Article body

Le Premier ministre fait remarquer que, dans de nombreux pays, les prestataires qui refusent d’occuper un emploi se voient retirer leur prestation. […] [La ministre de la Culture] souligne que le Comité ministériel permanent des affaires culturelles et sociales était opposé à la baisse de prestations affectant les inaptes et elle considère qu’il s’agit là d’une question de principe. Elle serait d’accord pour réduire ou abolir la prestation de ceux qui refusent de travailler, mais s’oppose à ce que l’on diminue la prestation des inaptes[1].

Au Québec, la norme juridique « d’aptitude au travail » apparaît pour la première fois dans la législation de l’aide sociale en 1988. Cette norme est définie en creux, c’est-à-dire que toute personne n’étant pas reconnue médicalement incapable d’occuper un emploi sera par défaut considérée apte[2]. Ce changement législatif marque un pas décisif dans la géométrie de la solidarité sociale, dont la version inconditionnelle sera réservée désormais à celles et ceux considérés comme handicapé(es)[3], aujourd’hui pudiquement qualifiés de personnes ayant une « contrainte sévère à l’emploi ». Il n’est pas exagéré d’affirmer que cette distinction normative entre aptes et inaptes est devenue paradigmatique de notre régime d’aide sociale, comme c’est d’ailleurs le cas aujourd’hui dans l’ensemble des pays dotés d’un système structuré d’assistance sociale. Le degré de responsabilité de l’État à l’égard des personnes considérées « aptes » devient progressivement fonction de leur volonté présumée de retourner au travail. Ce constat, qui peut apparaître comme une évidence, mérite néanmoins d’être réitéré, rappelant ainsi le chemin politique parcouru depuis que la gauche social-démocrate elle-même a abandonné le programme providentialiste de démarchandisation du travail, épousant « la vision néolibérale du marché du travail flexible et la politique de remise au travail des chômeurs[4] ».

Les gouvernements qui se sont succédé au Québec depuis les trente dernières années ont poursuivi dans la même veine, approfondissant une transformation de la politique sociale qui, d’une part, confirme le recul du droit à l’aide sociale et qui, d’autre part, affirme la primauté du « marché » du travail, conçu de façon abstraite et idéalisée. Les politiques d’activation – nouveau vocable de ce programme « d’incitation au travail » des sans-emploi – sont en effet aveugles à la réalité concrète du travail, telle qu’elle s’incarne dans un système d’emploi qui, au cours de cette période, se précarise, se féminise et se segmente. Privilégiant des mesures de « développement de l’employabilité » peu coûteuses et visant en priorité les personnes les plus « près du marché du travail », les services publics d’emploi, plutôt que de contribuer à sortir les personnes de l’orbite du travail au bas de l’échelle, tendent plutôt à confirmer ce statut de travailleuses et travailleurs pauvres[5].

Le recul du droit à l’assistance financière derrière la priorité donnée à l’insertion en emploi se manifeste à tous les niveaux du dispositif de l’aide sociale. Néanmoins, sur le terrain des pratiques, les fonctionnaires des services publics d’emploi ne font pas qu’appliquer mécaniquement des politiques élaborées dans les échelons supérieurs de l’administration. La littérature sur les « street-level bureaucrats » nous apprend que les travailleuses et travailleurs subalternes du secteur public, directement en contact avec la population, sont non seulement le visage de l’État, mais qu’à travers l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et leur marge d’autonomie elles et ils contribuent jusqu’à un certain point à l’élaboration des politiques[6]. Dans les dernières décennies, à la faveur de la vague de « modernisation » néolibérale des politiques publiques, les agentes et agents subalternes du secteur social sont devenus des « rouages essentiels » de ce que Vincent Dubois nomme le « gouvernement individualisé des conduites[7] ».

Dans cette contribution, nous nous intéressons aux rapports sociaux tels qu’ils se construisent sur le terrain de l’administration publique, dans la prestation de services publics d’emploi. Qu’est-ce que les récits de pratiques des agentes[8] peuvent nous apprendre sur les processus de catégorisation à l’oeuvre dans le dispositif de l’aide sociale, et sur la façon dont elles y contribuent ? À travers quels référents éthiques ces agentes situent-elles leurs interventions auprès des prestataires « aptes » ? Comment et jusqu’à quel point s’approprient-elles la logique de l’activation structurant les politiques qu’elles mettent en oeuvre ? Si nos travaux se situent globalement dans le champ de la sociologie politique de l’État, notre regard se porte particulièrement sur les pratiques et les significations que les acteurs et actrices du dispositif de l’aide sociale leur donnent[9].

