sur le CV mais, c’était pas vraiment… c’était vraiment l’aspect international de la chose qui… qui comptait.

Grégory, 26 ans, diplômé en LEA, agent commercial

Chez les diplômés Erasmus de l’Université de Bristol interrogés, la migration professionnelle vers d’autres pays est beaucoup moins envisagée et choisie. L’incidence d’une année d’études à l’étranger ne semble pas être décisive pour obtenir un poste à la hauteur de la qualification obtenue. Le parcours professionnel est souvent amorcé dans le pays d’origine, en dehors des diplômés en langues qui, contrairement à leurs homologues français et italiens, affrontent beaucoup moins de difficultés sur le marché du travail européen. Ceux que nous avons rencontrés qui vivent au sud de l’Europe enseignent l’anglais. La situation est différente en Allemagne, où leurs activités rémunérées sont plus diversifiées. Comme la majorité des diplômés bristoliens, Jack, aujourd’hui en post-doctorat en Allemagne, et Thomas, manager à Londres, soulignent que faire un séjour Erasmus et apprendre une langue étrangère ne sont pas des étapes indispensables à la réussite professionnelle :

L’année à l’étranger ne change pas grand-chose, parce qu’avec une licence en trois ans, j’aurais fait la même chose, sans l’année à l’étranger. Donc pour moi, c’est cohérent de devoir faire une année supplémentaire, d’aller à l’étranger pour apprendre des langues.
— Apprendre des langues pour… ta carrière peut-être…
— Euh… Pour ma carrière pas nécessairement… Je n’ai pas fait ça en terme de… Je n’ai pas fait ça pour mon futur, parce que je ne pense pas que ce soit vraiment important au Royaume-Uni de connaître des langues d’un point de vue professionnel […]. Tu ne dois pas aller à l’étranger pour trouver un bon travail au Royaume-Uni. Je ne me rappelle pas vraiment pourquoi je voulais faire ça… Probablement à cause de mes voyages antérieurs en Europe, peut-être du fait de mon année sabbatique avant d’entrer à l’université [year out] … mon père est hollandais, je suis en fait à moitié hollandais.

Jack, 27 ans, actuellement en post-doctorat en Allemagne

J’aime l’Angleterre et je veux rester dans cette entreprise. […] Je pense qu’Erasmus a été utile pour ma carrière, mais probablement davantage du point de vue… de mon développement personnel que pour les apprentissages académiques. Je ne pense pas que les maths que j’ai étudiées à Bordeaux aient été un facteur.
— Qu’est-ce que tu veux dire par développement personnel ?
— Euh… Je dirais… certainement avoir été, avoir été un étudiant Erasmus à Bordeaux, l’expérience était… positive d’un point de vue…. euh… mon réseau d’amis est devenu plus international. J’étais plus mûr, en fait, quand je suis rentré que quand je suis parti. […] Mais… bon…, je pense, je dirais… linguistiquement on était toujours plus qualifié pour postuler sur des postes en Grande-Bretagne, plutôt qu’en France. C’était plus facile, je veux dire. Oui, trouver un travail dans son propre pays, c’est plus facile.

Thomas, 26 ans, manager dans une banque d’investissement à Londres.

