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Introduction

Les intersections entre immigration et criminalisation sont nombreuses. Ce sont ces dynamiques qui sont au coeur des travaux théoriques et empiriques que l’on rassemble désormais souvent en un sous-champ nommé « criminologie de la mobilité » (Pickering, Bosworth et Franko Aas, 2015), « criminologie des frontières » (Bosworth, 2017) ou encore « crimmigration » (García Hernández, 2015 ; Stumpf, 2006). Qu’il s’agisse de la criminalisation formelle de certaines activités et stratégies déployées lors du processus migratoire, de l’imposition dans le domaine du droit de l’immigration de techniques traditionnellement associées au système de justice pénale telle la détention, du policing des personnes immigrantes par différents acteurs, ou encore de l’association discursive à des fins politiques entre immigration et criminalité, ces questions doivent préoccuper les criminologues. Celles-ci touchent en effet tant à des enjeux criminologiques classiques, telle la réaction sociale criminalisante, qu’à des préoccupations plus récentes liées à un élargissement progressif des objets criminologiques et à la prise en compte des torts sociaux et de la régulation sociojuridique par des outils non pénaux.

Au Canada, près de 20 ans après l’entrée en vigueur de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LIPR), à la suite d’une période de 9 ans de politiques conservatrices visant à transformer le traitement de l’immigration et du refuge, et alors que la situation aux États-Unis force des milliers de personnes à traverser la frontière dans le sud du Québec pour demander l’asile, il convient de faire le point sur ces enjeux. Non seulement y a-t-il eu des changements politiques importants dans les dernières années, mais plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada sont aussi venus clarifier des questions d’importance pour quiconque s’intéresse aux intersections entre immigration et criminalisation au Canada. Ces changements constants font que la littérature scientifique sur ces enjeux vieillit rapidement et qu’il est nécessaire de la renouveler.

Plusieurs travaux portant sur les politiques canadiennes d’immigration et leurs conséquences ont été publiés vers la fin du deuxième mandat du gouvernement conservateur de Stephen Harper, à la suite d’une période marquée par des changements importants (2006-2015). C’est le cas notamment du chapitre de Côté-Boucher (2015) qui présente la criminalisation discursive et les changements législatifs introduits par ce gouvernement et les analyse comme des formes de criminalisation et de sécurisation, de l’article de Silverman (2014) sur les changements apportés au régime de détention entre 2009 et 2013, de celui d’Atak, Hudson et Nakache (2018) analysant les réformes juridiques introduites en 2012 et menant à une « sécurisation » du régime de détermination du statut de réfugié, ou encore du rapport de Walia et Chu (2015) qui propose une recension systématique des années Harper. Les analyses qui y sont proposées sont toujours pertinentes, mais ces travaux ne considèrent pas les évolutions récentes. Il n’existe pas, en effet, de recension systématique des formes actuelles que prennent les intersections entre immigration et criminalisation au Canada et, en particulier, très peu de travaux francophones sur la question. Cet article se propose donc de dresser un état des lieux qui présente une typologie des différentes intersections existantes et offre une synthèse et une analyse des transformations récentes. Il s’agit là d’une première contribution qui participe au renouvellement de la littérature, en particulier francophone, sur la situation actuelle.

La littérature concernant les façons de conceptualiser la criminalisation de l’immigration au Canada ou se penchant sur une dimension de cette criminalisation – en particulier la détention – est beaucoup plus riche. En effet, depuis les travaux de Chan (2005) sur la régulation morale des immigrants au moyen de la menace de déportation pour motifs de criminalité, et ceux de Pratt (2005) sur la façon dont divers régimes et logiques relevant du droit de l’immigration, du droit pénal et de pratiques sécuritaires sont mobilisés pour gouverner les conduites des migrants, la littérature propose une lecture fine de ces dynamiques. En français, le numéro spécial de Criminologie de 2013 sur le sujet avait offert une contribution essentielle à cette conceptualisation, avec l’article de Nakache (2013) analysant les convergences entre les logiques pénales et administratives dans le régime de détention d’immigration, et plus encore avec l’article de Velloso (2013) qui refusait de tout étudier sous l’angle de la criminalisation et proposait de conceptualiser certaines pratiques répressives dans le domaine de l’immigration comme des formes de punitions administratives. Le présent article s’inscrit dans la lignée de ces travaux et contribue à ces débats en proposant une critique du concept de « crimmigration » (Stumpf, 2006) et en offrant une typologie des diverses formes que prennent les intersections entre droit de l’immigration et droit pénal au Canada.