Les résultats exposés dans cet article sont issus de l’analyse de vingt-trois entretiens semi-directifs menés avec quinze agentes d’aide du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale (MTESS)[10]. La mise en place d’un nouveau programme d’insertion obligatoire en 2018 (Objectif Emploi [OE]), s’adressant aux personnes dites « sans contrainte à l’emploi » déposant pour la première fois une demande d’aide sociale, est ici une porte d’entrée pour se pencher sur des pratiques bureaucratiques qui dépassent évidemment l’application d’un programme spécifique. Les entretiens avec les agentes étaient orientés vers la description des pratiques et des contextes de travail, fort peu connus en ce qui concerne la fonction publique québécoise. L’approche narrative permet, d’une part, de formaliser une connaissance de sens commun et, d’autre part, de mettre en dialogue les savoirs dits scientifiques avec les « forme[s] effective[s] de théorisation » produites par les récits de pratiques des intervenant(es)[11]. Le récit expérientiel des acteurs et actrices de l’aide sociale (bénéficiaires et intervenantes) permet, au-delà du discours normatif des programmes et des politiques publiques, de saisir comment sont « agies » et « vécues » les logiques prescrites ; il permet aussi d’identifier, au sein du système, les conditions d’émergence de pratiques alternatives ou émancipatrices.

Dans un premier temps, nous examinerons un certain nombre de pratiques qui composent l’intervention des services publics auprès des personnes jugées « sans contrainte à l’emploi », de manière à dégager la façon dont les « street-level bureaucrats » perçoivent et catégorisent les prestataires d’aide sociale classés aptes au travail[12]. Dans un deuxième temps, nous mettrons en relief la façon dont se conjuguent l’éthos du travail social, du service public et de l’activation chez les agentes de l’État qui travaillent quotidiennement auprès de cette population sans emploi. Cela nous permettra de comprendre comment les agentes définissent leur propre rôle et celui de l’État. Nous conclurons notre propos en rappelant que les agentes d’emploi reproduisent et résistent à la fois à la logique de l’activation, et nous réfléchirons à la façon dont peuvent être intégrés leurs savoirs pratiques dans une critique de la néolibéralisation de l’État social à la fois incarnée et tournée vers l’action.

Quand l’aide à l’emploi devient le passage obligé de l’aide sociale : regard sur les pratiques des agentes

Au sein du dispositif, le premier acte de catégorisation survient au moment du dépôt de la demande d’aide sociale. Sont alors exclues du champ d’intervention prioritaire des services publics d’emploi les personnes pouvant présenter un rapport médical leur ouvrant la reconnaissance d’une « contrainte sévère à l’emploi » (ces personnes pourront être admissibles au programme de « solidarité sociale » et à une prestation bonifiée si leur incapacité est susceptible de perdurer 12 mois ou plus). D’autres personnes pourront se prévaloir de la reconnaissance d’une contrainte temporaire à l’emploi (principalement en raison de leur situation familiale, de leur âge ou d’un problème de santé passager). Toutes les autres personnes, y compris celles qui n’ont pas pu obtenir un rapport médical ou le renouvellement de celui-ci, seront considérées, par défaut, comme sans contrainte à l’emploi et pourront potentiellement faire l’objet de l’attention des services publics d’emploi. Les interventions de l’État se moduleront en fonction de leur « proximité avec le marché du travail » : c’est à ce moment qu’entrent en scène les agentes d’emploi.

Au moment où les entretiens ont été réalisés, une partie de la tâche des agentes était d’appliquer le nouveau programme Objectif emploi (OE), obligatoire pour toutes les personnes « sans contrainte » déposant pour la première fois une demande d’aide sociale. La nouveauté de ce programme était de (ré)introduire l’obligation de participation pour un segment de la « clientèle » et conséquemment la possibilité pour les agentes d’émettre des sanctions financières en cas de « manquements »[13]. Nous avons choisi de décomposer l’intervention de l’État dans le cadre de l’application du programme Objectif emploi en une séquence (ciblage, évaluation/prescription et, éventuellement, punition), structurée par un ensemble de pratiques administratives où le pouvoir discrétionnaire des agentes d’emploi se déploie à différentes étapes[14], malgré un contexte de contrôle managérial accru.

Pratiques de ciblage

Les personnes assistées sociales dites « aptes à l’emploi » sont aussi des travailleurs et travailleuses pauvres, pour une bonne part alternant ou combinant assistance et sous-emploi. En effet, une proportion importante des personnes qui sollicitent l’aide sociale le font en raison de la perte d’un emploi, de la fin ou de l’insuffisance des prestations d’assurance-chômage[15]. Par ailleurs, plus de la moitié des personnes acceptées pour la première fois à l’aide sociale quittent le programme dans les douze mois suivants[16]. Au sein et à la périphérie de l’État, le but des interventions est de raccrocher ces « travailleurs précaires assistés[17] » à l’univers des petits boulots, afin qu’ils ne deviennent pas des prestataires d’aide sociale à long terme. Le programme OE, en visant les « primo-demandeurs », est spécifiquement destiné à « éviter qu’une personne réalise une entrée passive à l’aide sociale et qu’elle développe une dépendance à l’aide financière de dernier recours[18] ». Le calcul de la probabilité d’un retour rapide dans l’orbite de l’emploi – duquel dépendra l’intensité des interventions – se fait à plusieurs endroits du dispositif de l’aide sociale, à travers des mécanismes informatiques dépersonnalisés mais aussi par l’entremise d’une agente de l’État.

