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Introduction

L’exploitation grandissante des enfants comme combattants est l’une des caractéristiques les plus perverses des conflits armés modernes. Il est désormais de notoriété publique que, depuis les années 1980, des centaines de milliers d’enfants sont enrôlés de gré comme de force par des groupes armés de tout acabit. Ils sont utilisés comme soldats de première ligne, comme chair à canon, comme esclave sexuel ou comme espion ou porteur. Ils sont régulièrement battus, violés, humiliés tant par leur commandant que par leurs frères d’armes. Ils sont les victimes d’une société violente qui n’a pas su ni voulu les protéger. Pour s’assurer de leur loyauté et pour qu’ils perdent tout espoir de désertion, les commandants de ces enfants les obligent trop souvent, sous peine de leur propre mort, à perpétrer des atrocités dans leur village natal. Ils deviennent ainsi des criminels de guerre. Ces enfants glissent alors silencieusement du statut de victime à celui de bourreau.

Notre intérêt pour les enfants combattants est né en 1994. Alors travailleuses humanitaires au Rwanda, nous avons été frappées par la présence d’un grand nombre d’enfants actifs au sein des groupes qui s’affrontaient. Puis, nous avons vu le scénario se répéter en Somalie, au Myanmar, en Sierra Leone et au Liberia.

Dans cet article, nous posons comme principe que, puisque l’enfant est désormais considéré comme un sujet de droit, tel que consacré par la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (1989), les adultes responsables de sa protection (parents, communautés nationale et internationale) ont failli à leur tâche. Nous avançons que les instruments du droit international, dans leurs formes actuelles, et malgré des efforts notables, présentent de sérieuses lacunes, tant au niveau de l’énonciation que de la mise en oeuvre, en ce qui concerne la protection des enfants en temps de conflits armés.

Pour éviter toute confusion, précisons que nous avons adopté la définition de l’enfant telle que décrite au deuxième article de la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant de 1990 qui stipule que l’enfant est tout être humain âgé de moins de 18 ans.

Bref aperçu de l’environnement des enfants combattants

Le phénomène de l’utilisation des enfants combattants, dans sa version moderne, compromet dangereusement des générations d’enfants sur tous les continents par ses effets pervers et destructeurs. Depuis la Deuxième Guerre mondiale, la nature des conflits a changé : terroriser les populations civiles est devenu une stratégie militaire. Femmes, enfants, vieillards et malades sont les premières victimes de ces conflits. Les guerres se sont infiltrées jusque dans les maisons, rendant plus ardue la distinction entre les combattants et les civils. L’industrie s’est mise au diapason et a créé des armes si légères et si simples que des enfants en bas âge peuvent les utiliser sans contrainte. Petits, interchangeables, obéissants, peu coûteux et désormais capables de manipuler les armes de guerre, les enfants sont devenus les machines à tuer des conflits d’adultes.

Les changements extrêmes dans la conduite des hostilités dont nous sommes témoins depuis le milieu du siècle dernier et l’émergence de nouvelles forces, parties aux conflits, ne sont pas étrangers au phénomène des enfants combattants. L’éventail des groupes qui s’affrontent s’est fortement élargi. Il peut s’agir d’une armée gouvernementale, d’un groupe de libération, d’une unité terroriste, d’une troupe d’un seigneur de la guerre, d’une horde de mercenaires privés ou encore d’un commando paramilitaire d’un cartel de la drogue. Ce contexte composite accroît les obstacles quant à la protection des enfants combattants pendant les hostilités. La complexité de la problématique des enfants en armes et de son imputabilité juridique défie la distinction orthodoxe entre les enfants et les adultes parce qu’on ne reconnaît aux enfants-soldats ni les particularités généralement liées à l’enfance, comme la vulnérabilité, ni les caractéristiques nécessaires pour être combattant, comme l’entendement de l’éthique militaire.

Pour avoir une idée réaliste du nombre des enfants combattants dans le monde, il est impératif de garder à l’esprit que le nombre de 300 000, énoncé depuis le milieu des années 1990, est un chiffre conservateur, que les experts du milieu ont mis de l’avant à l’époque pour s’assurer un plus grand consensus international sur l’urgence d’intervenir à ce sujet. Coauteure avec Graça Machel du premier rapport des Nations unies sur la question des enfants-soldats, Rachel Brett l’explique ainsi :

[…] 300 000 enfants, ce sont les chiffres d’hier. Aujourd’hui, certains d’entre eux ont atteint la majorité, d’autres ont été tués ou démobilisés et d’autres ont grossi les rangs des armées. Et c’est sans compter les milliers d’enfants qui ne sont pas au front aujourd’hui, mais qui font partie des armées[1].

