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Mon garçon disait à sa tante biologiste qu’il n’avait jamais été un ver de terre et que, pour cette raison, il ne pouvait pas savoir ce que c’était que de traverser un rude hiver dans le sol gelé. Ce à quoi sa tante répondit : « peut-être avons-nous été des vers de terre dans le passé, mais nous l’avons oublié ». Perplexe, mon petit finit par acquiescer. La discussion, qui aurait pu porter sur la réincarnation spirituelle, tourna vers l’alimentation, qui est bien une forme de réincarnation : nous mangeons pour déconstruire des aliments en éléments que nous utilisons pour nous recomposer. Je mange une pomme, j’en prends des fibres, des sucres, des vitamines, et je me reconstruis. En ce sens, peut-être que je n’ai pas été un ver de terre, mais peut-être qu’une partie de moi, ingérée lors d’un repas ou d’une collation, a déjà servi à construire un lombric – « et peut-être même un dinosaure ! » ajouta mon garçon avec excitation. Indépendamment de la métaphore sur l’influence artistique et l’intertextualité, c’est le sens littéral de l’aphorisme de Paul Valéry : « Rien de plus original, rien de plus soi que de se nourrir des autres. Mais il faut les digérer. Le lion est fait de mouton assimilé[1]. »

À partir de cette anecdote personnelle, je voudrais poser quelques questions. Qui mange quoi, et comment ? Qui mangeons-nous ? Avec qui mangeons-nous ? Je pose ces questions parce qu’en tant que sémioticien, j’estime que les réponses formulées dans la perspective de la sémiologie classique (celle du 20e siècle, qui s’est principalement déployée dans le sillage de Ferdinand de Saussure), doivent être actualisées. Je me réfère notamment aux réflexions de Roland Barthes et de Claude Lévi-Strauss. Ces deux penseurs ont réussi à montrer comment l’alimentation s’imbrique dans des réseaux de significations qui dépassent l’individu autonome rationnel. Il y a cependant un problème, car ces réseaux de significations ne s’étendent pas au-delà de l’humain, alors que, à l’exception de la pratique somme toute rare qu’est le cannibalisme, tout ce que mange l’humain est autre chose que de l’humain. Comment alors réfléchir à l’aliment, dans une perspective sémiotique renouvelée, ouverte à des réseaux de significations humains et autres-qu’humains ? Après un bref survol de quelques textes fondamentaux de la sémiologie alimentaire, j’exposerai alors deux conditions qui, sans être définitives ni entièrement prescriptives, gagnent à être considérées si nous voulons sérieusement intégrer des enjeux autres-qu’humains dans la réflexion alimentaire, à savoir une ouverture envers l’anthropomorphisme et une reconnaissance des processus de co-construction des humains et des autres-qu’humains. Je propose donc d’aborder la question des « cuisines minoritaires » de façon un peu radicale en sortant d’un paradigme rivé sur l’humain (ses pratiques, ses cultures, ses préoccupations) afin de décortiquer les relations autres-qu’humaines qui forment le tissu des expériences alimentaires. On voudra alors briser l’isolement qui consiste à manger seuls, entre humains. Il s’agit alors de reconnaître que la production, la préparation et la consommation de la nourriture tiennent à un entourage élargi.

Contexte sémiologique

Commençons avec une présentation sommaire de deux textes influents qui ont non seulement marqué l’histoire de la sémiologie du 20e siècle, mais qui ont également servi de point de départ des food studies ; le premier de Claude Lévi-Strauss, le second de Roland Barthes. Ce qui ressort de la lecture de ces textes, c’est autant une admirable ouverture face à l’aliment, et face aux choses et aux pratiques qui l’entourent, qu’une relative fermeture devant l’autre-qu’humain – qui est pourtant tout aussi central à l’alimentation.

