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Introduction

L’enfant en bas âge qui séjourne auprès de sa mère en prison constitue un état de fait paradoxal. En France comme en Angleterre[2], l’enfant n’est pas détenu mais réside bel et bien en prison avec sa mère jusqu’à ses 18 mois, âge après lequel il devra, en principe, être séparé d’elle[3]. Seules les prisons pour femmes comportent des unités nurserie, des espaces aménagés au sein de l’établissement pénitentiaire dans lesquels les enfants peuvent séjourner auprès de leur mère détenue. L’examen du traitement juridique de l’autre parent de l’enfant, cet être non détenu en prison, se départit de l’étude plus traditionnelle des relations entre le parent incarcéré et ses enfants au-dehors. Les proches des personnes judiciarisées se regroupent traditionnellement autour des figures des enfants, des parents, des personnes au-dehors avec lesquelles la personne placée sous main de justice entretient des liens. Or, l’étude des liens familiaux de l’enfant qui séjourne auprès de sa mère en prison inverse la problématique : l’enfant non juridiquement détenu est celui qui vit dans un établissement pénitentiaire auprès de sa mère. Le parent incarcéré constitue, dans cette situation, la personne qui maintient au quotidien des relations affectives avec l’enfant. Le parent non incarcéré devient alors de facto ce proche extérieur, celui qui rend visite à une personne qui réside en prison. L’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (1950), à laquelle la France et le Royaume-Uni adhèrent, protège la vie privée et familiale de toute personne (Belda, 2010 ; Douris et Roman, 2014 ; Simon, 2015). Cet article doit être interprété « à la lumière du principe de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) » de 1989, et particulièrement de son article 3§1 qui prévoit que chaque décision concernant un enfant doit être le fruit de la considération primordiale de son intérêt supérieur (Wagner et JMWL c. Luxembourg, 2007 ; voir aussi Johansen c. Norvège, 1996 ; Maumousseau et Washington c. France, 2007 ; Neulinger et Shruk c. Suisse, 2010). Les enfants des personnes incarcérées n’échappent pas à cette protection (Bonfils et Gouttenoire, 2014 ; Défenseur des droits, 2013 ; Epstein, 2012)[4]. À l’aune du respect de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et du principe de l’intérêt de l’enfant, l’enfant non détenu résidant en prison devrait pouvoir bénéficier du respect du maintien de ses liens familiaux avec son autre parent.

En France comme en Angleterre, le lien mère-enfant justifie la place du nourrisson en prison. Or, la position centrale de la relation mère-enfant occulte et efface son autre parent en prison. Cet autre parent, qu’il soit lui-même privé de sa liberté ou non, se heurte à de multiples obstacles dans l’exercice de ses droits. Plus que des obstacles, le parent qui ne vit pas avec son enfant en prison fait-il face à un réel déni du droit ? Quelles sont les raisons de ce déni et comment se répercute-t-il sur le maintien des liens familiaux ? L’étude historique du traitement de l’enfant en prison par les droits français et anglais permet de comprendre le rattachement encore perceptible de l’enfant à sa mère incarcérée (1). La dépendance entre la mère et l’enfant reste encore aujourd’hui ancrée dans l’imaginaire collectif, et conséquemment dans les droits pénitentiaires français et anglais. Dans ce cadre, le père d’un enfant en prison qui souhaiterait entretenir des liens avec lui subit une profonde inégalité dans l’exercice de ses droits (2). Encore faut-il voir qu’aucune autre forme de parentalité et de famille n’est envisagée par le droit, lequel circonscrit les relations familiales de l’enfant en prison à une mère incarcérée et un père éloigné (3).

Le caractère indissociable du couple mère-enfant en prison

Les systèmes français et anglais considèrent que la place de l’enfant est auprès de sa mère détenue afin d’éviter une séparation potentiellement traumatique (Bouregba, 2002 ; Eliacheff, 2002 ; Johnston, 1995 ; Loper et Caitlin, 2013). Si le traumatisme potentiel lié à la séparation n’a pas toujours été la raison de son séjour en prison, la France et l’Angleterre n’ont cessé d’envisager l’enfant comme un être interdépendant de sa mère détenue.