Ce chiffre qui demeure constant depuis le milieu des années 1990 correspond donc en réalité à un nombre cumulé encore plus inquiétant. Lors des conflits, les enfants « perdus » sont remplacés systématiquement par d’autres ce qui fait que le nombre réel est, en fin de compte, beaucoup plus élevé et que le génocide de l’enfance se poursuit d’une génération à la suivante.

Une étude menée en l’an 2000 par la coalition internationale contre l’utilisation des enfants-soldats « Stop the use of child soldiers[2] » indique que tous les enfants recrutés par des forces armées, de gré ou de force, proviennent de milieux marginaux. Ils sont issus soit de milieux socio-économiques défavorisés, soit de communautés marginalisées pour leur appartenance ethnique ou religieuse ou encore proviennent de familles éclatées qui souvent, en temps de paix, les entraînent dans le cercle pernicieux des enfants de la rue. Ils sont généralement le produit d’une culture de violence dans un pays où la guerre sévit cruellement depuis plusieurs années.

Les armées gouvernementales comme les groupes de résistance et les milices locales pratiquent tous les différentes formes de recrutement, de la conscription à l’enrôlement de volontaires. Soulignons ici notre réticence à utiliser le terme volontaire lorsque le dysfonctionnement familial, la dislocation socio-économique ou le climat de violence engendrant un désir irrépressible de vengeance constituent l’univers quotidien dans lequel évoluent ces enfants.

Une fois enrôlés, les enfants subissent de terribles sévices tant physiques, psychologiques que sexuels. Trop souvent acteurs criminels malgré eux, ces filles et ces garçons deviennent d’implacables bourreaux manipulés par leurs chefs militaires. Ils exécutent les ordres avec une cruauté et une sauvagerie peu communes, décuplées par les drogues, l’alcool et les désordres mentaux.

C’est pourquoi les enfants combattants sont souvent appelés les oppresseurs opprimés, car ils sont à la fois victimes et bourreaux. Ces enfants-soldats exécutent des actes criminels et sont également victimes de plusieurs violations de leurs droits fondamentaux aux mains de leurs camarades ou de leurs leaders. Mais, au premier plan, ce sont les adultes les coupables pour avoir failli à assurer la protection des enfants et à éviter leur recrutement.

Faut-il les punir ou les plaindre ? Sont-ils responsables de leurs actes devant la loi ? Comment les protéger, éviter leur recrutement et le cycle de violence qui les détruit ? Ces questions sont au coeur des débats entre juristes qui se préoccupent de ce groupe cible. Penchons-nous sur les concepts de l’enfance et les dilemmes juridiques qu’ils comportent afin de mieux comprendre les textes internationaux qui en découlent et tentons d’identifier s’il existe une réelle protection pour ces enfants.

Les droits des enfants

Il est indéniable pour nous que le droit demeure un outil vital pour protéger les enfants. Des Conventions de Genève à la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (CDE) et à son Protocole facultatif (PF), sans oublier le Statut de Rome et la Convention 182 de l’Organisation du travail, que nous omettons volontairement ici pour les besoins de ce texte, les instruments juridiques sont indispensables pour renforcer les normes d’exercice des conflits armés. Toutefois, le droit international nous laisse perplexes quant à la définition même de l’enfant. Si l’enfant est un sujet de droit, à quelles responsabilités est-il assujetti ? Comment protéger les enfants-soldats tout en protégeant les communautés aux prises avec cette problématique ? Quel droit a préséance sur l’autre ? Est-ce celui des enfants comme l’entend le texte de CDE lorsqu’on y souligne l’intérêt supérieur de l’enfant et sa considération primordiale[3] ? À quels niveaux se situe la fragilité de notre système international qui permet encore au XXIe siècle que l’enfance soit volée et massacrée ?

Avant de pouvoir bien cerner ces questions de protection juridique, il est impératif de voir comment les philosophes et juristes ont perçu et perçoivent encore aujourd’hui les enfants et d’identifier la place qu’ils occupent dans notre monde actuel. Nous croyons indispensable de mettre en contexte tout ce qui suit pour bien comprendre l’équivoque qui règne au niveau de la poursuite en justice et de la protection des enfants associés aux groupes armés.

Depuis l’époque d’Aristote en passant par John Locke et Jean-Jacques Rousseau et les auteurs et juristes plus contemporains, la définition de l’enfant et aujourd’hui son statut juridique et sa responsabilité pénale demeurent nébuleux et ne font pas l’unanimité.