Depuis 2012, le MTESS a mis en place une « stratégie d’intervention renforcée », qui « permet d’orienter la capacité organisationnelle du CLE vers les clientèles prioritaires »[19], en ciblant de façon systématique les personnes de moins de 25 ans, celles qui ont un historique de moins de 24 mois comme prestataire ainsi que celles qui ont un « indice d’employabilité » (généré par le système informatique) élevé. Le travail d’un certain nombre d’agentes consiste à convoquer à répétition, théoriquement pendant un an, les prestataires d’aide sociale ainsi ciblés pour leur offrir de s’inscrire à une mesure de développement de l’employabilité. Elles ont la consigne d’aller jusqu’à retenir les chèques d’aide sociale si la personne omet de se présenter au bureau pour rencontrer une agente[20]. Plusieurs agentes expriment une certaine frustration liée à ces pratiques de ciblage et de convocation répétée, qui donnent à leur avis peu de résultats. Ces méthodes agressives sont selon elles inefficaces pour les personnes qui ne souhaitent pas entreprendre des démarches, et inappropriées pour les personnes en situation difficile ou vulnérable :

Pour ceux qui sont pas motivés, ben y’ont compris la machine, ça a pas d’impact. […] « J’t’appelle, j’te convoque, j’t’appelle, j’te convoque, tu te présentes pas, ça a pas de conséquence »… ça dure 12 mois, au bout de 12 mois on classe le dossier, pis c’est fini

Fred[21]

Les agentes d’emploi ont peu de pouvoir sur ce premier tri réalisé mécaniquement avec des critères prédéterminés, qui leur impose une liste de personnes à convoquer. Le nombre de rencontres réalisées et le nombre de références vers une mesure de développement de l’employabilité sont d’ailleurs, entre autres, les indicateurs de leur performance individuelle et de celle de leur bureau, comparée aux autres CLE de la région et même de la province. Elles disposent d’une certaine marge de manoeuvre pour écarter certains cas, mais cette possibilité est très dépendante de la gestion locale, où le chef d’équipe agit comme gardien des injonctions des paliers régional et central, et est plus ou moins sensible aux pressions visant l’atteinte des cibles :

Si je ferme le dossier, pis que j’écris cette personne-là est pas employable pour telle telle telle raison, à moins qu’elle ait un certificat médical […] ils vont la remettre dans la liste encore, pis ils vont me dire « non, faut que tu recommences, faut que tu continues à la convoquer ». […] Pis surtout on peut bien l’écrire, on peut bien le dire, « écoute, la personne elle prend soin de son mari qui est schizophrène », « oui mais c’est pas elle qui a une contrainte, c’est son mari ». « Oui mais elle en prend soin ». « Il faut un billet du médecin qui dit qu’elle peut pas travailler parce qu’elle prend soin de son mari »

Nadia

Avec OE, les agentes ont encore moins la possibilité d’intervenir dans la première étape du ciblage, puisque toutes les personnes admises au programme doivent impérativement être prises en charge par les services publics d’emploi. Elles sont rencontrées le plus rapidement possible après le dépôt de leur formulaire de demande d’aide financière, le jour même idéalement, « pour pas qu’[elles] collent, pis que ça fasse ça de génération en génération » (Julie). L’ouverture du dossier d’employabilité est donc immédiate, et doit obligatoirement déboucher sur un programme d’activités. Par contraste, la grande majorité des personnes qui déposent une demande d’aide sociale ne rencontrent jamais d’agentes responsables du volet financier. Dans certaines régions, il n’y a aucune personne responsable de l’aide financière dans les bureaux locaux, les tâches ont été complètement centralisées dans des centres de traitement administratif, où le personnel traite les dossiers sans jamais rencontrer les prestataires. Cette priorité exclusive à l’aide à l’emploi est déplorée par certaines agentes :

La personne qui sait pas lire, qui arrive au bureau avec une lettre du gouvernement qu’il a reçue, pis que tu lui expliques que c’est parce qu’il faut qu’il envoie sa déclaration d’impôts, ou sa régie des rentes, ou peu importe… Il l’a plus, ce service-là. Toutes ces petits bouts-là qui étaient faits par l’aide sociale, ça c’est transféré dans le communautaire […]. Au CLE, si c’est pas pour de l’aide à l’emploi, t’as aucun service là

Jocelyne

Les réformes des dernières années ont mené, d’un côté, à une déshumanisation et procéduralisé tout ce qui relève de l’aide financière et, de l’autre, à une fétichisation de l’aide à l’emploi pour les personnes considérées les plus susceptibles de retourner rapidement en emploi. Les agentes ont finalement peu de pouvoir sur les mécanismes de ciblage, qui vont déterminer auprès de qui elles vont devoir intervenir. En revanche, l’interaction entre le prestataire et l’agente d’emploi demeure relativement peu formalisée, et c’est à travers cet échange que l’agente exerce son jugement pour établir ce qui, de son point de vue, constitue les besoins et le potentiel de la personne, dans la perspective d’une sortie aussi rapide que possible du dispositif d’aide sociale.