Dans un premier temps, nous ferons un survol des outils théoriques à notre disposition pour conceptualiser ces intersections. Par la suite, nous organiserons ces dynamiques selon une typologie adaptée des travaux de Weber (2002) et traiterons des situations suivantes : 1) la criminalisation formelle de stratégies migratoires (utilisation des infractions criminelles contenues dans la LIPR) ; 2) l’implication pour le projet migratoire d’une condamnation dans le domaine criminel (exclusion de territoire pour motifs de criminalité) ; 3) la criminalisation procédurale par le recours, dans le champ administratif, à des institutions et à des pratiques traditionnellement associées au système de justice pénale (détention d’immigration et accès à l’habeas corpus) ; et 4) le policing et le contrôle du statut d’immigration (collaboration entre les policiers et l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC]). Dans les trois premiers cas, de récents arrêts phares de la Cour suprême du Canada seront aussi discutés : R c. Appulonappa (2015) et B010 c. Canada (Citoyenneté et Immigration) (2015) sur la criminalisation de l’entrée irrégulière, Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) (2017) sur l’exclusion pour motifs de criminalité, et Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina (2019) sur l’accès à l’habeas corpus pour les personnes maintenues en détention d’immigration. Cet article de synthèse se base sur l’analyse de lois, politiques et arrêts, sur des données obtenues par des demandes d’accès à l’information (ATI), ainsi que sur les conclusions de recherches précédentes.

Conceptualiser les liens entre immigration et criminalisation

On rassemble souvent un ensemble de pratiques diverses et ayant des rapports variés au droit pénal sous l’expression « criminalisation de l’immigration ». Ce raccourci conceptuel est pourtant limitant et nuit à l’analyse, bien qu’il puisse être d’une grande utilité politique. Il nous faut donc clarifier de quel type de criminalisation il est question. Weber (2002) a développé une typologie utile. Elle propose de distinguer la criminalisation directe ou littérale de stratégies migratoires, la quasi criminalisation ou criminalisation procédurale résultant de l’utilisation dans le domaine de l’immigration de pratiques traditionnellement associées au système de justice pénale, et la criminalisation rhétorique ou symbolique produite par les discours publics. Cette typologie permet déjà de distinguer les différentes dimensions du processus de criminalisation. Il faut cependant ajouter un quatrième cas de figure. En effet, si la définition de la criminalisation littérale semble relativement ouverte, Weber (2002) vise ici plus particulièrement la criminalisation d’activités liées au processus migratoire (par exemple, le recours à des passeurs ou à de faux documents). Puisque nous nous intéressons ici aux diverses intersections entre droit criminel et droit de l’immigration, et non pas exclusivement à la criminalisation des pratiques migratoires, il nous faut bonifier la typologie pour considérer aussi les conséquences que le droit de l’immigration prévoit pour les personnes qui ont été reconnues coupables d’une infraction criminelle pour un acte qui n’a souvent rien à voir avec l’immigration.

Au sujet des intersections entre ces deux régimes juridiques, Stumpf (2006) a proposé le maintenant célèbre concept de « crimmigration » afin de rendre compte du fait que, selon elle, « le droit de l’immigration revêt aujourd’hui tellement d’attributs du droit criminel que la ligne entre les deux est devenue floue » (p. 376, notre traduction). Or, cette thèse, qui met l’accent sur une convergence très forte, peut aussi limiter notre capacité à décrire comment les différents régimes juridiques sont mobilisés en pratique. En effet, ce n’est pas tant la ressemblance ou la convergence entre les deux types de droit qui pose problème et qui a un impact négatif sur les personnes visées ; c’est plutôt la distinction entre ces régimes qui permet à différents acteurs de mobiliser tantôt des éléments du droit pénal et tantôt des éléments du droit de l’immigration pour intervenir sur le social (Moffette, 2018). Pour cette raison, Legomsky (2007) insiste sur l’importance de décrire non pas une convergence totale, mais plutôt une « incorporation asymétrique » de certaines normes et pratiques pénales dans le droit de l’immigration. Dans le contexte canadien, Velloso (2013) a repris la thèse de Legomsky (2007) et proposé une lecture du fonctionnement de la Commission sur l’immigration et le statut de réfugié (CISR) qui considère la dimension punitive de pratiques administratives tout en évitant le concept ici simplificateur de criminalisation. Pour sa part, Sklansky (2012) nous invite à décrire « l’instrumentalisme ad hoc » qui informe les pratiques de différents acteurs qui peuvent décider de mobiliser du droit criminel pour criminaliser des migrants[2], ou encore de faire intervenir du droit de l’immigration pour détenir et déporter administrativement quelqu’un que les forces de l’ordre voudraient poursuivre au pénal mais sans avoir les preuves suffisantes pour satisfaire au barème de preuve plus élevé qui est y requis (Pratt, 2012).

Nous considérons qu’il faut, d’une part, organiser les diverses intersections formelles selon le type de relations qui existent entre droit de l’immigration et droit criminel et, d’autre part, chercher à décrire les pratiques concrètes des acteurs impliqués dans la régulation juridique de l’immigration. En effet, pour bien capter l’interlégalité pratique des régimes juridiques (de Sousa Santos, 1987), « l’instrumentalisme ad hoc » (Sklansky, 2012) et les jeux de juridictions (Valverde, 2009) des acteurs qui mobilisent le droit, il est nécessaire d’explorer sa mise en application. Nous avons développé ce deuxième aspect dans un autre article (Moffette, 2018) et nous nous limiterons ici à satisfaire la première dimension typologique de cette lecture pluraliste.

