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Introduction

Au cours des dernières années, les connaissances sur les origines ancestrales de la population québécoise se sont grandement développées grâce notamment aux travaux effectués à partir des données tirées du Registre de population du Québec ancien (Programme de recherche en démographie historique, 2013) et du fichier BALSAC (Projet BALSAC, 2013). Plusieurs études se sont penchées, par exemple, sur la contribution des immigrants au peuplement du Québec et de ses régions, ce qui a permis de préciser et de comparer l’apport de ces immigrants selon leur provenance et leur période d’arrivée (Bergeron et collab., 2008 ; Bherer et collab., 2008 ; Bherer et collab., 2011 ; Lavoie et collab., 2005 ; Tremblay, 2010 ; Tremblay et collab., 2009 ; Vézina et collab., 2005). Ces travaux ont été effectués à partir de données généalogiques, qui peuvent fournir des informations pertinentes sur plusieurs aspects touchant aux origines et à l’évolution des populations (Brunet et Bideau, 2000 ; Colonna et collab., 2009 ; Larmuseau et collab., 2012).

Un de ces aspects concerne l’enracinement intergénérationnel des individus résidant dans un territoire donné. Au fil des générations, par le jeu de la fécondité et de la migration différentielles, certaines familles peuvent en effet occuper pendant longtemps un même territoire alors que d’autres se dispersent ou disparaissent plus rapidement. Dans une région donnée, certains individus auront ainsi de nombreux ancêtres issus de la même région, alors que d’autres afficheront des racines régionales moins profondes. La mesure de ce phénomène nécessite idéalement des données longitudinales s’étalant sur une longue période. Or ce type de données est rarement disponible pour des périodes couvrant plus de deux ou trois générations. Une approche fréquemment utilisée est celle qui fait appel à des données portant sur les noms de famille, ou patronymes. La mesure et la comparaison de concentrations patronymiques dans le temps et dans l’espace peuvent en effet révéler des informations intéressantes sur les mouvements de population au sein d’un territoire (Boattini et collab., 2012 ; Brunet et collab., 2008 ; Cheshire et collab., 2011 ; Darlu, 2004 ; Darlu et Degioanni, 2007 ; Longley et collab., 2007 ; Schürer, 2004). De nombreuses études ont aussi utilisé ce type d’approche pour estimer les origines ainsi que la diversité génétique de certaines populations (Colantonio et collab., 2003 ; Darlu et collab., 2012 ; King et collab., 2006 ; McEvoy et collab., 2006 ; Rodríguez Díaz et Blanco Villegas 2010 ; Winney et collab., 2012). La plupart du temps cependant, les données utilisées ne proviennent pas de généalogies proprement dites, mais plutôt de banques de données patronymiques non liées. À partir de données généalogiques complètes, il est possible de mesurer de façon plus précise l’enracinement des individus dans une population, puisque le suivi intergénérationnel s’opère directement sur la base des informations concernant leurs propres ancêtres (Helgason et collab., 2005 ; Tremblay, 2011). En outre, l’analyse n’est pas confinée aux seules branches patronymiques (ou lignées paternelles, par lesquelles sont transmis les noms de famille dans plusieurs populations), mais touche à l’ensemble des ancêtres identifiés dans l’arbre généalogique, que ce soit du côté paternel ou maternel.

Des données généalogiques ont donc été utilisées pour la présente étude dont l’objectif est de mesurer l’enracinement régional et la diversité régionale ancestrale dans les populations contemporaines des 17 régions administratives du Québec (figure 1). Les régions de mariage des ancêtres identifiés dans les généalogies ont servi de point de référence pour les analyses. Ces travaux font suite à une première étude sur l’enracinement territorial au Québec dont les résultats ont fait ressortir des variations importantes dans les profondeurs des souches ancestrales régionales (Tremblay, 2011). Les populations de certaines régions affichent de longues lignées d’ancêtres issus de la même région, alors que d’autres, à l’inverse, montrent des origines très changeantes au fil des générations. Les principaux facteurs expliquant ces résultats sont liés à l’ancienneté du peuplement (basé sur les premiers établissements répertoriés dans chaque région), l’histoire migratoire (mouvements d’entrées et de sorties des régions, selon la période), la situation géographique (proximité des régions voisines, frontières communes) et l’étendue du territoire (superficie). Cette première étude a été effectuée à partir de données généalogiques concernant les populations de 26 régions ou sous-régions du Québec. Pour la présente étude, de nouveaux corpus généalogiques ont été construits pour représenter les populations de chacune des 17 régions administratives du Québec. Cet ensemble de généalogies est d’une plus grande taille et concerne une population plus récente que celle de la première étude. En plus des profondeurs des souches ancestrales, les origines régionales des individus ont été analysées plus en détail afin de mesurer la contribution de chaque région au peuplement des autres régions du Québec. Il s’agit sans doute ici d’une première estimation de ce qu’on pourrait appeler la migration interrégionale intergénérationnelle résultante au Québec pour une période couvrant près de quatre siècles, soit entre le début du 17e siècle et la fin du 20e siècle.

