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Introduction

Dans l’imaginaire populaire, un détective intrépide résout un nombre d’indices énigmatiques, analyse logiquement les preuves et dévoile avec brio l’identité du meurtrier. L’exemple par excellence est Sherlock Holmes – célèbre personnage des romans d’Arthur Conan Doyle –, loupe à la main, qui suit les traces de pas vers le dénouement du mystère[2], ou encore C. Auguste Dupin, dans The Murders in the Rue Morgue (Double assassinat dans la rue Morgue) d’Edgar Allan Poe, lisant les pensées de son associé en retraçant rationnellement son raisonnement des quinze dernières minutes.

Dans la réalité, les enquêtes sont généralement moins dramatiques, et plus chaotiques que dans la fiction, mais dans les deux cas, leur cadre de travail repose sur l’information (Willmer, 1970). Les indices que dévoilent méthodiquement Holmes, Dupin et leurs pairs ont tous un contenu informatif. Les enquêteurs s’intéressent particulièrement au type d’information que l’on appelle une preuve. De la scène de crime au procès, en passant par l’arrestation, la preuve est l’élément vital de toute enquête.

Des travaux ont montré par le passé que nombre d’administrateurs de police et de chercheurs ne comprenaient pas réellement la nature de la démarche d’enquête (Eck et Rossmo, 2019 ; Horvath, Meesig et Lee, 2003). Le présent article cherche donc à répondre à cette lacune en développant des points de vue nouveaux et utiles sur le travail de détective à l’aide d’une étude de l’anatomie d’une enquête criminelle, de sa structure, ses processus et ses défauts.

Les phases opérationnelles d’une enquête

Si les preuves sont l’élément vital d’une enquête, cette dernière comporte trois phases opérationnelles : l’obtention des preuves, le tri des suspects et la condamnation du coupable (voir Tableau 1). La première phase comprend la collecte, l’évaluation et l’analyse desdites preuves. La deuxième phase comprend l’identification des suspects, leur hiérarchisation et leur évaluation[3]. La troisième phase consiste en l’utilisation des preuves réunies pour identifier le contrevenant et prouver sa culpabilité, un objectif qui ne peut être atteint que grâce à un témoin, des aveux ou des preuves physiques.

Tableau 1

Phases d’une enquête criminelle

Phases d’une enquête criminelle

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Le Tableau 1 présente ces phases par ordre chronologique, mais elles s’entrecoupent souvent et sont même parfois réalisées de manière indépendante. Idéalement, les détectives commenceraient par trouver et trier toutes les preuves liées à un crime pour en analyser les implications avant d’identifier des suspects potentiels. Toutefois, le chaos et l’attention portée aux crimes majeurs provoquent souvent l’affluence d’informations et d’indices qui submergent les forces policières bien avant que tous les témoins ne soient interrogés, les lieux analysés et les résultats de laboratoire rendus. Les détectives peuvent aussi se heurter à leur propre vision obtuse (c.-à-d. une vision « tunnel ») et à leurs jugements prématurés, puis conclure qu’un suspect particulier est coupable avant d’avoir pris en compte tous les éléments de preuves disponibles. Passer prématurément d’une enquête centrée sur les preuves à une enquête centrée sur un suspect particulier a en effet mené à de nombreuses condamnations injustifiées.

Les phases portant sur le suspect ou le coupable (phases 2 et 3) sont parfois temporairement inversées. Par exemple, il arrive que les détectives aient une idée claire de l’identité du coupable sans avoir en main les preuves nécessaires à son arrestation. Dans d’autres cas, ils sont capables d’établir légalement la culpabilité sans pour autant connaître l’identité du coupable. Ce dernier scénario se produit lorsqu’il existe des preuves médicolégales impliquant avec certitude un individu dont l’identité demeure inconnue, et que l’on doit donc trouver afin qu’une comparaison de l’ADN soit possible. Identifier les suspects potentiels, les hiérarchiser et les évaluer deviennent alors la priorité de l’enquête.

Des travaux ont montré que la plupart des crimes sont souvent résolus grâce à des informations qui proviennent du public (Chaiken et al., 1976). Les enquêteurs interrogent les témoins, délateurs, amis et famille des victimes, et résidents des lieux du crime, leur demandant des indices afin d’identifier des suspects potentiels. Des recherches sont effectuées dans diverses bases de données, telles que les registres de délinquants sexuels, les listes d’individus en liberté conditionnelle et autres sources de données policières et judiciaires, ainsi que celles provenant des services des véhicules moteurs ou d’autres systèmes de gestion gouvernementaux.

Lorsqu’il est question de crimes violents commis par un inconnu, il arrive parfois que l’enquête soit entravée par l’abondance d’informations disponibles et que s’accumulent des centaines, voire des milliers de suspects. La priorisation et la hiérarchisation de ceux-ci deviennent alors une nécessité (Rossmo, 2000). Il y a toutefois un nombre limité de façons de procéder à cette hiérarchisation. Il est possible de construire une description générique (origine ethnique, genre, taille, poids, couleur des cheveux), mais cette méthode requiert la présence d’un témoin. Une autre possibilité consiste à se pencher sur les comportements des délinquants. Enfin, l’abondance d’adresses comptabilisées dans diverses bases de données fait de la géographie une approche possible. Un profil comportemental ou géospatial propre au crime en cours d’enquête peut aider à préciser ces deux premières techniques.

