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Le programme français de « transition bibliographique[1] » : entre gestion du changement et planification stratégique

La question du changement dans les bibliothèques communales, intercommunales, départementales, etc. n’apparaît, de prime abord, ni plus ni moins caractéristique que pour toute autre organisation publique ou privée. Mais une observation plus attentive des conditions de fonctionnement de ces institutions publiques met en évidence des facteurs culturels, financiers, technologiques, techniques, sociaux, administratifs, politiques, sociétaux, etc. qui imposent aux bibliothèques des changements fréquents, appropriés, parfois même insuffisamment mûris. Dès qu’il est question de numérique et d’usage, les actions politiques, institutionnelles, économiques, etc. qui cherchent à accompagner, à soutenir et désormais à anticiper, s’emballent artificiellement sans tenir compte des études et travaux sur les usages du numérique, qui sont certes parcellaires compte tenu des territoires où se répand le numérique, mais convergent dès qu’il s’agit de recherche d’information, d’instrumentation et de compétences des usagers (Ciaccia 2010 ; Comtet 2009 ; Bourgeaud & Fresneau 2009 ; Dinet 2008 ; Papy et al. 2007).

Ces facteurs du changement s’exercent de façon asynchrone, selon des intensités variables, sur le mode du projet ou de l’injonction hiérarchique et impliquent des transformations conséquentes sur l’organisation des bibliothèques et le fonctionnement des services qu’elles proposent aux usagers (Lahary 2010 ; Delvainquière & Dietsch 2009 ; Bertrand 2008). Néanmoins, tout en manifestant la différence, entre l’« avant » et l’« après » du changement, les bibliothèques doivent maintenir le cap de leurs missions fondamentales : « Les bibliothèques sont des institutions publiques qui garantissent aux citoyens un libre accès aux savoirs et à l’information sur place ou à distance[2]. »  (Jacob 2014)

Depuis la déferlante Internet voici 25 ans (Brasseur 2016 ; Vitalis 2016 ; Delart 2015 ; Mayer-Schönberger 2014 ; Doueihi 2013 ; Chantepie & Le Diberder 2010 ; Berry 2008), le numérique reste un facteur récurrent de changements à haute fréquence pour les bibliothèques, qui ont vu leur mission première en matière d’accès à l’information et aux connaissances, souvent bousculée par la démocratisation des technologies de l’information et de la communication (Muller 2016 ; Jacquet 2015 ; Jacob 2014 ; Servet 2010 ; Roy 2003 ; Kuny & Cleveland 1996). Les technologies numériques se sont ainsi propagées dans les bibliothèques, tant au niveau des équipements que de celui des ressources immatérielles. Celles-ci ont acquis en peu de temps, le droit de participer à l’offre documentaire de la bibliothèque au même titre que les ressources physiques traditionnelles (livres, CD, DVD) et malgré la difficulté de les intégrer aux collections (Bachimont et al. 2011 ; Westeel 2009). La banalisation de l’accès à Internet et la généralisation des accès distants à partir de terminaux informatiques de plus en plus légers (ordinateurs portables, tablettes, smartphones, etc.) ont introduit la nécessité de donner aux collections une visibilité sur le Web et de valoriser ressources primaires et données descriptives (métadonnées) auprès de moteurs de recherche généralistes, spécialisés, d’agrégateurs ou de bibliothèques numériques (Matthieu et al. 2012). Ces directives de valorisation ont été absorbées dans les bibliothèques par les professionnels y exerçant malgré une méconnaissance de la réalité des pratiques numériques de leurs usagers (Moatti 2012 ; Gardies et. al. 2010 ; Simonnot 2008) : « S’y révèle une difficulté nouvelle à comprendre des usages dont les agents eux-mêmes n’ont pas forcément conscience (limites des enquêtes traditionnelles) et à recomposer des parcours humains derrière la multiplicité des traces laissées en ligne (limite du data mining). » (Chevalier  2016, 46) Cette méconnaissance perdure, régulièrement actualisée par les évolutions technologiques qui rebattent sans cesse les cartes des usages numériques : « Tout comme l’ABES, la BnF est confrontée à la difficulté de connaître les réutilisateurs de ses données. Les seules informations disponibles sont les statistiques de téléchargement des dumps, sans que cela en apprenne davantage sur les usages. » (Agostini 2015, 65)