Données et méthodes

Les données utilisées pour cette étude proviennent d’un corpus de 5100 généalogies ascendantes, soit 300 généalogies pour chacune des 17 régions administratives du Québec (tableau 1). Les sujets sont des individus qui se sont mariés dans l’une ou l’autre de ces régions entre 1965 et 1985 (année moyenne : 1974). Les informations sur les mariages (noms et prénoms du sujet et de ses parents, année et lieu du mariage), choisis au hasard dans les répertoires disponibles pour cette période, ont servi comme point de départ pour la construction des généalogies[1]. Pour chaque région, la distribution des sujets selon leur lieu de mariage est proportionnelle aux effectifs recensés dans les municipalités de la région en 1976, soit à peu près au milieu de la période de mariage des sujets. Les constructions généalogiques ont été effectuées à l’aide des ressources disponibles au Projet BALSAC (2013).

Figure 1

Les 17 régions du Québec

Les 17 régions du Québec
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

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Tableau 1

Ancienneté du peuplement, année moyenne de mariage des sujets et population (au recensement de 1976) des 17 régions administratives du Québec

Ancienneté du peuplement, année moyenne de mariage des sujets et population (au recensement de 1976) des 17 régions administratives du Québec
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La numérotation et la dénomination des régions correspondent à celles utilisées par l’Institut de la statistique du Québec (2001).

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Parmi l’ensemble des mariages identifiés dans les 5100 généalogies ascendantes, année du plus ancien mariage ayant eu lieu dans la région (sources : Projet BALSAC et PRDH).

c

Source : Duchesne (1998).

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La complétude des généalogies a d’abord été calculée pour chaque ensemble régional. Cette mesure correspond à la proportion d’ancêtres retrouvés à chaque génération, par rapport à la valeur attendue (ou valeur théorique), soit 2n ancêtres, où n est le niveau générationnel (Jomphe et collab., 2002). Les lieux de mariage des ancêtres identifiés dans les généalogies ont ensuite été regroupés par région et comparés avec ceux des sujets (les lieux de mariage hors Québec sont donc, par définition, différents de ceux des sujets). À chaque génération, la proportion d’ancêtres mariés dans la même région que celle du sujet a été calculée. Comme pour les mesures de complétude, ces proportions ont comme dénominateur le nombre attendu d’ancêtres à chaque génération (2n). Ces calculs ont été effectués jusqu’à la 16e génération, au-delà de laquelle on ne trouve pratiquement plus d’ancêtres dans les généalogies étudiées. Pour un sujet donné, les sommes des proportions ainsi calculées fournissent la profondeur généalogique et la profondeur régionale ancestrale pour ce sujet, qui sont exprimées en nombre de générations. Dans l’exemple montré à la figure 2 (limité ici, pour des raisons d’espace, à la 4e génération), la profondeur régionale ancestrale est de 3,125 générations. Les proportions d’ancêtres mariés dans chacune des autres régions du Québec ont été calculées de la même manière. Pour chaque région, la somme de ces proportions correspond donc à la contribution de cette région aux origines géographiques ancestrales du sujet, exprimée aussi en nombre de générations. Dans l’exemple de la figure 2 (limité à deux régions), la contribution de l’autre région est de 0,875 génération.

Les profondeurs ancestrales moyennes ont ensuite été calculées pour chaque région, de même que les contributions moyennes des autres régions (diversité régionale ancestrale). Les résultats ont été regroupés en intervalles de générations et cartographiés, de façon à mieux faire ressortir les différences ou similitudes régionales. Les cartes ont été produites au laboratoire de cartographie du Centre interuniversitaire d’études québécoises (2013).

