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L’idée de réunir en un numéro régulier de la revue l’ensemble des articles que Jean-Paul Brodeur a publié dans la revue Criminologie s’est imposée d’elle-même à la suite de son décès soudain en avril 2010. Collaborateur fidèle de Criminologie depuis le début de sa carrière, son oeuvre s’y révèle à travers des textes dont la tonalité change au fur et à mesure qu’il avance dans sa trajectoire intellectuelle et scientifique. Depuis ses premiers écrits comme jeune professeur de philosophie à l’Université du Québec à Montréal, Jean-Paul Brodeur se distingue tant par la qualité de son propos que par l’originalité de sa démarche. Peu après son retour de France où il présenta une thèse de doctorat en philosophie dirigée par Paul Ricoeur (1975), son intérêt pour les objets philosophiques abstraits s’atténua, laissant de plus en plus de place à l’étude de questions plus concrètement ancrées dans le social. Ses premières incursions en criminologie furent néanmoins timides, comme la lecture du titre d’un article publié en 1976 dans le Journal canadien de la recherche sémiotique laisse deviner : « Un exemple de code : le code pénal ». La même année, 1976, Jean-Paul Brodeur publia son premier article dans la revue Criminologie. Il revient à Stéphane Leman-Langlois, professeur à l’Université Laval, chercheur affilié au CICC[1] et titulaire de la Chaire du Canada sur la surveillance et la construction sociale du risque, de présenter l’article de Jean-Paul Brodeur autour du célèbre livre de Michel Foucault Surveiller et punir. Élève de Jean-Paul Brodeur, Stéphane Leman-Langlois a été un proche collaborateur dans le groupe de recherche sur le terrorisme et l’antiterrorisme au Canada, et co-auteur avec lui d’un collectif publié aux Presses de l’Université de Montréal[2] ; il a également été récipiendaire du prix Denis Szabo remis par la revue Criminologie pour le meilleur article (2005-2006).

D’incursions en explorations, l’intérêt de Jean-Paul Brodeur pour la criminologie se confirma au point qu’il en fit une seconde maîtrise (1978) qui porta sur les commissions d’enquête sur la police au Canada de 1895 à 1970. Son expérience comme directeur de la recherche à la commission Keable qui s’était intéressée aux abus de pouvoir commis par les services de police du Québec au cours des années 1970 lui donna certes une expertise unique pour analyser d’autres situations, comme la Crise d’octobre, où d’aucun souhaitait la tenue d’une commission d’enquête. C’est à une analyse rigoureuse quoique paradoxale de ces situations à laquelle nous convie Jean-Paul Brodeur dans l’article suivant et dont la note introductive a été écrite par Samuel Tanner, professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal. Ce dernier a été l’élève de Jean-Paul Brodeur pour ses études de maîtrise et de doctorat. La thèse qu’il a soutenue sur les crimes de masse perpétrés au Kosovo par des bandes armées a été jugée la meilleure thèse en sciences sociales à l’Université de Montréal en 2008-2009.

Dans un long article consacré au sentencing, c’est le philosophe en Jean-Paul Brodeur que l’on observe s’attaquer au problème que pose la peine en justice pénale et en criminologie. La finesse de sa pensée s’y déploie ainsi que son goût de la confrontation des idées, voire de la provocation, comme le titre de l’article le suggère. C’est à un collègue de longue date, le professeur émérite de criminologie de l’Université de Montréal, Pierre Landreville, qui est l’un des auteurs les plus cités[3] en criminologie, à qui est revenue la tâche de présenter cet article de 1986. L’article qui suit, publié par Jean-Paul Brodeur dans Criminologie, porte également sur la pénologie, il s’y intéresse cette fois-ci à la réforme du processus de la détermination de la peine, dit aussi sentencing, dans un article dont le caractère analytique rigoureux tranche avec le ton iconoclaste du précédent. La professeure de criminologie Marion Vacheret, auteure d’un récent ouvrage cosigné avec le philosophe Christian Nadeau[4], présente la note introductive de cet article. C’est son co-auteur, Christian Nadeau, professeur de philosophie à l’Université de Montréal, qui présente l’article suivant publié par Jean-Paul Brodeur dans Criminologie et qui est repris dans ce numéro. Il s’agit d’un texte de 1993 sur le postmodernisme dans lequel il cherche non seulement à poser le langage et à clarifier les termes, mais aussi à les appliquer à la criminologie. Il en résulte une confrontation des savoirs et des méthodes qui témoigne de la rigueur de sa pensée et de son goût d’aller plus loin que la simple compréhension des idées d’autrui.

Dix années séparent l’article, éminemment philosophique, de 1993 du suivant paru en 2003 qui est consacré à l’évaluation des services de police. Dans cet article, Jean-Paul Brodeur adopte une perspective nouvelle, résolument appliquée et où il s’intéresse à un nouvel objet, la police. Il y utilise toute la finesse et la rigueur de sa pensée pour analyser les méthodologies d’évaluation des services policiers afin d’en dégager les faiblesses et de proposer des méthodes d’évaluation mieux adaptées aux réalités encourues. C’est un ancien étudiant, Massimiliano Mulone, qui a été co-dirigé pour sa thèse de doctorat par Jean-Paul Brodeur et qui est devenu, depuis, professeur à l’École de criminologie et spécialiste de la police, qui présente la note introductive pour cet article. L’intérêt de Jean-Paul Brodeur pour la police ne fut certes pas de courte durée. En ce qui concerne la revue Criminologie, son intérêt pour la police se traduisit par trois autres articles et la direction d’un numéro thématique intitulé La police en pièces détachées paru en 2005. C’est dans ce numéro que Jean-Paul Brodeur publia avec Geneviève Ouellet, une de ses étudiantes, un article sur l’enquête criminelle à la suite d’une longue recherche sur le terrain. La thèse du policier « comme travailleur du savoir » y a notamment été mise à l’épreuve. Maurice Cusson, auteur prolifique et professeur émérite de criminologie de l’Université de Montréal, a écrit la note introductive à ce texte. Puis, en 2008, en pleine « guerre au terrorisme » décrétée par le gouvernement de G. W. Bush, Jean-Paul Brodeur signe un article dans lequel il redéfinit son modèle de haute et basse police à la lumière des réalités du jour qui comprennent entre autres un recours grandissant de la part de nombreux gouvernements aux services de sécurité privée. Un collègue français, directeur de recherche au CNRS, proche en raison de responsabilités semblables et d’intérêts partagés pour la justice pénale et la police, Frédéric Ocqueteau, signe la note introductive de l’article intitulé « Haute et basse police après le 11 septembre ».

Le dernier article de ce recueil est constitué d’une publication posthume. En effet, Jean-Paul Brodeur a soumis cet article qui porte sur la confiance des citoyens envers la police pour un numéro à venir de Criminologie. Toutefois, à la suite de son décès soudain, il nous est apparu plus opportun de le publier ici, avec tous les autres articles qu’il a commis pour Criminologie. Cet ultime article, intitulé « Confiance, expertise et police », fait le bilan des expériences transformatives qu’a connues la police au cours des dernières décennies et propose des critères pour évaluer le niveau de démocratie d’un service de police. Comme il se doit, c’est l’actuel directeur du CICC, Benoit Dupont, professeur à l’École de criminologie de l’Université de Montréal et titulaire de la Chaire en sécurité, identité et technologie, qui présente la note introductive du chant du cygne de feu Jean-Paul Brodeur pour la revue Criminologie.

Dianne Casoni
Montréal, le 16 février 2011