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Introduction

Un récit précis et détaillé est un élément primordial à l’entrevue d’enquête policière avec des mineurs victimes d’agression sexuelle (AS) puisque les poursuites judiciaires reposent principalement sur leur déclaration. En effet, la victime est habituellement seule avec l’agresseur lors de l’évènement et, souvent, peu de preuves sont disponibles pour corroborer les faits (Office of the Director of Public Prosecutions and Australian Federal Police, 2005), ce qui montre l’importance de s’intéresser au déroulement des entrevues d’enquête. Les recherches actuelles sur le témoignage des mineurs ont examiné presque exclusivement les aspects se rapportant à la mémoire, au langage et à la sensibilité à la suggestibilité des enfants de moins de 12 ans (Cyr, 2019). Pourtant, les adolescents âgés de 12 à 17 ans représentent une large proportion des victimes d’AS, soit 31 % au Canada (Rotenberg, 2017). Ainsi, cette étude vise à mieux documenter les pratiques des enquêteurs auprès des adolescents. Plus précisément, l’étude comparera les entrevues d’enquête conduites auprès des enfants et des adolescents victimes d’AS à l’égard des types de questions des enquêteurs, des types de réponses des victimes et des liens entre ces deux éléments.

Les entrevues d’enquête

Les recommandations issues des recherches sur les entrevues d’enquête indiquent que les questions ouvertes, aussi appelées invitations, devraient être préconisées puisqu’elles sont non suggestives et qu’elles mènent à des informations plus exactes et plus détaillées (Lamb, Brown, Hershkowitz, Orbach et Esplin, 2018 ; Malloy et Quas, 2009). Les questions directives requièrent une réponse sur un contenu spécifique de la part de la victime (Oxburgh, Myklebust et Grant, 2010), contenu qui n’est peut-être pas inscrit dans la mémoire. Les questions suggestives sont à éviter parce qu’elles peuvent entre autres introduire des informations inexactes ou mettre une pression sur l’enfant pour qu’il abonde dans le sens des propositions de l’enquêteur (Lamb, Malloy, Hershkowitz et La Rooy, 2015). Également, les questions proposant un choix sont considérées comme suggestives puisqu’elles introduisent de l’information non dévoilée par le mineur (Lamb et al., 2015).

Les méthodes pour interroger les victimes mineures ou adultes s’appuient sur les mêmes principes quant à l’efficience de la mémoire de rappel – utilisée lorsque l’individu fournit des informations librement sur l’évènement – (Tulving et Thomson, 1973) et sur le questionnement ouvert pour obtenir plus de détails et surtout des détails exacts. Toutefois, malgré l’implantation de formations sur la conduite d’entrevues d’enquête auprès des enfants, il demeure difficile pour les enquêteurs de suivre les recommandations (Johnson et al., 2015). Par ailleurs, il n’existe actuellement aucune formation particulière quant à la conduite des entrevues avec les adolescents. Ainsi, comme les adolescents diffèrent des enfants sur le plan développemental, cela amène des contraintes propres à l’entrevue qui seront examinées ci-après.

Enjeux relatifs à l’adolescence

À l’adolescence, différents enjeux sur le plan de la mémoire, de la suggestibilité, de la crédibilité perçue et d’autres facteurs psychologiques et relationnels peuvent influencer le déroulement de l’entrevue d’enquête. Sur le plan cognitif, plusieurs études rapportent une association positive entre l’âge des mineurs et la quantité d’informations fournies (Cyr et Lamb, 2009 ; Lamb, Sternberg et Esplin, 2000 ; Orbach, Shiloach et Lamb, 2007). De plus, Jack, Leov et Zajac (2014) relèvent que le nombre de détails rapportés chez les adolescents est plus élevé que chez les enfants, mais plus faible que chez les adultes, les récits devenant plus riches avec l’âge. Par ailleurs, alors que certains auteurs indiquent que la suggestibilité diminue avec l’âge (Malloy et Quas, 2009), d’autres rapportent que les adolescents seraient plus sensibles à la pression interrogative (Costanzo et Shaw, 1966 ; Richardson, Gudjonsson et Kelly, 1995). Les résultats de ces études semblent indiquer qu’ils sont plus susceptibles de se conformer au comportement des autres comparativement aux enfants d’âge scolaire et aux adultes (Costanzo et Shaw, 1966) et qu’ils modifient plus souvent leur réponse fournie préalablement lorsqu’une question suggère une réponse attendue (Richardson et al., 1995).

Les adolescents sont également susceptibles d’être mal jugés par les intervenants du milieu judiciaire, notamment parce qu’ils sont perçus comme ayant de meilleures capacités à mentir (Tabak et Klettke, 2014). En effet, ils se voient attribuer une plus grande part de responsabilité, sont davantage blâmés et perçus comme ayant une crédibilité moindre que les enfants par rapport à leur AS (Davies et Rogers, 2009 ; Tabak et Klettke, 2014). En contexte d’entrevue, Dodier (2017) rapporte que les enquêteurs justifient l’utilisation de questions suggestives auprès des adolescents, entre autres dans le but d’évaluer la cohérence de leur récit, en plus de les aider à dépasser leur pudeur, à se souvenir de détails, à obtenir des informations supplémentaires, mais aussi afin de déceler le mensonge. Toutefois, l’utilisation répétée de questions suggestives peut entraîner des contradictions dans le témoignage des mineurs (Andrews et Lamb, 2017), ce qui pourrait avoir l’effet de miner encore davantage la crédibilité qu’accordent les enquêteurs aux adolescents.