Pour les diplômés Erasmus britanniques originaires de l’Université de Bristol, en dehors des diplômés en langues, le séjour en Europe semble être dans une moins large mesure un moyen de se distinguer, d’élargir ses horizons et son employabilité, que pour les étudiants Erasmus des universités de Turin et de Provence. Parmi ces derniers, ceux ayant effectué un séjour dans un pays de l’Europe du Nord ont également des discours bien différents de ceux qui se sont rendus dans des pays d’Europe du Sud ou des pays de l’Est. C’est par rapport à chacun des contextes nationaux et régionaux qu’il faut faire la distinction entre les situations où le séjour à l’étranger représente une étape presque obligée de la réussite sociale (pour certains Italiens, en particulier dans l’enseignement supérieur et la recherche), celles qui représentent des voies alternatives à la montée vers la capitale des diplômés de filières universitaires massifiées (pour une partie des Français), ou encore celles qui résultent de choix susceptibles de compromettre les positions nationales si l’éloignement se pérennise (pour certains Britanniques). Il va de soi que ces types n’épuisent pas la diversité des enjeux sociaux des expatriations, et qu’à l’intérieur de chaque pays peuvent coexister les trois situations. Mais, parmi l’ensemble des étudiants mobiles, les termes du « choix » entre trajectoire internationale et retour au pays sont radicalement différents. Le développement de la mobilité internationale des cadres et les stratégies transnationales permettent toute une série de jeux et de dynamiques sociales, dont les effets divergent selon les réalités nationales, économiques et sociales.

Enchantement de la vie à l’étranger, grande satisfaction affichée par les étudiants Erasmus interrogés à leur retour, un tableau si enthousiasmant de « l’esprit Erasmus » n’omet-il pas une réalité plus mitigée, faite de conditions d’études détériorées dans certaines filières universitaires, d’une insertion professionnelle des jeunes diplômés difficile et, de manière plus générale, d’une économie de plus en plus tournée vers la flexibilité, impliquant une mobilité couplée à la précarité pour une frange de la population qui sera conduite à changer fréquemment d’emploi et à se déplacer davantage, parfois au-delà des frontières, pour accompagner le travail ?

Des mobilités réversibles dans un contexte professionnel « incertain »

L’international en début de carrière peut être un moyen de renforcer son employabilité dans la perspective d’une carrière nationale, mais quelquefois conduit aussi à une migration durable ou à un enchaînement d’expériences de mobilité. L’indétermination des diplômés mobiles semble être une réponse à un contexte largement « incertain », « peu prévisible » (selon les termes utilisés par les enquêtes) et crée un allongement du passage des études à l’emploi. Ainsi, Loïc, Caroline et Silvia, comme une grande partie des ex-Erasmus français et italiens rencontrés quatre ans après leur séjour Erasmus, sont loin d’avoir fini leur parcours de mobilité professionnelle (qu’il soit vertical ou horizontal) et géographique.

— Et à long terme ?
— Je sais pas. À chaque fois que j’essaie de me voir à long terme, il y a tout qui change, donc je ne me vois plus à long terme ! J’essaie de me voir sur du moyen terme déjà. Donc là… disons que ma priorité actuelle, c’est pas… c’est pas le travail à proprement parler, c’est-à-dire penser qu’au travail. C’est trouver un travail où je sois bien ! Parce que jusqu’à présent, je n’ai pas été bien dans ce que je faisais, pas complètement. Donc là, je suis en train de chercher autre chose, je veux rentrer dans un autre domaine. Je suis en train d’essayer de rentrer dans le commerce, plutôt à l’import-export ! Bosser avec l’étranger, mais dans le domaine plutôt commercial-prospection, qui est différent du transport, que je faisais auparavant. J’ai envie de voir autre chose.

Loïc, Université de Provence, études de LEA, commercial, en recherche d’emploi

Après, les projets c’est… enfin, que ça se réalise exactement comment on a projeté, ça arrive rarement. Du coup, euh…, ouais, pour l’instant, c’est plus au jour le jour j’ai envie de dire ! Ouais.

Caroline, Université de Provence, études en affaires internationales, en recherche d’emploi

Qui obtient un diplôme aujourd’hui se retrouve dans ma situation : aujourd’hui, les opportunités d’emploi de toute façon, d’approfondissement de son expérience, pour avoir quelque chose de plus sur son CV […] Enfin, donc, je suis en attente, je continue à regarder autour de moi, mais bon…. Bon, je ne sais pas, je crois que c’est important une expérience de travail à l’étranger… puis, ça dépend… si ça devient une expérience de travail prolongée, disons, un transfert à l’étranger…. Je ne sais pas.