En France, des considérations pécuniaires autour de la prise en charge de l’enfant des femmes indigentes ont conduit les premiers décrets napoléoniens à se prononcer sur cette question. Avant 1861, la réglementation des enfants auprès de leurs mères détenues en France s’avérait parcellaire (voir la circulaire du 10 mai 1861). Jusqu’à la moitié du xixe siècle, les femmes enceintes détenues, aussi appelées condamnées-nourrices, étaient contraintes d’abandonner leurs nourrissons à la naissance dans les hospices dans lesquels elles accouchaient avant de retourner en prison. L’abandon de ces enfants se traduisant par leur prise en charge publique, le coût devenait de plus en plus difficile à supporter par l’État. Entre 1836 et 1840, une pratique de déplacement des enfants d’hospice en hospice s’est instaurée afin de les regrouper (Foulquier, 2009). Parallèlement, la Société royale des prisons émit la recommandation, dans son rapport au Conseil général d’octobre 1819, de ne pas séparer l’enfant de sa mère détenue jusqu’aux trois ans de celui-ci. Le comte Bigot de Préameneu, membre de la Société royale des prisons, préconisait de mettre fin aux séparations d’enfants d’avec leurs mères avant leur autonomie physique, soit aux alentours des trois ans (Candilis-Huisman, 1997)[5]. L’interdépendance entre l’enfant et sa mère se dessinait ici : la séparation des enfants signifie une mise en danger grave du nourrisson incapable de s’alimenter (Foulquier, 2009)[6]. Cette recommandation donna lieu à l’article 32 du tome 1 du Code des prisons autorisant les femmes détenues à garder leur enfant jusqu’à l’âge de trois ans. Cet article précisait que la layette, le berceau, les boissons, bouillis ou panades pour l’enfant devaient être fournis par chaque prison (art. 32 et 34 de l’arrêté sur la police des prisons départementales, 1819, p. 83). Compte tenu du caractère onéreux de cette mesure, sa mise en application s’est avérée difficile, si bien que l’éloignement forcé des enfants dès leur naissance s’est perpétué jusqu’à la fin de la première moitié du xixe siècle (Foulquier, 2009).

Le 10 mai 1861, le ministre de l’Intérieur introduisit dans une circulaire la possibilité pour la femme condamnée à plus d’un an d’emprisonnement de garder son enfant pour « l’allaiter et lui donner les soins nécessaires ». Cette circulaire, qui s’affiche comme le premier texte normatif français encadrant la présence de l’enfant en prison, fut fondée sur des considérations pécuniaires. En effet, cette décision n’intervint qu’après l’évaluation du budget des prisons départementales et des maisons centrales de force et de correction, qui semblaient présenter un pécule suffisant pour accueillir les enfants à naître des femmes enceintes détenues (Foulquier, 2009). De même, les considérations financières incitèrent les différents acteurs du milieu carcéral à déterminer un âge limite de séparation de l’enfant de sa mère détenue. L’arrêté du 25 décembre 1819 imposait déjà l’âge de trois ans pour éviter le coût que représentait l’alimentation des enfants sevrés pour les prisons (art. 35 de l’arrêté sur la police des prisons départementales, 1819, p. 83). Cet âge fut repris par la suite dans la circulaire du 10 mai 1861. L’arrivée des puéricultrices dans la deuxième moitié du xxe siècle et l’évolution de la protection maternelle et infantile a considérablement fait progresser les conditions des enfants en détention. Cette approche historique montre que l’enfant a toujours été perçu comme un accessoire de sa mère détenue. Si l’enfant réside en prison, c’est parce qu’il accompagne sa mère incarcérée. Le droit a encadré la présence de l’enfant en prison afin de déterminer l’organe responsable de sa prise en charge matérielle lorsque sa mère détenue ne parvenait pas à subvenir à ses besoins.