Une vision négative de l’enfance

L’enfance a longtemps été considérée de manière négative comme si ce passage naturel équivalait à un statut d’inachèvement. Aristote ne se gêne pas pour comparer les enfants aux animaux. Dans son ouvrage Histoire des animaux, il a précisé que « l’âme des enfants ne diffère pas pour ainsi dire de celle des bêtes[4] ». Il a avancé également que les enfants, comme les animaux, agissaient volontairement, mus uniquement par la concupiscence et l’impulsivité, car il était impossible à ces êtres dénués de raison de faire des choix et d’agir par liberté. Pour Aristote donc, l’enfant était un être inachevé.

D’après certains auteurs modernes, Aristote « est le philosophe classique qui a le plus rigoureusement pensé la relation entre parents et enfants » (Youf, 2002 : 10), ce qui justifie pourquoi le résultat de ses réflexions a influencé et inspiré le droit familial jusqu’au XXe siècle. Le principe central de sa réflexion reposait sur la distinction fondamentale entre les domaines politique et familial. Alors que dans la sphère domestique, l’autorité revenait de droit au chef de famille, dans la Cité, les citoyens étaient gouvernés par la loi et non par un seul homme.

On ne retrouve pas de trace des droits de l’homme dans la philosophie d’Aristote. Les seuls droits existants étaient ceux des citoyens : le bien de la Cité ayant préséance sur les droits de l’individu. S’il ne saurait exister de rapports juridiques dans la famille, il ne pouvait, non plus, y avoir d’injustice de la part du père envers son enfant. Puisqu’il lui appartenait, le père ne pouvait viser que le bien de l’enfant. Lui vouloir du mal équivaudrait à se vouloir du mal à lui-même. Ainsi, l’affection des parents envers les enfants serait garante de leur bien-être et se situerait au-delà de toutes considérations juridiques. Le droit familial occidental s’est donc érigé et maintenu sur ces bases, et ce, jusqu’au XXe siècle.

L’une des sources de la philosophie des droits de l’homme se trouve dans l’école du droit naturel moderne. Pour arriver à cette fin, les tenants de cette école, dont faisait partie John Locke, se sont attaqués vigoureusement à la puissance paternelle et, par ricochet, ont rendu possible la naissance des droits de l’enfant en libérant celui-ci du joug paternel. L’État moderne, qui a vu le jour en Angleterre et en France aux XVIe et XVIIIe siècles, avait pour fondation la souveraineté absolue du monarque dont la toute puissance paternelle trouvait sa source dans la nature et dans la représentation de la volonté de Dieu. Pour fonder l’État démocratique dont il faisait la promotion, Locke a dû réfuter les bases sur lesquelles s’édifiait la monarchie absolue et, conséquemment, le pouvoir politique basé sur la puissance paternelle puisque les principes de sa théorie reposaient sur l’égalité universelle.

Mais si pour Locke tous les hommes étaient égaux, « les enfants, eux, ne naissaient pas dans cet état de pleine égalité » (Locke, 1966 : 55) puisqu’ils ne sauraient maîtriser leur liberté naturelle sans dépendre de l’autorité d’un adulte. Puisque la liberté exigeait l’usage de la raison, l’enfant devait donc demeurer sous la tutelle et la protection de ses parents comme dans les cas des déficients intellectuels. Pour ce penseur, cette soumission temporaire n’avait d’autre but que de préparer l’enfant à la liberté. Dès que celui-ci serait en âge de connaître et de respecter les lois, il se libérerait automatiquement de la surveillance de ses parents et n’aurait plus pour eux que des obligations morales.

Même si Locke est l’un des premiers à mettre en forme la conception moderne de la minorité, celle-ci continuait de reposer sur une idée négative de l’enfance. Dans l’éducation donnée aux enfants, les parents ne pouvaient omettre que les enfants étaient dépourvus de raison et que leur état requérait direction et discipline devant tenir leurs parents « pour leurs seigneurs et maîtres absolus » (Locke, 1966 : 61).

D’après la théorie de Locke, l’autorité parentale, limitée et temporaire, s’oppose à celle proposée par Aristote qui la définissait comme absolue et arbitraire. Néanmoins, la conception moderne de la minorité s’est ainsi fondée en grande partie sur cette vision négative de l’enfance promue, entre autres, par Aristote et Locke. Voyons maintenant l’approche suggérée par Jean-Jacques Rousseau.

Rousseau : l’éloge de la différence

La vision négative de l’enfance propose une dialectique de l’autre (altérité dans le présent) et du même (similitude dans le futur) pour définir la relation des adultes avec les enfants. Même si cette conception par la négation a dominé la théorie de l’enfance du XVIIe jusqu’au milieu du XXe siècle, Jean-Jacques Rousseau a pensé une autre philosophie de l’enfance.