Silvia, Université de Turin, études en littérature et anthropologie, en recherche d’emploi

De l’analyse transversale des entretiens ressort que les diplômés Erasmus doivent aujourd’hui faire fréquemment face à des situations imprévues et que leurs trajectoires de mobilité sont réversibles. Doit-on dire davantage que par le passé ? Peut-on parler de parcours sans origine ni destination, comme Vincent Kaufman ? (Kaufman, 2005). Ces situations ont toujours existé mais la nouveauté se situe, semble-t-il, à la fois dans l’accroissement du nombre de déplacements, dans les innovations techniques qui permettent de modifier l’accessibilité à différentes formes de mobilités et dans les représentations qu’en ont les acteurs, du fait des transformations du monde du travail, qui pousse à la « fléximobilité ». Parmi les diplômés qui se sont expatriés après leur séjour Erasmus, une grande part exprime ainsi le désir d’échapper à une insertion professionnelle qu’ils savent difficile, comme Deborah, Italienne expatriée en Suisse, et Florence, Française à Singapour.

J’ai cherché, j’ai cherché ! J’ai passé des entretiens, mais… on parle de deux réalités complètement différentes. La Suisse, c’est un endroit particulier… il y a une autre monnaie, c’est en dehors de la Communauté européenne, elle a 300 000 habitants… c’est une petite Lombardie, pour te dire. C’est un pays qui se porte très bien, économiquement, le chômage est sous les 3 %, donc, en fait, c’est clair que c’est aussi un marché complètement différent du marché italien. En Italie, les entreprises sont toutes en crise, elles n’ont pas de financements, les clients ne paient pas, les banques ont bloqué tous les financements. C’est clair que c’est un moment très difficile, avec la crise dans le monde, mais l’Italie, selon moi, la paie trop chère au détriment des diplômés universitaires, qui, peut-être devraient avoir l’opportunité de trouver des postes de travail meilleurs, plutôt que d’être traités à égalité avec qui n’est pas diplômé[5].

Deborah, 28 ans, diplômé d’économie

Rentrer en France, dans le Sud… quand j’en discute avec mes amis qui sont restés là-bas, ce n’est pas facile pour eux au niveau du boulot, il y a beaucoup de chômage. Ici, il n’y a pas beaucoup de problèmes. Enfin, pour nous expats, en fait on vit un peu dans une bulle, dans un cocon. D’ailleurs, ceux qui rentrent se disent souvent déçus, ils trouvent la vieille Europe pas très…. dynamique.

Florence, 29 ans, diplômé de LEA

De nombreux diplômés Erasmus qui se trouvent aujourd’hui à l’étranger pensent avoir été freinés dans leur désir d’ascension sociale par des stigmates qui reposent sur leur filière d’études, ou par une concurrence exacerbée dans leur région d’origine. Florence se dit « complexée » par rapport à ceux qui ont fait des études dans des écoles de commerce ou des instituts d’études politiques en France et qui, selon elle, reçoivent une meilleure formation. En France, les diplômés des universités provinciales utilisent souvent l’Europe, les États-Unis et les pays émergents comme une route alternative à la « montée vers la capitale », trajectoire traditionnelle pour ceux qui souhaitaient, et souhaitent encore, faire carrière (Smith et Favell, 2006). Émigrer à Paris pour trouver un travail à hauteur de ses qualifications est toujours une route empruntée, mais peut-être plus si exceptionnelle, car la concurrence s’exacerbe. En raison de nouvelles technologies de l’information et de la communication, le temps et l’espace s’amenuisent. La mobilité réversible, comme l’expérimente Malia, diplômée en histoire, qui s’est expatriée à Paris puis est revenue là où elle s’était formée, en région PACA, et retourne dans le Nord, au Luxembourg, est symptomatique de ce nouvel univers d’expériences de mobilités de plus en plus rapprochées dans le temps et éloignées dans l’espace. Le « retour au pays », au Sud, qu’elle désirait, a été pour elle douloureux, en raison de conditions de travail difficiles (par rapport à ses expériences au nord de l’Europe), d’où sa démarche d’émigrer de nouveau.