Dans « Le triangle culinaire » (1965), Lévi-Strauss reprend des réflexions concises amorcées dans un chapitre de son Anthropologie structurale (1958), « Postface aux chapitres II et IV », et qu’il développera plus tard dans sa carrière. Lévi-Strauss enracine sa réflexion de l’aliment dans la science du langage (principalement saussurienne). Il ouvre ainsi son article en reconnaissant l’héritage qu’il a reçu des « enseignements de la linguistique[2] » et insiste sur le fait que le principe méthodologique derrière les distinctions si opérantes en linguistique doit être « transposable à d’autres domaines, notamment à celui de la cuisine[3] ». Lévi-Strauss propose ainsi une tripartition (qui chevauche le dualisme culture/nature et le dualisme élaboré/non-élaboré), à partir de laquelle il serait possible d’analyser tous les faits alimentaires. Il s’agit de déterminer si l’aliment est cru, cuit, ou pourri. Lévi-Strauss formule alors une série de questions qui montrent l’essentielle différence des aliments. Quels aliments serions-nous prêts à manger crus ? Comment l’aliment est-il cuit ? À quel point est-il pourri (c’est-à-dire fermenté ou vieilli) ? Qu’est-ce qui détermine les relations entre types d’aliments, convives (famille, amis), et contextes (vie sédentaire, en brousse) ? Que dit la préparation des aliments sur la position sociale et le genre de la personne qui les consomme ? Quels outils culturels sont nécessaires à la préparation et la consommation des aliments ? Que révèlent les techniques culinaires à propos des gens qui les développent ? Combien de temps est nécessaire (et donc disponible) pour la préparation des repas ? Au fil de ses interrogations qui reposent sur l’étude de pratiques et de récits de différents peuples, Lévi-Strauss est amené à complexifier son schéma triangulaire, évoquant même la possibilité d’en faire un tétraèdre. On s’imagine bien que cette schématisation pourrait faire l’objet d’une régulière réorganisation afin de rester à jour avec la complexité croissante de nos analyses de l’art culinaire.

Le projet de Lévi-Strauss, qui consiste à démonter l’alimentation, à en exposer toutes les composantes (choses, pratiques, discours, relations, habitudes, etc.), est une contribution convaincante dans le domaine des food studies. De manière inspirante, Lévi-Strauss déclare à la fin de son article que son analyse devra s’ouvrir et inclure tout ce qui conditionne un système culinaire, « toutes les caractéristiques[4] » comprenant, entre autres, des contrastes « de nature sociologique, économique, esthétique ou religieuse : hommes et femmes, famille et société, village et brousse, économie et prodigalité, noblesse et roture, sacré et profane, etc.[5] ». Il me semble important d’insister sur un point évident, à savoir que le paradigme scientifique opérationnalisé par Lévi-Strauss, soit le structuralisme linguistique, n’est pas neutre. De fait, il conditionne l’analyse alimentaire produite par Lévi-Strauss. Or, si l’étude de l’alimentation doit s’ouvrir à toutes ses caractéristiques, nous devrions tenir compte de la réalité expérientielle pré- ou paralinguistique. On peut raisonnablement envisager que cette ouverture devra donc également aborder des choses et des pratiques qui se trouvent au-delà de l’enceinte anthropologique restreinte à la réalité linguistico-symbolique, le terrain de jeu de prédilection des structuralistes.

Dans son article « Pour une psycho-sociologie de l’alimentation contemporaine » (1961), Barthes arrime lui aussi ses réflexions sur la linguistique, hjelmslevienne dans ce cas. Après avoir noté qu’il « donne ici au mot structure le sens qu’il a en linguistique[6] », Barthes mobilise des notions propres à la science du langage, comme la commutation et l’opposition. Barthes affirme par ailleurs que la nourriture, comme la langue, dépasse l’individu et n’a de sens qu’à partir de « l’imagination collective[7] ». Partant de l’importante consommation de sucre par les Américains, Barthes déclare que les aliments sont, en plus d’être des substances nourricières, des symboles, justifiant ainsi le cadre anthropolinguistique donné à ses recherches (ce cadre justifie à son tour l’orientation de ses réflexions vers le vêtement, le logement et la publicité – comme quoi Barthes cible ses recherches sur des choses et des pratiques humaines).