Les trop rares études scientifiques qui interrogent les fractures numériques (Granjon 2011 ; Boutet & Trémenber 2009 ; Ben Youssef 2004), les cultures numériques (Kiyindou 2009 ; Smoreda et al. 2007) et les usages du numérique (Accart 2016 ; Vidal 2013 ; Dinet 2008 ; Papy 2007a, 2007b), et qui invitent à repenser avec modération le déploiement de dispositifs numériques ne sont que de peu de poids face à la puissance des imaginaires des acteurs institutionnels dès qu’il est question de numérique (Flichy 2001 ; Sauret 2002 ; Kuny & Cleveland 1996 ; Pavé 1989). À l’image de ces bibliothèques numériques en libre accès, initiées et soutenues financièrement par les pouvoirs publics pour accompagner l’émergence de la « société de l’information » qui ne parviennent pas à fidéliser leurs utilisateurs-internautes, après une décennie d’existence (Moatti 2012 ; Bourgeaud & Fresneau 2009 ; Lompré 2007 ; Lupovici 2007 ; Jannes-Ober 2005 ; Papy et al. 2007).

Ces problèmes de convivialité majeurs (Ciaccia 2010 ; Barcenilla & Bastien 2009 ; Chevalier 2008) que révèlent ces dispositifs numériques sont néanmoins invisibilisés par le succès planétaire des grandes réalisations numériques commerciales (Amazon, eBay, Facebook, YouTube, iTunes Store, etc.) dont la fréquentation se mesure en centaines de millions de visiteurs. Avec ces plateformes, le modèle technologique s’est imposé comme un composant incontournable du succès de tout projet public ou privé qui visera avant tout à faire croître la fréquentation dans le but d’obtenir ce précieux critère révélant objectivement la pertinence d’un dispositif plébiscité par tous. Dans les bibliothèques numériques culturelles, éducatives, scientifiques, etc. en libre accès, pour lesquelles les accès ne renseignent guère sur la façon dont les internautes s’approprient et exploitent les contenus, les réflexions d’amélioration sur la convivialité et l’acceptabilité ont été ignorées au profit du prestige dont bénéficient les technologies du Web et plus particulièrement l’interopérabilité technologique. Cette interopérabilité qui a propulsé sur le devant de la scène technologique les services Web est largement promue par les équipes informatiques qui y projettent la solution idéale d’augmentation de trafic sur les sites Web en ligne. Appliquées aux bibliothèques numériques, cette interopérabilité instrumentée par les services Web installe un processus de « coopération-compétition » entre plusieurs bibliothèques numériques, qui relègue au second plan les questions d’utilisabilité et d’acceptabilité (Papy 2015 ; Loyant & Deraze 2016 ; Direction interministérielle des systèmes d’information et de communication 2015 ; Dinet 2008 ; Feyler 2007).

Exposer les données du catalogue sur le Web (des données) : pour quoi ? Pour qui ?