Pratiques d’évaluation/prescription

Au cours de la première rencontre avec une personne participant au programme OE, l’agente détermine sous quel volet s’inscrira son cheminement. Trois possibilités sont offertes : recherche intensive d’emploi, formation, développement des habiletés sociales. Selon le volet sélectionné, des activités seront inscrites au plan d’intégration, et l’agente dispose d’une grande marge de manoeuvre pour déterminer le contenu d’un parcours. L’asymétrie de la relation qu’elles établissent avec le ou la prestataire est plutôt passée sous silence par les agentes, qui misent sur « l’alliance de travail » avec leurs « clients » et reprennent l’idée d’une réciprocité contractuelle chère à la nouvelle gestion publique[22].

Lors de cette rencontre, le « jugement d’employabilité » de l’agente se mesure à ce que la personne attend des services publics d’emploi (simplement être laissée tranquille, recevoir un soutien pour retourner à l’école, de l’aide pour chercher un emploi). De sa capacité à convaincre l’agente de son sérieux va dépendre en grande partie l’autorisation pour s’inscrire à une formation, par exemple :

Si t’as un historique d’abandon de toutes les mesures… Tu me dis j’veux aller à l’école, ben Wo… T’as abandonné tout c’qu’on a fait auparavant. Avant qu’on investisse 10-15 000, tu vas aller prouver que t’es capable d’être à l’heure…

Fred

Le guide (le Manuel d’interprétation normative des mesures et des services d’emploi) auquel se réfèrent les agentes pour évaluer le niveau d’employabilité de leurs « clients » invite à chercher la source des difficultés socioprofessionnelles dans les caractéristiques individuelles des personnes sans emploi, et tout particulièrement dans leurs attitudes, valeurs et comportements[23]. En contexte dit de « plein emploi », les agentes sont encore plus poussées à concentrer leur évaluation sur les dispositions personnelles des personnes. Elles remettent donc peu en question cette notion individualisante d’employabilité, qui soutient la définition même de leur fonction d’agente d’aide à l’emploi. Lorsqu’elles émettent un doute sur l’adéquation entre le « diagnostic » d’employabilité et la réussite du processus d’intégration, elles sont en effet en porte-à-faux avec la logique des services publics d’emploi, comme l’exprime une agente qui s’est refusée à imposer une mesure d’employabilité à une femme :

Y’aurait fallu mettons que je l’envoie avec un organisme, mais elle c’est pas des problèmes avec ses outils de recherche d’emploi, c’est vraiment son milieu qui est difficile, [pour] intégrer un emploi durable. […] Je voulais pas l’envoyer vers quelque chose par obligation, pis que c’est pas ce qui lui convient. […] C’est sûr que j’avais des fois… tsé des collègues qui me disaient « ben là ta cliente, à la limite elle pourrait se trouver un emploi… » elle avait de l’expérience en service, dans la restauration. Mais en même temps… ce qu’elle me disait, pis je trouvais que c’était quand même un bon point, c’est que si elle commençait à travailler à temps plein dans quelque chose qui était pas son domaine, elle allait perdre ses acquis, pis elle aurait pas de temps pour continuer à se perfectionner à la maison

Karine

De telles dérogations informelles à la norme – qui est de prioriser le retour rapide en emploi ou l’inscription à une mesure – sont tout à fait possibles pour les agentes, mais celles-ci sont cependant scrutées par les chefs d’équipe qui peuvent y être plus ou moins ouverts. Les agentes sont conscientes que ces dérogations doivent demeurer exceptionnelles, la mesure de leur performance dépend d’ailleurs notamment du taux de « mise en mouvement » de leurs « clients »[24].

La plupart du temps, donc, les agentes trouvent parmi la palette de services spécialisés quelque chose à offrir aux individus. D’autres fois, elles optent cependant pour une stratégie plus claire de relégation, lorsqu’elles sont confrontées à des cas de déficit d’employabilité qui leur semblent difficiles à régler avec leurs outils. Des modes de classement plus informels émergent sur le terrain, et reflètent l’impossibilité de réduire la situation des personnes à leur degré d’employabilité, de même que la complexité des interactions en jeu et la marge discrétionnaire des agentes[25]. Avec le programme OE, les agentes inscrivent des personnes à qui elles ne veulent pas imposer des mesures d’employabilité dans un cheminement visant le « développement des habiletés sociales » (DHS) :

Nous, avant, on fermait des dossiers, en disant « empêchement au cheminement », quand on déduisait que la personne est pas apte. On mettait de côté. Avec OE, notre façon de le faire, c’est un peu habiletés sociales. Quand on voyait que la personne était pas bien, on disait… habiletés sociales, pis va te chercher un certificat médical, va voir le médecin, règle ta vie, bon

Johanne

Après un an d’application, près du tiers des participantes et participants à OE sont classés dans le volet DHS[26]. Ce cheminement, ajouté in extremis dans la réforme et sous la pression des groupes de défense des droits, est devenu pour ainsi dire une catégorie fourre-tout très largement utilisée par les agentes d’emploi. Dans un contexte où la distinction techobureaucratique entre aptes et inaptes demeure rigide, incontestée par l’institution et surtout niée en tant que construction sociale, les pratiques des agentes laissent ainsi entrevoir l’émergence d’une nouvelle catégorie issue du terrain, qu’on pourrait nommer ironiquement les « inaptes non certifiés ». Inscrire les participantes et participants à OE dans le volet DHS est une stratégie permettant aux agentes d’éviter d’avoir à imposer des parcours de développement de l’employabilité à des personnes qu’elles considèrent plus vulnérables ; une stratégie qui humanise leurs pratiques, sans cependant remettre en question la notion d’aptitude à l’emploi et les catégories en découlant, qu’il s’agit simplement de mieux circonscrire.