Lorsqu’on sait à quel point de nombreuses personnes aujourd’hui s’identifient par, et s’identifient à la nourriture qu’elles consomment, on constate que les réflexions barthésiennes à propos de « la conscience alimentaire[8] » sont d’une criante actualité. L’expression récente tribus alimentaires (food tribes) – qui désigne les végétaliens, les locavores, les freegans, les zéro-déchets, les paléos, et ainsi de suite –, illustre bien le principe grégaire et moral qui dirige certaines personnes dans leur pratique d’un régime alimentaire particulier. Une telle situation résonne clairement avec des affirmations de Barthes à propos des aliments : « ces substances pléthoriques sont aussi des institutions. Et ces institutions impliquent fatalement des images, des rêves, des tabous, des goûts, des choix, des valeurs[9]. » Et plus loin, il écrit : « Le sucre est un temps, une catégorie du monde[10]. » On pourrait dire la même chose aujourd’hui à propos du gluten, des glucides, des aliments biologiques, etc. Afin d’étudier les faits alimentaires, on peut donc certainement suivre Barthes et les chercher « partout où ils se trouvent[11] », notamment « dans l’économie, les techniques, les usages, les représentations publicitaires […] dans la vie mentale d’une population donnée[12]. » Or, remarquons que Barthes restreint ce « partout » à l’humain. En effet, il spécifie plus loin : « ce qui nous intéresse, c’est la communication humaine[13] ».

Lévi-Strauss et Barthes manifestent une ouverture à une remarquable densité signifiante de l’aliment et de l’art culinaire, posés moins comme objets que comme réseaux de forces et de valeurs. Par contre, leur réflexion alimentaire ne va pas au-delà de l’humain. En s’inspirant de leur ouverture et des tendances actuelles en sémiotique, notamment en biosémiotique, ce seuil anthropologique peut être dépassé. Je reformule alors mon intuition première : manger consiste (aussi) à harnacher quelque chose qui n’est pas humain et qui pourrait bien se débrouiller sans lui. Quand l’humain mange, il invite l’autre-qu’humain à sa table. Comment compose-t-il avec cette altérité alimentaire ? Comment rendre compte des expériences du vivant mangé par l’humain ?

Réapprendre l’usage de l’anthropomorphisme

L’humain serait-il plus accueillant à l’égard des choses s’il était prêt à reconnaître qu’elles lui ressemblent ? À propos des animaux, le primatologue Frans de Waal soutient qu’en général les Occidentaux dénoncent trop rapidement l’anthropomorphisme. À mon sens, ses commentaires devraient pouvoir s’étendre aux plantes, aux champignons, bref englober le-tout-vivant. D’après de Waal, nous résistons à voir de l’intelligence, de l’organisation ailleurs dans la vie et nous avons tendance à exagérer l’unicité de l’intelligence et des capacités organisationnelles des membres de notre espèce. Nous nous adonnons ainsi à ce que de Waal nomme « l’anthropodéni » (anthropodenial), à savoir le refus d’attribuer à l’autre organisme intelligent toute qualité qui pourrait ressembler à une caractéristique humaine, mais qui en mériterait bien le nom[14].

De Waal spécifie que le réapprentissage de l’anthropomorphisme ne doit pas être un prétexte au délire. L’objectif n’est pas de construire ou de cautionner des interprétations loufoques et des formes inacceptables d’anthropomorphisme. De Waal critique particulièrement les récits et les images issues des arts et de la culture de masse (je reviendrai sur ce point). Selon de Waal, nous devons faire preuve de parcimonie dans nos hypothèses. C’est justement en suivant ce principe de parcimonie que nous devons éviter d’inventer un surplus de notions pour expliquer ce qui se produit chez les autres espèces et adapter celles que nous utilisons pour décrire des situations et comportements humains. Par exemple, pourquoi estimons-nous que l’humain fait preuve d’amour, de haine, d’empathie, alors que nous pensons que l’animal ne serait motivé que par un bête instinct ? De Waal interroge ce double standard qui oppose la nature (vue comme le règne déterministe de la contrainte et de l’instinct) et la culture humaine (vue comme le règne de la liberté et de l’intentionnalité). Cette opposition est répandue malgré le fait que, d’une part, l’humain est bien une chose « naturelle » (ce qui est pourtant assez évident) et que, d’autre part, ce que nous désignons par la culture, c’est-à-dire des pratiques et des savoirs organisés par des organismes, existe bien au-delà des frontières de l’humanité[15]. Ainsi, d’après de Waal, il existerait ce qu’on pourrait appeler « un bon usage de l’anthropomorphisme », qui se justifierait par la rigueur scientifique et par une justice interespèce. N’hésitons pas à accorder à autrui ce que nous nous attribuons à nous-mêmes.