Dans un article intitulé Semantic Web Road Map[3], publié en 1998, Tim Berners-Lee anticipe la transformation du Web des documents en un Web de données : « This document is a plan for achieving a set of connected applications for data on the Web in such a way as to form a consistent logical web of data (semantic Web). » Cette vision du fondateur du Web est devenue réalité en quelques années avec des documents générés « à la volée » à partir de contenus stockés dans des bases de données (relationnelles, XML, triplestore). C’est de la multiplicité des équipements informatiques (imprimantes, TV, ordinateur, téléphones intelligents, tablettes, console de jeux, etc.) dont les caractéristiques de restitution de l’information pouvaient considérablement varier qu’est né ce besoin d’une adaptation personnalisée des contenus. En quelques années, la déstructuration des documents en « contenus » réagençables à l’infini et destinés aux êtres humains s’est accompagnée d’une accélération des communications « machine à machine » au moyen de « protocoles » et de formats de données adéquats[4]. L’interopérabilité des bibliothèques numériques repose sur ces échanges de données entre plusieurs dispositifs technodocumentaires (Agosti et al. 2016 ; Da Sylva 2013 ; Candela et al. 2010 ; Papy 2009 ; Chourrot 2009). Ainsi, à l’issue d’une recherche documentaire menée par un utilisateur sur Persee.fr, Cairn.info, ou Mir@bel[5], la page Web synthétique et homogène que consultera l’utilisateur sera en réalité un composite de données extraites de toutes les bibliothèques numériques interconnectées (Papy 2017 ; Kembellec & Prime-Claverie 2015). Ce sont jusqu’aux navigateurs Web qui permettent désormais d’assembler grâce aux évolutions du HTML, une meilleure prise en compte du Document Object Model[6] et des fonctionnalités AJAX, des pages Web composites alimentées par les données provenant de systèmes d’information Web interrogeables au moyen d’API[7] (Pignier 2012 ; Brangier et al. 2012).

C’est dans cette optique que les deux agences bibliographiques françaises promeuvent le modèle Functional Requirements for Bibliographic Records (FRBR) dans l’intention de confirmer le rôle que l’open data joue dans l’amélioration de l’usage des catalogues des bibliothèques. Les ressources documentaires FRBRIsées dans leur transcription catalographique, devenues manifestations d’une oeuvre, trouveraient leur place dans un réseau de relations où ressources et données complémentaires peuvent provenir de l’intérieur et de l’extérieur de la bibliothèque : « À long terme, il serait envisageable, par exemple qu’une bibliothèque municipale constitue son catalogue en pointant vers des ressources exposées dans data.bnf.fr, par des liens hypertextes, complétées par des données locales. » (Wenz 2012, 42 ; Bermes 2013 ; Gagnon 2013)

FRBR : quand ABES[8] et BnF[9] réinterprètent les finalités du modèle initial

Avec le programme de « transition bibliographique », les deux institutions bibliographiques de référence que sont la Bibliothèque nationale de France (BnF) et l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (ABES) tentent de convaincre les bibliothèques du territoire d’adopter de nouvelles procédures de catalogage qui reposent sur le modèle conceptuel Functional Requirements for Bibliographic Records[10], finalisé en 1997 et s’appuyant en grande partie sur le modèle original « entité-association » conçu en 1976 par Peter Chen[11]. Établi en 1997, le modèle FRBR a continué à se développer pour donner à une famille de modèles conceptuels FRBR : Functional Requirements for Authority Data (FRAD) (IFLA 2008) et Functional Requirements for Subject Authority Data (FRSAD) (IFLA 2011). Les travaux se sont prolongés jusqu’à une date récente pour établir un modèle consolidé : « Even as FRAD and FRSAD were being finalized in 2009 and 2010, it became clear that it would be necessary to combine or consolidate the FR family into a single coherent model to clarify the understanding of the overall model and remove barriers to its adoption. » (IFLA 2017, 5)

L’argumentaire que la BnF et l’ABES ont développé pour justifier les nécessités de cette « transition bibliographique » apparaît cependant différent de celui qui a déterminé les groupes de travail de l’IFLA à élaborer ce nouveau modèle de catalogage. En effet, pour les deux institutions françaises, il est bien question d’exposer les catalogues des bibliothèques dans le Web de données[12] pour relever un défi : « Le défi fondamental auquel les bibliothèques sont confrontées aujourd’hui est l’exposition et la visibilité de leurs collections et de leurs métadonnées sur le Web[13]. » Cependant dans le rapport final de 1997 de l’IFLA est explicité en page 11 la vocation de l’étude

[…] vise deux objectifs principaux. Le premier consiste à élaborer un cadre clairement défini et structuré permettant une adéquation entre les données qui figurent dans des notices bibliographiques et les besoins des utilisateurs de ces mêmes notices. Le second consiste à préconiser un niveau minimal de l’ensemble des fonctions devant être assurées par les notices que produisent les agences bibliographiques mondiales.