Pratiques de punition

Les services publics d’emploi sont baignés dans une philosophie bonne-ententiste qui invisibilise les conflits, les tensions, bref les rapports de pouvoir qui sont pourtant au coeur de la prestation de service d’emploi, a fortiori dans un contexte d’obligation comme dans le cas du programme OE. Selon le MTESS, les agentes doivent établir une « alliance de travail » avec les prestataires, leurs « clients », et convenir d’un « but commun », dans la « zone de cohérence […] où les attentes et les besoins s’alignent, celui qui produit une véritable efficacité et une satisfaction réciproque »[27]. À travers cette lunette, imposée aux agentes de façon continue à travers notamment leurs outils de travail et les formations qui leur sont offertes, le refus par certains prestataires de se conformer à cette injonction de participation de bonne foi est perçu comme une marque d’irrationalité, et difficile à comprendre :

Ils développent des mécanismes de défense, ce qui fait qu’on voit souvent les mêmes patterns, les mêmes raisons, les mêmes défaites… C’est dommage, parce qu’ils comprennent pas, ces gens-là… qu’ils ont pas besoin de nous mentir. On est pas là pour nous autres, on est là pour eux autres. […] Ceux qui sont marginaux, qui embarquent pas là-dedans, c’est eux qui trouvent ça le plus tough

Johanne

Dans les CLE, les agentes qui étaient depuis 2012 affectées à la mise en oeuvre des « stratégies d’intervention renforcée » ont vu le caractère obligatoire du programme OE d’un oeil plutôt favorable. Plusieurs (qui n’avaient pas connu la période des parcours obligatoires avant 2005) y ont vu un levier pour intervenir auprès de personnes qui ont plutôt tendance à fuir les services d’aide à l’emploi. Dans tous les cas, les agentes qui mettaient de l’espoir dans le caractère obligatoire du programme y voyaient une façon en quelque sorte de forcer les gens à se faire aider, « même ceux qui veulent pas » (Nadia), une posture paradoxale qui peut être comprise comme une conséquence de leur sentiment d’impuissance face aux difficultés vécues par les personnes à l’aide sociale.

Pour éviter le cycle, pis que les personnes restent à l’aide sociale, je pense que c’est un aspect positif, que d’offrir la chance à des personnes d’avoir un accompagnement, pis des interventions avec des intervenants. Plus que juste volontaire. Parce que quand… si c’est volontaire, ça se peut que les gens ils pensent qu’ils valent pas assez pour ça, ou qu’ils auront pas quelque chose qui va répondre à leurs besoins

Julie

Plutôt favorables au départ à l’obligation de s’inscrire au programme, les agentes minimisaient cependant l’éventualité de devoir appliquer des sanctions. « C’est ça le bien de ce programme-là, c’est que les gens ils sont informés. […] Ils vont tellement savoir, qu’ils en auront pas de raison de pas se mettre en action (Johanne). » Très peu anticipaient des dilemmes éthiques à cet égard, une dimension d’ailleurs complètement évacuée dans la formation initiale qui leur a été offerte. Cette formation au programme OE, de même que les documents d’appui, ont essentiellement porté sur les processus administratifs en lien avec l’application du nouveau programme, très procédurière de l’avis de toutes les agentes. En revanche, elles n’ont pas approfondi au-delà des définitions opérationnelles ce qui constitue un manquement, et encore moins abordé les enjeux éthiques liés à l’exercice du pouvoir de sanction. La plupart des agentes rencontrées dans le cadre de cette recherche ont été gagnées par ce postulat implicite de l’administration, selon lequel le jugement des agentes relève toujours du sens commun, que leur travail ne comporte pas de zone grise. Autrement dit, si le pouvoir des agentes d’emploi existe et est reconnu formellement par l’administration, il est nié en tant que « pouvoir discrétionnaire », et toute réflexivité sur cette question est évitée au sein du dispositif de l’aide sociale.

Après un an d’application du programme OE, les agentes avaient au sujet des sanctions un avis différent. Les pénalités ont été peu appliquées[28], essentiellement pour des raisons qualifiées de politico-administratives par les agentes[29]. La grande majorité des processus de sanction mis en place dans les CLE ont été bloqués dans la hiérarchie, sous des prétextes techniques de conformité, ou alors au nom de la « vulnérabilité » des personnes visées. Les agentes sont d’avis que la crainte d’un battage médiatique, au vu de la controverse qui a accompagné l’adoption du projet de loi, a déterminé ce mot d’ordre qui a émergé au cours de l’année, soit d’éviter d’appliquer des sanctions aux « clientèles vulnérables » :