Figure 2

Mesure des profondeurs des souches régionales et de la diversité régionale ancestrale : exemple avec quatre générations d’ancêtres et deux régions

Mesure des profondeurs des souches régionales et de la diversité régionale ancestrale : exemple avec quatre générations d’ancêtres et deux régions

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Résultats

Complétude des généalogies

De façon générale, les généalogies étudiées présentent une très grande complétude, comme on peut le constater au tableau 2 qui montre la proportion d’ancêtres retrouvés, par génération, dans chaque ensemble régional. La figure 3, qui présente les valeurs minimales, maximales et moyennes des années de mariage des ancêtres par génération, permet de situer dans le temps les divers niveaux générationnels. Jusqu’à la 5e génération, soit au début du 19e siècle en moyenne, plus de 90 % des ancêtres ont été retrouvés dans chaque ensemble régional. À la 8e génération (autour de 1720 en moyenne), la complétude est encore au-dessus de 80 % partout, sauf pour les généalogies des sujets de la région Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine. La plus faible complétude pour cette région s’explique par la forte proportion d’ancêtres d’origine acadienne (Bergeron et collab., 2008). Après la 9e génération, la complétude diminue plus rapidement dans toutes les régions, à mesure que les branches généalogiques atteignent les ancêtres immigrants. Au total, la profondeur généalogique moyenne (somme des complétudes) se situe autour de 10 générations. Cette profondeur correspond, en moyenne, à l’année 1667, soit au coeur de la période de l’arrivée des célèbres Filles du Roy (Landry, 1992).

Tableau 2

Complétude (%) des généalogies régionales, par génération

Complétude (%) des généalogies régionales, par génération

Régions : Bas-Saint-Laurent (01), Saguenay—Lac-Saint-Jean (02), Capitale-Nationale (03), Mauricie (04), Estrie (05), Montréal (06), Outaouais (07), Abitibi-Témiscamingue (08), Côte-Nord (09), Nord-du-Québec (10), Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine (11), Chaudière-Appalaches (12), Laval (13), Lanaudière (14), Laurentides (15), Montérégie (16), Centre-du-Québec (17).

La complétude généalogique correspond à la proportion moyenne des ancêtres retrouvés à chaque génération, sur une possibilité de 2n ancêtres par génération, par sujet (n étant le niveau de la génération). La génération 1 est celle des parents des sujets, la génération 2 celle des grands-parents, etc. La somme des complétudes donne la profondeur généalogique moyenne de chaque ensemble régional.

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Figure 3

Années minimale, maximale et moyenne de mariage des ancêtres identifiés dans les généalogies, par génération

Années minimale, maximale et moyenne de mariage des ancêtres identifiés dans les généalogies, par génération

La génération 1 est celle des parents des sujets, la génération 2 celle des grands-parents, etc.

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Figure 4

Années minimale, maximale et moyenne de mariage des ancêtres identifiés dans les généalogies, par région de mariage

Années minimale, maximale et moyenne de mariage des ancêtres identifiés dans les généalogies, par région de mariage

Régions : Bas-Saint-Laurent (01), Saguenay—Lac-Saint-Jean (02), Capitale-Nationale (03), Mauricie (04), Estrie (05), Montréal (06), Outaouais (07), Abitibi-Témiscamingue (08), Côte-Nord (09), Nord-du-Québec (10), Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine (11), Chaudière-Appalaches (12), Laval (13), Lanaudière (14), Laurentides (15), Montérégie (16), Centre-du-Québec (17).

Les régions sont placées par ordre croissant de l’année moyenne de mariage des ancêtres.

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Profondeurs des souches ancestrales régionales

Le tableau 3 présente les proportions d’ancêtres mariés dans la même région que celle des sujets, par génération. Les résultats sont fournis jusqu’à la 13e génération ; au-delà de ce niveau, les proportions sont inférieures à 0,01 % pour toutes les régions. On constate une grande variabilité des proportions calculées selon les régions. Les variations des proportions d’une génération à l’autre font ressortir les spécificités du peuplement et des histoires migratoires qui caractérisent chacune de ces régions. À titre indicatif, les années moyennes de mariage d’ancêtres dans chacune des 17 régions sont présentées à la figure 4.