Sur les plans relationnel et psychologique, Leach, Powell, Sharman et Anglim (2017) indiquent que le taux de dévoilement augmente de l’âge de 3 ans jusqu’à 11 ans, mais que celui-ci diminue ensuite jusqu’à 16 ans. Ceci pourrait être en lien avec le fait que les adolescents comprennent mieux les enjeux engendrés par le dévoilement (Bunting, 2008). Ils pourraient également se sentir honteux et hésitants à rapporter des informations sur leur AS (Crisma, Bascelli, Paci et Romito, 2004).

Résistance durant l’entrevue

Peu d’études se sont intéressées à la résistance chez les adolescents (c.-à-d. l’ensemble des comportements qui entravent la collaboration de la victime), et celle-ci est définie de différentes façons dans les études. Au sein d’un échantillon d’enfants âgés de 4 à 13 ans, les résultats de Lewy, Cyr et Dion (2015) indiquent que les enfants plus âgés seraient plus coopératifs (c.-à-d. qu’ils décident de répondre aux questions qui leur sont posées sans protester) et moins résistants (c.-à-d. qu’ils ne refusent pas directement ou indirectement de répondre aux énoncés de l’enquêteur). Par ailleurs, deux études (Hershkowitz, Orbach, Lamb, Sternberg et Horowitz, 2006 ; Hershkowitz et al., 2007) ont comparé des transcriptions d’entrevues de mineurs âgés de 3 à 12 ans qui dévoilent ou non leur agression. Les résultats indiquent que les mineurs qui ne dévoilent pas leur agression fournissent moins de réponses informatives (c.-à-d. des réponses où l’information demandée est en lien avec la question posée) et davantage de réponses non informatives (p. ex., un silence, une digression, « je ne sais pas »). De plus, lorsqu’un enfant ne dévoile pas son agression, les enquêteurs formulent moins de questions ouvertes et davantage de questions directives et de questions suggestives (Hershkowitz et al., 2006 ; Hershkowitz et al., 2007). Ainsi, ces études permettent de relever que les réponses non informatives des victimes sont susceptibles de nuire à la qualité de l’entrevue alors que les enquêteurs utilisent un questionnement moins approprié lorsqu’ils éprouvent des difficultés à obtenir les informations nécessaires à la poursuite de l’enquête.

Dynamique de l’entrevue

Afin de mieux comprendre le déroulement des entrevues d’enquête, certains auteurs se sont attardés à examiner la dynamique de l’entrevue, soit les liens à la fois entre la question et la réponse de la victime, puis entre cette dernière et la question posée immédiatement après par l’enquêteur. Uniquement quatre études ont examiné la dynamique des entrevues d’enquête, les deux premières portant sur des enfants âgés en moyenne de 6 ans (Korkman, Santtila et Sandnabba, 2006 ; intervalle d’âge non spécifié) et de 3 à 8 ans (Korkman, Santtila, Westeraker et Sandnabba, 2008), puis les deux autres incluant des mineurs de 6 à 16 ans (Wolfman, Brown et Jose, 2016) et de 3 à 17 ans (Verkamp, Dodier, Milne et Ginet, 2021). Verkampt et al. (2021) sont cependant les seuls à avoir effectué des analyses selon différents groupes d’âge, notamment sur un groupe d’adolescents âgés de 11 à 17 ans.

En ce qui concerne les liens entre la question de l’enquêteur et la réponse de la victime, les résultats indiquent que les questions suggestives sont plus fortement associées à des réponses de type « je ne sais/ne me rappelle pas » et à une absence de réponse du mineur (c.-à-d. un silence) (Korkman et al., 2006, 2008). Bien que les invitations suscitent davantage de réponses informatives quant à la description de l’évènement d’AS (Korkman et al., 2008), les invitations formulées par les enquêteurs sont aussi associées positivement à des réponses non informatives de la victime (p. ex., « je ne sais/ne me rappelle pas », « je ne comprends pas », réponse hors sujet, silence) (Korkman et al., 2006 ; Wolfman et al., 2016). Dans l’étude de Verkampt et al. (2021), les questions ouvertes sont plus fréquemment associées aux réponses informatives développées tant chez les adolescents âgés de 11 à 17 ans que les enfants âgés de 7 à 10 ans (p. ex., « J’étais assis sur le divan, en train d’écouter la télé, quand mon oncle est arrivé chez moi »). Toutefois, elles sont également associées positivement aux réponses non informatives chez les enfants âgés de 7 à 10 ans (c.-à-d. silences, réponses hors sujet ou ambiguës comme « je ne sais pas »). De plus, tant chez les enfants que chez les adolescents, les questions suggestives sont associées à plus de réponses de type « oui/non » et à moins de réponses informatives (Verkampt et al., 2021).