Une fois les suspects identifiés et hiérarchisés, les enquêteurs doivent ensuite les évaluer, du moins les plus importants d’entre eux. Cette étape est considérablement plus chronophage que la précédente. Il faut alors interroger les suspects, leur famille, leurs amis et leurs voisins, vérifier chaque alibi, comparer le modus operandi, etc. L’évaluation d’un suspect peut aussi se faire en fonction du motif probable, des moyens à leur disposition et de l’opportunité que représente le crime qui fait l’objet d’une enquête. Ces trois éléments classiques du crime sont directement liés à la méthode QQOQCP de résolution de problèmes : le suspect (qui) peut aussi être évalué en fonction du motif (pourquoi), du moyen (quoi, comment) et de l’opportunité (où, quand)[4].

Prouver la culpabilité lors d’un procès ne peut se faire que lorsqu’il y a témoin, aveu ou preuve physique (Klockars et Mastrofski, 1991). Ce critère est lié à la première phase, fondée sur la preuve qui a lieu en début d’enquête. Le lien dynamique qui existe entre ces différentes phases, comme le montre le Tableau 1, est illustré dans le schéma crime-preuve-suspect-contrevenant, CPSC (crime-evidence-suspects-offender, CESO) à la Figure 1.

  • Un crime est découvert.

  • La police cherche et réunit, sur les lieux du crime, des preuves pouvant mener à de nouvelles pistes d’enquête et à d’autres preuves. Toutes ces preuves doivent être évaluées et analysées.

  • À l’aide des preuves, les enquêteurs identifient des suspects, les hiérarchisent puis évaluent les possibilités les plus probables.

  • Établir légalement l’identité du contrevenant requiert des « preuves hors de tout doute raisonnable » (Boyd, 2019). De telles preuves se manifestent sous la forme de témoignages qui proviennent d’un témoin, d’un aveu du contrevenant même et/ou de la preuve matérielle au dossier.

  • Ce processus d’identification du contrevenant et d’établissement de la culpabilité fonctionne dans les deux sens. Les preuves trouvées sur les lieux du crime (par ex. : des empreintes digitales) ou étant le résultat des efforts d’enquête poussés peuvent mener à un suspect ; inversement, les preuves obtenues en s’intéressant à un suspect en particulier (par ex. : un aveu) peuvent permettre d’établir un lien entre celui-ci et le crime qui fait l’objet d’une enquête.

Figure 1

Schéma crime-preuve-suspect-contrevenant, CPSC (Crime-Evidence-Suspects-Offender, CESO)

Schéma crime-preuve-suspect-contrevenant, CPSC (Crime-Evidence-Suspects-Offender, CESO)

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La preuve

De l’information – renseignements et preuves – est nécessaire pour guider de façon stratégique l’identification, la hiérarchisation et l’évaluation des suspects potentiels. Il est essentiel de comprendre ce qui distingue les preuves du « renseignement ». La preuve est un fait enregistré qui concerne le crime et son origine peut être identifiée (par ex. : témoignages, photographies de la scène de crime, rapports de laboratoire, etc.). Les théories, les suppositions et l’intuition ne sont pas des preuves. Le renseignement est une catégorie plus générale d’information qui ne répond pas aux standards de la preuve et qui n’est pas admissible en cour. Alors que le renseignement criminel est souvent utile en début d’enquête, afin de guider les décisions des policiers, la preuve est quant à elle nécessaire à la résolution légale d’une affaire criminelle.

La preuve présente deux caractéristiques qui déterminent son importance dans une enquête : sa pertinence et sa fiabilité. La pertinence concerne le poids d’une preuve, la force avec laquelle elle permet de soutenir la culpabilité d’un suspect en particulier ou l’importance qu’elle donne à une théorie en particulier, quant au crime qui fait l’objet d’une enquête, comparativement aux autres théories ou autres suspects potentiels. La fiabilité désigne la précision ou la véracité de la preuve. Même les preuves les plus pertinentes n’ont que peu de valeur probante si elles sont erronées.

La pertinence

La pertinence peut être formellement mesurée par le rapport de vraisemblance entre la probabilité de la preuve compte tenu de l’hypothèse (par ex. : un suspect est coupable) et la probabilité de la preuve compte tenu de l’hypothèse alternative (par ex. : un suspect est innocent) :

Un rapport de vraisemblance supérieur à 1 signifie que la preuve mène à la conclusion de culpabilité, alors qu’un rapport inférieur à 1 mène à la conclusion d’innocence. Plus ce chiffre est grand ou petit, plus il contribue à l’enquête (Robertson et Vignaux, 1995). Un rapport de vraisemblance de 1 ne soutient ni la culpabilité ni l’innocence (il est autrement dit neutre et n’influence aucune des hypothèses)[5]. Le numérateur, qui varie de 0 à 1, ne peut que réduire la probabilité de culpabilité, alors qu’à l’inverse, le dénominateur, qui varie entre 1 et ∞, ne peut qu’augmenter la probabilité de culpabilité. Ce n’est donc pas à quel point la preuve correspond au suspect (par ex. : l’ADN) qui détermine la culpabilité – bien qu’un faible rapport puisse établir l’innocence de celui-ci – mais bien à quel point il est improbable qu’elle corresponde à quelqu’un d’autre.