Il existe d’importantes différences régionales dès la première génération. Plus de 80 % des parents des sujets de certaines régions comme celles du Bas-Saint-Laurent, du Saguenay—Lac-Saint-Jean, de l’Outaouais et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine se sont mariés dans la même région. À l’opposé, on trouve des proportions très faibles pour les sujets du Nord-du-Québec (7 %) et de Laval (11 %). Dans le cas du Nord-du-Québec, cette faible valeur s’explique par le peuplement récent de cette région (Girard R. et collab., 2012). D’ailleurs, aucun ancêtre identifié dans les généalogies ne s’est marié dans cette région avant 1936 (figure 4) et aucun sujet du Nord-du-Québec n’a de grands-parents mariés dans la région. Le cas de Laval est différent puisque le peuplement de cette région remonte à la fin du 17e siècle. C’est donc l’effet des migrations récentes, principalement dans la deuxième moitié du 20e siècle (André, 2008 ; Fortin et collab., 2008) qui explique que si peu de sujets lavallois, proportionnellement, ont des parents mariés à Laval.

À partir de la 2e génération (celle des grands-parents), les proportions commencent à baisser fortement dans certaines régions alors qu’elles se maintiennent à des niveaux élevés dans d’autres régions. Outre le Nord-du-Québec et Laval qui affichaient déjà de faibles valeurs à la première génération, l’Abitibi-Témiscamingue montre une proportion de moins de 15 % des grands-parents et moins de 1 % des arrière-grands-parents mariés dans cette région. Comme dans le cas du Nord-du-Québec, ces valeurs reflètent l’histoire relativement récente du peuplement de cette région (Domey et collab., 1996). Pour le Bas-Saint-Laurent, le Saguenay—Lac-Saint-Jean, Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine et Chaudière-Appalaches, entre 74 % et 81 % des grands-parents se sont mariés dans la même région. On peut remarquer en particulier que les proportions observées pour les sujets de Chaudière-Appalaches demeurent au-dessus de 75 % jusqu’à la 5e génération. De la 3e à la 6e génération, les sujets de cette région ont d’ailleurs les plus fortes proportions d’ancêtres mariés dans la même région. À partir de la 7e génération, la région de la Capitale-Nationale se distingue nettement des autres régions, les proportions demeurant au-dessus de 40 % jusqu’à la 10e génération. Rappelons que cette région comprend la ville de Québec et ses environs, qui constituent les plus anciens foyers de peuplement au Québec (Charbonneau et Légaré, 1967).

Tableau 3

Proportion (%) des ancêtres mariés dans la même région que celle des sujets, par génération

Proportion (%) des ancêtres mariés dans la même région que celle des sujets, par génération

Régions : Bas-Saint-Laurent (01), Saguenay—Lac-Saint-Jean (02), Capitale-Nationale (03), Mauricie (04), Estrie (05), Montréal (06), Outaouais (07), Abitibi-Témiscamingue (08), Côte-Nord (09), Nord-du-Québec (10), Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine (11), Chaudière-Appalaches (12), Laval (13), Lanaudière (14), Laurentides (15), Montérégie (16), Centre-du-Québec (17).

Les proportions moyennes d’ancêtres mariés dans la région à chaque génération sont calculées sur la base d’une valeur de 2n ancêtres par génération, par sujet (n étant le niveau de la génération). La génération 1 est celle des parents des sujets, la génération 2 celle des grands-parents, etc. La somme des proportions donne la profondeur moyenne des souches ancestrales pour chaque région.