À la même page, le rapport indique avec précision, qu’il s’agit de répondre à l’utilisation des notices bibliographiques par une « large typologie d’utilisateurs : lecteurs, étudiants, chercheurs, personnels de bibliothèque, éditeurs, distributeurs, revendeurs, courtiers en information, gestionnaires de droits liés à la propriété intellectuelle, etc. ». Les utilisations possibles sont décrites exhaustivement : « […] développement des collections, acquisitions, catalogage, production d’outils de recherche et de bibliographies, gestion des collections, conservation, communication, prêt entre bibliothèques, consultation, documentation. » (p.11, 2.2 Domaine d’application).

À l’évidence, les ambitions de l’ABES et de la BnF, largement nourries par le récent phénomène « data » (Delart 2016 ; Lenoir & Petit 2016 ; Monino & Sedkaoui 2016 ; Chamoux & Boustany 2010) ont revisité le cadre professionnel et expert défini dans le rapport final de l’IFLA. En restant imprécis sur ces « nouveaux usages » du Web, BnF et ABES décloisonnent le domaine d’application que les membres du groupe de travail de l’IFLA avaient pourtant identifié. Ce décloisonnement n’est pas étranger aux initiatives lancées par l’ABES et la BnF en direction du Web de données/Web sémantique. En 2011, l’ABES annonçait qu’elle publiait 10 millions de notices bibliographiques au format RDF[14]. La BnF lançait la même année la plateforme data.bnf.fr dont l’objectif déclaré est de rendre les données de la Bibliothèque nationale de France plus utiles sur le Web. Ces données sont des informations de description et d’identification des documents conservés à la BnF (les personnes ou les organisations qui en sont les auteurs sont également concernées). Cette plateforme de données ouvertes de la BnF permet de rassembler en définitive, autour de ses pages auteur, oeuvre, thème, date et lieu, ressources de la BnF et ressources externes. Outre la valorisation de la richesse des fonds de la BnF sur le Web, data.bnf.fr a la prétention de servir d’articulation technologique entre différentes ressources et différents services.

La plateforme de données ouvertes que la BnF gère et alimente depuis 2011 s’inscrit dans le mouvement gouvernemental français data.gouv.fr de l’ouverture des données publiques à destination/à l’usage de tous les citoyens. Prolongeant cette disposition démocratique, le projet de la BnF vise à compléter ces premières dispositions en augmentant la visibilité, l’audience, et la réutilisabilité des données produites par ses directions. C’est ainsi qu’elle entend permettre à des tiers (citoyens, entreprises, organisations publiques, etc.) soit de les récupérer, soit de s’y lier. Avec cette « transition bibliographique », c’est vraisemblablement le second objectif que la BnF souhaite atteindre en promouvant le modèle FRBR auprès des bibliothécaires afin que les données de data.bnf.fr ne soient pas « moissonnées » comme n’importe quel dépôt ou n’importe quelle archive en ligne. Si la perspective d’une exposition de leurs données bibliographiques dans le contexte du Web des données/Web sémantique est de nature à séduire les bibliothèques qui l’imaginent comme une valorisation de leur activité minutieuse d’organisation des collections, elle dissimule en contrepartie des difficultés qu’elles seront seules à supporter.

En effet, pour bénéficier des avantages du modèle FRBR, les opérations de catalogage doivent être adaptées. Cette adaptation n’est possible qu’à partir de logiciels métiers conçus pour le faire. De fait, en s’engageant dans la FRBRisation de leur catalogue, les bibliothèques doivent se doter d’un système intégré de gestion de bibliothèques (SIGB) capable de supporter les descriptions conformes au modèle FRBR. Ce n’est pas une simple mise à jour logicielle que devront supporter les bibliothèques en changeant leur SIGB, mais bien une architecture logicielle originale, qui certes reproduira les fonctionnalités du logiciel métier abandonné, mais qui revisitera conceptuellement la notion de notice qui prévalait jusqu’à présent, au bénéfice de celle d’« oeuvre ». Si les répercussions budgétaires et techniques sont immédiates, celles sur la recherche documentaire que les usagers mènent avec l’OPAC se feront sentir plus tardivement. La notice, élément central, sur laquelle viennent s’articuler les données d’exemplaires, devient dans le modèle FRBR, une « manifestation » assujettie à une « expression » elle-même explicitant l’« oeuvre ». Cette modification, loin de représenter une simple évolution technique professionnelle que les catalogueurs devront intégrer, aura un impact considérable sur la notion de collections telle qu’elle est vécue par les bibliothèques et leurs usagers dans l’espace physique. Les indices de la classification (Dewey, CDU, etc.) retenue jusqu’à présent, qui déterminent (du moins en partie et à travers la cote) les collections de la bibliothèque, vont être enfouis dans l’entité terminale « item », à trois niveaux d’imbrications de l’entité vedette « oeuvre » qui n’a, aujourd’hui, ni correspondance ni matérialité pour les usagers des bibliothèques.