Un des effets de l’institutionnalisation de la mobilité est la croissance significative des opportunités de formation et de carrière à l’étranger qui sont saisies par des étudiants universitaires à la recherche de « distinction » dans un enseignement supérieur stratifié et stigmatisant. En effet, une partie non négligeable des diplômés Erasmus que nous avons interrogés, provenant de filières massifiées et non sélectives, a opté pour la mobilité géographique afin de s’assurer une mobilité sociale qui lui semblait compromise dans son espace de résidence d’origine. Une fois diplômés, beaucoup d’ex-Erasmus essaient, en effet, de faire valoir la rareté relative de leurs compétences internationales. Même si tous les déplacements ne sont pas investis des mêmes enjeux, la mobilité en cours d’études semble être un tremplin vers d’autres formes de déplacements en début de carrière. Cette mobilité peut donc être vue à la fois comme une prédisposition, une ouverture, résultant d’un choix autonome, et comme une forme de flexibilité subie, une obligation, que l’on se crée afin de s’assurer contre les risques du chômage ou du déclassement.

Les logiques professionnelles n’expliquent cependant pas tous les choix, les logiques familiales et résidentielles jouant un rôle important dans l’établissement à l’étranger, comme dans le souhait d’un retour ou l’aménagement d’un système de double résidence. Étudier les arbitrages entre, à la fois, mobilité et non-mobilité est ici particulièrement intéressant. La mobilité post-Erasmus n’est pas toujours choisie et peut se situer dans un rapport tendu entre risque de chômage et inscription territoriale de l’individu (Vignal, 2005). La décision de migrer dépend du rapport à l’emploi et aux contraintes économiques, mais elle relève également de dimensions résidentielles et familiales encore trop peu explorées aujourd’hui. L’adaptation à la flexibilité géographique de l’emploi n’est pas toujours bien vécue. Elle l’est davantage chez des individus assez jeunes et célibataires. Ainsi, l’ensemble des études menées sur les migrations en Europe nous rappelle qu’encore aujourd’hui, moins de 3 % des citoyens européens vivent en dehors de leur pays de naissance et qu’une grande majorité de travailleurs demeurent réticents aux déplacements, et ce, d’autant plus si ces derniers concernent une mobilité internationale, qui implique un déménagement résidentiel (Schneider et Meil, 2008a et 2008b ; Tambini, Baldoni, Williams, Surak et Favella, 2003). L’attachement au « local » n’est pas sans lien avec les statuts matrimoniaux, parentaux et la possession de biens des individus (Schneider et Meil, 2008b).

Une mobilité de maintien et des espaces de conjugalités solitaires

Ce « transit », cette période que les diplômés Erasmus souhaitent en grande majorité provisoire, n’est pas vécu de la même façon selon le sexe, l’âge de l’individu et ses origines sociales. Cette migration se féminise, comme l’université, même si les hommes ne sont pas épargnés par cette injonction aux déplacements pour maintenir la valeur des diplômes obtenus. Parmi les migrants qualifiés européens aujourd’hui, prendre en considération seulement « l’élite » et les hommes présente le risque de laisser de côté toute une population de diplômés — en particulier les diplômés de filières universitaires « massifiées » et « féminisées » — qui ne bénéficient pas souvent d’un statut d’emploi stable au sortir de leurs études, ni d’aide à la mobilité (« prime de dépaysement » par exemple), ni de protection sociale attachée à un contrat à durée indéterminée (CDI) (Wagner, 1998).