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Un phénomène intéressant s’observe pour les sujets de la Capitale-Nationale. Alors que de façon générale, les proportions d’ancêtres mariés dans la même région que celle des sujets ont tendance à diminuer à mesure qu’on remonte les générations, on constate plutôt une hausse de ces proportions de la 6e à la 9e génération d’ancêtres des sujets de la Capitale-Nationale. Ce phénomène s’observe aussi parmi les sujets de la région de Montréal entre les 5e et 8e générations et, dans une moindre mesure, parmi ceux de Laval (4e-5e générations) et de la Montérégie (3e-4e générations). Ceci s’explique à la fois par l’ancienneté du peuplement dans ces régions et par leur histoire migratoire. Dans le cas de la Capitale-Nationale, il est clair que l’importance de cette région durant la période du Régime français fait en sorte qu’une grande partie des mariages de cette époque y ont été enregistrés. Cette région affiche d’ailleurs la plus ancienne année moyenne de mariage des ancêtres, soit 1679 (figure 4). On se retrouve donc dans une situation où une plus grande proportion des ancêtres plus éloignés se sont mariés dans cette région, par rapport aux ancêtres des générations intermédiaires. L’effet des migrations est particulièrement visible dans le cas de Montréal. En effet, la proportion d’ancêtres mariés dans cette région est inférieure à 20 % dès la 3e génération et baisse jusqu’à moins de 9 % à la 5e génération, ce qui reflète l’apport migratoire intense dans cette région amorcé dès le début du 19e siècle (McInnis, 2000 ; Henripin, 2003). La remontée observée après la 5e génération fait ressortir, comme dans le cas de la Capitale-Nationale, l’importance relative de la population de Montréal à cette époque (deuxième plus ancienne année moyenne de mariage des ancêtres).

Les profondeurs moyennes des souches ancestrales régionales sont illustrées à la figure 5. Dans l’ensemble, les régions situées au centre et à l’est du Québec affichent les plus hautes valeurs (jusqu’à 5,5 générations pour les sujets de la Capitale-Nationale). Les sujets des régions de Lanaudière, de la Mauricie, du Centre-du-Québec et de la Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine ont aussi des racines régionales assez profondes, se situant entre 3 et 4 générations en moyenne. Les valeurs les plus faibles, avec moins d’une génération en moyenne, se retrouvent parmi les sujets du Nord-du-Québec, de l’Abitibi-Témiscamingue et de Laval. Il faut noter cependant qu’il existe des variations individuelles importantes au sein de certaines régions. Pour Laval, par exemple, quelques sujets ont des profondeurs ancestrales d’un peu plus de 5 générations alors que la moyenne régionale n’est que 0,63 génération. À Montréal, où la profondeur moyenne est de 2 générations, les valeurs les plus élevées dépassent 8 générations. Comme prévu, les plus grandes profondeurs ancestrales individuelles se retrouvent parmi les sujets de la région de la Capitale-Nationale, avec près de 10 générations. Ces résultats montrent encore une fois l’effet de l’ancienneté du peuplement territorial : malgré l’importance des mouvements migratoires récents au sein de certaines régions, quelques individus conservent une ascendance fortement ancrée dans leur région.

Figure 5

Profondeurs moyennes des souches ancestrales régionales

Profondeurs moyennes des souches ancestrales régionales
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

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Diversités régionales ancestrales

Le tableau 4 et les cartes de la figure 6 présentent les contributions moyennes des régions aux origines ancestrales des sujets de chaque région. Les profondeurs des souches ancestrales se retrouvent dans la diagonale du tableau 4. Pour faciliter les comparaisons, les intervalles de générations choisis pour la figure 6 sont les mêmes d’une carte à l’autre. Enfin, la figure 7 fait ressortir quelques-unes des plus fortes contributions interrégionales (1 génération et plus).

La première chose que l’on cherche à vérifier lorsque l’on examine ces résultats, c’est l’importance de la proximité géographique dans la contribution aux origines ancestrales. Suivant la « première loi de la géographie » de Tobler (1970), on pourrait s’attendre à ce que les régions qui se situent autour ou proche d’une région donnée contribuent davantage aux origines ancestrales des sujets de cette région que les régions qui en sont plus éloignées. C’est effectivement ce que l’on observe, mais jusqu’à un certain point. En effet, un examen attentif des cartes de la figure 6 montre qu’il y a plusieurs exceptions notables, qui offrent une perspective intéressante sur certains aspects méconnus des histoires migratoires régionales.