Selon le théorème de Bayes (Eddy, 2004 ; Iversen, 1984), les rapports de vraisemblance de toutes les preuves au dossier peuvent être additionnés à la probabilité a priori de la culpabilité d’un suspect afin d’établir la probabilité a posteriori de la culpabilité de ce dernier. L’analyse bayésienne est un moyen de préciser les suppositions (par ex. : la probabilité de culpabilité d’un suspect) lorsque de nouvelles preuves font surface. Le théorème de Bayes veut que :

À quelques exceptions près, comme l’ADN par exemple, il est impossible de déterminer avec certitude les probabilités des preuves. Toutefois, il demeure important de comprendre les contributions différentes apportées par le numérateur et le dénominateur dans cette équation. Supposons par exemple qu’un témoin décrive un voleur comme un homme caucasien vêtu d’un T-shirt noir et de jeans. Des policiers identifient ensuite un individu qui répond à la description. La description concorde avec la preuve, mais à quel point cette preuve est-elle solide (pertinente) ?

Le premier élément à déterminer est la probabilité de la preuve (la description) sachant que le suspect est coupable. Toutes les parties de la description sont identiques. Or, contrairement à l’ethnicité et au genre, les gens peuvent changer leurs vêtements. La valeur du numérateur est donc probablement inférieure à 1 (sa valeur maximale potentielle).

Le deuxième élément à identifier est la probabilité de la preuve (la description) sachant que le suspect est innocent. Autrement dit, à quel point serait-ce vraisemblable que les forces policières croisent le chemin d’un homme caucasien vêtu d’un T-shirt noir n’ayant rien à voir avec le vol ? La réponse est : très vraisemblable, compte tenu de la fréquence démographique des hommes caucasiens, la prévalence des T-shirts noirs et des jeans, et la quantité d’individus que croisent les policiers quotidiennement. Par conséquent, le dénominateur sera plutôt élevé. En tout, le quotient de vraisemblance de ce scénario serait un peu au-dessus de 1 (c.-à.-d. peu pertinent). Les forces policières voudront peut-être interroger l’individu concerné, mais sans avoir en main de motif raisonnable et probable pour passer à son arrestation.

Supposons à présent que le voleur est décrit comme un homme caucasien portant un T-shirt violet à l’effigie de l’Orchestre philharmonique de Berlin, des jeans et présentant un tatouage de Sasquatch sur l’avant-bras droit. Des policiers arrêtent un suspect répondant à la description. Dans ce cas-ci, la probabilité du dénominateur est faible puisque les T-shirts à l’effigie de l’Orchestre philharmonique de Berlin sont peu communs, et que les tatouages de Sasquatch le sont encore moins. Le faible dénominateur donne un rapport de vraisemblance élevé qui indique que la preuve est beaucoup plus pertinente et importante que dans le premier scénario, et qu’elle justifie une détention.

Il est important de garder en tête que le numérateur et le dénominateur influencent tous deux la pertinence de la preuve. Dans certains cas de condamnation injustifiée, les détectives ont fait l’erreur de ne se pencher que sur les similarités entre le suspect et le coupable, en omettant de prendre en considération que l’élément de preuve peut être très commun. La correspondance parfaite d’un suspect à une preuve n’a de poids que si la preuve est rare dans la population générale. C’est pourquoi l’ADN est une preuve solide, puisqu’il implique des probabilités aléatoires de correspondance extrêmement basses qui établissent la culpabilité d’un suspect en particulier hors de tout doute raisonnable.

La fiabilité

Le poids de la preuve, tout aussi pertinente soit-elle, s’annule si celle-ci n’est pas fiable. Plusieurs facteurs peuvent remettre en question la fiabilité d’une preuve. Par exemple, un témoin peut avoir quelque chose à gagner, éprouver de l’animosité envers l’accusé, être ivre ou sous l’influence de drogues, ainsi de suite. À la suite de l’arrestation de Thomas Sophonow pour le meurtre d’une adolescente de Winnipeg, onze informateurs différents se sont précipités pour offrir leurs services à la police dans l’espoir de voir les accusations auxquelles ils faisaient eux-mêmes face rejetées. Trois des « meilleurs témoignages » ont été appelés à se présenter en cour. L’un d’entre eux, auparavant condamné pour parjure, avait déjà témoigné en tant qu’informateur dans neuf affaires. Après une enquête provinciale, il fut sèchement noté : « Il semble avoir entendu plus de confessions que beaucoup de prêtres dévoués » (Cory, 2001 ; voir FPT Heads of Prosecutions Committee Working Group, 2004).

La réputation notoire des informateurs en prison rendait ces affirmations très suspectes et les détectives et les procureurs auraient dû savoir que les preuves qu’ils présentaient étaient peu fiables. Malheureusement, cela ne fut pas le cas et la pertinence des preuves a abusivement pris le pas sur leur manque de fiabilité. Sophonow a été condamné à tort et a passé quatre ans en prison jusqu’à son éventuelle disculpation et sa libération.

La confession et les aveux d’un suspect peuvent aussi présenter des problèmes de fiabilité. À Escondido, en Californie, des détectives ont par exemple extirpé un aveu de Michael Crowe, âgé de 14 ans, pour le meurtre de sa soeur, Stephanie. Son interrogatoire a duré plusieurs heures au cours duquel on lui promit plus de clémence s’il confessait, et on lui mentit sur les preuves trouvées au cours de l’enquête (McCrary, 2009). L’« aveu » de Michael comprenait ainsi de telles déclarations : « Je suis si désolé que je ne me souviens même pas de ce que je t’ai fait… je n’ai jamais voulu te faire de mal et la seule raison pour laquelle je sais que je l’ai fait c’est qu’ils m’ont dit que je l’ai fait » (p. 155). Malgré de tels indices assez dramatiques du manque de fiabilité de ses aveux, les forces policières ont poursuivi Michael pour meurtre. Il a ensuite été libéré quand du sang, découvert sur les vêtements d’un sans-abri qui tentait de pénétrer la nuit dans des maisons du quartier, s’est avéré correspondre à l’ADN de la victime.