Par rapport aux liens entre la réponse de la victime et la question subséquente de l’enquêteur, il ne semble pas y avoir de consensus dans la littérature actuelle, ce qui peut être lié à la diversité des grilles de codification utilisées par les auteurs. Korkman et al. (2006) suggèrent que les réponses de l’enfant de type « je ne sais/ne me rappelle pas » sont plus souvent suivies de questions peu claires ou incomplètes et à moins de questions suggestives, alors que les absences de réponse des victimes sont plus fréquemment suivies de questions suggestives. Toujours selon cette étude, les réponses des victimes quant à la description de l’évènement d’AS sont associées à plus de questions directives. Par ailleurs, les résultats de Korkman et al. (2008) indiquent que lorsque l’enfant fournit des détails pertinents aux fins de l’enquête, la majorité (79,5 %) des énoncés suivants des enquêteurs sont des questions directives (46,9 %), des questions proposant un choix (25,5 %) et des questions suggestives (7,1 %). Ainsi, peu d’interventions sont des invitations (4,1 %), alors qu’il s’agit des énoncés à privilégier selon les recommandations sur les entrevues d’enquête. Wolfman et al. (2016) relèvent, quant à eux, que les réponses informatives fournies par les victimes en lien avec l’évènement d’AS, en contraste avec les réponses non informatives, sont plus susceptibles d’être suivies d’un résumé des propos du mineur qui sert à l’enquêteur à vérifier s’il a bien compris ce que la victime lui explique. La seule étude ayant examiné la dynamique auprès d’adolescents uniquement indique que les réponses développées de la part des victimes âgées de 11 à 17 ans sont plus souvent suivies de questions suggestives, alors que cette association n’a pas été observée chez les enfants (Verkampt et al., 2021). De plus, ces chercheurs observent que les silences de la part des adolescents sont plus fréquemment suivis d’énoncés dans lesquels l’interviewer exprime son opinion, ce qui pourrait les influencer à modifier leurs réponses pour plaire et se conformer. Contrairement aux adolescents, les résultats de cette étude indiquent qu’un silence de la part des enfants âgés de 7 à 10 ans suscite plus souvent des questions ouvertes. Ainsi, les enquêteurs auraient un questionnement plus approprié envers les enfants qu’envers les adolescents.

La présente étude

À ce jour, il existe peu d’études sur la dynamique des entrevues d’enquête et les résultats obtenus sont contradictoires. Par ailleurs, Verkampt et al. (2021) sont les seuls à avoir comparé la dynamique de l’entrevue au sein des populations infantile et adolescente, sans toutefois y avoir effectué d’analyses statistiques comparatives en fonction de l’âge. Compte tenu des enjeux relatifs à l’adolescence, il est pertinent d’examiner si la dynamique des entrevues avec la population adolescente est similaire à celle avec les enfants. Comme le cerveau continue de se développer de l’enfance jusqu’à l’âge adulte (Jensen et Nutt, 2015) et que des changements s’installent au-delà de 12 ans, l’échantillon comprendra des entrevues d’adolescents âgés de 13 à 16 ans qui seront comparées à des entrevues d’enfants de 7 à 10 ans.

Ainsi, cette étude a pour objectif de comparer les entrevues d’enquêtes effectuées auprès d’enfants et d’adolescents victimes d’AS. La première question de recherche vise à vérifier s’il existe des différences dans les types de questions posées par les enquêteurs selon le groupe d’âge. Considérant la moins grande crédibilité qui peut être accordée aux adolescents, il est attendu que les enquêteurs utiliseront davantage de questions suggestives avec eux qu’avec les enfants.

La deuxième question de recherche cherche à examiner si les types de réponses fournies par les victimes diffèrent selon le groupe d’âge. Compte tenu des plus grandes capacités mémorielles des adolescents, il est attendu que ces derniers fournissent davantage de réponses informatives élaborées que les enfants, sans égard aux types de questions posées par les enquêteurs.

Finalement, la troisième question de recherche vise à explorer la dynamique des entrevues en fonction de l’âge. D’abord, étant donné les capacités cognitives plus développées de la population adolescente, il est attendu que les invitations favoriseront davantage de réponses informatives chez les adolescents par rapport aux enfants. Ensuite, conformément aux résultats de Verkampt et al. (2021) qui mentionnent que les enquêteurs ont un questionnement plus suggestif auprès de la population adolescente, il est attendu que les enquêteurs utiliseront davantage de questions suggestives avec les adolescents qu’avec les enfants tant à la suite de réponses informatives qu’à la suite de réponses non informatives.

Méthodologie

Participants

Un total de 44 participants, soit 22 adolescents âgés de 13 à 16 ans (M = 13,86 ; ÉT = 1,04) et 22 enfants âgés de 7 à 10 ans (M = 8,86 ; ÉT = 1,25), ayant été victimes d’AS et ayant participé à une entrevue d’enquête policière ont été analysés. Dans le groupe d’adolescents (21 filles), 36,4 % ont rapporté être victimes d’un évènement d’AS et 63,6 % de plus d’un évènement d’AS. La proportion d’AS intrafamiliales (famille immédiate ou élargie) est de 40,9 % et la proportion d’AS extrafamiliales (connaissance ou inconnu) est de 59,1 %. La sévérité des AS varie de touchers par-dessus les vêtements (31,8 %), touchers sous les vêtements (9,1 %), attouchements génitaux (27,3 %) à pénétration (31,8 %). En ce qui concerne le groupe d’enfants (21 filles), 45,5 % ont rapporté être victimes d’un évènement d’AS et 54,5 % de plus d’un évènement d’AS. La proportion d’AS intrafamiliales est de 63,7 % et la proportion d’AS extrafamiliales est de 36,3 %. La sévérité des AS varie de touchers par-dessus les vêtements (31,8 %), touchers sous les vêtements (18,2 %), attouchements génitaux (40,9 %) à pénétration (9,1 %).