En Angleterre, l’enfant a été placé au centre des préoccupations des premières recherches sur le milieu carcéral féminin effectuées par des religieuses évangélistes au cours du xixe siècle. L’enfant constituait un être à redresser de la déchéance et de l’immoralité que représentaient les mères criminelles (Heywood, 2014). Lorsque Elizabeth Fry, à l’origine de la création d’un collectif de soutien à la cause des femmes détenues de Newgate, dans le Yorkshire, fit l’état des lieux de la prison de Newgate en 1817, elle constata que plusieurs femmes vivaient avec leurs enfants dans certaines cellules (Kent, 1962). Préoccupée par cette situation, Elizabeth Fry décida alors de mener une expérience à la prison de Newgate de 1817 à 1818 (The Newgate Experiment), créant une école pour les enfants. Les enfants constituaient en réalité la première source d’inquiétude dans la mesure où ils semblaient subir l’influence jugée néfaste et immorale des femmes de la prison (Dobash, Dobash et Gutteridge, 1986). Cet engouement pour la protection des enfants en détention provenait donc, pour Elizabeth Fry et ses contemporains, d’une volonté de redresser les mères détenues et d’inculquer aux enfants les codes religieux et moraux afin qu’ils ne subissent aucun déterminisme (Dobash et al., 1986). Mary Carpenter, personnage important dans la recherche sur le milieu carcéral pour femmes des années 1850, décrivit lors d’une visite de l’espace nurserie de la prison de Mountjoy, en Irlande, que « leurs premières notions de la vie proviendront des spécimens les plus bas de l’humanité » (Carpenter, 1864, notre traduction). Elle dépeignait les enfants comme des créatures infortunes et innocentes, perverties par l’environnement malsain dans lequel elles évoluaient (Carpenter, 1864). Les préceptes de bonne morale et la conscience religieuse ont considérablement imprégné les observations que ces chercheurs ont effectuées concernant le milieu carcéral femme. Le caractère indissociable du couple mère-enfant permet corrélativement leur redressement moral et religieux, qui marque profondément l’histoire des enfants en prison en Angleterre.

En dépit de leur cheminement juridique différent, la France et l’Angleterre se ressemblent par leur difficulté de sortir de l’interdépendance historique entre la mère et l’enfant. L’absence de l’autre parent d’un enfant en détention transparaît encore aujourd’hui au sein des deux pays. Si cet autre parent peut être de n’importe quel sexe, voire ne se revendiquant d’aucun, seul un père est envisagé par les droits français et anglais. Le traitement qui lui est réservé subit une profonde inégalité par rapport à la mère détenue avec son enfant.

Le traitement différencié du père de l’enfant en prison

De nombreuses études ont montré l’importance du tiers séparateur dans l’évolution de l’enfant. Ainsi la relation mère-enfant nécessaire au développement psychique de l’enfant ne doit pas se transformer en situation dite « d’agrippement » en l’absence d’un tiers (Bouregba, 2011). En cela, la fusion causée par la contingence carcérale pourrait entraîner un étouffement psychique de l’enfant (Roussel, 2004). Le tiers séparateur intervient afin de conforter la mère dans sa capacité d’entretenir une relation avec son enfant (Bouregba, 2013). Si les théories autour de l’attachement se distancent aujourd’hui d’une vision hétéronormée de la famille, le rôle fondamental du tiers séparateur a pendant longtemps été investi par le père de l’enfant. Or, en prison, les droits français et anglais confèrent une place minimale au père de l’enfant accompagnant sa mère en détention. Bien qu’aucune jurisprudence ne traite directement de cette question en France comme en Angleterre[7], ce parent éloigné subit une double inégalité dans l’exercice de ses droits parentaux. D’une part, en France comme en Angleterre, le choix de faire évoluer l’enfant en prison pendant ses dix-huit premiers mois revient à la décision souveraine de la mère. D’autre part, la nature fermée de l’établissement pénitentiaire altère inévitablement les relations qu’un enfant peut avoir avec son parent éloigné.