Enfin, certaines techniques médicolégales ont attiré l’attention pour leurs affirmations exagérées, leurs analyses peu fiables et leur recours à de la pseudoscience (Conseil national de recherches Canada, 2009). Guy Paul Morin, par exemple, a été accusé du meurtre de Christine Jessop, fillette de neuf ans qui était sa voisine à Queensville, en Ontario (Makin, 1992). Les experts médicolégaux ont soutenu lors du procès que des cheveux et des fibres attribuables à Morin correspondaient à ceux prélevés sur la scène de crime (Kaufman, 1998). Toutefois, cette affirmation était exagérée et les analyses médicolégales n’étaient pas fiables (Kaufman, 1998). De plus, le fait que certaines preuves avaient été contaminées n’a été communiqué ni aux enquêteurs de la police ni au procureur de la Couronne. Morin a été condamné, mais plus tard disculpé par des tests ADN menés sur les taches de sperme trouvées sur les sous-vêtements de la victime. Le Centre des sciences judiciaires de l’Ontario connut alors un scandale et une refonte majeure.

La relation entre l’influence de la preuve et sa fiabilité peut être exprimée ainsi :

L’évaluation de la fiabilité de témoins dignes de confiance et le recours à des techniques médicolégales valides sont nécessaires puisque l’erreur véritable est toujours possible (et même probable). Par exemple, un témoin peut décrire un contrevenant comme plus jeune qu’il ne l’est en réalité, ou un pathologiste peut estimer l’heure de la mort dans le cas d’un meurtre à un moment ultérieur à l’évènement réel. Lorsqu’une description comprend un intervalle (par ex. : « entre 25 et 35 ans » versus « dans la fin vingtaine »), cette description est alors plus proche de la réalité (fiable) qu’un chiffre précis, même si elle manque, justement, de précision et est moins pertinente à l’enquête.

Pertinence, fiabilité, indépendance et schéma (PFIS)

Au-delà de la pertinence et de la fiabilité, une preuve doit aussi être indépendante ; les preuves indirectes n’apportent rien de nouveau à une enquête. Enfin, il est important de comprendre le lien qui unit toutes les preuves. Ce schéma doit être étudié en tant qu’ensemble et il faut éviter le picorage. Toutefois, comme il est expliqué plus loin, si les détectives souffrent d’un biais de confirmation, il y a un risque que les preuves soutenant la théorie d’enquête dominante soient surestimées alors que toute preuve contradictoire sera minimisée.

Somme toute, les détectives doivent prendre en compte la pertinence, la fiabilité, l’indépendance et les schémas (PFIS) afin de comprendre pleinement la valeur probante d’un élément de preuve (Eck et Rossmo, 2019) :

  • Sa pertinence (poids de la preuve = rapport entre les probabilités de culpabilité et celles d’innocence)

  • Sa fiabilité (précision/véracité de la preuve)

  • Son caractère indépendant (est-ce une contribution unique ?)

  • Le schéma (vision holistique des informations – éviter le picorage).

Échecs d’enquêtes criminelles

Comprendre l’anatomie d’une enquête criminelle permet de mieux investir les efforts policiers et de souligner les risques d’échec. Si les preuves sont une constante dans toutes les phases d’une enquête, elles sont de complexité variée et parfois fragiles. Des problèmes liés aux preuves peuvent, à n’importe quelle étape, conduire à l’échec de l’enquête.

Un détective se doit de mener une enquête exhaustive tout en évitant les éventuels pièges. Il existe trois types d’échecs d’une enquête criminelle : 1) les crimes passés sous silence[6] ; 2) les crimes non résolus qui auraient dû être élucidés ; 3) les condamnations à tort (Rossmo, 2009). Si le deuxième type est le plus répandu, le troisième reste le plus grave. Selon des chercheurs, ces trois types d’échecs ont toutefois certaines causes en commun (Rossmo et Pollock, 2019).

En utilisant un schéma dérivé des domaines de défaillance (failure domains) de Reason (1990), Rossmo et Pollock (2019) ont analysé en détail un certain nombre de problèmes et d’échecs présents au sein d’enquêtes criminelles (N = 50) pour meurtre et pour viol/agression sexuelle. La plupart de ces échecs étaient des condamnations à tort ; 84 % avaient eu lieu aux États-Unis, 10 % au Canada et 6 % en Europe. Des facteurs de causalité ont été déterminés pour chaque affaire, et catégorisés en tant que problèmes de nature personnelle, organisationnelle ou situationnelle. Les problèmes de nature personnelle relèvent généralement du champ d’action du détective (conclusions hâtives, vision tunnel, erreurs de logique, etc.). Les problèmes de nature organisationnelle relèvent du champ d’action des forces policières (manque de ressources, pensée de groupe, échecs de communication entre les instances, etc.). Les problèmes de nature situationnelle échappaient au contrôle du système de justice pénale (couverture intense par les médias, témoins malhonnêtes, etc.). Les facteurs de causalité étaient aussi analysés en fonction de leur proximité et de leur relation. Enfin, des cartes conceptuelles étaient dessinées pour chaque cas afin de faire ressortir les divers facteurs en cause et les liens qui existaient entre ceux-ci.