D’abord, il est important de noter que dans la majorité des cas, la contribution la plus forte est celle qui provient de la région elle-même et qui correspond à la profondeur des souches ancestrales (diagonale du tableau 4). Les exceptions concernent les régions du Saguenay—Lac-Saint-Jean, de l’Abitibi-Témiscamingue, de la Côte-Nord, du Nord-du Québec, de l’Estrie et de Laval. Dans les quatre premiers cas, c’est la région de la Capitale-Nationale qui explique la plus grande part des contributions ancestrales. Celle-ci atteint jusqu’à 4,6 générations parmi les sujets du Saguenay—Lac-Saint-Jean. On perçoit dans ce cas particulier l’importante contribution des migrants en provenance de Charlevoix (qui fait partie de la région 03) au cours du deuxième tiers du 19e siècle (Gauvreau et collab., 1991). Pour les sujets de l’Estrie, c’est la contribution de la région limitrophe de Chaudière-Appalaches qui domine avec 2,6 générations en moyenne. On peut d’ailleurs constater que cette région de Chaudière-Appalaches montre des contributions ancestrales assez élevées dans la plupart des régions, bien qu’elles soient généralement inférieures à celles de la région de la Capitale-Nationale. Dans le cas de Laval, la plus forte contribution provient de la région voisine de Montréal, avec tout près de deux générations ; la Capitale-Nationale suit de près avec 1,6 génération.

Tableau 4

Profondeurs moyennes des souches ancestrales régionales et contributions moyennes de chaque région aux origines géographiques ancestrales des sujets des autres régions (nombre de générations)

Profondeurs moyennes des souches ancestrales régionales et contributions moyennes de chaque région aux origines géographiques ancestrales des sujets des autres régions (nombre de générations)

Régions : Bas-Saint-Laurent (01), Saguenay—Lac-Saint-Jean (02), Capitale-Nationale (03), Mauricie (04), Estrie (05), Montréal (06), Outaouais (07), Abitibi-Témiscamingue (08), Côte-Nord (09), Nord-du-Québec (10), Gaspésie-Iles-de-la-Madeleine (11), Chaudière-Appalaches (12), Laval (13), Lanaudière (14), Laurentides (15), Montérégie (16), Centre-du-Québec (17).

Les profondeurs moyennes des souches ancestrales régionales se trouvent dans la diagonale du tableau (cellules ombragées). Les contributions moyennes de chaque région aux origines géographiques ancestrales des sujets des autres régions se lisent en ligne ; par exemple, la contribution de la région de Chaudière-Appalaches (12) aux origines ancestrales des sujets de la région de l’Estrie (05) est de 2,57 générations. Les totaux des colonnes représentent les profondeurs généalogiques moyennes, pour chaque région, établies sur la base des mariages d’ancêtres qui ont eu lieu dans l’une ou l’autre des 17 régions du Québec.

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Figure 6

Diversité régionale ancestrale dans les 17 régions du Québec

01

Bas-Saint-Laurent

Bas-Saint-Laurent
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

02

Saguenay—Lac-Saint-Jean

Saguenay—Lac-Saint-Jean
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

03

Capitale-Nationale

Capitale-Nationale
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

04

Mauricie

Mauricie
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

05

Estrie

Estrie
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

06

Montréal

Montréal
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

07

Outaouais

Outaouais
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

08

Abitibi-Témiscamingue

Abitibi-Témiscamingue
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

09

Côte-Nord

Côte-Nord
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

10

Nord-du-Québec

Nord-du-Québec
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

11

Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine

Gaspésie-Îles-de-la-Madeleine
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

12

Chaudière-Appalaches

Chaudière-Appalaches
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

13

Laval

Laval
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

14

Lanaudière

Lanaudière
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

15

Laurentides

Laurentides
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

16

Montérégie

Montérégie
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

17

Centre-du-Québec

Centre-du-Québec
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

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La forte contribution de la région de la Capitale-Nationale ressort assez nettement sur toutes les cartes de la figure 6. Ceci démontre l’impact important de l’ancienneté du peuplement dans cette région et les migrations subséquentes des descendants des premiers pionniers. Cette région et celle de Chaudière-Appalaches sont celles qui apparaissent le plus fréquemment à titre de régions non limitrophes ayant les plus fortes contributions ancestrales (voir figure 7). Les régions du Bas-Saint-Laurent et de Montréal ont elles aussi contribué assez fortement aux origines ancestrales des sujets de l’est et de l’ouest de la province, respectivement. On peut noter enfin que dans l’ensemble, les sujets des régions d’ancienneté récente ou ayant connu des entrées migratoires importantes au cours du 20e siècle affichent une plus grande diversité dans leurs origines régionales ancestrales que les sujets des plus « vieilles » régions où les mouvements d’entrée ont été moins fréquents.