Criminalisation formelle de stratégies migratoires

Formellement, la criminalisation de l’immigration concerne d’abord la codification de diverses stratégies migratoires en infractions criminelles dans le but de réprimer les entrées irrégulières. En plus des dispositions concernant les personnes qui offrent des services comme consultants en immigration sans y être autorisées (art. 91(1)) ainsi que les agents d’immigration (art. 129), la LIPR crée des infractions criminelles qui s’appliquent aux migrants pour les activités suivantes : effectuer de fausses présentations (art. 127) et encourager ou aider quelqu’un à le faire (art. 126) ; avoir en sa possession, utiliser ou distribuer de faux documents (art. 122(1)) ; organiser l’entrée illégale d’une ou plusieurs personnes avec consentement (le smuggling, art. 117) ; le faire de façon coercitive ou par tromperie (le « trafic », art. 118)[3] ; et débarquer des personnes en mer dans le but de les faire entrer sans autorisation (art. 119). La LIPR prévoit aussi une « infraction générale » pour des activités non explicitement codifiées comme telles (art. 124(1)) ainsi que pour quiconque aide dans la commission d’une infraction (art. 131).

Cette criminalisation formelle vise essentiellement les passeurs et migrants irréguliers, un demandeur d’asile ne pouvant être accusé – « tant qu’il n’est statué sur sa demande, ni une fois que l’asile lui est conféré » (LIPR, art. 133) – des infractions mentionnées aux articles 122, 124(1) et 127, et ce, en respect du principe de non-application de sanctions pénales prévu dans la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (art. 31.1). Ce ne sont cependant pas toutes les infractions auxquelles cette exception s’applique et un revendicateur de statut de réfugié pourrait se voir criminalisé – et voir sa demande jugée irrecevable (art. 101(2)) – pour avoir participé à une opération de smuggling, par exemple.

C’est la question analysée dans R c.Appulonappa (2015), le premier arrêt de la Cour suprême du Canada que nous considérons. En octobre 2009, les autorités interceptent le navire Ocean Lady en mer près de l’île de Vancouver en Colombie-Britannique avec 76 demandeurs d’asile tamouls à bord. Selon ce qu’expliquera la Couronne par la suite, les demandeurs auraient promis de payer entre 30 000 $ et 40 000 $ aux organisateurs du voyage. Quatre des passagers ont été accusés en vertu de l’article 117 parce qu’ils auraient accepté de contribuer au bon fonctionnement de l’opération (à titre de mécanicien, capitaine ou membre de l’équipage) en échange d’un passage moins cher. Leurs demandes d’asile étaient ainsi jugées irrecevables (Moffette et Aksin, 2018). Dans R c.Appulonappa (2015), les avocats des quatre hommes et de plusieurs associations de droits de la personne ont soutenu que l’article 117 – tel qu’il était rédigé à l’époque[4] – était inconstitutionnel par sa portée excessive puisqu’il pouvait aussi criminaliser des personnes qui facilitent l’entrée illégale pour des raisons humanitaires ou pour aider des membres de leur famille.

La Cour supérieure de la Colombie-Britannique (R c.Appulonappa, 2013) leur avait d’abord donné raison, refusant l’argument de la Couronne selon lequel la portée large de l’article visait à remplir les obligations internationales du Canada en tant que signataire du Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée (2000). En effet, la définition canadienne est plus large que celle du Protocole, puisqu’elle ne touche pas exclusivement les activités qui impliquent un gain financier (Jimenez, 2013). En appel, la Couronne avait changé sa stratégie, arguant que la définition large ne visait pas la protection des réfugiés et les obligations internationales, mais bien la défense de la souveraineté canadienne. La Cour a tranché en sa faveur, déclarant la portée large comme justifiée en regard de cet objectif (R c.Appulonappa, 2014). Dans sa décision, la Cour suprême du Canada a finalement donné en partie raison à M. Appulonappa et à ses collègues, jugeant que « l’article 117 est inconstitutionnel dans la mesure où il permet que soient intentées des poursuites reprochant des actes d’aide humanitaire à des sans-papiers, d’assistance mutuelle entre demandeurs d’asile ou d’aide fournie par une personne à des membres de sa famille » (R c.Appulonappa, 2015). Bien que la déclaration d’inconstitutionnalité ne vise pas l’article 117 tel qu’il a été modifié en 2012 après les faits, l’arrêt aura sans doute pour effet de limiter la criminalisation dans les trois cas de figure mentionnés par la Cour.