Aujourd’hui, dans les versions les plus récentes de SIGB où est implémenté le modèle FRBR, les éditeurs de solutions informatiques ne sont pas en mesure d’apporter de solutions pleinement satisfaisantes :

  • « Parmi les questionnements, on peut s’étonner que pour représenter visuellement l’oeuvre, le choix a été fait d’afficher la page de couverture d’une manifestation de l’oeuvre, mais comment faire autrement[15] ? »

  • « L’oeuvre est une entité centrale, regroupant expression et manifestation (pour limiter le nombre de niveaux). Elle est obligatoire pour les bibliothèques ayant décidé de FRBRiser leur catalogue. L’outil de recherche gère la présence ou l’absence de l’oeuvre[16]. »

Le modèle FRBR en imposant conceptuellement, aux bibliothécaires et aux usagers, une hiérarchie inédite entre des entités qui jusqu’à présent étaient inexistantes (oeuvre et expression), impose également de nouvelles représentations pour enchâsser/désenchâsser les collections et les exemplaires dans les oeuvres et leurs expressions. L’OPAC devra permettre d’exprimer, au moyen de particularités de visualisation complexes (Reymond 2016), les relations des entités du modèle FRBR qui substitue au schéma élémentaire « notice < > exemplaire » des notices actuelles, un réseau de relations fondé sur le schéma « Oeuvre < > Expression < > Manifestation < > Exemplaire ».

L’impact d’usage apparaît considérable pour les catalogues en ligne, car il s’agit de faire évoluer brutalement les usagers vers des représentations pour lesquelles ils n’auront pas été formés et qui très probablement seront très différentes de celles que produisent majoritairement les catalogues en ligne : « Le catalogue en tant qu’outil de recherche associé à la réalité physique de la bibliothèque est en effet conçu pour donner une représentation de la collection, pour l’incarner. Il constitue un reflet de la collection physique pour laquelle il joue le rôle d’outil d’accès. » (Bermes 2013, 19)

La FRBRisation, quels changements pour les catalogues ? Quels impacts pour les bibliothèques ?

Par la FRBRIsation des catalogues des bibliothèques municipales et universitaires (Rafferty 2015 ; Seikel 2013 ; Krier 2012 ; Zhang & Salaba 2012 ; Zavalina 2012 ; Tillet 2005), il s’agit de s’émanciper de la logique des documents et à lui substituer celle d’oeuvre autour de laquelle s’agrégeront données catalographiques et données d’autorité sur des personnes, des organisations, des concepts, des évènements que pourvoiront, sous forme de services Web et à partir de leur entrepôt de données, les deux institutions de référence (ABES-BnF 2012 ; Illien et al. 2013 ; Agostini 2012). Ce programme comporte un volet saillant dédié à l’usage puisqu’il est bien question d’amplifier pratiques et usages des usagers des bibliothèques en rapprochant « data » et innovation. Cette orientation évidente pour l’ABES et la BnF, qui peuvent compter sur l’expertise de leurs informaticiens, réserve de douloureuses surprises pour les bibliothèques et les médiathèques qui se seront laissées entraîner dans des stratégies institutionnelles sur « le big data » et le « big is beautiful » (Mabi 2016 ; Delart 2015 ; Shiri 2014 ; Chantepie & Le Diberder 2009) pour lesquelles elles doivent répondre par un bricolage (Franco 2016 ; Boyd & Crawford 2012 ; Comtet 2009) de moyens et de compétences : « Les données, présentées sous forme brute, ne sont pas mises en scène. La bibliothèque n’ayant ni les moyens techniques ni les compétences pour faire ce travail, le collectif Open Data Rennes proposera une data visualisation des données de fréquentation […] Faute de pouvoir payer un développeur à plein temps et d’avoir du personnel formé pour gérer le suivi au quotidien de l’application, la médiathèquea stoppé la collaboration avec le collectif. L’application est donc restée au stade de prototype. » (Lenoir & Petit 2016, 2)