Les entrevues d’enquêtes ont été menées par des policiers enquêteurs (69,7 % femmes) âgés de 35 à 51 ans (M = 41,95 ; ÉT = 4,92) dans le cadre de leurs fonctions habituelles dans la province du Québec au Canada. Ils avaient entre 12 et 30 années d’expérience comme policiers (M = 18,37 ; ÉT = 5,07) et entre 1 et 14 ans années d’expérience en entrevues d’enquête (M = 5,11 ; ÉT = 3,53).

Procédure

À partir d’un ensemble d’entrevues d’enquête (N = 456), toutes les entrevues d’adolescents âgés de 13 à 16 ans ont été sélectionnées et ont été appariées sur la base du genre de la victime avec des entrevues d’enfants âgés de 7 à 10 ans. Chacune des entrevues a été enregistrée et transcrite de façon anonymisée. Les entrevues ont été conduites entre les années 2010 et 2018 par des enquêteurs formés à la même méthode d’entrevue. Les analyses portent sur la phase déclarative de l’entrevue, c’est-à-dire la partie au cours de laquelle l’enquêteur tente d’obtenir des informations sur l’AS. Les deux grilles de codification ont été testées sur des entrevues de pratique, non incluses dans cette étude, afin de vérifier si les catégories étaient suffisamment bien définies pour permettre l’obtention d’un accord interjuge satisfaisant. Au total, 34 % des entrevues ont été codifiées indépendamment par les deux coteurs afin de s’assurer de la fidélité de la cotation quant aux types : 1) de questions posées par les enquêteurs et 2) de réponses fournies par les victimes d’AS. Le taux d’accord entre les deux coteurs était adéquat pour les types de questions (k = 0,92) et pour les types de réponses (k = 0,88).

Types de questions de l’enquêteur. La grille provient du manuel élaboré et utilisé par les chercheurs du National Institute of Child Health and Human Development (NICHD) pour codifier les entrevues d’enquête (Orbach et al., 2000/2002). Les énoncés des enquêteurs ont été codifiés selon cinq catégories : 1) les invitations ont pour but d’obtenir des réponses de la victime à partir d’un rappel libre (p. ex., « Dis-moi tout ce qui est arrivé du début jusqu’à la fin »), et en utilisant des indices donnés par la victime (p. ex., « Parle-moi de sa main sur ta cuisse », « Dis-moi tout ce qui se passe lorsqu’il entre dans ta chambre jusqu’à ce qu’il te touche ») ; 2) les résumés visent à reformuler le contenu énoncé précédemment par la victime ; 3) les énoncés directifs ciblent de l’information additionnelle sur un élément préalablement abordé par la victime (p. ex., qui ?, quoi ?, quand ?, où ?, comment ?, etc.) ; 4) les énoncés proposant un choix centrent l’attention de la victime sur des informations qu’elle n’a pas mentionnées en faisant appel à sa mémoire de reconnaissance (p. ex., « Tu étais dans le salon, la cuisine ou la chambre ? » ; « As-tu crié ? ») et 5) les énoncés suggestifs orientent la victime vers la réponse attendue ou utilisent des détails n’ayant pas été mentionnés précédemment dans l’entrevue (p. ex., « Il t’a forcé, n’est-ce pas ? »).

Types de réponses de la victime. La grille a été élaborée selon les définitions d’autres études dans le domaine des entrevues d’enquête (Hershkowitz et al., 2006 ; Korkman et al., 2008 ; Lewy et al., 2015 ; Verkampt et al., 2021). Les types de réponses des victimes ont été codifiés selon trois catégories : 1) les réponses informatives élaborées sont des énoncés qui apportent plusieurs détails sur l’évènement d’AS (p. ex., « Nous étions dans le salon en train d’écouter un film et il me caressait la cuisse ») ; 2) les réponses informatives simples sont des réponses fournies par la victime en accord ou en désaccord avec l’enquêteur (p. ex., « oui », « non », hochement de tête positif) ou des réponses dans lesquelles la victime répète une partie ou l’entièreté de l’énoncé de l’enquêteur sans ajouter d’informations supplémentaires (p. ex., [enquêteur] : « Est-ce que c’était dans le salon ou dans la chambre ? », [victime] : « C’était dans la chambre ») ; 3) les réponses non informatives regroupent les énoncés contre-productifs qui entravent le déroulement de l’entrevue, notamment la digression (p. ex., [enquêteur] : « Parle-moi quand papa te touche ? », [victime] : « J’ai fait un bonhomme de neige hier »), la minimisation (p. ex., « Il voulait seulement faire une blague »), le refus de coopérer (p. ex., « Je ne veux pas te le dire »), le déni (p. ex., « Ce n’est jamais arrivé ») et les énoncés qui limitent la compréhension que peuvent avoir les enquêteurs par rapport à l’évènement (p. ex., « Je suis gêné de le dire », « Je ne sais pas », « Je ne comprends pas »).