Appulonappa ne peut être séparé d’un cas connexe survenu à la même époque, et dont quatre des cinq personnes accusées se trouvaient sur le même bateau (B010 c. Canada [Citoyenneté et Immigration], 2015). Cette fois, on avait refusé à ces hommes la possibilité de déposer une demande d’asile sur la base d’une interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 37(1)b de la LIPR sur la criminalité organisée[5]. Les agents d’immigration ont en effet évalué que les tâches d’entretien, d’aide à la navigation, de vigie et de cuisinier effectuées par les demandeurs équivalaient à « se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités tels le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité » (art. 37(1)b). La Cour suprême a tranché que « [l]e migrant qui contribue à sa propre entrée illégale au pays ou qui aide d’autres réfugiés ou demandeurs d’asile à entrer illégalement au pays alors qu’ils tentent collectivement d’y trouver refuge n’est pas interdit de territoire au sens de l’al. 37(1)b). Les actes d’aide humanitaire et d’assistance mutuelle (y compris d’entraide familiale) ne constituent pas du passage de clandestins au sens de la LIPR » (B010 c. Canada [Citoyenneté et Immigration], 2015).

Ces arrêts importants ne limitent cependant que la criminalisation potentielle de revendicateurs du statut de réfugié. En effet, les migrants qui entrent sans autorisation mais ne déposent pas de demandes d’asile ou les demandeurs d’asile déboutés peuvent, eux, être poursuivis. Les arrêts reconnaissent par ailleurs le droit de criminaliser les passeurs qui tirent un profit. Alors que les stratégies de maintien à distance – par le biais d’imposition de visas, de sanctions contre les transporteurs, et autres contrôles en amont – limitent les avenues légales pour tous les migrants, dont les demandeurs d’asile, la criminalisation de l’aide à l’entrée irrégulière ou du recours à de faux documents devrait nous préoccuper. En effet, la fermeture des frontières et la criminalisation des stratégies de migration irrégulière ont généralement pour effet d’accentuer l’exposition à la violence et à l’exploitation ainsi que les coûts pour les migrants (Hyndman et Mountz, 2008 ; van Houtum, 2010).

Implications migratoires de la criminalisation « ordinaire »

Le deuxième type d’intersection entre droit criminel et droit de l’immigration concerne l’interdiction de territoire de résidents permanents et temporaires pour des raisons liées à la criminalisation d’activités qui, souvent, ne concernent pas l’immigration (Benslimane et Moffette, 2019 ; Bond, 2017). En effet, la LIPR prévoit qu’un non-citoyen peut perdre l’autorisation de demeurer au pays pour motifs de sécurité (art. 34), d’atteinte aux droits de la personne ou internationaux (art. 35), mais aussi pour ce que la LIPR nomme « grande criminalité » (art. 36(1)), « criminalité » simple (art. 36(2)) et « activités de criminalité organisée » (art. 37).

Les motifs de criminalité et de grande criminalité sont d’intérêt particulier puisqu’ils concernent surtout des personnes criminalisées au Canada et prennent dès lors la forme de ce que Sayad (1999) appelle la « double peine ». Voyons d’abord les définitions. L’article 36(2)a de la LIPR dispose que sera interdit de territoire pour raison de criminalité simple tout non-citoyen à l’exception du résident permanent « déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi punissable par mise en accusation ou de deux infractions à toute loi fédérale qui ne découlent pas des mêmes faits[6] ». Cette clause de criminalité simple ne s’applique cependant pas aux résidents permanents et est moins utilisée que celle pour « grande criminalité » (Bond, 2017). Cela s’explique sans doute par le fait que plusieurs de ces individus peuvent être expulsés sur la base de « grande criminalité ». Le nombre aggloméré des ordres d’expulsion pour l’article 36 (criminalité et grande criminalité) s’élève à environ 1 208 par année pour la décennie 2004-2014 (Bond, 2017), avec une augmentation à 1 779 annuellement pour 2010-2015 (ASFC, 2016).

L’article 36(1)a sur la « grande criminalité » stipule que sera interdit de territoire tout non-citoyen, incluant un résident permanent, « déclaré coupable au Canada d’une infraction à une loi punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou d’une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé[7] ». C’est ici le droit de l’immigration qui juge de la gravité de l’acte. Pourtant, il existe plusieurs actes potentiellement punissables par une peine d’emprisonnement maximale de dix ans et qu’on n’associe pas aisément à de la « grande criminalité » : voler un véhicule tout terrain (VTT) pour aller faire un tour (« vol d’un véhicule à moteur », Code criminel, art. 333.1), se bagarrer et casser le nez de quelqu’un (agression avec « infliction de lésions corporelles », art. 267(b)), participer à une manifestation et briser une vitrine (« méfait […] dont la valeur dépasse cinq mille dollars », art. 430(3)), etc. Peu importe la sentence imposée, ces infractions sont passibles d’une peine maximale d’au moins dix ans et peuvent mener à la révocation de la résidence permanente et à un ordre d’expulsion.