Figure 7

Plus fortes contributions interrégionales

Plus fortes contributions interrégionales
Cartographie : Centre interuniversitaire d’études québécoises (CIEQ)

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Discussion et conclusion

Deux objectifs principaux étaient visés par cette étude. Le premier objectif consistait à établir une mesure de la profondeur des souches ancestrales régionales dans la population québécoise. Le second objectif, complémentaire au premier, cherchait à mesurer les contributions respectives de chaque région du Québec au peuplement de chacune des autres régions. Des données généalogiques remontant jusqu’au début du 17e siècle ont été mises à profit pour atteindre ces objectifs.

La mesure des profondeurs régionales a permis de quantifier et de comparer l’enracinement intergénérationnel des individus dans leurs régions respectives. Les profondeurs moyennes varient de moins d’une génération à plus de cinq générations d’ancêtres mariés dans la même région. Comme prévu, les valeurs de ces profondeurs ne sont pas sans lien avec l’ancienneté des régions, déterminée par l’année d’enregistrement des premiers actes de mariage. Toute chose étant égale par ailleurs, les individus résidant dans des régions à peuplement plus ancien auront plus de chances d’avoir un plus grand nombre de leurs ancêtres mariés dans la même région que ceux qui habitent dans des régions peuplées plus récemment. Cependant, la composante migratoire joue aussi un rôle important, puisque les régions d’accueil possèdent évidemment une plus grande part d’individus nés hors de la région ou dont les ancêtres les plus proches proviennent de l’extérieur. Les cas de Laval et de Montréal en sont de bons exemples. À l’opposé, les régions qui ont accueilli proportionnellement moins de migrants affichent des profondeurs plus élevées, allant jusqu’à 5,5 générations pour la région de la Capitale-Nationale. Dans l’ensemble, on pourrait dire que ces résultats montrent un certain trait de la « régionalité » de la population québécoise (Delisle, 1999), caractérisée ici par la présence plus ou moins importante d’individus dont les ancêtres sont issus de la même région (Tremblay, 2011).

Les diversités ancestrales ont aussi fait ressortir des résultats inédits sur ce qu’on pourrait appeler la résultante des mouvements migratoires interrégionaux intergénérationnels au Québec depuis le début du 17e siècle. En effet, l’observation et la comparaison des lieux de mariage de l’ensemble des ancêtres identifiés dans les généalogies ascendantes permettent de retracer les chemins migratoires parcourus d’une génération à l’autre, depuis les régions de mariage des ancêtres les plus éloignés jusqu’à celles de leurs descendants contemporains (les points de départ des généalogies). De façon générale, pour une région donnée, les contributions des régions limitrophes sont plus marquées que celles des régions plus éloignées, mais avec quelques exceptions notables. Ici encore, l’ancienneté régionale a un impact certain sur ce type de mesure, puisque les ancêtres les plus éloignés, qui se retrouvent dans une très grande proportion des généalogies contemporaines (Vézina et collab., 2005) proviennent d’un nombre restreint de régions, soit les plus anciennes. Ainsi, on a pu constater que la région de la Capitale-Nationale, qui contient la ville de Québec et ses environs, contribue fortement aux origines ancestrales des individus de la plupart des régions. Des proportions relativement importantes d’ancêtres ont aussi été fournies par les régions de Chaudière-Appalaches, du Bas-Saint-Laurent et de Montréal.