Alors que les répercussions sur le développement physique et psychique de l’enfant peuvent être conséquentes, la mère prend seule la décision de garder son enfant auprès d’elle en prison. En France, la circulaire relative aux conditions d’accueil des enfants laissés auprès de leur mère incarcérée (1999), qui encadre la présence des enfants en détention, énonce à l’article 1.1.1 de la partie I qu’« il appartient aux seuls parents de décider si l’enfant de moins de dix-huit mois demeure ou non auprès de sa mère en détention »[8]. Cependant, l’alinéa 2 du même article précise que la mère sera de facto, bien souvent, l’unique personne à prendre cette décision. Certes, les unités nurserie sont en majorité constituées de mères élevant seules leur enfant (Amado, 2018). Cependant, poser ce postulat au sein des règles pénitentiaires conduit à effectuer une généralisation excluante pour les familles non monoparentales. De plus, les recours qui s’ouvrent au père dans cette situation ne permettent en rien d’assurer une issue en sa faveur, si bien que l’affirmation d’un tel postulat tend à renforcer une inégalité archaïque. Ainsi la circulaire du 18 août 1999 ajoute à l’article 1.1.2 que le père de l’enfant pourra contester cette décision en saisissant le juge aux affaires familiales compétent. Néanmoins, il est énoncé dans ce même article que, dans l’attente de l’issue de l’action judiciaire, la décision de la mère s’impose. L’action judiciaire du père de l’enfant n’a aucun effet suspensif sur le séjour de l’enfant en détention. Or, à l’issue de l’action judiciaire, et en dépit de l’urgence de traitement d’une telle procédure, le juge aux affaires familiales hésitera peut-être, par respect de l’intérêt de l’enfant, à le séparer de sa mère, alors même qu’il a déjà entrepris la construction de son environnement psychique, physique et affectif auprès d’elle[9].

En Angleterre, en vertu du PSI No 49 (2014) qui encadre la présence des enfants en prison, les enfants ne peuvent séjourner auprès de leur mère en détention qu’après la décision favorable d’un conseil pluridisciplinaire réuni afin de statuer sur leur admission au sein d’une unité nurserie (art. 2.1 et suivants du PSI N° 49 [2014]). Si la procédure d’admission en nurserie requiert la satisfaction d’un certain nombre de critères afin de justifier l’intérêt de l’enfant à séjourner auprès de leur mère en prison (Amado, 2018), la décision du père relativement à l’entrée de son enfant en prison ne fait partie d’aucune condition nécessaire à la formulation de cette demande (art. 2.15 et suivants du PSI N° 49 [2014]). Seul le formulaire type en annexe du PSI N° 49 (2014) contient une case « informations complémentaires » dans laquelle figure la question de l’opposition ou non du père à la demande d’admission (section 4, annexe A du PSI N° 49 [2014]). Tant l’importance moindre que prend cette case que son inscription dans un formulaire type attestent de la faible place accordée au père de l’enfant dans ce processus.

De plus, l’enfant réside au sein d’un lieu d’enfermement et bien qu’il ne soit pas détenu, il en subit les effets privatifs. Le maintien des liens familiaux de l’enfant reste soumis à un contrôle permanent qui complexifie les relations que son père pourrait entretenir avec lui. Pourtant les relations familiales et affectives que l’enfant développe avec le monde extérieur font partie du droit de surveillance, l’un des attributs de l’autorité parentale en droit français et anglais[10]. En témoignent la procédure d’accès au parloir et les modalités des visites faites aux enfants séjournant auprès de leur mère détenue en prison, toutes deux soumises au contrôle permanent de l’administration pénitentiaire. En pratique, les visiteurs qui souhaitent rendre visite à l’enfant au parloir doivent obtenir un permis de visite en France ou un visiting order en Angleterre. Certes, en France, la circulaire du 18 août 1999 qui encadre la présence de l’enfant en prison affirme explicitement que « dès lors que l’enfant n’est pas détenu, il ne peut se voir appliquer les règles relatives aux permis de visite » (art. 1.1.1, partie II). La circulaire précise que le visiteur peut se voir délivrer une autorisation d’accès. À la différence du permis qui restreint les visites au parloir de la prison, l’autorisation d’accès permet d’accéder à l’unité nurserie, c’est-à-dire l’espace dans lequel l’enfant vit en prison, et non uniquement au parloir. Ce texte ajoute toutefois que l’obtention d’un permis pour rendre visite à la mère de l’enfant au parloir s’étend aux visites faites à l’enfant (art. 1.1.1, partie II). La mère peut alors décider d’être accompagnée ou non de son enfant lors de sa visite au parloir. La mère prend donc seule la décision des contacts que son enfant peut entretenir, aucune mention du père de l’enfant ne figure dans cet article. Dans la pratique, tous les visiteurs doivent obtenir un permis de visite, qu’ils souhaitent voir l’enfant avec ou sans sa mère. La délivrance d’une autorisation d’accès pour des visites au sein même de l’unité nurserie reste méconnue des administrations pénitentiaires, voire interdite dans certains établissements (Contrôleur général des lieux de privation de liberté, 2013). Le droit français rejoint ici le droit anglais qui conditionne la majorité des visites au parloir de l’établissement à l’obtention d’un visiting order (Creighton et Arnott, 2009 ; PSI, 2011b). En Angleterre, chaque personne condamnée reçoit à son arrivée dans l’établissement plusieurs visiting orders qu’elle remplit avec les coordonnées des personnes qui souhaitent lui rendre visite[11]. Les personnes désignées doivent alors se rendre dans l’établissement avec leur pièce d’identité afin d’acquérir ce document, et ce, y compris s’agissant des visites faites aux enfants accompagnant leur mère en prison. Pourtant l’enfant n’est ni détenu ni condamné. En France comme en Angleterre, le père de l’enfant demeure donc soumis à cette obligation et aux conditions d’obtention de ce document de la même manière que tout autre visiteur.

