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Dernier paru d’une collection comptant déjà 17 titres, Profession démographe est un petit ouvrage rédigé par Victor Piché. En prologue, il raconte la naissance de sa passion pour la démographie au cours d’emplois d’été qui, à la fin des années 1960, confrontent le jeune sociologue qu’il est à la réalité autochtone. Le concept de tiers-monde développé par Alfred Sauvy va prendre forme sous ses yeux. Il a aussi l’occasion de constater qu’une déclaration tardive des naissances peut fausser la mesure de la mortalité infantile et faire croire à une hausse du phénomène alors qu’il n’y en a pas. Marqué par ses observations, l’auteur entreprend alors une carrière de démographe qui l’amènera à mener des enquêtes sur le terrain, à étudier les inégalités sociales et économiques, à faire des liens entre la population et le développement et, aussi, à enseigner qu’il faut bien mesurer ce qui est à mesurer avant de se lancer dans de grandes explications théoriques.

Sa vision personnelle de la discipline s’ouvre avec l’omniprésence de la démographie et des enjeux qu’elle soulève à l’égard de l’avenir social et politique, surtout au Québec. Ayant comme objectif de dire à quoi sert le travail des démographes, Victor Piché explicitera et complétera cette vision avec plusieurs autres éléments. Le tout tient en sept chapitres, auxquels s’ajoutent d’une liste d’ouvrages et des remerciements.

« La démographie est une science sociale » : ainsi intitulé, le premier chapitre permet de la distinguer des autres disciplines par son étude centrée sur les mécanismes de renouvellement de la population. L’équation de base et les principales sources que sont les recensements, l’état civil et les enquêtes y sont présentées. Le régime et la transition démographique, les stratégies de survie et les théories migratoires sont ensuite définis par l’auteur afin de réfuter l’accusation longtemps portée à la démographie d’être une discipline empirique sans préoccupation théorique. Pour Victor Piché, la démographie est aussi une science explicative.

Le deuxième chapitre aborde les grands défis démographiques de notre temps. À la diversité des champs d’études dont témoignent quelque 300 séances inscrites en 2013 au congrès de l’Union internationale pour l’étude scientifique de la population (UIESP), l’auteur oppose un consensus quant aux principales préoccupations recueillies.

L’inéluctable vieillissement démographique, dont les conséquences sociales et économiques sont interprétées différemment par les pessimistes et les optimistes, est l’enjeu principal selon 30 % des 800 membres de l’UIESP. L’ampleur des flux migratoires préoccupe 14 % d’entre eux, dont l’auteur lui-même, qui disserte longuement sur la question.

Il précise d’entrée de jeu que les conséquences des migrations sont davantage étudiées que leurs causes. D’une part, les pays développés se questionnent surtout sur l’immigration. Plusieurs travaux centrés sur l’observation à court terme traitent des difficultés de l’insertion économique et des conséquences identitaires. De rares études menées sur le long terme montrent pourtant l’incidence économique positive de l’immigration. D’autre part, les pays en développement se préoccupent de l’émigration. Les transferts monétaires aux familles des contrées d’origine en constituent un important bénéfice. Cependant, à l’échelle nationale, un environnement politique déficient contrecarre les possibilités d’investissements constructifs. L’exode notoire des cerveaux est une conséquence négative de l’émigration. Enfin, l’auteur explique que le contexte de mondialisation facilite la circulation des capitaux mais pas celle des personnes. Les droits des travailleurs étrangers sont limités et bafoués, même au Canada.

Une fécondité en dessous du seuil de remplacement des générations, qui est une réalité occidentale, est un enjeu pour 12 % des membres de l’UIESP, alors que seuls 2 % s’inquiètent de la dépopulation qui en découle. Enfin, les droits de la reproduction, c’est-à-dire les droits des femmes en matière de contraception, d’avortement et de mariage libre, font consensus chez 7 % des chercheurs consultés. Jugeant prioritaire cet enjeu, l’auteur en explique l’impopularité par la majorité masculine des répondants, peu sensible aux préoccupations féminines, et par la réticence des démographes à adopter une perspective féministe.

Le chapitre trois s’intitule « La démographie au coeur de la société québécoise ». Pour Victor Piché, le caractère francophone d’une population québécoise qui évolue dans un océan anglophone justifie la place centrale occupée par la discipline. À cet égard, il évoque la création précoce du département de démographie de l’Université de Montréal, son caractère emprunté tant à l’école théoricienne française qu’à l’empirisme américain et sa spécialisation disciplinaire en démographie historique.

Ensuite, s’inspirant du collectif La démographie québécoise : enjeux au XXIe siècle[1], l’auteur met en évidence quatre des grands enjeux propres au Québec. Premièrement, le recul de la mortalité, en plus de ne pas avoir profité à tous, notamment aux populations autochtones, pose maintenant la question de la qualité de vie aux grands âges. Deuxièmement, la chute rapide de la fécondité et la diversification des types de familles ont été des phénomènes très marquants et inattendus pour les démographes. De cette révolution des modes de vie émergent la popularité sans précédent de l’union libre, les difficultés de la conciliation entre vie professionnelle et familiale ainsi que la précarité économique des familles monoparentales, dont souffrent surtout les mères et les enfants. En troisième lieu, sont citées des conséquences médiatisées du vieillissement démographique : la nécessaire réorganisation du travail, le financement des régimes de retraite et l’adaptation du système de santé et des services sociaux. Le dernier enjeu, et non le moindre, est l’immigration, que l’auteur rattache au besoin de main-d’oeuvre. Après un historique du phénomène, il rappelle la diversité ethnique et culturelle qui en découle. Il termine avec la cruciale question linguistique et l’adoption de la Charte de la langue française, qui a largement bénéficié de la contribution encore et toujours reconnue des démographes.