Informations sociodémographiques. Les policiers enquêteurs ont rempli une fiche d’informations sur les caractéristiques associées aux AS. Des variables associées à la victime, telles que l’âge (1 = enfant, 2 = adolescent), le genre (1 = fille, 2 = garçon), de même que des variables associées à l’AS, comme la sévérité (1 = touchers par-dessus les vêtements, 2 = touchers sous les vêtements, 3 = attouchements génitaux, 4 = pénétration), le nombre d’incidents (1 = un, 2 = plusieurs) et lien victime-agresseur (1 = famille immédiate, 2 = famille élargie, 3 = connaissance, 4 = inconnu) ont été documentées.

Plan d’analyses et transformation des données

Tout d’abord, des tableaux croisés ont été effectués afin de documenter les fréquences des types de questions des enquêteurs et des types de réponses des victimes. Le nombre de questions et de réponses codifiées était plus élevé chez les adolescents (n = 3664) que chez les enfants (n = 2760). Afin de tenir compte de la longueur variable des entrevues, des scores de proportion ont été établis pour les types de questions des enquêteurs et pour les types de réponses des victimes en divisant par la fréquence totale de questions. Les scores de proportions varient de 0 à 1, ces variables étant donc continues. Finalement, des tests-t ont été effectués afin de répondre à la première et à la deuxième question de recherche visant à examiner les différences à l’égard des types de questions et des types de réponses selon le groupe d’âge.

En ce qui concerne la troisième question de recherche qui porte sur la dynamique de l’entrevue, des scores de transition ont été déterminés à partir des questions des enquêteurs et de la réponse suivante des victimes (séquence question 1 et réponse 1), puis à partir des réponses des victimes et de la question subséquente des enquêteurs (séquence réponse 1 et question 2). Puisque les analyses sur les séquences augmentent fortement le nombre de catégories pouvant se retrouver dans les entrevues, les réponses informatives d’élaboration et les réponses informatives simples ont été regroupées afin de réduire le nombre de catégories. Des scores de proportions ont été établis puisque la longueur des entrevues est variable. Des tests-t ont été conduits afin d’examiner s’il existe des différences dans la dynamique de l’entrevue en fonction du groupe d’âge.

Résultats

Analyses préliminaires

Les analyses de khi carré ne révèlent aucune différence significative entre le groupe d’enfants et le groupe d’adolescents sur la base des caractéristiques de l’AS (sévérité, nombre d’incidents, lien victime-agresseur). Par conséquent, aucune de ces caractéristiques ne sera utilisée en tant que covariable dans les analyses étant donné l’équivalence des groupes. De plus, aucune différence significative n’a été observée entre les caractéristiques des enquêteurs et les variables principales.

Au total, 6424 questions des enquêteurs et réponses des victimes ont été codifiées. Étant donné la faible fréquence des questions suggestives dans les entrevues (3,9 %) et compte tenu du fait que les questions proposant un choix sont considérées comme suggestives à un moindre degré, ces deux catégories ont été regroupées pour les analyses subséquentes.

Les types de questions et les types de réponses selon le groupe d’âge

L’examen des fréquences des types de questions posées par les enquêteurs indique que les questions les plus utilisées auprès des victimes sont les questions suggestives (33,1 %) suivies des questions directives (29,9 %), des résumés (20,1 %), puis des invitations (16,8 %). En ce qui concerne la première question de recherche qui vise à examiner si les types de questions employées varient selon le groupe d’âge, deux différences significatives sont observées quant aux invitations (t(44) = 2,44, p = 0,02, d = 0,69) et aux questions suggestives (t(44) = -2,19, p = 0,00, d = 0,66) (voir Tableau 1) : les questions de type invitation sont 1,6 fois plus fréquemment posées par les enquêteurs aux enfants qu’aux adolescents (M = 0,24 vs 0,15), alors que les questions suggestives sont 1,2 fois plus utilisées avec les adolescents qu’avec les enfants (M = 0,36 vs 0,29). Aucune différence significative n’a été relevée concernant les résumés et les questions directives.

Ensuite, l’examen des fréquences des types de réponses des victimes révèle que les réponses informatives d’élaboration (58,9 %) sont les plus fréquemment fournies par les victimes, suivies des réponses informatives simples (28,1 %) et des réponses non informatives (13,0 %). À l’égard de la deuxième question de recherche visant à vérifier si les types de réponses fournies par les victimes varient en fonction du groupe d’âge, les tests-t suggèrent une différence significative (voir Tableau 1) concernant les réponses non informatives (t(44) = -2,62, p = 0,01, d = 0,69). En effet, celles-ci sont 1,8 fois plus fréquemment fournies par les enfants par rapport aux adolescents (M = 0,16 vs 0,09). Aucune différence significative n’a été observée concernant les réponses informatives d’élaboration et les réponses informatives simples.