Concernant le déroulement des visites au parloir, les visiteurs doivent faire l’objet d’un contrôle par détecteur de métaux afin d’y accéder (art. D.106, al. 2 du Code de procédure pénale). Si en France les fouilles des visiteurs restent interdites[12], en Angleterre, la palpation des personnes extérieures constitue une mesure de sécurité autorisée (art. 2.55 et suivants du PSI N° 67 [2011c]). De surcroît, au sein des deux pays, les parloirs font l’objet d’une surveillance accrue tant visuelle qu’auditive par les agents pénitentiaires[13]. Dès lors, les relations que le père, ou tout autre proche, peut entretenir avec l’enfant sont soumises au contrôle permanent de l’administration pénitentiaire. De jure comme de facto, l’exercice de l’autorité parentale du père d’un enfant en prison subit une profonde inégalité de traitement par rapport à celui de la mère détenue. Les obstacles que le père d’un enfant en détention pourrait rencontrer dans le maintien des liens avec son enfant remettent en question le respect de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En France et en Angleterre, cette inégalité entre le père d’un enfant en prison et sa mère détenue séjournant auprès de lui reflète en réalité l’impossibilité pour le droit de penser la famille en prison au-delà d’un prisme genré et hétéronormé.

Le dépassement nécessaire de la normalisation de la famille en prison

Le droit pénitentiaire qui encadre la présence de l’enfant en prison véhicule et projette une image de la famille hétéronormée unique dans laquelle seule la mère est autorisée à garder son enfant auprès d’elle. Tant en France qu’en Angleterre, aucun établissement pénitentiaire pour hommes ne permet aux pères de garder leur enfant auprès d’eux durant leur peine d’emprisonnement. Reflet de l’interdépendance historique du couple mère-enfant, seule la mère incarcérée détient cette possibilité. Certes, les femmes détenues sont plus nombreuses que les hommes à avoir la charge de leurs enfants avant leur incarcération (Corston, 2007)[14]. Néanmoins, le droit renforce cette différence sociétale en excluant toute possibilité pour un homme détenu de garder son enfant auprès de lui s’il le souhaite. Les prisons reproduisent les stéréotypes de genre (Cardi, 2007, 2009, 2014 ; Liebling et Crewe, 2012 ; Rostaing, 1997). Les prisons pour femmes s’axent autour de la parentalité et du maintien du lien familial alors que les prisons pour hommes sont plus centrées sur le travail et la professionnalisation. La reproduction des préconstructions sociétales en prison fait écho à l’appréhension du père dans sa fonction purement économique : celui qui doit subvenir aux besoins matériels et financiers du foyer (Collier, 2008 ; Lind, 2008 ; Simpson, Jessop et McCarthy, 2003). En outre, les établissements pénitentiaires qui incarcèrent des hommes mettent en avant la virilité et les rapports de violence entre les personnes détenues (Tourant, 2012). Dans ce contexte, il serait impensable d’imaginer une unité nurserie dans une prison pour hommes. Pourtant, nombre de ces hommes sont pères et pourraient désirer garder leur enfant auprès d’eux en prison. La théorie de l’attachement mère-enfant a d’ailleurs évolué depuis plusieurs années, si bien qu’à présent, plusieurs théories s’éloignent de la triade mère-enfant et père-tiers séparateur (Golombok, 2014 ; Le Run, 2011). La fusion peut ainsi s’opérer entre le père et son enfant, le rôle du tiers séparateur étant investi par la mère. Il en va de même de l’attachement de l’enfant dans une famille homoparentale. La difficulté pour le droit de forger une place pour le père d’un enfant en détention se transforme en une véritable limite. Le droit ne peut faire fi d’une conception hétéronormée et genrée de la famille en prison.