Des 363 facteurs en cause identifiés (x̅ = 7,3), 61 % étaient de nature personnelle, 21 % de nature organisationnelle et 18 % de nature situationnelle (voir Figure 2). Ces facteurs ont été répartis en 40 catégories, dont le huitième supérieur (20 %) rassemblait la moitié des causes : biais de confirmation, vision tunnel, couverture médiatique importante, problèmes de gestion/supervision, incompétence/négligence lors de l’enquête, interrogatoires mal menés, conclusions hâtives et mauvaises pratiques médicolégales. Ces causes étaient ensuite divisées en neuf grandes catégories, la catégorie prépondérante étant les biais cognitifs. Des combinaisons particulières de facteurs avaient tendance à se regrouper ; par exemple, des crimes très médiatisés ont souvent entraîné une précipitation dans le jugement, suivie du passage prématuré d’une enquête basée sur les preuves à une enquête basée sur les suspects. Ces problèmes conduisaient ensuite à une vision tunnel et un biais de confirmation menant ultimement à l’échec des preuves (Rossmo et Pollock, 2019).

Figure 2

Classification des facteurs de causalité

Classification des facteurs de causalité

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Échec des preuves

Les preuves étant la constante qui traverse toutes les phases d’une enquête criminelle, tout problème lié à l’intégrité de celles-ci risque de mettre en péril la réussite de la démarche. Il existe trois types d’erreurs de preuve pouvant entraver ou biaiser la prise de décision des détectives :

  1. La collecte des preuves – ne pas effectuer la collecte de toutes les preuves pertinentes nécessaires à l’enquête d’une affaire (par ex. : preuves prélevées sur la scène du crime, ratissage du quartier et rencontre avec le voisinage, entrevues) ;

  2. L’évaluation des preuves – ne pas évaluer la fiabilité des preuves (la probabilité qu’un élément de preuve [aveu, témoignage, analyse de laboratoire] soit véridique ou exact) ;

  3. L’analyse des preuves – ne pas analyser logiquement la preuve (par ex. : sa pertinence, sa fiabilité, les liens démontrables et les schémas).

Ces erreurs arrivent généralement lorsqu’il y a des conclusions hâtives qui mènent à leur tour à une vision tunnel, un biais de confirmation et une pensée de groupe. Les recherches portant sur les causes systémiques des échecs d’enquêtes criminelles ont démontré qu’ils impliquent généralement des problèmes multiples, 92 % desquels comprennent des problèmes d’évaluation de la preuve (Rossmo et Pollock, 2019). La Figure 3 illustre cette répartition.

Figure 3

Modes d’échec des preuves

Modes d’échec des preuves

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Les échecs liés à la collecte des preuves jouent probablement un rôle plus important dans le cas des crimes non résolus qui auraient dû l’être. Une enquête criminelle est une forme de science historique (Cleland, 2002). Les sciences expérimentales classiques, telles que la physique et la chimie, observent et testent pour valider ou infirmer des hypothèses (Lakatos, 1970 ; Popper, 1965). Le processus est inductif et prospectif dans la mesure où les résultats d’une expérience ne sont, par définition, connus que dans le futur. En revanche, le raisonnement probatoire des sciences historiques, dont la paléontologie, l’astronomie et la géologie, suit un processus plus déductif. Les traces du passé sont révélées et des hypothèses explicatives, formulées (Cleland, 2001). Les sciences classiques suivent un raisonnement de cause à effet, tandis que les sciences historiques – dont la science des enquêtes – suivent un raisonnement d’effet à cause. Dans ce dernier cas, la recherche de preuves joue un rôle central alors que des traces laissées par des évènements passés peuvent exister sans être encore découvertes. Ainsi, une preuve qui n’est pas découverte ne peut être évaluée ou analysée. Dans une enquête criminelle, la probabilité de découverte d’une preuve dépend du temps écoulé, puisque la majorité des preuves finissent par se décomposer ou s’effacer. Les détectives chargés des affaires non résolues « font face à des problèmes de souvenirs distants, de témoins manquants ou disparus, de policiers à la retraite, de preuves égarées et de scènes de crime altérées. Leur expertise d’enquête doit aller de pair avec des compétences en recherches historiques[7] « (Rossmo, 2017, p. 560).

Étude de cas

La tristement célèbre condamnation injustifiée de David Milgaard pour un meurtre qu’il n’a pas commis constitue une étude de cas utile à la mise en lumière des phases fonctionnelles d’une enquête policière, du rôle de la pertinence et de la fiabilité d’une preuve, et des causes structurelles de l’échec d’une enquête criminelle.

Le matin du 31 janvier 1969, l’aide-infirmière Gail Miller, 19 ans, a été attaquée alors qu’elle marchait vers l’arrêt d’autobus pour se rendre à son travail, au City Hospital de Saskatoon, en Saskatchewan (Boyd et Rossmo, 1992, 2009). Elle a été violée, poignardée puis abandonnée pour morte dans un banc de neige d’une ruelle, à moins d’un coin de rue de chez elle, dans le quartier de Riversdale. Ce matin-là, la température, avec le facteur vent, était de moins 42 degrés Fahrenheit[8].