De façon similaire, et bien que plusieurs facteurs jouent dans la détermination de la peine, il existe un nombre important d’infractions pouvant facilement mener à une sentence d’emprisonnement de six mois, parmi elles des infractions liées à la possession de drogues telle la cocaïne (Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRDS), art. 4), et encore plus facilement à la vente (art. 5). Ici aussi, il y a risque de perte de la résidence permanente et de renvoi. L’expression « grande criminalité » semble donc n’être que vaguement ancrée dans une évaluation de la gravité des actes, et relever en partie d’une criminalisation rhétorique (Weber, 2002). D’ailleurs, il n’est pas anodin que la loi de 2013 ayant retiré aux personnes ayant reçu une sentence de six mois ou plus le droit de faire appel de l’ordre de renvoi (LIPR, art. 64(2)) portait le titre sensationnaliste de Loi accélérant le renvoi de criminels étrangers.

Une cause récemment entendue par la Cour suprême, Tran c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) (2017), a tout de même insisté sur l’importance de limiter l’interprétation de ce qui doit être considéré comme « grande criminalité ». Tran avait reçu une peine de douze mois d’emprisonnement avec sursis à purger dans la communauté pour sa participation dans une opération de culture illégale de cannabis. Il a fait l’objet d’un rapport d’interdiction de territoire par les agents d’immigration, rapport approuvé par le délégué du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, et remis à la CISR. Tran a déposé une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale, qui s’est finalement rendue à la Cour suprême. Celle-ci a conclu que :

Les peines d’emprisonnement avec sursis ne sont pas visées par le terme « emprisonnement » de l’al. 36(1)a) de la LIPR. L’objet de l’al. 36(1)a) est de définir la « grande criminalité » pour les résidents permanents déclarés coupables d’une infraction au Canada. Clairement, selon le libellé de la disposition, la question de savoir si une peine infligée peut établir la grande criminalité dépend de sa durée – elle doit être « de plus de six mois ». […] Comme la peine d’emprisonnement avec sursis constitue une solution de rechange à l’incarcération de certains délinquants moins et non dangereux, interpréter un « emprisonnement de plus de six mois » comme incluant à la fois des peines d’incarcération et des peines d’emprisonnement avec sursis réduit l’à-propos d’utiliser la durée pour évaluer la gravité de la criminalité.

Tran c. Canada [Sécurité publique et Protection civile], 2017[8]

L’autre motif d’interdiction pour grande criminalité (être reconnu coupable d’une infraction punissable par une peine d’emprisonnement de 10 ans ou plus) a aussi été considéré. En effet, l’infraction commise par Tran (LRDS, art. 7(1)) était passible d’une peine maximale de 8 ans au moment des faits, mais a été élevée à 14 ans par la suite. La Cour s’est donc penchée sur la possibilité d’interdire Tran de territoire sur la base que le crime commis est maintenant considéré comme grave. Or, la Cour a statué que « [b]ien que le législateur puisse changer de position au sujet de la gravité d’un crime, il ne peut changer les obligations mutuelles entre les résidents permanents et la société canadienne sans le faire clairement et sans équivoque », et donc que l’application rétrospective n’est pas non plus justifiée.

Nonobstant la gravité alléguée du crime, nous soutenons qu’il faut nous préoccuper du caractère punitif de cette mesure. En effet, bien que l’interdiction de territoire relève du droit administratif et est donc essentiellement une « mesure de police » (Velloso, 2013), le fait que bien des personnes visées en fassent l’expérience comme l’imposition étatique d’une souffrance (Benslimane et Moffette, 2019) et que, dans sa forme même, elle ressemble à l’exil – une forme ancienne de la peine (Walters, 2002) –, nous soutenons qu’il est utile d’analyser cette sanction administrative comme une double peine (Sayad, 1999). Il ne s’agit pas ainsi de soutenir la thèse d’une convergence entre droit criminel et droit de l’immigration (telle qu’elle apparaît parfois dans la littérature sur la crimmigration), ni de faire un amalgame au niveau des fonctions déclarées des réponses étatiques (et de tout étudier sous l’angle de la peine), mais bien plutôt de souligner que la distinction juridictionnelle est davantage idéologique que pratique et qu’il existe plusieurs formes de « réactions sociales punitives » (Velloso, 2013), dont la « pénalité d’immigration » (Pratt, 2005). L’arrêt R c. Pham (2013) de la Cour suprême du Canada reconnaissait d’ailleurs l’importance d’inclure les conséquences d’immigration « indirectes » – comme le renvoi ou la perte du droit de porter le renvoi en appel – dans la détermination de la peine.

Par ailleurs, l’interdiction de territoire, lorsqu’elle ne mène pas à une déportation immédiate, implique souvent un transfert dans un centre de détention d’immigration à la fin de la sentence criminelle. Dans le cas des personnes en libération conditionnelle, la surveillance exercée par les agents de probation, doublée d’une caution et de conditions de remise en liberté supplémentaires imposées par l’ASFC, est souvent considérée comme suffisante pour permettre de ne pas attendre l’expulsion dans un centre de détention. Mais ce double ensemble de conditions, ainsi que l’interdiction de travailler ou d’étudier (en raison de la perte de la résidence permanente ou du permis temporaire), et la perte de l’accès à l’assurance maladie, forment ce que nous avons appelé ailleurs un « condition-based double punishment » (Benslimane et Moffette, 2019).