Tableau 1

Comparaison des proportions quant aux types de questions utilisées par les enquêteurs et aux types de réponses fournies par les victimes selon le groupe d’âge

Comparaison des proportions quant aux types de questions utilisées par les enquêteurs et aux types de réponses fournies par les victimes selon le groupe d’âge

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La dynamique de l’entrevue en fonction de l’âge des mineurs

D’abord, l’examen des fréquences de la séquence question 1 et réponse 1 semble indiquer que les réponses informatives chez les mineurs (n = 5585/6424 réponses) sont plus fréquemment précédées de questions suggestives (29,9 %), suivies de questions directives (25,5 %), de résumés (18,3 %), puis d’invitations (13,1 %). En ce qui concerne les réponses non informatives (n = 839/6424 réponses), ces dernières sont plus souvent précédées de questions directives (4,4 %), d’invitations (3,8 %), de questions suggestives (3,2 %), puis de résumés (1,7 %). Les résultats des analyses en ce qui concerne la séquence question 1 et réponse 1 (voir Tableau 2) indiquent que les questions suggestives sont plus fréquemment suivies de réponses informatives (1,3 fois) chez les adolescents par rapport aux enfants (t(44) = -2,72, p = 0,01, d = 0,83), alors que les invitations sont plus souvent suivies de réponses non informatives (3,0 fois) de la part des enfants comparativement aux adolescents (t(44) = 2,57, p = 0,02, d = 0,78). Aucune autre différence significative n’a été relevée.

Tableau 2

Comparaison des proportions de la séquence question 1 – réponse 1 et réponse 1 – question 2 selon le groupe d’âge

Comparaison des proportions de la séquence question 1 – réponse 1 et réponse 1 – question 2 selon le groupe d’âge

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En ce qui a trait à la dynamique de l’entrevue pour la séquence réponse 1 et question 2 de l’enquêteur, l’examen des fréquences montre que les réponses informatives (n = 5542/6424 réponses) sont plus souvent suivies par des questions suggestives (29,0 %), des questions directives (25,9 %), des résumés (18,0 %), et finalement des invitations (13,4 %). Les réponses non informatives (n = 882/6424 réponses) sont quant à elles plus fréquemment suivies de questions directives (4,0 %) et suggestives (4,0 %), d’invitations (2,9 %) et de résumés (2,2 %). Les résultats des tests-t révèlent deux effets significatifs (voir Tableau 2). L’une des différences significatives concerne les réponses informatives qui sont plus fréquemment suivies de questions suggestives (1,4 fois) chez les adolescents comparativement aux enfants (t(44) = -2,97, p = 0,01, d = 0,94), alors que la deuxième différence significative indique que les réponses non informatives sont plus souvent suivies d’invitations (4,0 fois) chez les enfants par rapport aux adolescents (t(44) = 2,53, p = 0,02, d = 0,67). Aucune autre différence significative n’a été observée.

Discussion

L’objectif de cette étude était de comparer un échantillon d’entrevues d’enquête effectuées auprès d’enfants et d’adolescents victimes d’AS en examinant attentivement les types de questions posées par les enquêteurs, les types de réponses fournies par les victimes et la dynamique de l’entrevue. Les analyses statistiques comparatives, de même que l’examen de la dynamique, constituent des aspects novateurs de cette étude qui permettent de mieux comprendre les structures d’échange entre les enquêteurs et les victimes en fonction de l’âge.

En ce qui concerne la première question de recherche qui portait sur les types de questions utilisées par les enquêteurs selon le groupe d’âge, il était attendu que les enquêteurs formuleraient davantage de questions suggestives avec les adolescents. Les résultats laissent entendre une utilisation plus fréquente des invitations avec les enfants et des questions suggestives avec les adolescents, soutenant ainsi notre hypothèse. La plus grande proportion de questions suggestives utilisées avec les adolescents s’expliquerait par la crédibilité moindre pouvant être perçue à leur égard (Tabak et Klettke, 2014) ou bien par la volonté d’obtenir des informations additionnelles (Dodier, 2017). À l’inverse, comme les enfants sont perçus comme étant plus crédibles (Tabak et Klettke, 2014), les enquêteurs auraient moins tendance à tester la fiabilité de leurs propos, recourant ainsi davantage aux invitations. Ils pourraient aussi avoir des attentes moins grandes quant à la quantité et aux types de détails souhaités, compte tenu de leurs capacités cognitives et langagières plus limitées (Cyr, 2019).

Cependant, il demeure que les questions suggestives occupent une grande place dans l’ensemble des entrevues conduites avec les mineurs, alors que la proportion d’invitations s’avère être faible, ce qui a également été observé dans d’autres études (Korkman et al., 2006 ; Verkampt et al., 2021). Malgré les formations sur les méthodes d’entrevues, il semble que cette tendance se maintient depuis plus de 20 ans (Johnson et al., 2015). Tel que le soulignent Westcott et Kynan (2006), il demeure important de se demander si cela reflète un manque de ressources (p. ex., mentorat, formation continue) ou si les recommandations sont difficilement applicables dans la pratique clinique. La prédominance des questions suggestives dans les entrevues, en particulier dans celles conduites avec les adolescents, est inquiétante quant à la qualité de l’information obtenue. D’ailleurs, la faible proportion de réponses non informatives à la suite de questions suggestives laisse supposer que tant les adolescents que les enfants tendent à fournir une réponse contenant des informations après ce type d’énoncé, et ce, même s’ils ne connaissent peut-être pas la réponse. Ceci pourrait être en lien avec leur sensibilité aux suggestions (Costanzo et Shaw, 1966 ; Malloy et Quas, 2009), hypothèse qui devrait être posée dans des études futures en laboratoire où il est possible de vérifier l’exactitude des réponses. Il est important de souligner que les questions suggestives sont à proscrire en raison du risque de donner lieu à de faux souvenirs (Brainerd, 2013) et à des contradictions dans la déclaration, c’est-à-dire à des informations qui ne concordent pas avec ce que le mineur a divulgué précédemment (Andrews et Lamb, 2017).