David Milgaard, à l’époque un jeune hippie âgé de 16 ans, est devenu un suspect pour ce crime. Il était parti de Regina pour un voyage sur la route avec deux autres adolescents, Ron Wilson et Nichol John, pour acheter des stupéfiants. Ils ont conduit jusqu’à Saskatoon pour y chercher un autre ami, Albert « Shorty » Cadrain (qui avait les moyens de réaliser leur projet), mais ont fini par se perdre et se retrouver coincés dans la neige. Milgaard et Wilson sont partis chacun de leur côté pour chercher de l’aide, alors que John est resté dans la voiture en raison du temps froid. Les adolescents ont finalement réussi à dégager le véhicule et se sont rendus chez Cadrain. La police a par la suite retrouvé des objets provenant du sac de Miller, entre la scène de crime et la maison de Cadrain, à un coin de rue au sud de la scène de crime. Elle a ensuite interrogé les trois adolescents, qui ont tous trois nié savoir quoi que ce soit sur le crime. Or, Albert Cadrain a déclaré plus tard aux détectives qu’il avait aperçu du sang sur les vêtements de Milgaard ce matin-là, même si personne d’autre n’avait fait d’observation semblable. Les détectives ont interrogé les adolescents à plusieurs reprises. Enfin, et seulement après avoir passé la nuit en prison, John a dit à la police qu’il avait vu Milgaard poignarder Miller et a fourni une déclaration où il décrivait l’attaque en question. Milgaard a alors été arrêté, condamné pour meurtre et emprisonné.

Milgaard a passé 23 ans en prison. On lui a refusé toute libération conditionnelle en raison de son refus d’admettre sa culpabilité. En 1997, des tests d’ADN effectués par un laboratoire judiciaire en Angleterre ont déterminé que les traces de sperme prélevées sur l’uniforme de la victime correspondaient à celles de Larry Fisher, un violeur en série présentement détenu, qui avait pris l’autobus à l’arrêt où Miller y montait tous les matins, et qui habitait au sous-sol de la maison des Cadrain. Milgaard a été exonéré et a reçu dix millions de dollars de la part du gouvernement de la Saskatchewan. Fisher a été condamné pour meurtre au premier degré et a reçu une peine de prison à vie. Il est mort, toujours incarcéré, en 2015.

Schéma CPSC

Le schéma crime-preuve-suspect-contrevenant, CPSC (Crime-Evidence-Suspects-Offender, CESO) peut servir à analyser le cas Milgaard[9].

Preuve

Lors de la découverte du meurtre, les enquêteurs de police ont pris des photographies, ont récupéré deux amas jaunâtres congelés sur le corps de Miller, ont ratissé la zone (dans laquelle ils ont trouvé le sac à main de la victime et des éléments qu’il contenait, comme son portefeuille, et aussi son chandail et sa botte droite), et ont interrogé les gens dans un rayon de quatre pâtés de maisons autour de la scène de crime, y compris ceux qui prenaient l’autobus au même arrêt qu’elle. Les amas congelés étaient constitués de sperme et de poils pubiens. Ces fluides contenaient des antigènes de groupe sanguin A, qui sont présents chez près de 40 % de la population. Du sperme a aussi été prélevé du vagin de Miller lors de son autopsie, mais pour une raison inconnue, ces échantillons n’ont été soumis à aucun test de laboratoire. Les taches de sperme sur son uniforme d’infirmière ont été complètement ignorées par le laboratoire judiciaire, et n’ont donc été soumises à aucune analyse médicolégale.

Suspects

Les forces policières ont d’abord pensé qu’un violeur en série du quartier était peut-être le meurtrier. Mais les viols ont cessé après le meurtre et cette piste fut abandonnée. Le petit ami de Miller a fait l’objet d’une enquête et a ensuite été écarté en tant que suspect potentiel. Au total, 208 suspects ont été interrogés, la priorité étant accordé aux délinquants sexuels et aux criminels connus pour avoir utilisé un couteau. Les éléments provenant du sac à main de la victime ont conduit la police vers la maison des Cadrain, située à proximité, ce qui intensifia les soupçons envers Milgaard et ses pairs. Les adolescents de Regina étaient littéralement au mauvais endroit au mauvais moment. Et le fait qu’ils étaient de petits délinquants liés au trafic de drogue dans une ville autrefois connue pour sa ligue de tempérance n’a certainement pas aidé leur cause.

Contrevenant

Les détectives ont concentré leurs efforts sur les quatre jeunes et ont commencé à faire pression sur eux dans l’espoir de générer des preuves liant Milgaard au meurtre. Les forces policières croyaient avoir enfin percé l’affaire lorsque John a fourni un témoignage selon lequel le meurtre s’était déroulé sous ses yeux. Les détectives ont ainsi arrêté Milgaard et l’ont condamné pour meurtre. Or, les preuves fournies par John étaient fausses : les forces policières ont échoué en ce qu’elles n’ont pas pris en compte le contexte dans lequel elles ont soutiré cette déclaration, et ce que cela signifiait pour la fiabilité de cette preuve (voir plus loin). Une « preuve » dont la source même est un suspect du crime n’en est pas réellement une si le suspect est innocent, et choisir une telle approche représente un risque d’échec de l’enquête si les enquêteurs souffrent d’un biais cognitif qui les pousse à ignorer le problème de fiabilité de la preuve. Le véritable meurtrier était Larry Fisher, le violeur en série de Riversdale, que la police soupçonnait au départ. Toutefois, lorsque la femme de Fisher a informé la police que son mari était peut-être coupable du meurtre de Gail Miller, cette information a été rejetée puisque Milgaard avait déjà été condamné (Milgaard et Edwards, 1999). En 1997, l’ADN prélevé du sperme trouvé sur la veste de Miller (qui n’était à l’origine pas passé par le laboratoire judiciaire) a permis d’établir que Fisher était en effet lié au meurtre.