Cette idée concernant le bon usage de l’anthropomorphisme me semble judicieuse, bien fondée et absolument convaincante. Or, je crois que nous pouvons et même devons l’étirer et envisager toutes ses possibilités. En effet, de Waal juge inacceptables et met au rancart des formes d’anthropomorphisme qu’il retrouve par exemple dans des films de culture de masse, des romans et de la publicité. Mais, d’une part, il ne donne pas de critère qui lui permet d’écarter ces représentations anthropomorphiques plus créatives sinon délirantes, et, d’autre part, il n’explique pas en quoi elles sont inacceptables. Dans la littérature occidentale, on pourrait évoquer les anciennes fables du moraliste Ésope, par exemple celles de la grenouille et du boeuf ou de la cigogne et du renard. Dans un corpus plus contemporain, on trouverait des romans animaliers comme Truismes (1996) de Marie Darrieussecq, une fable fantastique qui raconte la métamorphose d’une femme en truie et des transformations sociales parallèles, ou Nos animaux préférés (2006) d’Antoine Volodine, une suite de contes posthumains sur la vie rêvée des éléphants, crustacés, mouettes et poissons. Quoiqu’en dise de Waal, ces représentations sont bien légitimes. Cette légitimité est doublement assurée : d’abord par l’institution littéraire, un point que je ne détaillerai pas ici, ensuite par la nature elle-même. En effet, les représentations, les discours, les images, les récits, qui forment le tissu de la culture humaine sont des composantes fondamentales de la réalité naturelle et se déplient toujours avec les autres mouvements de la nature. Il semble donc légitime de prêter la parole aux créatures autres-qu’humaines (ce qui inclut les plantes, les animaux, les champignons, etc.) Cela ne signifie pas pour autant parler à leur place, parler pour elles, ou parler en leur nom (méfions-nous du désir d’accorder un statut présidentiel à l’humain, douce illusion pour lui et potentiel désastre pour tous et toutes…) Bien que l’humain se comporte souvent comme une espèce envahissante, il n’est pas qualitativement supérieur aux autres étants par lesquels s’exprime la nature. Si l’humain reconnaît la réalité des processus symbiotiques, ne devrait-il pas aussi reconnaître que l’usage responsable de la parole (et même de toutes ses capacités, affectives, cognitives, modélisatrices), est conditionnel à leur partage ? L’humain ne parle pas uniquement en son propre nom (individuel), il est également du vivant qui s’exprime à propos du vivant, au vivant.

À partir du moment où il adopte cette perspective, les aliments que l’humain invite à sa table, qu’il mange, et avec lesquels il se recompose sans cesse, prennent une signification nouvelle. D’une part, ces aliments apparaissent comme des agents autotéliques qui participent aux mouvements et à la stabilité de la nature. D’autre part, l’engagement de l’humain avec ces aliments s’expose comme une partie d’un plus grand système symbiotique. Inviter l’autre-qu’humain à table implique de reconnaître l’agentivité de tel aliment (et même l’agentivité de l’aliment, comme catégorie) – il n’y a rien de scandaleux à admettre que le brocoli ait une âme. Mais plus encore, inviter l’autre-qu’humain à table consiste aussi à inviter des ensembles alimentaires bien vivants et évolutifs. Quand je mange du chou kale, j’interviens aussi sur tout ce qui l’entoure, sur son monde d’expériences. Mais laissons de côté les cruciféracées et choisissons un exemple auquel nous pouvons sans doute plus facilement nous rapporter. L’exemple de la vache domestique est particulièrement éclairant à cet égard.