Il est important de souligner qu’en raison de contraintes liées à la disponibilité des données de base nécessaires aux reconstructions généalogiques (Tremblay, 2010 ; Vézina et collab., 2005), les corpus utilisés pour cette étude excluent les sujets non catholiques ainsi que les immigrants récents. Il faut donc interpréter les résultats comme étant sans doute représentatifs de la plus grande partie (qu’on peut estimer autour de 80 %) de la population du Québec des années 1965 à 1985, mais non de l’ensemble de la population de cette période. Par ailleurs, il est fort probable que les contextes régionaux aient changé, dans une certaine mesure, depuis cette époque. Les migrations interrégionales ont en effet été assez fréquentes au cours des trente dernières années (Duchesne, 1993 ; Girard, Thibault et André, 2002 ; Girard C. et collab., 2012), particulièrement dans les années 1990 et au début des années 2000 alors que les taux annuels moyens tournaient autour de 3 % (St-Amour, 2013), ce qui pourrait avoir un impact non négligeable sur la mesure des profondeurs et des diversités ancestrales, surtout pour les régions qui ont accueilli beaucoup de nouveaux entrants, comme les Laurentides, la Montérégie et Lanaudière (Bherer et collab., 2008). À titre indicatif, quelques comparaisons peuvent être effectuées avec les résultats obtenus lors d’une étude antérieure portant sur les profondeurs ancestrales régionales de sujets mariés entre 1935 et 1974 (tableau 5). En effet, bien que le découpage géographique utilisé dans la présente étude diffère sensiblement de celui de l’étude précédente, les territoires de quelques-unes des régions sont à peu près les mêmes. Les sujets de la première étude se sont mariés 24 ans plus tôt, en moyenne, que ceux de la présente étude. Un tel écart correspond à environ 0,8 génération (Tremblay et Vézina, 2000). Ainsi, pour une même région, on devrait s’attendre à retrouver une profondeur moyenne un peu plus élevée pour les sujets mariés plus récemment. C’est ce que l’on constate pour un peu plus de la moitié des régions comparées. Les écarts positifs varient de 0,15 (Centre-du-Québec) à 0,59 (Mauricie) génération. Ces écarts sont toutefois moindres que le 0,80 attendu, en raison de l’effet des mouvements migratoires. Pour les régions de la Côte-Nord (-0,12), Laval (-1,21) et Lanaudière (-0,31), les profondeurs ancestrales des sujets mariés entre 1965 et 1985 sont inférieures à celles des sujets mariés entre 1935 et 1974, ce qui reflète des gains migratoires importants pour ces régions durant la période concernée, particulièrement pour Laval.

Tableau 5

Comparaison des profondeurs des souches ancestrales régionales pour quelques régions, périodes 1935-1974 et 1965-1985

Comparaison des profondeurs des souches ancestrales régionales pour quelques régions, périodes 1935-1974 et 1965-1985
a

La numérotation et la dénomination des régions correspondent à celles utilisées par l’Institut de la statistique du Québec (2001).

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Source : Tremblay (2011).

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Un autre aspect important touchant à l’interprétation des résultats concerne la variable utilisée pour mesurer les origines des ancêtres, soit le lieu de mariage. On sait en effet que traditionnellement au Québec, le mariage a lieu dans la paroisse de résidence de l’épouse (Tremblay, 2001), qui n’est donc pas nécessairement la même que celle de l’époux. Ainsi, les comparaisons des lieux de mariages des ancêtres sont donc empreintes d’une certaine matrilocalité qui reflète davantage le lieu de résidence des épouses que celui des époux. Toutefois, certaines études ont montré que la majorité des mariages célébrés au Québec aux 18e et 19e siècles concernaient des époux issus de la même paroisse ou de paroisses limitrophes (Bouchard, 1989 ; Mathieu et collab., 1981 ; St-Hilaire, 2002). De plus, puisque les lieux de mariages utilisés pour cette étude ont été établis en fonction de la région administrative concernée, qui correspond donc à un territoire beaucoup plus étendu que celui d’une paroisse, l’impact des différences entre les lieux de résidence des époux au moment du mariage est fortement réduit.

Mentionnons enfin que l’utilisation de données généalogiques complètes fournit une mesure plus précise de l’enracinement et des origines ancestrales que les seules lignées paternelles, qui servent souvent de référence pour l’identification ou le sentiment d’appartenance à une région ou un territoire donné (Sagnès, 2004). En remontant les générations, les ancêtres de la branche patronymique perdent en effet leur importance relative puisqu’ils sont accompagnés par un nombre grandissant d’ancêtres issus des autres branches, dont les lieux d’origine sont tout aussi pertinents pour l’analyse que ceux des ancêtres par qui le nom de famille a été transmis. À ce sujet d’ailleurs, il serait intéressant d’examiner de plus près ces lieux d’origine, afin de tracer un portrait des principaux chemins migratoires qui ont été parcourus par les ancêtres au fil des générations. Une telle analyse permettrait, par exemple, de mieux situer dans le temps les contributions respectives des différentes régions aux origines ancestrales individuelles. Par ailleurs, une analyse ciblant plus particulièrement les lignées paternelles permettrait également de mieux comprendre les similitudes ou dissimilitudes observées entre les pools patronymiques régionaux contemporains (Duchesne, 2006). Enfin, des données plus récentes pourraient aussi être mises à profit afin de vérifier l’impact des mouvements migratoires récents sur le profil ancestral des populations de chacune des régions.