Criminalisation procédurale : détention d’immigration

Au Canada, la seule dimension de cette « criminalisation de l’immigration » qui a fait l’objet de recherches soutenues, quoique récentes, concerne la détention administrative de non-citoyens en vertu de la LIPR. Dans ce cas, il s’agit d’une quasi-criminalisation ou criminalisation procédurale (Weber, 2002) puisque le droit criminel n’y intervient pas directement. Nous ne sommes toutefois pas très loin des logiques et pratiques pénales. La littérature canadienne se divise essentiellement en travaux portant sur les politiques, le droit et le fonctionnement du régime de détention (voir p. ex. : Global Detention Project, 2018 ; Hussan, 2014 ; Nakache, 2013 ; Silverman et Molnar, 2016), sur les impacts de la détention sur la santé mentale (voir p. ex. Cleveland, Dionne-Boivin et Rousseau, 2013 ; Gros et van Groll, 2015) et sur le sort des enfants détenus (voir p. ex. : Gros, 2017 ; Kronick, Rousseau et Cleveland, 2018). Étant donné l’excellente littérature existante, nous ne présenterons qu’un survol du régime de détention pour ensuite analyser le récent arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina (2019) qui reconnaît dans certains cas aux détenus le droit à l’habeas corpus.

La LIPR autorise la détention administrative de non-citoyens présents au Canada – incluant les demandeurs d’asile – dans les cas suivants : 1) « avoir des motifs raisonnables de croire » que l’étranger est interdit de territoire et pose un danger à la sécurité ; ou 2) « avoir des motifs raisonnables de croire » qu’il « se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l’enquête ou au renvoi » ; ou encore 3) ne pas être satisfait que l’identité de la personne a été prouvée. Sur ces bases, un agent de l’ASFC peut lui-même détenir un non-citoyen sans mandat (art. 55(2)) ou, dans les deux premiers cas, lancer un mandat d’arrêt (art. 55(1)). Au point d’entrée, un agent peut détenir quelqu’un sans mandat 1) pour effectuer un contrôle plus approfondi ou 2) s’il « a des motifs raisonnables de soupçonner [un barème extrêmement bas] que celui-ci est interdit de territoire pour raison de sécurité, pour atteinte aux droits de la personne ou internationaux, ou pour grande criminalité, criminalité ou criminalité organisée » (art. 55(3)). Finalement, la LIPR prévoit désormais l’arrestation et la détention obligatoire des « étrangers désignés », c’est-à-dire des personnes, dont des demandeurs d’asile, que le Ministre choisit de désigner comme tels dans le but de décourager les arrivées irrégulières de demandeurs d’asile (art. 33(3.1)).

De l’exercice financier de 2012-2013 à celui de 2017-2018, 44 473 personnes ont été détenues, dont 8 355 durant l’année 2017-2018. La majorité des personnes étaient détenues dans un des trois centres de surveillance de l’immigration, soit à Laval, Toronto ou Vancouver, mais aussi dans des prisons provinciales – ce qui montre bien qu’en dépit de la distinction juridictionnelle, la détention d’immigration est matériellement identique à l’incarcération criminelle, en particulier la détention provisoire. Un des problèmes majeurs, dénoncé à de multiples reprises, est l’absence d’une durée maximale de détention. Les statistiques sur la détention sont contradictoires. Selon l’ASFC (2018b), entre 2012 et 2018, la durée moyenne de détention était de 22 jours, avec tout de même annuellement de 11,2 % à 18,4 % des détenus qui passaient plus de 40 jours en détention. Le rapport de vérification externe de la CISR (2018) soutient cependant que la durée moyenne était de 1,7 mois, soit plus de 50 jours. Certains y demeuraient aussi plusieurs années (CISR, 2018 ; Hussan, 2014 ; Silverman et Molnar, 2016).

La CISR procède bien à une révision de la détention après 48 heures, 7 jours, puis tous les 30 jours (LIPR, art. 57(1))[9], mais les commissaires tendent à respecter la décision des agents, à moins que le détenu n’arrive à montrer qu’il y a un « motif clair et convainquant » de remettre en question la décision précédente, un barème difficile à atteindre pour les détenus. Le rapport commandé par la CISR (2018) considère ainsi qu’il y a lors des révisions une « trop grande importance accordée aux décisions antérieures ». La durée de la détention n’est pas en pratique suffisante pour obtenir une libération, et les études démontrent que les taux de remise en liberté varient de façon importante selon les commissaires et selon les régions, et qu’après les huit premières révisions (soit après six mois de détention), les chances d’être libéré lors d’une révision subséquente sont presque nulles (CISR, 2018 ; Gross et van Groll, 2015 ; Hussan, 2014). Cette situation a conduit à une mobilisation importante, dont une grève de la faim par 17 détenus à la prison provinciale de Lindsay en 2013 qui demandaient, à court terme, l’instauration d’une limite maximale de 90 jours de détention et l’arrêt de la détention d’immigration dans des prisons à sécurité maximale comme Lindsay, puis, à long terme, l’arrêt de la détention d’immigration et l’accès à la résidence permanente pour tous.