Co-construction de l’humain et de l’autre-qu’humain

Dans les années 1920-1930 – à l’époque où l’eugénisme et la pureté raciale motivaient de nombreux scientifiques et politiciens – les frères Heinz et Lutz Heck, directeurs des jardins zoologiques de Munich et de Berlin, développèrent divers programmes d’élevage, dont un qui visait à recréer l’auroch (Bos taurus), l’ancêtre de la vache domestique disparu définitivement depuis environ 400 ans[16]. Même selon les standards de l’époque, leur programme d’élevage était peu rigoureux. Les frères se fiaient surtout à leur imagination, à l’idée qu’ils avaient de la puissance mythique de l’animal disparu, et à la manière dont ce mythe pouvait s’articuler au renouveau de la nation allemande. Le programme de sélection artificielle des frères Heck consistait à combiner différents types de vaches costaudes, comme le toro bravo espagnol, la Highland écossaise et la vache corse. L’auroch de Heck illustre bien la tendance des humains à mouler le monde à leurs désirs et à leurs angoisses. Au fond, l’humain ne peut sans doute pas faire abstraction de ses désirs et angoisses. Mais rien n’indique que les frères Heck prenaient au sérieux ces conditions.

Malgré leurs efforts, les frères Heck auraient difficilement pu renverser le cours de l’évolution de la vache, et le cours de l’histoire humaine. En effet, le remplacement de l’auroch par des races adaptées à l’homme, notamment plus dociles, est un processus qui a débuté il y a environ 10 000 ans et qui se poursuit toujours. Comme l’humain a harnaché le riz, le blé, le poulet, le cochon, les lentilles, le cuivre, l’or, il a harnaché l’espèce bovine, déterminant son évolution. Concurremment, l’humain a dû s’adapter à sa création. À force de faire des vaches, contrôlant tout ce qu’il mettait en elles (eau, fourrage, antibiotiques, etc.), l’humain se faisait lui-même. Pour reprendre la notion de relation contrapuntique de Jakob von Uexküll[17], l’humain devenait vache, la vache devenait humaine. L’humain-vache, ce nouveau symbiote, est conditionné autant par la sélection sexuelle (humaine et intentionnelle), génétique et environnementale (tout aussi intentionnelle), que par les techniques agricoles et économiques ou par des politiques alimentaires. Ainsi, pour que la production laitière ait pu se développer et connaître son étendue actuelle en Occident, l’organisme humain a dû tolérer le lactose. De la même manière, les races Angus et Holstein sont devenues hégémoniques en Occident à cause de ce que la vache signifie pour l’humain, à savoir la viande bovine et le lait[18]. Annie Dillard l’exprime éloquemment dans Pilgrim at Tinker Creek, lorsqu’elle observe des boeufs dans le champ :

Je m’assois sur un arbre tombé et je regarde les boeufs noirs glisser dans le lit du ruisseau. Ce sont des boeufs d’élevage : du coeur de boeuf, du cuir de boeuf, des jarrets de boeuf. Ce sont des produits humains comme de la rayonne. Ils sont comme un champ de souliers. Ils ont des noix de ronde en acier, et des langues comme des semelles de mousse. On ne peut pas voir au travers d’eux jusqu’à leur cerveau comme on peut le faire avec d’autres animaux ; ils ont du gras de boeuf derrière les yeux, du ragoût de boeuf[19].

De façon très crue, Dillard rappelle que trop souvent la signification des choses, vivantes ou pas, dépend de leur utilité pour l’humain. L’alimentation n’était peut-être pas la motivation première des frères Heck lorsqu’ils ont tenté de ressusciter l’auroch (et le tarpan), et leur projet apparaissait davantage inspiré par le désir de glorifier le peuple teutonique. Mais indépendamment des programmes idéologiques, l’auroch de Heck, tout comme la Angus ou la Holstein, a été conçu en fonction de ce qu’il devait signifier pour ses créateurs.