Dans son ouvrage Émile, ou De l’éducation, Rousseau (1966) prétend que les adultes commettent tous la même erreur : celle de considérer les enfants comme des adultes en miniature et non comme des enfants. Ils sont définis soit comme des adultes en devenir ou de petits adultes sans que le monde des gens majeurs n’arrive à percevoir tout le bagage positif contenu dans l’enfance et sans lequel l’adulte ne serait pas humain. Alors que Locke identifie la période de l’enfance à un inachèvement, Rousseau, lui, la présente comme un critère essentiel d’humanité et considère qu’il ne peut exister d’homme accompli sans un sain passage par l’enfance (1966 : 178). L’enfance n’apparaît donc plus comme un mal nécessaire, mais plutôt comme un passage particulièrement positif et qui doit être défini ainsi.

Pour Rousseau, l’enfant nous ressemble non seulement dans son devenir humain qu’il porte en lui mais également dans son enfance. Il nous exhorte à aimer l’enfance et favorise l’argumentation du principe d’identité et de différence. Il nous faut aimer l’enfant parce qu’il est déjà pleinement humain dès sa naissance et aussi parce qu’il est enfant : c’est la raison pour laquelle il a le droit d’être libre et heureux (Youf, 2002 : 22).

Défini antérieurement par son altérité, Rousseau nous demande plutôt de penser l’enfant dès sa naissance comme un semblable, ouvrant ainsi la porte à l’acceptation de la notion de différence de l’enfance comme étant positive. L’enfant, tout en étant notre égal et notre semblable, demeure différent de nous. Car si l’enfant est capable de raisonnement, il ne ressent ni ne pense comme nous : « Je suis cependant bien éloigné de penser que les enfants n’aient aucune espèce de raisonnement. Au contraire, je vois qu’ils raisonnent bien dans tout ce qu’ils connaissent et qui se rapporte à leur intérêt […] » (Rousseau, 1966 : 133). Ainsi, l’enfant ne doit être considéré ni comme une bête ni comme un adulte, mais comme un enfant qui possède sa propre logique et un degré d’épanouissement qui lui sont distincts et qui commandent le respect.

En pensant l’homme démocratique dans leur théorie respective, et en dépit de leur conception discordante sur l’enfance, Locke et Rousseau convergent pour rendre possibles les droits de l’enfant. Pour le premier, l’enfance se définit comme une étape d’une finalité en devenir. La vulnérabilité physique et intellectuelle de l’enfant exige la protection de ses parents. Le second reconnaît l’inachèvement de l’enfant tout en soulignant sa capacité à penser et à vouloir et, bien que la volonté et l’intelligence de l’enfant soient différentes de celles des adultes, cela ne signifie pas qu’il en soit dépourvu. On doit donc accorder aux enfants une certaine autonomie liée à la dynamique propre de leur âge.

Conjuguer protection et autonomie : un dilemme juridique

Nous voilà donc, aujourd’hui, aux prises entre une conception protectrice qui considère l’enfant comme un irresponsable juridique et une conception qui lui reconnaît une capacité de jugement et une responsabilité qui lui sont propres. L’une vise sa protection et l’autre, son autonomie. Si ces deux penseurs ont postulé les bases intellectuelles des droits de l’enfant, ils nous ont aussi légué un important dilemme, à savoir, l’identification de la préséance d’une notion sur l’autre. Il s’agit d’un débat juridique d’autant plus délicat dans le cas des enfants combattants, conception qui ne faisait pas partie des préoccupations de l’époque de ces penseurs.

L’enfant : une notion de droit international ambiguë

À ce dilemme entre les deux conceptions de l’enfance, sur lequel nous reviendrons plus loin, se superpose un autre écueil qui s’exprime encore plus singulièrement dans le cas des enfants en armes. Il s’agit de la confusion entourant la définition de l’enfant et de leurs droits. « Si la notion des droits de l’enfant n’est pas tout à fait récente […] elle n’évoque pas de définition uniforme » (Bernard, 1997 : 26). Il est effectivement complexe pour le droit de protéger ou de donner de l’autonomie à une entité mal délimitée. Si la personne réfugiée est définie de manière universelle dans la Convention de Genève du 25 juillet 1951 relative au statut des réfugiés, il en va autrement pour la définition de l’enfant qui varie d’un document international à l’autre, d’un droit national à l’autre.