Les lacunes du processus de révision de la détention prévu par la LIPR ont aussi poussé des avocats à revendiquer l’accès à l’habeas corpus pour leurs clients. Ce fut le cas de Chaudharyc. Canada (Minister of Public Safety & Emergency Preparedness) (2015) en Ontario et de Canada (Sécurité publique et Protection civile) c. Chhina (2019) en Alberta. La Cour suprême vient de trancher dans Chhina. L’habeas corpus est un droit qui remonte au 13e siècle et vise à éviter les détentions arbitraires. Au Canada, ce droit est protégé à l’article 10c de la Charte canadienne des droits et libertés et permet à une personne détenue de contester la validité de la détention devant une cour supérieure provinciale. Cependant, l’arrêt Peiroo c. Canada (Minister of Employment & Immigration) (1989) justifie de refuser l’accès à ce processus si « le législateur a mis en place un régime complet, exhaustif et spécialisé prévoyant une procédure d’examen au moins aussi large et aussi avantageuse que celle de l’habeas corpus ». Dans Chhina, la question était donc d’établir si le régime de révision de la LIPR est aussi avantageux. La Cour a jugé que – dans le cas d’une contestation de la détention en raison de sa durée indéterminée comme pour Chhina – ce n’est pas le cas. Elle trouve que :

Le régime établi par la LIPR est insuffisant à au moins trois égards importants : le fardeau dont doit s’acquitter le détenu sous ce régime est moins favorable que celui qui lui incombe dans le cadre d’une instance d’habeas corpus ; la portée du contrôle de la détention aux fins de l’immigration devant les cours fédérales est plus étroite que celle de l’examen par les cours supérieures des demandes d’habeas corpus ; enfin, l’habeas corpus permet d’obtenir une réparation plus rapidement que ne le permet le contrôle judiciaire. La LIPR n’offre donc pas un recours aussi large et avantageux que la demande d’habeas corpus pour répondre à la remise en cause de C quant à la légalité de la durée de sa détention ou de son caractère incertain.

Sans être une panacée (Silverman, 2019), il s’agit d’une bonne nouvelle pour les personnes qui veulent limiter le recours à la détention car l’arrêt permet de recourir à une protection contre la détention abusive plus généralement associée au système de justice pénale.

Policing et contrôle du statut d’immigration

La dernière intersection touche le rôle des policiers municipaux dans le contrôle de l’immigration. Alors que certaines lois exigent explicitement des policiers qu’ils les fassent respecter, la LIPR ne le fait pas et identifie plutôt l’ASFC comme l’institution principale responsable du contrôle de la présence de non-citoyens sur le territoire. Les policiers n’ont donc pas l’obligation de s’intéresser au statut d’immigration d’une personne qu’ils interpellent. Cependant, plusieurs personnes sans statut (revendicateurs de statut de réfugié déboutés, personnes n’étant pas parties lorsque leur visa a échoué, etc.) sont d’abord détenues par des policiers qui les transmettent à l’ASFC pour renvoi, établissant ainsi un continuum entre policing urbain, profilage racial et contrôle de l’immigration (Moffette et Gardner, 2015).

Dans les 15 dernières années, plusieurs campagnes ont été lancées dont le but était, en partie, de limiter les collaborations entre les policiers municipaux et l’ASFC. La première remonte à 2004 à Toronto. Une femme de 16 ans de la Grenade sans statut qui s’était rendue au Service de police de Toronto (SPT) pour dénoncer une agression sexuelle a été détenue et remise à l’ASFC qui l’a ensuite déportée. Des membres de la communauté se sont mobilisés pour exiger que le SPT adopte une politique de « don’t ask, don’t tell » ; c’est-à-dire un engagement de ne pas poser de questions sur le statut d’immigration, et de ne pas transmettre cette information à l’ASFC si un policier venait à connaître cette information. Finalement, le SPT n’a accepté d’adopter que la dimension « don’t ask », et ce, exclusivement pour les victimes ou témoins de crimes (Deshman, 2009).

L’argument juridique avancé par le SPT était que l’article 142 de la LIPR soutient que les policiers « doivent, sur ordre de l’agent, exécuter les mesures – mandats et autres décisions écrites – […] en vue de l’arrestation, de la garde ou du renvoi ». Cela signifie que si un policier cherche le nom d’une personne dans la banque de données du Centre d’information de la police canadienne (CIPC) et qu’il y trouve un mandat d’immigration, il doit l’exécuter. C’est donc dire que la police ne peut être un service accessible aux personnes sans statut au Canada, même si une politique municipale de « ville sanctuaire » est adoptée. Par contre, rien n’oblige un policier à chercher l’information, ou n’interdit à un chef de police de donner la consigne de ne pas la chercher (Immigration Legal Committee, 2008).