Le quatrième chapitre se concentre sur l’exercice de la profession. Ayant consulté une vingtaine de membres de l’Association des démographes du Québec, Piché résume leur propos. À partir de la question « Qu’est-ce qui vous a attiré à la démographie ? », il dégage un intérêt pour les questions sociales et la possibilité de les analyser avec des méthodes quantitatives ; la nécessité d’avoir accès à des données fiables en vue d’appuyer la prise de décision et d’évaluer des politiques ou des programmes ; un attrait pour la multidisciplinarité et finalement, l’accès facile au marché du travail. À partir de la seconde question, « Quelle est la plus grande qualité du démographe ? », il met au premier plan la rigueur, la capacité à utiliser des données de façon critique et l’habilité en analyse quantitative, essentiellement des statistiques de base plutôt que des modèles compliqués. Plusieurs citations rendent cette partie du texte bien vivante.

L’auteur résume ensuite : « Une grande partie du travail du démographe consiste à collecter et à analyser des données et à construire des indicateurs ». L’exercice de la profession se déroule bien sûr à l’Université, mais aussi dans des instituts de statistique, des ministères à vocation sociale, divers organismes liés au secteur de la santé publique, certains secteurs parapublics ou privés ainsi qu’au sein d’instances internationales. Le rôle clé et l’originalité du travail des démographes ont mené au développement, mais aussi à la démocratisation de l’accès à de grandes bases de données populationnelles, comme l’Infrastructure des microdonnées historiques sur la population du Québec, le Centre interuniversitaire québécois de statistiques sociales et l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone.

La discussion qu’amène le cinquième chapitre tourne autour des questions « Doit-on compter ? » et « Si oui, comment et pourquoi ? ». Si, par le passé, le compte et les caractéristiques des populations ont servi à la domination de certains groupes par d’autres, en l’occurrence selon l’origine ethnique ou raciale, cela est différent aujourd’hui. Les études quantitatives sur la population recherchent les inégalités afin de les diminuer. D’importants débats les précèdent et ils concernent tout autant les profils que l’on tire des analyses que la définition des catégories qui les encadrent. La mesure de l’usage du français au Québec notamment, et les nombreux débats sur le choix des indicateurs les plus appropriés pour en suivre l’évolution, est l’illustration parfaite que les statistiques ne sont pas neutres.

Poursuivant sur le thème de la mesure des phénomènes, l’auteur consacre le sixième chapitre à l’outil privilégié des démographes : la cohorte. Difficile de mieux résumer l’analyse longitudinale qu’en la désignant comme « l’une des contributions les plus spécifiques et significatives de la démographie par rapport aux autres sciences sociales. En effet, pour les démographes, les phénomènes sociaux sont inscrits dans l’expérience que vit un ensemble de personnes partageant un même ancrage temporel ». Pourtant, nombre de travaux en sciences sociales continuent de s’appuyer sur l’approche transversale, qui compare « les individus sans tenir compte de leurs antécédents générationnels ». Par la description de travaux liés à une enquête visant une cohorte d’immigrants arrivés au Canada en 1989, l’auteur démontre la puissance de l’analyse par cohorte en expliquant comment interagissent divers facteurs liés à la discrimination et à l’insertion en emploi.

L’idée que la démographie soit fondamentalement liée aux droits de la personne fait l’objet du dernier chapitre. Selon l’auteur, la démographie vise surtout à mesurer des écarts entre des groupes d’individus en fonction de diverses dimensions sociales. Dans la société, tous les groupes devraient avoir le même accès aux ressources relatives à la bonne santé, aux revenus équitables, aux chances d’accès à l’emploi, etc. En conséquence, les indicateurs qu’utilisent les démographes servent à mesurer des inégalités. Incidemment, leur préoccupation de bien les mesurer constituerait un objectif en soi… voire une obsession chez certains. L’inégalité devant la mort, résultat de celle de l’accès aux soins, laquelle contrevient au droit à la santé promu par l’Organisation mondiale de la santé, sert d’exemple, de même que les droits reproductifs et ceux des immigrants. L’auteur termine avec un plaidoyer à l’égard des droits des travailleurs étrangers, non sans dénoncer diverses pratiques gouvernementales.

En conclusion, l’auteur reconnaît qu’il y aurait eu mille et une façons de présenter la profession. J’ajouterais pour ma part trois éléments afin d’enrichir le texte. Il aurait été pertinent de citer parmi les sources qu’utilisent les démographes les nombreuses banques de données administratives servant au suivi des cheminements scolaires, des clientèles diverses du réseau de la santé, des services sociaux ou d’autres services publics, de l’effectif des employés des secteurs public et parapublic, etc. Ensuite on se demande pourquoi le persistant déficit migratoire interprovincial du Québec n’a pas été défini comme un enjeu à l’égard du recul démographique de la province au sein du Canada ou de l’arrêt de la croissance de la population en âge de travailler. Enfin, concernant le financement public de l’aide médicale à la procréation en vigueur au Québec, il aurait été intéressant de se demander quelle est sa raison d’être dans nos sociétés vieillissantes et comment le phénomène s’inscrit dans les droits à la reproduction.

En définitive, cette présentation de la profession offre l’occasion de positionner les défis démographiques au coeur des enjeux des sociétés, par exemple en expliquant le rôle du démographe en tant qu’analyste des différences et des inégalités qu’elles vivent. Comme tant de ses collègues, Victor Piché l’a fait en affichant une réelle passion pour la discipline, ce qui est tout à son honneur.