La vache, telle qu’elle existe aujourd’hui, a été co-construite par l’humain. Les vaches élevées pour des fins alimentaires et destinées aux assiettes des humains ne sont donc pas des objets complètement abstraits de ceux et celles qui les consomment. Bien au contraire, ces animaux conditionnent les expériences et les histoires des personnes humaines. Lorsque je vais dans un steak house mythique pour manger une pièce de viande vieillie à point, je montre effectivement mon standing social. L’analyse sémiologique que fait Barthes du steak-frite dans ses Mythologies (1957), où la préférence pour la viande saignante devient marqueur d’appartenance national, demeure absolument pertinente : « Manger le bifteck saignant représente donc à la fois une nature et une morale[20]. » Mais cantonnée dans la culture humaine, l’analyse barthésienne est aussi forcément incomplète. Lorsque je mange le steak, j’active et je participe également à des réseaux de significations qui dépassent l’expérience alimentaire anthroposociale, notamment des réseaux qui concernent la vache et sa relation avec nous. L’histoire bovine n’appartient pas uniquement à l’humain ; lorsque je mange un steak, je mange bien avec la vache. Cette histoire est celle de l’humain transformant, et transformé par la vache. Au fond, ne pourrait-on pas voir la déesse hindoue, Kamadhenu, mère de toutes les vaches, symbole de fertilité et d’abondance – notamment nourricière –, comme une représentation de cette relation symbiotique bien réelle ? Les anciens textes puraniques contiennent d’ailleurs des indications prescrivant la consommation et l’usage des cinq produits dérivés de la vache (panchagavya), soit le beurre clarifié (ghi), le lait, le yogourt, l’urine et le fumier. Je suis tenté de croire que les théologiens ont érigé la relation anthropo-bovine au rang de divinité, consolidant la dévotion particulière à l’endroit de la vache et sa centralité dans la culture hindoue, en raison de cette relation si fondamentale dans la vie quotidienne. Finalement, les dieux feraient partie du monde au même titre que les humains et autres-qu’humains…[21]

Manger avec les aliments

La relation entre la personne qui mange et la chose mangée n’est pas construite sur le mode dualiste du sujet et de l’objet. Dans une perspective sémiotique et pragmatique, une relation co-construit les termes. Lorsque je mange une chose vivante, j’interviens dans son expérience, dans son déploiement. Je mange avec elle. Je peux appartenir à une minorité, ou en avoir l’impression, ou on peut bien m’attribuer ce statut. Mais, nonobstant les particularités qui font de moi un membre d’une population distincte, je suis construit au fil des relations, senties et intelligentes, avec les choses du monde, y compris les choses alimentaires. C’est bien ce vers quoi tend Donna Haraway, qui écrit dans When Species Meet :

Aucune communauté ne fonctionne sans nourriture, sans manger ensemble. Il ne s’agit pas d’un point moral, mais d’un point factuel, sémiotique, et matériel qui a des conséquences. Comme le dit Derrida : « On ne mange jamais seul » […] Peut-être que Dieu peut avoir un repas solitaire, mais pas les bestioles terrestres. […] Il n’y a aucune façon de manger sans tuer, aucune façon de manger sans devenir avec des êtres mortels auxquels nous sommes redevables, aucune façon de simuler l’innocence et la transcendance ou la paix finale[22].

Pour rendre compte de la relation nourricière, pour manger avec les aliments, il est bon de se rappeler que ces aliments sont eux-mêmes des systèmes, que même ces aliments mangent avec leurs aliments. Malgré les apparences, la vache n’est pas herbivore. Elle mâche, avale, régurgite, ravale de l’herbe afin d’entretenir, avec sa salive, une soupe en pleine fermentation microbienne dans son rumen. Elle mange bien de l’herbe, mais ruminante, ce qu’elle digère et ce qui l’a nourri, c’est justement cette soupe. Dans son récent ouvrage sur les microbes, Marc-André Selosse précise :

Ainsi, sous ses allures herbivores, la vache digère-t-elle en fait… des microbes : elle est microphage, nourrie de microbes qu’elle élève elle-même à l’herbe, dans une (large) portion de son tube digestif. […] La vache prodigue au microbiote du rumen les ressources végétales, et l’entretient au cours de ses longs temps de mastication, temps inactifs en apparence seulement. C’est la rumination, qui dure de huit à dix heures par jour […] Lors de la rumination, des mécanismes de régurgitation […] renvoient dans la bouche de l’animal une portion de jus de rumen bourrée d’herbes et de microbes. En mastiquant, la vache broie les morceaux d’herbe, augmentant leur accessibilité aux microbes qu’elle y mélange. Il lui en coûte 30 000 mouvements masticatoires par jour […] La prochaine fois que mangerez des joues de boeuf, rappelez-vous que c’est à la symbiose que vous devez ce beau muscle[23].