Les quatre Conventions de Genève de 1949 (CG) et leurs Protocoles additionnels de 1977 (PA) comportent plus de 40 articles qui accordent une protection spéciale aux enfants. Ces textes font référence aux enfants[5], aux enfants de moins de 12 ans[6], aux enfants de moins de 15 ans[7], à ceux de moins de 18 ans[8] ainsi qu’aux mineurs[9]. Il nous apparaît donc impossible d’inférer une définition claire de l’enfant par ces dispositions multiples. « L’omission d’une définition du terme juridique enfant lors de la rédaction des Protocoles additionnels était intentionnelle et motivée par le fait que le mot n’avait pas une acception généralisée » (Sandoz et Swinarski, 1986 : 567-575). L’âge de l’individu dans ces textes joue le rôle d’indicateur de vulnérabilité et non de définition juridique ; l’âge de 18 ans détermine la limite d’une vulnérabilité spécifique et d’un besoin de protection distinctif alors que des dispositions particulières sont introduites selon que l’enfant a plus ou moins 15 ans ou plus ou moins 12 ans.

En l’absence d’une définition de l’enfant qui pourrait être employée en temps de conflits armés, le droit international humanitaire réfère à une définition donnée par un autre mécanisme, à savoir, les instruments internationaux de droits de l’homme. Ceci nous amène donc à regarder de plus près la Convention internationale relative aux droits de l’enfant[10]. Il serait légitime de supposer qu’un traité s’adressant spécifiquement à l’enfant en définisse d’abord clairement le statut. Pourtant, ce n’est pas le cas.

La CDE, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 20 novembre 1989, reconnaît dans son premier article que l’enfant est tout être humain âgé de moins de 18 ans « sauf si la majorité est atteinte plus tôt en vertu de la législation qui lui est applicable ». La définition de l’enfant dépend donc des législations nationales qui varient sensiblement d’un État à l’autre et selon les circonstances. D’après certains auteurs, cette dépendance à la législation nationale freine « l’affirmation d’une règle coutumière internationale fixant à 18 ans l’âge limite pour la définition de l’enfant » (Arzoumanian et Pizzutelli, 1997 : 834). Influencé par la culture économique et sociale de chacun des États, l’âge définissant les enfants variera à la hausse ou à la baisse. Pour en finir avec l’incertitude créée par cette référence aux législations nationales, l’Union africaine a clairement établi en 1999, dans le deuxième article de la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, qu’un enfant est tout être humain âgé de moins de 18 ans, sans aucune exception.

Les articles 38(2) et (3) de la CDE précisent que : « Les États parties prennent toutes les mesures possibles dans la pratique pour veiller à ce que les personnes n’ayant pas atteint l’âge de 15 ans ne participent pas directement aux hostilités » et que :

Les États parties s’abstiennent d’enrôler dans leurs forces armées toute personne n’ayant pas atteint l’âge de quinze ans. Lorsqu’ils incorporent des personnes de plus de quinze ans mais de moins de dix-huit ans, les États parties s’efforcent d’enrôler en priorité les plus âgées[11].

Dans ce seul document, l’enfant est donc défini selon trois âges distincts : celui qui a moins de 18 ans, celui qui a moins de 15 ans et celui auquel s’adressent les législations nationales. À cette confusion s’ajoute l’incertitude quant à l’interprétation de l’article 38(3) ; son énonciation laisse entendre que les parties sont libres de croire qu’il n’est pas absolument défendu d’incorporer des enfants de moins de 18 ans dans les groupes armés.

La notion d’enfants combattants apparaît pour la première fois dans un texte international en 1977, lors de la rédaction des Protocoles additionnels aux Conventions de Genève. Comme le soulignent Arzoumanian et Pizzutelli (1997), cet état de fait est d’autant plus surprenant puisque l’on connaissait depuis longtemps l’existence de ces enfants. Ces auteurs suggèrent que l’absence de disposition concernant les enfants combattants dans les quatre Conventions de 1949 découle de la pratique généralisée de l’époque qui visait à dissocier complètement le droit humanitaire de la souveraineté des États ; le droit d’ingérence humanitaire s’appliquerait quelque vingt ans plus tard.