Une migration de carrière et de maintien

Chez les diplômés Erasmus, la migration de carrière ou la poursuite d’un projet professionnel est majoritaire, même s’il existe d’autres formes de mobilité, liées à la mise en couple. Pour les migrants professionnels, la recherche de satisfaction et d’épanouissement dans le travail domine dans les arbitrages. Ainsi, Lisa dit ne pas s’être projetée dans une dimension familiale, elle privilégie donc la mobilité géographique pour trouver un travail intéressant, tandis que Grégory exprime sa volonté de faire passer sa carrière en premier, ce qui l’a conduit à quitter sa compagne.

Je crois que le fait… être mobiles, parfois, c’est un peu incompatible avec une vie de couple stable… en fait, je ne sais pas ce qui entraîne quoi…. Le fait de ne pas se stabiliser qui rend la mobilité facile ou le fait d’être mobile qui ne donne pas la possibilité de rencontrer quelqu’un, enfin de manière durable… si tout à l’heure je soulignais le fait que je me sens assez mobile en ce moment et que je préférerais un emploi intéressant, même s’il faut bouger et que ça, ça ne me gêne pas, c’est aussi qu’en ce moment, je ne suis pas projetée dans une dimension familiale, ou de couple stable même.

Lisa, italienne, 28 ans, doctorante en France, allocataire, célibataire

À un moment ou à un autre, t’arrives à un point où ta relation… où tu veux aller de l’avant, ou tu veux essayer de construire quelque chose et puis… et puis tu ne peux pas passer tout ton temps dans un avion pour aller voir la personne, quoi ! Tu as envie de vivre le quotidien avec elle et euh… donc voilà. Et donc, comme on a tourné la situation dans tous les sens et c’est vrai que nos… et ben, nos carrières professionnelles… on avait décidé de faire passer nos carrières professionnelles en premier et, bon, voilà, c’est un choix. Donc on a pris une décision, qui était plus raisonnable qu’autre chose et on a dit, de toute manière ça sert à rien de continuer comme ça… moi aux États-Unis et toi en Argentine ! Et puis après, qu’est-ce que ça va donner. Pour l’instant c’est ainsi quoi.

Grégory, 26 ans, diplômé de LEA, agent commercial, récemment séparé

Les mouvements pendulaires que connaissent les étudiants en séjour Erasmus, la structure binaire en d’autres termes (pays d’origine/pays d’accueil) se transforme peu à peu, pour ceux qui expérimentent la mobilité professionnelle, en déplacements multicentriques. Dans les discours des ex-Erasmus, des tensions, des compromis possibles s’immiscent entre la sphère professionnelle et la sphère privée des individus et brouillent les frontières de l’ancrage et de la migration. Les diplômés Erasmus ne quittent jamais vraiment leur espace d’origine. Ils continuent souvent à se référer à l’endroit d’où ils proviennent. Le lieu de la migration demeure un espace doté d’un statut, si ce n’est secondaire, tout du moins relatif, qualifiable d’espace-ressource (Rosental, 1990). Les étudiants qui partent par l’intermédiaire de ces programmes courts d’échange, même lorsqu’ils poursuivent leurs pérégrinations, continuent à se référer à l’endroit d’où ils proviennent pour ce qui concerne leurs attentes majeures. En effet, bien qu’une bonne partie des diplômés Erasmus se disent séduits par le fait de finir leurs études, de les poursuivre ou de commencer leur carrière dans un pays étranger, ils sont beaucoup moins nombreux à réaliser ces aspirations, et la quasi-totalité d’entre eux souhaite, à terme, revenir dans son pays. De même, beaucoup disent être intéressés par d’autres expatriations momentanées, mais extrêmement peu pour une très longue période. Ainsi, les diplômés Erasmus ne seraient pas pour la plupart dans une migration de rupture, où une correspondance entre espace vécu et investi se crée, mais appartiendraient à la catégorie des migrations de maintien, où la transplantation physique est secondaire, pour reprendre la classification opérée par Rosental (Rosental, 1990)[6].