C’est parce que leurs catalogues s’appuient sur des catalogues de plusieurs millions de notices que l’adoption du modèle FRBR et de ses versions dérivées par la BnF et l’ABES trouve tout son sens. L’ABES au travers du SUDOC constitue un catalogue bibliographique virtuel (3 400 établissements documentaires, 12 millions de notices) qui ne correspond ainsi à aucune logique de collections pourtant bien présentes dans les bibliothèques universitaires et de recherches. La BnF recense plus de 13 millions de notices bibliographiques organisées grâce à des données sur les données et de ressources dont elle est seule à disposer en intégralité (RAMEAU, bibliothèque numérique Gallica, notices auteurs, etc.).

Les fonds des bibliothèques municipales qui sont plus modestes (ils rassemblent généralement quelques dizaines de milliers de documents) ne permettront pas d’exploiter les avantages du FRBR et de restituer la richesse des relations entre les entités[17]. Les « manifestations » d’une « oeuvre », quelles que soient les expressions qu’elle pourra prendre, vont complexifier artificiellement la représentation de quelques ressources documentaires souvent disponibles en un seul exemplaire.

À défaut d’une masse critique de notices bibliographiques susceptible d’apporter une épaisseur consistance au modèle FRBR de leur SIGB, les bibliothèques devront « virtualiser » leur catalogue bibliographique FRBRIsé en comblant les entités absentes ou insuffisamment représentées par des liens vers les données de la plateforme data.bnf.fr. Si celle-ci permet aux bibliothèques municipales d’y accéder théoriquement, l’expertise technologique qu’il convient de mobiliser — et dont ne dispose qu’exceptionnellement les bibliothèques municipales localement — rend dans les faits, la tâche impossible (Lenoir & Petit 2016).

Par ailleurs, les récentes expérimentations menées sur les catalogues FRBRisés témoignent de la difficulté pour les usagers non seulement de s’en emparer, mais plus simplement de retrouver les exemplaires (item) :

There were noted differences in user success in completing various tasks in the FRBR-based catalogs, for example : Find a work tended to have the highest success rate among all tasks across systems. Find a set of works tended to be completed successfully. Find an expression appeared to be challenging, particularly in WoldCat.org. Find a manifestation was difficult, particularly in FictionFinder. Identify a manifestation based on a publisher was very difficult in all evaluated catalogs. Obtain an item tended to have the lowest success rate…

Zhang & Salaba 2012, 723

et militent sur la nécessité de partir de leurs attentes et de leurs besoins : « Les théories les plus récentes de Lubetzky ou d’Elaine Svenonius, ainsi que la réflexion menée par la communauté autour du modèle FRBR ne trahissent pas cette vision : pour eux, c’est en partant des besoins du lecteur qu’il faut imaginer les fonctions, les structures et les modèles qui sous-tendent les catalogues. » (Bermes 2013, 17)

Il s’agit bien d’intégrer les données sans nier non plus la prévalence de l’espace physique de la bibliothèque qui restera encore longtemps l’espace de référence où se déploient les collections en conformité avec les politiques documentaires et les missions de service public des bibliothèques. L’enrichissement des ressources qui les constituent, au moyen de données externes — surtout lorsqu’elles sont de la qualité de celles proposées par la BnF — peut apporter de nouvelles méthodes pour valoriser les collections et en améliorer davantage l’accès sans rompre avec les procédés éprouvés : « [L]es notices, elles, se trouvaient accessibles via diverses tables, alphabétiques, mais aussi méthodiques, permettant de la sorte non seulement de trouver TELLE oeuvre donnée de tel auteur, mais de découvrir DES documents (quels qu’ils soient consacrés à tel sujet ou développant telle discipline […] » (Roy 2003, 141)