Le texte de l’article 38(3) de la CDE est pratiquement identique à l’article 77(2) du PA I, applicable aux conflits armés internationaux uniquement. Dans ce dernier, les parties au conflit pourraient donc être reconnues responsables en cas de recrutement d’enfants de moins de 15 ans mais seraient considérées non coupables de la participation directe des enfants aux hostilités, si on arrivait à prouver que les mesures prises à cet égard étaient insuffisantes par faute de moyens ou tout simplement inefficaces. En reprenant, en substance, les obligations de moyen du PA I, les auteurs de la CDE ne créent pas une avancée pour une protection universelle des enfants combattants. En fait, ces obligations demeurent plus anémiques que celles du droit applicable aux conflits non internationaux. En effet, dans le PA II, applicable aux conflits non internationaux, l’article 4(3) alinéas c) stipule clairement que « les enfants de moins de quinze ans ne devront pas être recrutés dans les forces ou groupes armés, ni autorisés à prendre part aux hostilités » ; il ne comporte aucune considération de moyens et est uniquement basé sur des résultats.

Dès 1991, insatisfaites par les dispositions de la CDE et alarmées par le phénomène grandissant de la participation des enfants dans les conflits armés, les divisions suédoises du mouvement de la Croix-Rouge et de l’organisation Save the Children, de concert avec l’Institut Raoul-Wallenberg des droits de l’homme et du droit humanitaire, organisent à Stockholm une conférence sur les enfants et la guerre[12]. À cette occasion, les participants s’accordent pour établir à 18 ans l’âge minimum de recrutement dans les groupes armés et la participation aux hostilités ainsi que pour proscrire l’enrôlement volontaire de toute personne n’ayant pas atteint cet âge. Il restait à convaincre les États.

Ils étaient nombreux à travers le monde à espérer que le Protocole facultatif [13] à la Convention internationale relative aux droits de l’enfant (PF-CDE) concernant l’implication des enfants dans les conflits armés rachète les faiblesses de la CDE en imposant, sans équivoque, l’âge de recrutement et de participation des enfants aux combats à 18 ans[14]. La conclusion des négociations présente toutefois un produit plus édulcoré. Ce texte, adopté le 25 mai 2000 par l’Assemblée générale des Nations unies, « est un compromis qui a permis de concilier la diversité des positions des États » (Schmitz, 2001 : 136).

Tout en élevant à 18 ans l’âge minimal de la participation des enfants aux hostilités et de leur recrutement, le texte du Protocole conserve la formulation flasque de la CDE en ce qui concerne les obligations de moyen imposées aux États telles que décrites dans son article premier : « Les États parties prennent toutes les mesures possibles pour veiller à ce que les membres de leurs forces armées qui n’ont pas atteint l’âge de 18 ans ne participent pas directement aux hostilités », ainsi que dans son second article : « Les États parties veillent à ce que les personnes n’ayant pas atteint l’âge de 18 ans ne fassent pas l’objet d’un enrôlement obligatoire dans leurs forces armées ». Même si on se doit de saluer le fait que, pour la première fois, le principe de non-recrutement et de non-participation aux hostilités pour les moins de 18 est sanctionné dans un instrument juridique international, il est tout aussi regrettable de constater que, comme dans le texte de la CDE, le vocabulaire choisi pour son application demeure vague et sujet à interprétation. Les termes employés accordent aux États une liberté d’appréciation très ample sur ce qu’ils entendent par « toutes les mesures possibles » et « participation directe ».

Le texte de l’article 4(1) du PF fait également la distinction entre les forces armées gouvernementales et les autres unités armées en ce qui concerne le recrutement d’enfants : « Les groupes armés qui sont distincts des forces armées d’un État ne devraient en aucune circonstance enrôler ni utiliser dans les hostilités des personnes âgées de moins de 18 ans ». Cette obligation absolue, claire et précise, constituait le canevas sur lequel était imprimé l’esprit initial du Protocole facultatif jusqu’à la négociation. Pour arriver à un consensus élargi, les promoteurs du Protocole ont dû faire des concessions de taille qui ont résulté en un texte qui demeure déficient en ce qui concerne la protection effective des enfants contre le recrutement militaire, sous quelque formes que ce soit.

La CDE : une convention bicéphale ?

Un autre obstacle de taille à la protection des enfants combattants consiste en ce que les deux conceptions de l’enfance, celle de sa protection proposée par Locke et celle de son autonomie suggérée par Rousseau, sont enchâssées dans la CDE qui prévaut en matière de droits de l’enfant.

Les documents internationaux qui ont précédé la CDE sont imprégnés de la conception protectionniste. Les Déclarations des Nations unies en relation avec les droits de l’enfant, adoptées respectivement en 1924[15], 1948[16] et en 1959[17], mettent toutes l’accent sur la protection de l’enfant. Les enfants doivent, notamment, être protégés contre toutes formes d’exploitation et être les premiers bénéficiaires des secours en temps de crise. Ils ont le droit d’être protégés sans aucune discrimination de race, de nationalité et de croyance. La Déclaration de 1949 souligne spécifiquement que les enfants ont besoin d’une protection particulière ainsi que d’une protection juridique appropriée.