Pourtant, des données obtenues par demandes d’accès à l’information démontrent que les policiers municipaux cherchent souvent activement à connaître le statut d’immigration des personnes qu’ils interpellent. Nous utilisons comme indice pour mesurer l’ampleur des communications, les appels effectués par les policiers au Centre de réponse des mandats de l’ASFC. L’agence décrit le centre comme « un outil important pour exécuter les ordres de renvoi » dans un contexte où elle trouve que « le processus pour ajouter un mandat d’immigration au système CIPC est compliqué et mène à des retards » (ASFC, 2010, notre traduction). Chaque fois qu’un policier appelle, l’ASFC classe l’appel selon l’agence d’origine et la raison de l’appel. Certaines raisons visent la vérification d’informations déjà connues mais dans la vaste majorité des cas, la raison est « vérification du statut » (status check). La définition de l’ASFC est la suivante : « des agents de l’ordre [law enforcement officials] peuvent appeler pour vérifier le statut d’immigration d’un sujet parce qu’ils soupçonnent [have a suspicion] que le sujet pourrait ne pas avoir de statut légal au Canada et donc pourrait être d’intérêt pour l’ASFC ».

Les deux corps de police qui utilisent le plus ce centre sont ceux de Toronto et Montréal. À Montréal, on note une augmentation soutenue des appels dans les dernières années, atteignant 3 534 appels en 2018, dont 85,2 % pour « vérification du statut ». À Toronto, il y a une diminution depuis la première révélation publique de ces données en 2015 (Moffette et Gardner, 2015), mais tout de même 3 298 appels en 2018, dont 82,8 % pour « vérification du statut » (ASFC, 2019). Ces données sont préoccupantes pour deux raisons. D’abord, enquêter activement sur le statut d’immigration va bien au-delà des obligations juridiques en vertu de l’article 142 et indique une volonté de participer activement au contrôle des migrants sans statut. Dans le cas de Toronto, il s’agit aussi d’une violation de la politique mise en place par le SPT lui-même. Puis, il y a tout le problème du fondement pour soupçonner que quelqu’un n’a pas de statut. Les données obtenues n’explicitent pas ces raisons, mais il est clair que ce soupçon doit se baser en partie sur du profilage racial et social, ou à tout le moins sur ce que Pratt et Thomson (2008) appellent « racialized risk knowledges ». Il y a donc un continuum entre stratégies de profilage dans le policing urbain et contrôle de frontière qui tend à confirmer la lecture de la frontière comme un ensemble de pratiques qui peuvent être déployées dans nos villes (Moffette, 2016, 2018 ; Villegas, 2015).

Conclusion

Nous avons soutenu que les dynamiques entre criminalisation et immigration sont multiples et qu’il est urgent de mieux les comprendre. Cela est d’autant plus important qu’elles s’articulent dans une logique restrictive de concert avec des processus connexes d’altérisation, de racisation, de déqualification et d’exploitation (Ben Soltane, 2017 ; Chan et Chunn, 2014). L’article offre deux contributions principales à la littérature existante sur la question. D’abord, il contribue à l’effort collectif constant visant la mise à jour des études sur les formes actuelles d’intersections entre les deux régimes juridiques en analysant plusieurs développements récents qui n’avaient pas encore fait l’objet d’une revue systématique. En ce sens, nous ne remettons pas en question les résultats des travaux précédents, dont plusieurs ont été mentionnés en introduction, mais contribuons à la littérature par une mise à jour et une analyse de développements nouveaux. Puis, nous offrons une contribution conceptuelle et analytique importante en soutenant que pour mieux comprendre ces dynamiques, il faut être prudents dans notre utilisation d’expressions fourre-tout, comme « la criminalisation de l’immigration » ou encore la « crimmigration » (Stumpf, 2006) puisqu’elles servent trop souvent de raccourcis analytiques et ne nous encouragent pas à expliciter clairement les formes que prennent les relations étudiées. Questionnant la lecture dominante de ses intersections au moyen de ces concepts, nous avons proposé de plutôt développer une analyse pluraliste qui prenne en compte le caractère asymétrique et multiple de ces dynamiques. L’article contribue ainsi aux efforts en ce sens présentés par Legomsky (2007), Sklansky (2008) ou Velloso (2013). Nous avons soutenu que partir de la typologie proposée par Weber (2002) offre un angle d’approche plus utile pour décrire les différentes articulations. Dans l’objectif de présenter un état des lieux relativement complet de ces dynamiques dans le contexte canadien actuel, nous avons insisté sur les interactions formelles entre le droit de l’immigration et le droit criminel ainsi que sur les politiques officielles. Pour chacun des points de rencontre, cependant, nous avons aussi soutenu qu’il importe de développer des recherches empiriques qui puissent documenter les expériences vécues et mettre à jour les bricolages pratiques et jeux de juridictions (Moffette, 2016, 2018) des acteurs impliqués dans le contrôle, la répression et la régulation sociojuridique de l’immigration et des migrants.