Les indicateurs qui nous ont permis de classer notre population parmi les migrations de maintien relèvent donc de cette distance qui existe entre ces deux espaces, mais pas seulement. En dehors de leurs aspirations professionnelles, d’autres paramètres existent, dont les nombreux liens que les diplômés Erasmus maintiennent avec leur famille et leurs amis dans leur pays d’origine, à travers des échanges de courrier, de fréquents appels téléphoniques, ainsi que par des déplacements relativement fréquents entre lieu d’accueil et lieu d’origine. Une grande majorité d’entre eux rentre également dans son pays d’origine pour voter aux élections locales et nationales. Cette migration marque donc rarement une implantation définitive, elle est non seulement suivie d’un retour au terme de l’échange, mais suscite de plus de nombreux mouvements transfrontaliers. Bien sûr, là encore, ces mouvements pendulaires sont dépendants de ressources économiques variables. Mais cette structure binaire (pays d’origine/pays d’accueil) se complexifie pour les diplômés Erasmus qui n’en sont pas à leur premier séjour à l’étranger et pour les couples bi-nationaux.

Des espaces de conjugalité « atypiques »

L’enquête sur les trajectoires des ex-Erasmus démontre ainsi que la mobilité des diplômés et parfois la précarité des emplois qu’ils obtiennent au sortir de leurs études les mènent à rester dans des espaces de conjugalité « atypiques » (solitaires ou chez les parents d’un des deux conjoints par exemple) beaucoup plus longtemps qu’ils disent ne le souhaiter. Ce qui donne aux situations de conjugalité solitaire leur durabilité, au dire des ex-Erasmus, ce sont les moyens de communication de plus en plus rapides et nombreux, qui réduisent les distances et abaissent les coûts des voyages, ce que soulignait déjà Levin (2004). Le téléphone, Internet, les avions low-cost rendent plus faciles les contacts virtuels et réels. Vanessa, Française, actuellement salariée en Espagne, en couple avec un Allemand, souligne l’importance de la co-présence que permettent les voyages :

Ben voilà. Bon j’ai eu de la chance de pouvoir travailler, avoir un salaire et lui aussi ! Et du coup, du coup on arrive à se voir… on essaie de se voir tous les quinze jours. On essaie. Tous les quinze jours ou toutes les trois semaines et si c’est plus, après on se voit plus longtemps. Mais bon, on essaie de faire ça pour que ça puisse tenir, sinon… si on ne se voit pas, ça ne marche pas ! Il y a des vols pas chers. On avait même parlé de vivre ensemble. On en parle ouais. On en parle donc c’est moi qui doit partir là-bas et comme… comme il est encore en formation, il a pas un salaire extraordinaire pour vivre à deux. Mais moi quand même je veux vraiment… je veux un travail avant d’arriver en Allemagne finalement. Parce que ne connaissant pas la langue, si je n’ai pas un travail, ça va être l’enfer !

Vanessa, 26 ans, actuellement en Espagne, chargée d’études et de formation pour un programme européen, en couple

Néanmoins Vanessa souhaite à terme déménager en Allemagne pour vivre avec son ami. C’est bien le travail, pour elle, la principale raison du prolongement de la conjugalité solitaire. La durabilité de cette situation n’a cependant pas les mêmes conséquences pour les femmes et les hommes. Les premières semblent nettement plus disposées à terme que les seconds à renoncer à leur travail ou à faire des compromis à ce sujet, même si elles ne le font pas toutes sans appréhension. Dans la plupart des situations de couple « à distance » que nous avons rencontrées, c’est sur les femmes que repose la décision de suivre, d’accepter un compromis ou de s’installer durablement dans la conjugalité solitaire. Même si, aujourd’hui, la plupart des hommes semblent accepter que les femmes gardent leur emploi, cela ne fait pas disparaître pour autant le modèle traditionnel de la famille conventionnelle. Mary nous donne un exemple du poids de la tradition sur les arbitrages entre mobilité et non-mobilité dans le couple :