Dans la vague des luttes pour les libertés civiles qui ont marqué les années 1960, un mouvement pour la libération des enfants, appelé Kiddy-Libbers, voit le jour au début des années 1970. Ses défenseurs réclament l’extension aux enfants des droits reconnus aux adultes et proposent que les droits, privilèges, devoirs et responsabilités des citoyens adultes soient également disponibles à toute jeune personne, quel que soit son âge (Holt, 1974). Ils demandent également pour l’enfant le droit de déterminer lui-même son environnement quotidien, le droit à un environnement physique adapté à sa taille et à son besoin de sécurité, le droit à l’information, le droit de choisir sa propre forme d’éducation, le droit à la liberté sexuelle, le droit aux pouvoirs économique et politique ainsi que la reconnaissance de ses droits judiciaires.

Bien que plusieurs de ces droits puissent nous sembler révolutionnaires, certains d’entre eux ont trouvé un écho dans la législation. Ainsi, la CDE, tout en maintenant la formule protectrice des déclarations précédentes, innove en proclamant des droits reconnaissant l’autonomie de l’enfant dont voici quelques exemples :

  • Le droit à la liberté d’expression (art. 13) ;

  • Le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion (art. 14) ;

  • Le droit à la liberté d’association (art. 15) ;

  • Le droit à la vie privée (art. 16).

La CDE et son Protocole facultatif prolongent la conception bicéphale de la protection et de l’autonomie de l’enfant sans toutefois indiquer la préséance d’une notion sur l’autre. Cette ambivalence ouvre donc la porte à des interprétations majeures dans l’application du droit international envers les enfants et plus particulièrement lorsque ceux-ci peuvent être jugés pour des crimes contre l’humanité ou pour des crimes de génocide.

Cette ambiguïté, soulignée également par Alcinda Honwana (2000), explique le préoccupant dilemme que pose la question de la responsabilité des enfants combattants pour des crimes de droit international. Puisque la notion d’enfants-soldats défie la distinction traditionnelle entre la catégorie des enfants et celle des adultes, on ne leur reconnaît ni l’innocence généralement attribuée aux enfants ni la responsabilité octroyée aux combattants. La polysémie de cette notion exacerbe ce que le Secrétaire général des Nations unies a qualifié de « terrible dilemme[18] » lorsque la question de la responsabilité des enfants combattants pour des crimes de droit international est postulée.

Dans une société socialement avancée comme le Canada, l’application de la Convention ne semble pas poser de difficultés majeures quoique nous soyons persuadés qu’il y ait des ratés importants dans notre système[19]. Cependant, nous pouvons aisément imaginer ce qui se passe dans les pays en déliquescence, aux prises avec la guerre et lorsque les tissus familiaux et communautaires sont complètement détruits. Et nous pouvons légitimement nous demander comment ce texte international, à priorité bicéphale et donc, sans direction claire, arrivera à départager la réalité des enfants combattants qui, eux, possèdent le double statut de victime et de bourreau. Car si l’enfant a des droits, il a aussi des responsabilités. Or, comment demander à un enfant de faire face à ses devoirs lorsque ses droits les plus élémentaires, comme celui de sa protection, sont ignorés, bafoués ? Il nous apparaît épineux de réclamer, en toute conscience, à un soldat mineur de faire face à ses obligations sans qu’il ait pu jouir de ses droits en tant qu’enfant.

Nous sommes en droit également de nous inquiéter du sort des enfants combattants, recrutés de gré ou de force en très bas âge et aujourd’hui accusés de crimes de droit commun ou de crimes de guerre alors qu’ils ont 16 ou 17 ans. Quelle place fait-on à la prise en compte de son endoctrinement depuis, parfois, plus de la moitié de sa vie ? La justice tiendra-t-elle compte de l’esprit confus d’un être traumatisé depuis plusieurs années par la violence et l’abus de drogues et d’alcool ? Les parents et la communauté d’origine de l’enfant aujourd’hui inculpé se tiendront-ils également au banc des accusés parce qu’ils ont failli à leur tâche de protection en premier lieu ?

Une protection inappropriée

L’atonie des textes internationaux laisse toute la latitude aux États pour choisir le type d’application de solutions à leurs problèmes d’enfants combattants. Ainsi, au Rwanda, dans un esprit de lutte à l’impunité, les autorités ont décidé de juger tout combattant âgé de 14 ans et plus au moment des faits dont il est accusé. En République démocratique du Congo (RDC) et au Liberia, les gouvernements ont plutôt opté pour l’amnistie de leurs enfants en se basant sur l’acceptation culturelle respective qui juge l’enfant comme un innocent non consentant. En Sierra Leone, le Tribunal spécial, composé de juristes internationaux et nationaux, a refusé de juger toutes personnes de moins de 18 ans[20]. Toutefois, la Cour supérieure nationale juge des enfants combattants[21] qui étaient mineurs au moment des faits.