Ils m’ont dit que les clientèles vulnérables c’était une clientèle de multigénération… de père en fils… une clientèle vulnérable c’est ceux qui sont jeunes, c’est ceux qui… n’ont pas eu de modèles qui permettent d’accéder à des rêves. Dans le fond, ça caractérise vraiment les primodemandeurs multigénérationnels. Moi je pensais que c’était pour [eux que les sanctions avaient été pensées] […]. Mais finalement on a compris que c’était pas pour ça, on a compris que c’était pour… la balance des autres

Julie

C’est donc avec dépit que plusieurs agentes, après un an d’application, se questionnent sur l’utilité de l’approche obligatoire, sur la pertinence des sanctions (que plusieurs ont choisi de cesser d’appliquer) et même sur les objectifs cachés du programme OE. Surtout, elles perçoivent le court-circuitage des processus de sanction par les autorités administratives comme un désaveu de leur propre capacité à évaluer des situations complexes et à user du pouvoir de punir, en application de la loi.

Agente d’aide à l’emploi : regard sur leur rapport au travail

Étant donné le petit échantillon, il n’est évidemment pas question ici de dresser un portrait exhaustif du rapport au travail des agentes d’aide à l’emploi. Par contre, l’analyse des entretiens a permis de dégager certains pôles dans les manières de se représenter leur rôle et celui de l’État, dont nous présentons ici une ébauche de typologie. L’intérêt est de voir comment s’entrecroisent ces différents registres de sens (présents à différents degrés dans tous les entretiens), afin de comprendre les pratiques des agents au-delà de la simple prestation de services, mais dans leur composante « éthico-politique[30] », où se construisent des conceptions du vivre-ensemble, de la solidarité, de la citoyenneté, de la responsabilité individuelle.

La nouvelle gestion publique, cela a été abondamment démontré, n’est pas une simple réforme technique, mais transforme en profondeur le sens de l’action publique. Les mécanismes de contrôle et d’évaluation contribuent ainsi à « construire » les travailleuses et les travailleurs de l’État en tant que sujets[31]. Les indicateurs chiffrés (taux de sortie d’aide, nombre de personnes sur une mesure, nombre de rencontres) façonnent la vision que les agentes ont elles-mêmes de leur travail, et ce même si elles adoptent des stratégies de distanciation face aux cibles et aux « résultats », notamment en « élabor[ant] une vision alternative de la réussite du processus d’insertion socioprofessionnelle et des services et méthodes pouvant y mener »[32].

L’éthos professionnel[33] des agentes d’emploi est ainsi traversé de tensions, dont les paragraphes suivants veulent rendre compte. Le rapport au travail dans ce métier massivement féminisé est également fortement structuré par le genre. La définition du métier d’agente en référence à la relation d’aide, par exemple, est le résultat d’un processus dynamique de resocialisation professionnelle, qui « réactive […] les dispositions forgées dans la socialisation de genre[34] ». Cette dimension mériterait une analyse à part entière, qui dépasse le cadre de cet article.

Éthos de l’administration publique

Moi, la fonction publique, ce que je lui ai toujours reconnu comme valeur, c’est sa neutralité. Moi j’ai aucun intérêt à t’en donner plus à toi qu’à toi. Ça m’enlève rien, ça me donne rien, moi je veux juste faire un bon travail

Jocelyne

Chez les agentes d’aide à l’emploi, l’attachement aux valeurs de la fonction publique prend la forme d’une éthique pratique, sans toujours exprimer explicitement une « visée démocratique et une éthique du bien commun[35] », qui en appellerait à des considérations générales. C’est en se voyant comme les responsables de la saine gestion des fonds publics qu’elles invoquent le respect des règles, l’équité dans l’attribution des allocations et l’obligation de moyens de la part de l’État. Certaines agentes sont également amères et critiques des coupures, de l’orientation comptable du ministère et des conséquences de la surcharge sur le sens de leur travail, particulièrement dans le secteur de l’aide financière (qui gère les prestations) :

[Ils disent] « le bon chèque à la bonne personne ». C’est faux. Les résultats sont toujours calculés en fonction des économies, le nombre de dossiers annulés

Claude

Souvent les gestionnaires ils reçoivent l’attente [pour] le bureau, mais ils divisent ça par agent. T’as tant de dossiers à annuler par mois […] Y’a différentes manières. Des demandes de documents… tu reçois pas le document, t’annules le dossier. […] T’as pus le temps. C’t’une chaîne de montage, comme j’disais tantôt. Faut qu’t’opères, un dossier à l’autre, faut qu’ça roule. T’as pus le temps de voir le dossier dans son entièreté, puis voir c’est quoi la problématique du client, pis son histoire sociale, tu peux pus…

René

Du côté de l’aide à l’emploi, les agentes expriment un sentiment de frustration lié aux règles d’attribution (qui varient selon les budgets et selon les régions) et surtout de leurs effets inéquitables. Par exemple, la disparité régionale des critères entourant l’accès à des formations subventionnées est critiquée, de même que l’inégalité de traitement entre les prestataires assujettis à OE, du seul fait qu’ils ont recours à l’aide sociale pour la première fois et les autres qui en sont dispensés. La neutralité de leurs interventions est par ailleurs mise en contraste avec la situation des organismes externes, mis en concurrence par l’État qui leur sous-traite une grande part de la prestation de services d’emploi. Un certain dépit se fait alors sentir lorsque les agentes évoquent leur responsabilité de contrôler par exemple l’assiduité ou la progression des personnes participant aux mesures d’employabilité, alors que les intervenantes externes peuvent jouer le « beau rôle » auprès de leurs clients.