Donc, maintenant nous sommes chez mes parents et maintenant on ne peut pas trop y rester, mes parents ne diront rien, ce n’est pas un problème pour eux, mais nous, on regrette de devoir rester à la maison… comme ça, si lui il trouve quelque chose, ou si quelque chose bouge, alors on restera (en Italie), autrement, il ne peut pas rester au chômage. Parce qu’aussi, que ce soit lui ou moi, nous avons une idée un peu… de famille un peu traditionnelle, de famille où c’est l’homme qui apporte l’argent à la maison, qui travaille, qui gagne, c’est pour ça que si je ne trouvais pas pour un peu, ça va aussi, ce n’est pas un problème, mais si lui, il ne trouve pas, c’est un problème[7].

Mary, Italienne, 28 ans, études en pharmacie, salariée en Italie, fiancée

Angelo, dont la fiancée est née en Allemagne (mais d’origine italienne) parle de ses difficultés à faire des choix entre « coeur » et « raison », mais n’envisage jamais la possibilité de suivre sa fiancée sans avoir une opportunité professionnelle pour lui-même. Alors que Florence, qui a suivi son ami à Singapour ne s’est jamais posé cette question avant son départ, mais regrette aujourd’hui, après sa séparation, non pas d’avoir attendu de trouver un travail pour le rejoindre, mais de ne pas s’être mariée :

Pour moi c’était l’opportunité de rêve de pouvoir partir, tant d’autres n’ont pas cette chance, ça m’a ouvert à d’autres cultures… d’ailleurs mon copain actuel n’est pas français. Vivre ailleurs, vivre à l’étranger, c’est une opportunité… maintenant, il y a un truc que je conseillerais à un jeune couple, qui n’est pas marié et qui part à l’étranger, je leur conseillerais de se marier d’abord. Comme ça quand la femme arrive dans le pays en fait, c’est plus simple pour elle, au niveau de la sécu par exemple.
— Plus simple…
— Dans le sens juridique surtout. Tu n’as pas de carte de séjour. Étant donné que l’on n’était pas marié, on n’était pas grand-chose, je n’étais pas vraiment considérée, ici… au niveau du statut, c’était un peu compliqué. Ça l’est moins aujourd’hui, parce qu’ils veulent que les Européens viennent en fait. Donc même si tu n’es pas mariée ici, maintenant la femme peut avoir le statut de femme d’expat. Les femmes d’expat, c’est tout un réseau en fait, un réseau international, donc en fait au niveau des relations sociales, il n’y a pas de problème, tu te rencontres entre couples par l’intermédiaire de dîners, ou même quand la boîte organise des trucs. Bon, il faut aimer, c’est sûr, moi je n’ai jamais été vraiment à l’aise à 100 %. Mais je suis un peu une exception.

Florence, française, 30 ans, études de LEA, organisatrice d’événements culturels à Singapour, fiancée

Une étude longitudinale serait intéressante à mener afin d’observer dans les faits et dans le temps comment se réalisent concrètement les aspirations professionnelles et personnelles de ces jeunes hommes et femmes. De l’analyse des entretiens, en fonction de l’âge des interviewés, ressort que plus le temps passe, plus les expériences professionnelles et de mobilité éparses se multiplient, plus la migration pour l’emploi est associée à des peurs et des « risques » familiaux (rupture, célibat, solitude, etc.). Lorsqu’ils en ont les moyens, les diplômés Erasmus mobiles tentent alors de réduire ces risques. C’est le cas de la migration de compromis, qui permet de maintenir à la fois l’intégration professionnelle en acceptant la mobilité et l’intégration domestique et territoriale en optant pour une stratégie de double résidence par exemple (Vignal, 2005). Certains auteurs parlent aussi d’un phénomène émergeant de « glocalisation », qui se manifeste par la capacité des migrants à se positionner en tant que médiateurs sociaux et culturels dans plusieurs localités à la fois, grâce à la multiplication des appartenances et au potentiel grandissant des mises en réseau (Nedelcu, 2004).

