Article body

Deux évènements majeurs ont eu lieu en novembre dernier à Montréal dans la foulée de la nouvelle politique tripartite annoncée en février 2015[2] par le gouvernement canadien. D’abord le 17 novembre, le portail Érudit tenait le séminaire intitulé Nouveaux modes de diffusion des connaissances et libre accès au Canada[3]. Ensuite, une table ronde sur le libre accès marquait le coup d’envoi du colloque des bibliothèques universitaires québécoises du  20 novembre 2015. Les deux rencontres ont connu une forte participation, laquelle traduit bien toute la mobilisation des acteurs du milieu autour des enjeux du libre accès.

Le séminaire bilingue organisé par Érudit en partenariat avec le Réseau canadien de documentation pour la recherche (RCDR) avait pour objectifs de brosser le portrait économique des revues savantes canadiennes et de poser le cadre d’un échange fructueux entre le milieu éditorial et les bibliothèques académiques. L’allocution d’ouverture a été prononcée par Louise Poissant, directrice scientifique du Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC). Cette intervention a clarifié les principes de base et les retombées de la politique harmonisée des trois organismes dans le domaine de la publication des revues savantes : contrainte du libre accès 12 mois après la publication initiale, valorisation de la recherche, mobilisation des connaissances, le tout dans le respect de l’excellence et du choix du chercheur. Au cours de cette présentation, on a identifié quatre options de diffusion pour les articles scientifiques : le site Web de l’éventuel éditeur du texte, les sites-dépôts (répertoires institutionnels, PubMed Central, etc.), le site Web personnel du chercheur et la plateforme de diffusion Érudit. On a également souligné l’importance d’un équilibre entre les acteurs du libre accès, soit les auteurs (chercheurs, étudiants, partenaires), les lecteurs, les éditeurs (revues, maisons d’édition, associations) et les opérateurs/diffuseurs (plateformes, dépôts institutionnels, bibliothèques). D’égale importance, en matière de modèles d’affaires centrés sur le libre accès aux communications scientifiques, la responsable du FRQSC suggérait que le poids de la nouvelle politique tripartite reposait maintenant sur les chercheurs : celle-ci fait en sorte que ce sont les chercheurs qui doivent absorber les coûts défrayés auparavant par les lecteurs. Par ailleurs, la nouvelle politique affecte de manière inégale les domaines d’études : les enjeux de la diffusion scientifique n’étant parfois pas les mêmes selon que l’on publie en sciences de la santé ou en sciences humaines et sociales. Enfin, la représentante du principal bailleur québécois des fonds pour la recherche concluait avec une interrogation ouverte : quel soutien, en matière d’expertise, de formation ou de contribution financière le FRQSC est-il censé apporter aux institutions afin de renforcer les répertoires en libre accès?

Par la suite, Vincent Larrivière, professeur à l’EBSI, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les transformations de la communication savante et, depuis mai 2015, directeur scientifique d’Érudit, a présenté l’état des lieux, statistiques à l’appui, de l’édition savante en général, et de celle québécoise en particulier[4]. Sa communication, « Les transformations de l’édition savante à l’ère numérique », a fait ressortir plusieurs enjeux, notamment une importance croissante des revues locales, phénomène qui se fait jour sur un fonds d’internationalisation de la recherche, la publication dans la langue nationale est progressivement délaissée au profit de l’anglais, même dans les revues locales (la France fait toutefois exception), et les impacts positifs du libre accès en matière de diffusion. Par ailleurs, la démocratisation du savoir serait parvenue à trouver ses marques dans un écosystème éditorial plus versatile que jamais. En 2013, environ 45 % des articles étaient publiés en libre accès, révèle Science Metrix[5]. La popularité croissante de ce modèle nous laisse soupçonner une certaine défaillance des grandes puissances éditoriales, responsables de l’essoufflement budgétaire des universités. Or, on apprenait de cette présentation que les cinq grands éditeurs n’ont pas perdu pied. Leurs bénéfices restent stables. La crise est toujours présente, mais non dans leur camp, titrait Vincent Larivière. L’issue de cette crise dépendrait de la « santé » des revues, car ces dernières représentent le principal véhicule de la communication savante et, par ceci même, le principal vecteur de capital symbolique. Pour qu’elles conservent ce rôle, selon le présentateur, les revues « doivent être lues; pour être lues, elles doivent être repérables et accessibles, donc en libre accès ».

Cette présentation a été suivie par une période de débats sur l’état financier des revues savantes canadiennes. Quatre présentations éclairs ont servi de préambule aux échanges : les porte-parole des revues Études françaises, Ontario History Journal, Mosaic : a journal for the interdisciplinary study of literature et Minorités linguistiques et société ont décrit à tour de rôle les difficultés auxquelles se confrontent les comités de rédaction respectifs. Coupes drastiques ou manque de subventions, choix difficiles (hausse du prix d’abonnement, tarification à la page imposée aux auteurs), incertitude et impression d’enlisement – voilà comment la situation économique des publications en sciences humaines et sociales a été dépeinte. La publication sous la forme imprimée a fait l’objet de débats : les coûts de production et de diffusion de l’imprimé seraient très élevés à une époque où le papier est considéré tel un produit dérivé dont l’efficacité, en matière de diffusion, n’est plus ce qu’elle a été.