Pour ce qui est de la deuxième question de recherche visant à explorer les types de réponses des victimes en fonction du groupe d’âge, il est attendu que les adolescents fournissent plus de réponses informatives d’élaboration que les enfants. Contrairement à l’hypothèse formulée, aucune différence significative n’est observée selon l’âge aux réponses informatives d’élaboration. Ce type de réponses est le plus fréquemment fourni par les victimes, ce qui paraît en congruence avec le fait que les mineurs, qui composent l’échantillon de cette étude, dévoilent tous leur AS durant l’entrevue. Toutefois, bien que la proportion soit faible, les réponses non informatives sont plus fréquemment données par les enfants, ce qui est soutenu par d’autres études avançant une association négative entre l’âge et la résistance (Ahern, Hershkowitz, Lamb, Blasbalg et Karni-Visel, 2018 ; Lewy et al., 2015). Cela pourrait s’expliquer par les capacités mémorielles et langagières plus limitées chez les enfants (Cyr, 2019), ce qui fait en sorte qu’ils ont moins d’informations enregistrées en mémoire ou qu’ils n’ont pas la capacité de décrire ou de rapporter certains types de détails.

Concernant l’étude des différences dans la dynamique de l’entrevue en fonction du groupe d’âge qui était la troisième question de recherche, les résultats révèlent des structures d’échange distinctes entre les enfants et les adolescents. Du côté des enfants, les résultats proposent que les invitations suscitent plus fortement des réponses non informatives que chez les adolescents malgré la faible proportion d’invitations observée (5,8 %). Cette association avait également été relevée dans d’autres études (Korkman et al., 2006 ; Verkampt et al., 2021). Tel que mentionné par Wolfman et al. (2016), puisque les invitations ne précisent pas le type d’information recherchée par les enquêteurs, il est possible que cela entraîne chez les enfants une difficulté supplémentaire à y répondre, compte tenu de leur niveau développemental. De plus, les résultats indiquent que les réponses non informatives des enfants suscitent plus d’invitations comme énoncés subséquents de la part des enquêteurs que chez les adolescents. Ces résultats sont similaires à ceux observés au sein du groupe d’enfants dans l’étude de Verkampt et al. (2021) et sont en congruence avec les recommandations issues des recherches sur les entrevues d’enquête.

Par ailleurs, l’hypothèse selon laquelle les invitations favorisent davantage de réponses informatives chez les adolescents est infirmée, puisque les analyses ne révèlent aucune différence significative entre les deux groupes d’âge à l’égard de cette séquence. Toutefois, les résultats indiquent que les questions suggestives suscitent plus de réponses informatives que chez les enfants. En ce qui concerne la séquence réponse 1 – question 2, il était attendu que les enquêteurs formulent davantage de questions suggestives avec les adolescents comparativement aux enfants, tant à la suite d’une réponse informative que d’une réponse non informative. Ainsi, cette hypothèse est partiellement confirmée puisque les enquêteurs utilisent plus de questions suggestives avec les adolescents, mais ce, uniquement à la suite d’une réponse informative. Les analyses comparatives suggèrent qu’alors que les enquêteurs semblent mieux adhérer aux recommandations issues des recherches empiriques avec les enfants, il apparaît qu’ils tendent à utiliser davantage de questions suggestives lorsqu’ils interrogent les adolescents. Ceci est similaire aux résultats de Verkampt et al. (2021) qui observent que les réponses développées des adolescents sont suivies le plus souvent de questions suggestives. La dynamique retrouvée entre les enquêteurs et les adolescents pourrait s’expliquer, d’une part, par certaines croyances des enquêteurs qui influencent le déroulement de l’entrevue et, d’autre part, par des enjeux développementaux liés aux adolescents sur le plan cognitif, relationnel et psychologique qui amènent les enquêteurs à utiliser ce type de questions. Ces aspects seront discutés ci-après.

D’abord, en ce qui concerne les croyances des enquêteurs, il est possible que ceux-ci perçoivent les adolescents comme ayant une crédibilité moindre que les enfants. Même si leurs réponses demeurent informatives, ils pourraient avoir recours aux questions suggestives afin d’évaluer la cohérence de leur récit et la véracité des informations fournies, comme recensé dans l’étude de Dodier (2017). Bien que les victimes adolescentes utilisent significativement moins de stratégies pour se protéger durant l’évènement d’AS (p. ex., dire « non » à l’agresseur) comparativement aux enfants (Leclerc, Wortley et Smallbone, 2010), la croyance selon laquelle elles seraient davantage en mesure d’éviter l’AS (p. ex., en prenant la décision de s’enfuir) nuit à leur crédibilité (Tabak et Klettke, 2014). Dans le même ordre d’idées, les enquêteurs pourraient recourir aux questions suggestives afin d’interroger plus directement les adolescents présumés victimes d’AS lorsque leur consentement demeure ambigu (p. ex., « Alors, tu n’étais pas consentant ? »), ceci dans le but d’évaluer le fondement de la déclaration (Dodier, 2017). En effet, au Canada, la notion de consentement est plus susceptible de faire l’objet de discussions auprès des adolescents de 12 ans et plus puisque ces derniers peuvent consentir à des activités sexuelles sous certaines conditions (ministère de la Justice, 2017).