Cela dit, le rattachement des agentes d’aide à l’emploi aux valeurs du service public se heurte à une limite insurmontable, l’irruption de l’employabilité dans la politique sociale étant étroitement associée à l’émergence d’un État social néolibéral. À la différence des agents de l’aide sociale qui administrent l’accès à un droit (quelles que soient les attaques que ce droit a subies au cours des dernières décennies), les agents d’aide à l’emploi abordent les prestataires non comme des ayant-droits, mais comme des « chercheurs d’emploi », et leur fonction est explicitement de « faire le joint entre les besoins exprimés par les employeurs et ce que les chercheurs d’emploi ont comme compétences » (André). Le métier est apparu dans la fonction publique pour incarner le virage vers l’activation de l’assistance sociale.

Éthos de l’activation

En gros, moi je vois ma job : comment faire pour aider la personne, pour qu’elle ait les outils, dans un premier temps, pour être capable de devenir sa propre petite agence de placement. Moi ma job c’est ça. Faire en sorte que son cv soit bon, sa technique de recherche d’emploi soit bonne, puis… quand j’peux… j’me dis cette personne-là a pas de qualification, si j’peux la former, j’vais la former. Pour que… moi j’vois ça comme un investissement à moyen terme, tu comprends, on investit sur ces gens-là qui sont démunis

Fred

Le vocabulaire de l’activation est omniprésent dans le discours des agentes : « mise en mouvement », « faire bouger », « mettre en action ». Cela n’est pas surprenant considérant son caractère prépondérant à la fois dans le discours public, dans les politiques sociales, dans le langage de l’administration et de ses déclinaisons gestionnaires. Il est indissociable de la nouvelle gestion publique et de la pénétration de la rationalité marchande au sein même de l’État.

Dans le registre de l’activation, « l’employabilité » est une notion réifiée, qui renvoie à des caractéristiques individuelles (telles que la scolarité, l’expérience, les attitudes, qui rendent une personne employable ou non). Bien qu’elles ne l’expriment pas toujours aussi directement, les agentes conçoivent que leur rôle est d’aider les personnes à gérer stratégiquement leur parcours en emploi. Les prestataires d’aide sociale sont souvent dépeints comme des personnes « démunies », sur le plan matériel mais surtout dans leur capacité à se débrouiller dans le monde : saisir les opportunités, faire les bons choix, entretenir son image :

Moi je leur explique beaucoup le marché caché, en entrevue, pour leur dire « tsé fais pas juste Internet, parce que t’es en compétition avec la planète. Faque fais des contacts : mononcle, matante, cousin, cousine, dépanneur, voisin, dis-le à tout le monde que tu te cherches une job »

Fred

La pertinence ou l’utilité des mesures comme telles sont rarement questionnées par les agentes. Par ailleurs, bien qu’il s’agisse toujours d’adapter les personnes au marché de l’emploi, le monde réel dans lequel se construisent les expériences concrètes de travail, et notamment les pénibilités de tous ordres qui caractérisent les emplois au bas de l’échelle, n’est pas mis en relief. Les politiques d’activation proposent une lecture du social où il est sans cesse question « d’emploi » mais très peu de « travail ». Bien qu’omiprésente, notamment dans le récit des success stories, la priorité au développement de l’employabilité n’est cependant pas sans susciter parfois des sentiments mitigés chez les agentes. Ceux-ci surgissent d’une part lorsque les mesures ou programmes d’employabilité ne permettent pas aux personnes d’améliorer leur sort, mais d’autre part lorsque les agentes sont face à des situations de vie où l’ampleur des difficultés vécues par les personnes ne se laisse pas aisément réduire à un déficit d’employabilité. C’est alors que l’ethos du travail social prend le relais.

Éthos du travail social[36]

On fait [de l’intervention], parce que souvent on vient du communautaire, on vient de ces formations-là, on le fait par choix, on le fait parce qu’il faut le faire, la limite est pas claire jusque où qu’on va, faut qu’on reste dans le carré de l’emploi, mais…

Johanne

Bien qu’à géométrie variable, plusieurs se revendiquent d’une identité d’intervenantes, même si elles reconnaissent que leur champ d’action est grandement limité dans le cadre du CLE. Le registre de l’expertise relationnelle est mobilisé pour résister aux prescriptions managériales qui évacuent le sens de leur travail[37], particulièrement dans les cas considérés « plus lourds », lorsque l’aide à l’emploi leur apparaît comme clairement insuffisante. Elles insistent alors sur l’approche globale qu’elles tentent de mettre en pratique, à travers l’attention aux réalités et aux besoins liés aux différentes sphères de vie de la personne.