La deuxième partie du séminaire Érudit/RCDR a été réservée davantage aux partenariats des revues et des chercheurs avec les bibliothèques universitaires. On y apprenait que la grande majorité des bibliothèques est dotée d’un répertoire institutionnel depuis plusieurs années; les chercheurs sont encouragés à y déposer leur post-print (version finale, validée et acceptée par une revue); des presses universitaires sont mises à leur disposition, lorsque les moyens le permettent, dans le but d’accroître la diffusion des savoirs et d’assurer une plus large visibilité aux auteurs. On y faisait également état que les grandes bibliothèques, comme celle de l’Université d’Ottawa, ont acquitté les frais de publication (APC) de leurs chercheurs jusqu’à l’épuisement des fonds prévus à cet effet. Seulement, ces fonds augmentent exponentiellement et se vident de plus en plus rapidement[6]. La directrice de la bibliothèque de l’Université d’Ottawa, Leslie Weir, condamnait cette pratique, visiblement non viable : « The model is broken ». Des partenariats sont mis sur pied afin d’élargir la diffusion des revues savantes existantes ou d’en créer des nouvelles[7].

Enfin, on nous faisait part qu’à travers le RCDR, le consortium Érudit a entamé l’année dernière un partenariat avec les bibliothèques académiques : l’objectif primordial de cette collaboration, présentée en tandem par Tanja Niemann, directrice générale d’Érudit et par Clare Appavoo, directrice du RCDR, est la mobilisation de toutes les expertises et de toutes les parties prenantes, ainsi que la sensibilisation des organismes subventionnaires à l’effet que l’avenir de la science canadienne repose sur les revues nationales. Une des initiatives issues de ce projet est l’enquête initiée par Érudit et menée auprès des revues savantes durant l’été 2015; les résultats préliminaires de ce sondage ont également été dévoilés dans le cadre de ce séminaire. Les données recueillies auprès de 75 répondants (36 revues d’expression française, 39 revues d’expression anglaise) ont confirmé la dépendance des revues savantes aux revenus de subventions et d’abonnements; dans le cas des publications d’expression française, 45 % des revenus proviennent des subventions institutionnelles et/ou gouvernementales et environ 30 % des abonnements. En matière de libre accès, un quart des revues participantes admettait le dépôt immédiat depuis 2012 : c’est le cas de 32 % des publications en anglais et 14 % des publications en français. Aussi, la moitié des répondants ont déclaré utiliser un modèle hybride – souscription et libre accès; une petite proportion publiant exclusivement en libre accès (moins de 15 % dans le cas des revues en langue française). Ces résultats se sont fait l’écho des échanges qui avaient eu lieu dans la première partie du séminaire, et un extrait des entretiens menés avec des gestionnaires de revues savantes synthétise bien l’esprit de ces échanges : « I do understand why governments around the globe have moved into the direction of Open Access. I hope they understand that there are costs for this policy change and this should not be at the back of researchers and journals themselves ».

Le second événement, la table ronde organisée dans le cadre du colloque des bibliothèques universitaires québécoises, comptait quatre invités : un enseignant-chercheur (Marc Couture, UQAM), une représentante des bibliothèques (Diane Sauvé, Université de Montréal), la directrice d’Érudit, Tanja Niemann, et le doyen de la recherche de l’École de Technologie Supérieure, Sylvain Cloutier. Cet atelier fut, à plusieurs égards, l’extension logique du séminaire Érudit/RCDR. Les interventions des quatre panélistes ont corroboré le besoin impératif d’une concertation des quatre instances qu’ils incarnaient.

Lors de cette table tonde, on a suggéré que l’élément clé de la nouvelle politique tripartite soit le chercheur. Or, le milieu de la recherche se profile plutôt comme un milieu conservateur. Messieurs Couture et Cloutier ont insisté sur les réticences des chercheurs québécois — à quelques exceptions près — à l’égard du libre accès. D’ailleurs, les données ouvertes (Open Data), en matière de recherche, suscitent des doutes quant à une éventuelle valeur ajoutée; la libre diffusion de ces données brutes ne ferait qu’inciter à la falsification. Ainsi a-t-on questionné cette relative réticence des chercheurs face au contexte de renouveau. Tout d’abord, on a suggéré que le chercheur ne maîtriserait pas nécessairement toutes les facettes du libre accès, notamment en matière de propriété intellectuelle : les notions de licences libres, de pré et post-publication ne sont pas familières à tous les auteurs. Ensuite, le nombre réduit de revues locales en libre accès ne fait que limiter le choix du chercheur. Ce dernier doit filtrer soigneusement ses options avant de soumettre un manuscrit. De la même manière, nous apprenions de cette table ronde que les revues qui emploient des licences Creative Commons et qui concèdent l’autoarchivage sont peu nombreuses au Québec. Pis encore, dit le professeur Couture, les droits et permissions octroyés par ces publications, si tant est qu’elles en accordent, ne sont généralement pas disponibles pour consultation avant la réception du contrat de publication. Enfin, il a également été question de l’appréciation du rendement des chercheurs dans les universités : les chercheurs ne seraient pas évalués ou embauchés en fonction de la qualité de leurs écrits, mais en fonction de la revue dans laquelle ils publient. Pour illustrer ce propos, Sylvain Cloutier a fait appel à un cas de figure : un jeune chercheur ayant publié dix articles en libre accès verra-t-il sa candidature acceptée par un comité de sélection académique devant celle d’un confrère plus expérimenté dont le curriculum arbore deux articles parus dans Nature? On ne l’a pas caché, le débat serait ardu, la décision déchirante.

Ces deux événements ont eu le mérite de mobiliser les acteurs de la publication scientifique autour des enjeux du libre accès. De nombreux défis émergent, notamment celui d’un arrimage cohérent entre les nouveaux modes de diffusion de la connaissance scientifique, ses contextes de production et les modèles économiques qui les sous-tendent.