Conclusion

En raison notamment de ces possibilités et de la réversibilité de la migration, de nombreux auteurs distinguent les migrations (du sud au nord de l’Europe) passées et actuelles comme étant, pour les premières, forcées, et, pour les secondes, résultantes d’un choix libre et autonome. Les jeunes qui aujourd’hui sont en mobilité seraient « artisans d’un choix plus autonome (par rapport au passé) de vivre à l’étranger » (Bartolini et Volpi, 2005 : 93). Pourtant, ces derniers, interrogés en Angleterre, en Asie ou aux États-Unis, lorsqu’ils réfléchissent à un éventuel retour vers le sud de l’Europe, énoncent ce même resserrement des champs du possible. Beaucoup aussi, après plusieurs expériences professionnelles dans différentes villes, voire différents pays ou continents, se posent la question du « sens » de leurs déplacements, par rapport à leur vie personnelle et par rapport à leur pays d’origine. L’image d’un voyageur international, indifférent aux lieux de travail et de vie, est, semble-t-il, faussée par une idéologie libérale qui voit l’individu comme maître absolu de son destin. Les diplômés Erasmus répondent plus ou moins consciemment et volontairement à l’injonction à la flexibilité, avec des niveaux de contraintes variables suivant les pays, les lieux de formation et le genre. La diversité des nationalités et des appartenances composant le groupe des Erasmus relève, entre autres, de la diversité des conditionnements, des trajectoires et des perspectives objectives d’avenir.

Il ressort de nos travaux également que les impacts réels d’un séjour d’études à l’étranger restent difficiles à évaluer, nécessitant la mise en place de démarches comparatives (entre étudiants mobiles et non mobiles) et longitudinales (à travers par exemple le suivi de parcours) encore trop peu répandues (Terrier, 2009 : 204). Cette nouvelle vague de migration européenne est certes moins massive que les précédentes et plus difficile à appréhender, car plus dispersée et disparate que par le passé, mais elle n’en demeure pas moins socialement significative. L’aspiration au cosmopolitisme, à l’international, correspond à une volonté d’ascension sociale (l’élite lui étant souvent associée). Les classes moyennes, et même certaines catégories populaires dont on méprise le « localisme », se trouvent aujourd’hui légitimement attirées par « l’international », qui leur procure une certaine reconnaissance sociale. Comme dans l’enseignement supérieur, l’augmentation des possibilités de mobilité ne garantit pas, en elle-même, la démocratisation de la « réussite » pour tous dans le monde professionnel, pour peu que l’on s’entende sur les critères de sa mesure. Les choix opérés par les ex-Erasmus restent étroitement liés à leurs perspectives d’emploi au sortir du système universitaire, qui sont elles-mêmes extrêmement sensibles à l’état général des segments des marchés nationaux et locaux du travail.

Il ressort également de cette analyse sur les trajectoires des diplômés Erasmus la présence d’expériences circulatoires multiples qui rendent inopérantes les différenciations entre mobilités et migrations (Tarrius, 2000). Au concept d’ « entre-deux », dans lequel demeurent parfois longtemps les étrangers, et que propose Alain Tarrius, un « entre-multiples » semble plus caractéristique des étudiants Erasmus, car leur mobilité, après le premier séjour effectué, ne se limite souvent pas à un mouvement pendulaire, mais relève de mouvements multicentriques, entre territoires investis de divers affects et pratiques. Beaucoup de jeunes diplômés ex-Erasmus demeurent aujourd’hui longtemps dans un « entre-multiples » lieux. Les couples binationaux, en particulier, redéfinissent les règles de l’« être ensemble », dans des côtoiements — des « convivences » — momentanés plus ou moins durables.