Pertinence et fiabilité des preuves : le témoignage de John

Voici les extraits clés du témoignage de Nichol John (Commission of Inquiry into the Wrongful Conviction of David Milgaard, 2005) :

Après notre arrivée à Saskatoon, nous avons roulé dans le coin durant 10 à 15 minutes. Ensuite, nous avons parlé avec cette fille. C’était le coin où le Sgt Mackie m’a emmené en voiture.

Ron était au volant à ce moment-là. Il s’est arrêté devant le trottoir où Dave a parlé à cette fille.

Dave était du côté passager du siège d’en avant, à l’extérieur. Dave a ouvert la portière pour parler à cette fille alors qu’elle s’approchait le long du trottoir.

Dave a demandé à la fille des indications routières pour le centre-ville ou Pleasant Hill. Il lui a proposé de la conduire où elle voulait. Elle a refusé la proposition.

Dave a fermé la porte et a dit « la pauvre conne ».

On est repartis en voiture et on a traversé à peine un demi-pâté de maisons avant de nous retrouver coincés. On était coincés au début de la ruelle derrière le salon funéraire.

Ron et Dave sont sortis et ont essayé de pousser la voiture. Ils n’ont pas réussi à la déloger.

Je me souviens que Dave est reparti dans la direction où on a parlé à la fille. Ron est parti dans l’autre direction de l’autre côté du salon funéraire.

Ensuite, je me souviens juste d’avoir vu Dave dans l’allée du côté droit de la voiture. Il tenait la fille à qui on avait parlé un instant plus tôt. Je l’ai vu attraper son sac à main. Elle a essayé de le reprendre. Dave a mis la main dans une de ses poches et a sorti le couteau. Je ne me souviens plus de quelle poche il l’a sorti. Le couteau était dans sa main droite. Je ne sais pas si Dave tenait la fille ou non à ce moment-là. Tout ce dont je me souviens c’est qu’il l’a poignardée avec le couteau.

Ensuite, je me souviens juste qu’il l’a emmenée plus loin dans l’allée, après le coin. Je crois que je me suis enfuie après ça. Je crois que j’ai couru dans la direction où Ron était parti. Je me souviens avoir couru dans la rue. Je ne me souviens pas avoir vu qui que ce soit. Ensuite, j’étais de nouveau dans la voiture. Je ne me souviens pas comment je suis revenue dans la voiture.

Le témoignage de John était pertinent et très probant du fait qu’il identifiait affirmativement Milgaard en tant que meurtrier. Toutefois, il aurait dû être évident que la fiabilité de ce témoignage était faible. John était une jeune de 16 ans qui vivait dans la rue et consommait de la drogue. Elle a continué à voyager avec Milgaard après la journée du meurtre. Les histoires qu’elle a racontées à la police, au cours des divers entretiens, variaient énormément. Elle était sous pression face aux enquêteurs qui la poussaient à parler de l’affaire Miller. La veille de sa déposition, elle avait été arrêtée et avait passé la nuit en prison. Elle a par la suite soutenu qu’elle ne se souvenait plus de rien concernant l’attaque.

En outre, la description qu’a faite John du lieu de l’attaque ne correspondait pas à la route habituelle de Miller vers l’arrêt d’autobus – le chemin le plus court, d’une durée de trois minutes à pied (Rossmo, 2016). Le matin de son meurtre, elle était partie de chez elle cinq minutes avant son autobus (ce à quoi on s’attendrait, vu le froid). Il n’y avait aucune raison apparente pour laquelle elle aurait été à l’endroit où John a prétendu que l’attaque avait eu lieu.

Mais surtout, les preuves physiques ne soutenaient pas la description des évènements faite par John. Aucun sang n’a été retrouvé dans la neige là où elle avait indiqué que l’attaque avait eu lieu ni à aucun autre endroit que sur le corps de Miller. Encore plus problématique, si la forme des lacérations sur le manteau de Miller correspondait à celle de ses blessures, il n’y avait cependant aucune lacération dans son uniforme d’infirmière. Cela signifie que le manteau de Miller avait dû être enlevé à un moment, que son uniforme lui avait été enlevé, puis son manteau remis. John n’avait rien décrit de semblable.

Il y avait des incohérences importantes entre la déclaration de Nichol John et les autres preuves dans l’affaire, et la possibilité qu’elle mente simplement pour que la police la laisse tranquille aurait dû être prise en compte. Malgré le manque de fiabilité de ce témoignage, il était hautement pertinent, et la police et le procureur l’ont cru. Malheureusement, le jury aussi. Cette preuve erronée a fini par jouer un rôle clé dans la condamnation à tort de David Milgaard.