Dans le cadre du programme OE, les agentes d’emploi doivent établir un « plan d’intégration » avec un certain nombre de personnes qui, avant OE, n’auraient pas été ciblées et auraient tout simplement été absentes du radar des services publics d’emploi. Des gens que les agentes se représentent surtout comme ayant des problèmes de santé (diagnostiqués ou non), mais sans rapport médical, ou dans une situation de vie particulièrement instable (itinérance, toxicomanie). Le volet « Développement des habiletés sociales » a été vu comme la façon de « gérer » des personnes qui ne cadraient pas avec les mesures et avec qui « on ne sait pas quoi faire ». Mais plusieurs y ont vu aussi une opportunité d’élargir le spectre de leurs interventions et de les rendre plus signifiantes : informer, diriger vers les ressources du milieu, conseiller sans avoir d’objectif de retour en emploi, proposer des activités. L’énergie consacrée à l’accompagnement des personnes inscrites dans ce volet est variable d’une agente à l’autre (de même que la propension à choisir ce volet pour leurs « clients »). Pour plusieurs agentes qui ont une formation en travail social et qui se voient elles-mêmes comme des intervenantes sociales, il s’agit d’une évolution positive de leur rôle (qui se détache de l’employabilité), quoique source de frustration, en raison des limites qui leur sont imposées par l’institution et la difficulté d’établir un lien de confiance avec une population plutôt méfiante à leur égard. Plusieurs ont exprimé leurs réflexions quant à la nécessité de mieux arrimer l’éventail des services sociosanitaires avec l’aide sociale, et elles revendiquent un rôle pivot pour elles comme intervenantes de première ligne.

Parfois y’a des gens très désaffiliés, pas de médecin, qu’on voit vraiment en situation… où ils auraient besoin d’être pris en charge, par un psy, psychiatre, médecin […] On réfère les gens, on leur dit d’aller à tel endroit, mais c’est un peu… Des fois on se trouve un peu démunis. […] C’est comme si on était toujours pris entre deux rôles. Tsé, l’intervenant, mais en même temps, nous notre rôle c’est plus par rapport à l’employabilité… Parce qu’on est quand même attachés au bureau, on peut pas sortir. Pis des fois, j’ai l’impression, j’ai des clients en tête, qui auraient vraiment besoin d’être accompagnés, mettons pour aller chez le médecin, pis ils font pas la démarche seuls, parce que… trop de stress, trop d’anxiété, faque j’me dis, moi, si j’pouvais y aller avec eux, ça serait vraiment l’idéal. […] Pis ça complèterait bien le service. Parce que ces gens-là, ils vont venir nous voir par nécessité, parce qu’ils ont besoin avant tout d’une aide financière, pis des fois ils vont pas aller ailleurs. Faque ils ont pas le choix de venir nous voir, pis nous on est là, mais on peut pas trop sortir de notre cadre…

Karine

Conclusion

Quelques mois après avoir déposé le projet de loi instituant le programme OE, le même gouvernement annonce son intention d’instaurer un « revenu minimum garanti », qui sera éventuellement accessible aux personnes reconnues incapables de façon permanente d’occuper un emploi[38]. Ces deux réformes viennent chacune de leur côté contribuer au renforcement du clivage entre deux statuts de prestataires, un clivage qui semble de plus en plus indépassable dans le débat public. Bien que certains groupes de défense des droits continuent inlassablement de revendiquer l’abolition des catégories[39], la solidarisation autour de cet enjeu est en effet plus difficile à mesure que des groupes représentant des personnes handicapées s’approprient eux-mêmes ces catégories dans leur argumentaire d’ayants-droit[40].

Cette bicatégorisation, sans être questionnée sur le fond, fait néanmoins l’objet de réalignements pragmatiques sur le terrain de la bureaucratie de proximité. Dans l’expérience des agentes d’emploi, les valeurs de l’administration publique, le paradigme de l’activation et la posture du travail social sont en tension. D’une part, les agentes vivent la contradiction entre la théorie de l’activation (qui repose sur la notion d’incitation au travail) et la réalité des conditions de vie des personnes. Elles tentent alors d’utiliser leur marge d’autonomie pour assouplir et humaniser une prestation de service et surtout préserver un sentiment d’utilité. D’autre part, elles évoluent dans un contexte de transformation postprovidentialiste du sens de l’action publique, qui tend vers la (re)marchandisation du travail. Cette mutation s’incarne dans la définition même de leur fonction d’agentes d’aide à l’emploi et aussi très concrètement dans le cadre administratif et organisationnel sous influence de la nouvelle gestion publique.

Les agentes de proximité, à l’interface de l’État et des populations parmi les plus défavorisées, détiennent un savoir pratique inédit et peu documenté. Pour la plupart issues de milieux populaires, elles sont particulièrement bien placées pour saisir les enjeux immédiats des transformations de l’État social et des services publics sur ces populations, mais en même temps, elles ne disposent pas véritablement d’espace de réflexivité qui leur permettrait collectivement de se réapproprier le sens de leur travail, et potentiellement de le redéfinir radicalement. Il s’agit néanmoins d’une potentialité dont il faut tenir compte, dans la perspective d’une critique engagée, « riche de l’expérience du monde social[41] », en rupture avec la déshumanisation technobureaucratique.