L’évolution et l’histoire de la vache suivent de près celles de l’humain. En élevant des races bovines à des fins alimentaires, l’humain crée et entretient des cycles digestifs qui foisonnent de vie. Il a bricolé un ensemble de relations symbiotiques, élaboré un écosystème, peuplé une forêt de créatures qui l’interpellent. Certains chasseurs traditionnels de caribou dans le Grand Nord le savent bien : ils mangent le chyme récolté dans le rumen des bêtes abattues, composé de lichen fermenté et partiellement digéré par les sucs gastriques. Autrement dit, ils mangent un aliment (normalement indigeste pour l’humain) que se préparait un organisme avec sa flore microbiotique. L’engouement autour du kimchi, du kombucha et autres produits fermentés, recrée finalement des savoir-faire ancestraux et préhumains.

Dans un ouvrage récent, Donna Haraway insiste sur le fait que l’alimentation est une pratique qui concerne toujours les autres. Elle note :

Plus que tout, c’est l’acte de manger qui constitue l’instance décisive de l’évolution – et pas l’égoïsme fondamental du néo-darwinisme. Manger est à la fois infectieux et social ! Biologiquement, l’acte de manger dépasse le sexe en matière d’innovation ; de toute manière, manger c’est ce qui a rendu le sexe possible[24].

Nous ne mangeons jamais seuls. Nous partageons notre table, oui avec nos proches, et souvent avec des personnes étrangères. Les autres nous infectent de leurs habitudes et de leurs pratiques et cet apprentissage alimentaire informe notre devenir. Nous mangeons avec les morts et les mortes qui ont jeté les bases de nos habitudes alimentaires et culinaires. Et l’histoire de notre nourriture concerne aussi la pléthore de choses, d’agents et de systèmes, au-delà des limites de notre espèce, qui se font manger.

Pour bien faire, il faudrait aussi reconnaître ces situations où l’humain sert de pâture aux autres. Les réflexions de Val Plumwood sur l’humain-proie, et son compte-rendu de première main comme survivante d’une attaque de crocodile marin, sont absolument pertinentes. Plumwood dénonce le mythe de l’exceptionnalisme humain, comme si l’humain moderne, occidental et surprivilégié pouvait trôner incontestablement et confortablement sur le sommet de la pyramide alimentaire : « peu importe mon intelligence, […] comme toute chose vivante, j’étais faite de viande, j’étais de la nourriture nutritive pour une autre chose[25] ». L’humain n’est qu’une composante parmi bien d’autres des réseaux trophiques. Comme à table avec ses proches, dans ces réseaux aussi l’humain est bien entouré. En ce sens, il est bon de reconnaître l’inévitable finalité de l’humain : sa décomposition qui fertilisera et nourrira le sol. Des commentaires de Jamaica Kincaid sur ce sujet nous ramènent au lombric du début de cette réflexion. Kincaid écrit :

J’ai tant de révérence pour les vers de terre, dont la présence signifie que le sol est bon. Leur forme anxieuse, iridescente, gigotante lorsque confrontée à la lumière du soleil, est très rassurante. Nous sommes peut-être faits de poussière (la poussière du jardin, je présume), mais nous ne retournons pas immédiatement à la poussière ; d’abord, nous rejoignons les vers de terre[26].

Au fond, en réponse à la question du titre de cet article, « qui vient manger ? », je dirais : « tout le monde », ou « tout ». Ça mange. Tout s’invite à table, des deux côtés de l’assiette, de la bouche, dans un grand jeu de commensalité. Engagé dans et avec la nourriture, plurielle et vivante, l’humain n’a pas à se sentir seul ou minoritaire.