Les textes internationaux, qui produisent les normes sur lesquelles la communauté internationale devrait se baser pour répondre à ces questions, nous apparaissent tout au plus déficients. Non seulement évitent-ils d’éclaircir le propos complexe des enfants combattants mais, selon nous, ils participent à l’imbroglio international.

En dépit des nombreuses dispositions centrées sur la protection des enfants en temps de conflits armés, le droit international humanitaire établit un champ d’exception pour les mineurs de 15 à 18 ans soit en fermant les yeux sur leur recrutement sporadique soit en négligeant de proscrire leur participation aux hostilités. Ce droit omet également de définir qui est un enfant et en réfère pour cela au droit international général.

En se penchant sur la Convention internationale relative aux droits de l’enfant et sur son Protocole facultatif, force est de constater que la définition de l’enfant est toujours imprécise malgré le fait que ces textes juridiques aient été créés pour stimuler une protection accrue des enfants. Ces instruments juridiques présentent deux autres lacunes majeures. D’une part, ni la CDE ni son Protocole ne statuent sur la priorité d’action entre la protection et l’autonomie de l’enfant. Dans le cas des enfants combattants, cette ambiguïté peut avoir des conséquences majeures tant pour les enfants-soldats que pour leurs victimes. Finalement, le langage utilisé dans les deux traités pour engager les États et décrire leurs obligations est loin d’employer le vocabulaire ferme auquel on serait en droit de s’attendre.

Il serait naïf de croire en une révision en profondeur des Conventions de Genève ou de leurs Protocoles additionnels dans un avenir rapproché. Toutefois, puisqu’une portion significative des instruments internationaux des droits de la personne inclut déjà la protection des enfants de moins de 18 ans, cette notion devrait constituer la pierre angulaire de l’interprétation des PA I et II, de la CDE et de son Protocole facultatif. Ce processus de changement des mentalités doit être initié par la société civile dans son ensemble : organisations non gouvernementales, parlementaires, individus, médias et opinions publiques confondus.

La diplomatie, tant régionale qu’internationale, peut également jouer un rôle central dans l’application des dispositions internationales de protection des enfants combattants en incitant les gouvernements à ratifier les traités pertinents, en les encourageant à introduire des outils juridiques nationaux appropriés, en les amenant à prendre en compte le sort des enfants combattants lorsque les États signent des ententes entre eux ou avec d’autres groupes armés et en les informant de leurs droits et devoirs en tant qu’États.

Le respect des normes va trop souvent de pair avec la menace de sanctions. La mise en accusation, depuis peu, pour crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale des recruteurs et des utilisateurs d’enfants en temps de conflits ainsi que l’obligation de poursuite par les tribunaux nationaux de ceux qui violent les dispositions des traités est un progrès significatif du respect des mesures de protection des enfants. Et si cela n’est pas suffisant, le recrutement et l’utilisation de mineurs de moins de 18 ans lors des conflits armés pourraient être reconnus officiellement comme un obstacle à l’obtention d’assistance économique ou sociale pour que « la conditionnalité de l’aide devienne un levier de la défense des droits de l’homme » (Cohn et Goodwin-Gil, 1994 : 224) et non seulement un tremplin pour servir les intérêts d’une autre nation. Dans cette éventualité, nous préconisons toutefois une stratégie de conditionnalité très prudente afin de bien la cibler et d’éviter d’accabler encore plus une population déjà affligée. Un transfert de l’aide bilatérale vers des organisations de la société civile pourrait, dans cette situation, être envisagé.

Nous devons également accepter que ces quelques pistes de solution proposées ici, de manière bien modeste, ne puissent, à elles seules, stopper l’utilisation d’enfants pour les combats. Il nous faut toutefois cesser de tergiverser, de se pétrifier face à la réalité de ces enfants mais plutôt augmenter la cadence de nos actions et les multiplier dans l’innovation. Pour paraphraser une enfant combattante, rencontrée en Sierra Leone à l’été 2005 : « Faire des rapports et des conférences sur les enfants-soldats c’est bien. Il nous faut comprendre ce qui s’est passé. Mais si vous pouviez vous assurer que moi et mes amis ne serons pas recrutés à nouveau, ça serait encore bien mieux. »