Ensuite, sur la base de certaines théories sur le développement cognitif, l’on suppose que les adolescents possèdent les mêmes capacités que les adultes (Jensen et Nutt, 2015 ; Piaget, 1923). Ainsi, les enquêteurs sont susceptibles d’avoir des attentes élevées envers les adolescents quant à leurs habiletés à produire un récit très détaillé. Bien que les capacités mémorielles des adolescents soient plus grandes que celles des enfants (Jack et al., 2014), les études montrent que l’adolescence correspond à une période où plusieurs régions cérébrales impliquées dans la mémoire et l’attention sont encore en pleine maturation (Jensen et Nutt, 2015), ce qui pourrait expliquer une plus grande difficulté à encoder les informations et à se rappeler de certains détails. De plus, les adolescents ayant été exposés à de la maltraitance ou à un trauma rapportent des souvenirs plus généraux et moins détaillés (Given-Wilson, Hodes et Herlihy, 2018). Puisqu’il apparaît que peu de réponses informatives sont fournies aux invitations par les adolescents, comme les enquêteurs pourraient s’y attendre, il est probable que ces derniers se tournent vers les questions suggestives afin de les aider à se remémorer ou à rapporter ces informations. Bien que cette stratégie semble fonctionner, il ne faut pas oublier les risques associés à ce type de question, soit l’augmentation des détails inexacts rapportés par les victimes (Lamb et al., 2018).

Par ailleurs, différentes hypothèses sur le plan relationnel et psychologique peuvent être émises afin d’expliquer les raisons pour lesquelles les adolescents fournissent des réponses informatives à la suite de questions suggestives. En effet, comme la proportion de mineurs victimes refusant de poursuivre le processus judiciaire augmente avec l’âge, et ce, particulièrement lorsque l’AS se déroule dans le cadre d’une relation amoureuse (Bunting, 2008), il est possible de croire que les adolescents désirent protéger leur partenaire. Les énoncés suggestifs pourraient chercher à leur faire reconnaître la nature de l’évènement (p. ex., « Il t’a forcé, n’est-ce pas ? ») en soulignant l’importance d’en parler. De plus, il apparaît que pour certains, le fait d’être questionné par quelqu’un, soit explicitement sur l’AS ou implicitement en leur demandant si quelque chose ne va pas, permet d’entamer le processus de divulgation (McElvaney, Greene et Hogan, 2014). Ainsi, les adolescents seraient plus enclins à répondre à des énoncés explicites sur ce que les enquêteurs recherchent comme informations plutôt que d’avoir à rapporter eux-mêmes les détails qu’ils hésitent à dévoiler.

Finalement, puisque les adolescents sont susceptibles de considérer leur AS comme un évènement trop intime pour en parler (Schönbucher et al., 2012), l’utilisation des questions suggestives par les enquêteurs pourrait être motivée par un désir de les aider à dépasser leur pudeur et par une volonté d’obtenir davantage d’informations, ce qui a été observé par Dodier (2017). En effet, les adolescents rapporteraient leur AS de façon plus intentionnelle que les enfants (Alaggia et al., 2019), suggérant qu’ils sont davantage conscients de ce qu’ils verbalisent. Ainsi, malgré le fait que les réponses des adolescents puissent être informatives à la suite d’une question suggestive de l’enquêteur, le degré de complétude des réponses n’a pas été documenté et mériterait d’être examiné dans les études futures.

Forces et limites de l’étude

L’une des forces de l’étude réside dans le fait que des entrevues réelles d’enquête policière ont été utilisées. L’équivalence des groupes sur la base des caractéristiques des victimes et de l’AS permet également de renforcer la validité de l’étude. De plus, les grilles de codifications présentent une excellente fidélité, ce qui augmente la qualité des résultats obtenus. Parmi les limites méthodologiques, la petite taille d’échantillon, étant donné le faible nombre d’entrevues d’adolescents disponibles, limite la puissance statistique de l’étude. Même si les policiers ont fondé les faits, il est également impossible de valider la véracité et l’exactitude des informations fournies par les victimes. L’échantillon composé de victimes d’AS uniquement limite la généralisation des résultats à d’autres types de victimes (p. ex., sévices). Une autre limite consiste en l’absence de mesure du niveau de fonctionnement intellectuel pour évaluer les capacités cognitives. Finalement, comme l’étude a été conduite au Canada, certaines spécificités du système juridique pourraient limiter la généralisation des résultats observés.

Conclusion

La présente étude suggère que des structures d’échange, différentes de celles des enfants, sont rencontrées avec les adolescents lorsque les enquêteurs conduisent leur entrevue d’enquête policière à l’égard d’une AS. Ceci souligne l’importance d’étudier le déroulement des entrevues d’enquête menées auprès de ce groupe d’âge. En effet, les résultats indiquent une utilisation importante des questions suggestives avec les adolescents, et ce, même à la suite d’une réponse informative de la part des victimes. Ces questions sont plus susceptibles de nuire à la qualité du témoignage des adolescents et à leur admissibilité à la cour. Des formations et des suivis post-formation seraient pertinents afin d’aider les enquêteurs à prioriser les invitations au lieu d’avoir recours aux questions suggestives. Enfin, il serait judicieux que les recherches futures s’intéressent à la dynamique de l’entrevue en tenant compte de la pertinence des types de questions selon le contexte (p. ex., appropriées vs inappropriées).