Si le père de l’enfant détient une place minime dans l’exercice de ses droits parentaux sur un enfant en prison, aucun autre parent n’est même envisagé par le droit. Qu’il s’agisse d’une autre mère ou de toute autre personne ne se revendiquant pas forcément d’un sexe en particulier, les règles pénitentiaires françaises et anglaises ne font mention que du « père de l’enfant ». Pourtant, en France, la loi du 17 mai 2013 a ouvert l’adoption aux couples de même sexe si bien que l’autre mère d’un enfant séjournant en prison auprès de sa mère pourrait faire valoir ses droits parentaux[15]. En Angleterre, le droit autorise l’adoption aux couples de même sexe depuis 2002 (section 144(4) de l’Adoption and Children Act [2002])[16], si bien qu’un enfant en prison peut avoir deux mères. Il est vrai que la complexité du processus d’adoption en Angleterre semble rendre, en l’état actuel du droit, l’adoption d’un enfant en détention par son autre mère difficilement applicable vu le bref séjour de l’enfant en détention[17]. Néanmoins, ces familles homoparentales existent en prison comme ailleurs et la restriction des textes au « père de l’enfant » participe à leur inégalité de traitement par le droit. Cette inégalité en prison fait écho à une différence de traitement plus générale au sein du droit de la famille français, l’assistance médicale à la procréation n’étant à ce jour toujours pas admise pour les couples de même sexe en vertu de l’article L 2141-2 du Code de la santé publique (Fraïsséc, 2012 ; Joubert, 2017 ; Reigné, 2014). Le droit pénitentiaire anglais présente, cependant, les signes d’une plus grande ouverture que le droit français. Si le PSI No 49 (2014) ne fait mention que du « père de l’enfant », les règles pénitentiaires qui encadrent l’accouchement d’une femme enceinte détenue utilisent l’expression « birthing partner » pour désigner l’unique personne autorisée à lui rendre visite à l’hôpital lors de la naissance de l’enfant (art. 6.26 du PSI No 33 [2015]). Le terme « père de l’enfant » à naître a donc été remplacé par les termes inclusif et neutre sur le plan du genre de « birthing partner ». Cette avancée dans les règles pénitentiaires anglaises reflète les avancées du droit anglais en la matière. À la différence de la France, la procréation médicale assistée est ouverte à l’ensemble des couples en vertu de la section 42 du Human Fertilisation and Embryology Act 2008 (Leckey, 2011). Eu égard à cette avancée sémantique, il serait souhaitable que les droits français et anglais se tournent vers une réécriture inclusive des règles pénitentiaires en remplaçant l’expression « père de l’enfant » par « l’autre parent ».

Le cadre juridique de l’enfant en détention en France et en Angleterre, en raison de l’héritage historique de ces deux pays, peine encore à dépasser le rattachement de l’enfant à sa mère. Si le père d’un enfant en prison fait l’objet d’un traitement juridique différent, il est encore inconcevable de penser l’autre parent en dépassant une norme genrée. L’autre parent de l’enfant, celui qui ne réside pas avec lui en prison, subit une profonde inégalité dans l’exercice de ses droits parentaux. Le prisme des interactions sociales de l’enfant en prison souligne une conception orientée de la famille qui domine le droit pénitentiaire, microcosme grossissant de la société.