Carte conceptuelle

La condamnation injustifiée de Milgaard peut être déconstruite en déterminant ses causes et leurs liens. La cause primaire de l’échec de cette enquête était le biais de confirmation des enquêteurs de police, qui a conduit à une interprétation biaisée des preuves. Toutefois, comme dans de nombreux échecs semblables, plusieurs causes ont influencé la situation et ont interagi pour mener aux conclusions que nous savons. Voici certains facteurs de causes spécifiques :

  • Meurtre à caractère sexuel non résolu : la police était sous pression parce qu’elle n’avait pas encore résolu un meurtre à caractère sexuel très médiatisé ;

  • Coïncidence de la maison des Fisher-Cadrain : Fisher, le réel coupable, vivait au sous-sol de la maison des Cadrain. Des objets provenant du sac à main et des vêtements de Miller ont été retrouvés entre le lieu du meurtre et la maison de Cadrain située à proximité ;

  • Le faux témoignage de Cadrain : Albert Cadrain a dit à la police qu’il avait vu du sang sur Milgaard le jour du meurtre, un détail que personne d’autre n’avait mentionné. Cadrain était peut-être jaloux de l’intérêt que Nichol John portait à David Milgaard ou motivé par la récompense financière offerte ;

  • La pression de la police sur les jeunes : les détectives ont mis de la pression sur les jeunes amis de Milgaard à la suite du faux témoignage de Cadrain selon lequel il aurait aperçu du sang sur Milgaard, et en raison de la proximité de la maison de Cadrain par rapport au lieu du crime ;

  • Le faux témoignage de John : Nichol John a fait une déclaration aux détectives, après avoir subi une pression considérable (notamment en étant arrêtée et en passant une nuit en prison). Selon sa déclaration, elle a vu Milgaard attaquer Miller dans la rue, la poignarder puis la traîner dans une ruelle. Toutefois, sa description des évènements ne correspondait pas aux preuves physiques (lieu de l’attaque, absence de taches de sang dans la neige, emplacements des lacérations du manteau et des blessures) ;

  • Biais de confirmation : les enquêteurs chargés de l’enquête avaient un biais de confirmation qui a mené à une évaluation et à une interprétation biaisées des preuves. La déclaration de John a été prise au pied de la lettre et le manque de fiabilité de celle-ci a été ignoré ; la possibilité limitée pour Milgaard de commettre le meurtre, compte tenu de la chronologie connue des évènements, n’a pas été prise en compte ; les témoins à décharge ont été écartés ; le style de vie hippie de Milgaard et sa consommation de drogue ont été considérés comme pertinents au cas ;

  • Les estimations de probabilité calculées par les pathologistes étaient erronées : il a été déterminé que le sperme retrouvé, en infime quantité, dans la neige sur la scène du crime provenait d’un individu de groupe sanguin A. Des tests ont montré que Milgaard était non sécréteur et qu’il n’y aurait donc pas eu d’antigènes dans son sperme. Le pathologiste a tenté d’expliquer cette incohérence à l’aide d’un scénario très improbable qui impliquait une blessure génitale ;

  • Le laboratoire n’avait pas toutes les preuves en main. Le laboratoire judiciaire de la GRC n’a pas prélevé le sperme qui était sur l’uniforme de Miller. Ainsi, des preuves physiques qui auraient disculpé Milgaard en 1969 ont été ignorées.

La carte conceptuelle de l’affaire Milgaard est présentée à la Figure 4 :

Figure 4

Carte conceptuelle de l’affaire Milgaard

Carte conceptuelle de l’affaire Milgaard

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Conclusion

On attend généralement des enquêteurs de police qu’ils résolvent les cas assez vite afin de passer à l’affaire suivante, en principe dans les 48 heures (Simon, 1991). Cette pression à produire un résultat peut toutefois entraver le travail d’enquête. Des preuves non découvertes ne peuvent pas être analysées et ne jouent donc aucun rôle dans la recherche de suspects ni dans la condamnation du coupable. Les contraintes de temps compromettent la précision des évaluations de fiabilité nécessaires et encouragent les biais cognitifs. Les ressources limitées mènent parfois à l’analyse incomplète des preuves au laboratoire judiciaire ou dans l’esprit des enquêteurs.

De tels problèmes sont encore plus problématiques dans les grandes villes, où la majorité des crimes ont lieu. La plupart des incidents y demeurent non résolus, et même les crimes les plus sérieux comme les meurtres ne sont jamais élucidés par la police (Eck et Rossmo, 2019). Toutefois, la compréhension de l’anatomie d’une enquête criminelle peut aider à proposer des solutions pour les affaires bloquées ou non résolues en mettant en évidence des domaines problématiques spécifiques. Les questions suivantes pourraient s’avérer utiles :

  • L’enquête est-elle passée à côté de preuves ? Si oui, celles-ci peuvent-elles encore être récupérées ? Leur fiabilité a-t-elle été bien évaluée ? La preuve a-t-elle été analysée logiquement et des schémas issus d’une vision holistique de l’ensemble des informations ont-ils été dégagés ?

  • Le bassin de suspects potentiels est-il suffisamment large ? L’abondance et la surcharge de renseignements sont-elles un problème ? A-t-on accès à suffisamment de ressources pour la priorisation et l’évaluation des suspects ?

  • Existe-t-il des facteurs de risque d’échec ? Si oui, comment peuvent-ils être gérés et contrés ?

  • Quel type de preuve permettra le plus probablement d’établir la culpabilité dans ce cas particulier ? Les efforts nécessaires ont-ils été déployés pour ce faire ?

La preuve est la condition sine qua non de toute enquête ; elle découle du crime lui-même et traverse toutes les étapes du processus. Chacune de ces étapes implique des objectifs différents et fait appel à des approches différentes. Une meilleure connaissance et compréhension de la structure et de la nature de la fonction de l’enquête criminelle est nécessaire afin de maximiser sa probabilité de réussite, tout en minimisant ses risques d’échec.