Conclusion

À l’évidence, le programme de « transition bibliographique » portée par les deux agences bibliographiques françaises a délibérément amplifié la facette de l’usage, à laquelle les bibliothèques sont sensibles. Une lecture plus attentive de ce programme et des journées professionnelles de sensibilisation coorganisées depuis 2016 par les deux agences nationales laisse supposer qu’il s’agit moins de soutenir des usages numériques en émergence dont les bibliothèques ne peuvent s’affranchir, que de valoriser les initiatives des services et des « data » de l’ABES et de la BnF[18] (Afnor 2016).

À cette fin, c’est bien un récit imaginaire sur les nouveaux usages du Web qui a été élaboré par les deux institutions pour inviter les bibliothécaires à adopter un modèle qui ne répondra ni à leurs attentes, ni à leurs besoins professionnels, ni, c’est encore plus probable, à ceux de leurs usagers.

C’est jusqu’à l’argument séduisant de l’exposition des données sur le Web que la FRBRisation du catalogue permettrait d’obtenir qui ne résiste pas à la réalité des faits et aux actions antérieures menées notamment par l’ABES. À deux reprises, les millions de notices bibliographiques du SUDOC ont fait l’objet d’une réécriture, d’abord en XML, puis en RDF, dans le but précis d’augmenter la visibilité des notices sur le Web. C’est bien dans le cadre de sa stratégie globale pour assurer une plus grande visibilité aux ressources des bibliothèques universitaires françaises sur le Web que l’ABES a établi un accord avec Google. Depuis 2008, les notices Marc du SUDOC font l’objet d’une conversion en XML (le vocabulaire Marc est conservé) pour faciliter leur intégration dans les index de Google Scholar (Berard & Gibert 2008). À l’issue de cette phase d’intégration, les notices qui répondent aux requêtes que les utilisateurs saisissent dans le champ de recherche de l’interface de consultation de Google Scholar sont consultables en activant les liens présents dans la page des résultats de recherche.

En 2011, la traduction des toutes les notices du SUDOC dans le formalisme RDFa[19] a permis d’augmenter la visibilité des notices auprès cette fois d’un plus grand nombre de moteurs de recherche généralistes sans qu’une procédure d’intégration technique spécifique soit nécessaire pour chacun d’entre eux. En associant à chaque notice, un jeu de balises Dublin Core normalisé, c’est la qualité de l’indexation par les moteurs de recherche qui s’est trouvée améliorée.

Ces démarches de diffusion des données bibliographiques sont simplifiées par les procédés d’exportation automatisés dont sont dotés les SIGB qui gèrent les notices en format MARC (Intermarc ou Unimarc). Les exportations au format XML de l’intégralité du catalogue coexistent avec le formalisme de la norme ISO 2709 que les SIGB utilisent fréquemment par défaut. Le formalisme XML qui garantit l’indépendance des données par rapport à l’informatique matérielle et logicielle permet en contrepartie une grande réutilisabilité des données.

Cette réutilisabilité n’est totale que dans la mesure où ces données sont réellement accessibles. C’est la vocation de la plateforme ouverte des données publiques nationales data.gouv.fr développée et animée par la mission Etalab[20] de la Direction interministérielle du numérique et du système d’information et de communication de l’État. Cette plateforme constitue un espace en ligne où peuvent être exposées les informations publiques de l’État, de ses établissements publics, des collectivités territoriales et des personnes de droit public ou de droit privé chargées d’une mission de service public. Dans ce cadre, les bibliothèques ont toute légitimité à apparaître sur data.gouv.fr en qualité de producteur de données et à bénéficier d’un meilleur référencement de leurs jeux de données. Dans cette logique la plateforme data.gouv.fr ne se réduit pas un simple dépôt numérique pour données publiques, elle met à disposition des sites tiers qui envisagent de réutiliser les données, une bibliothèque JavaScript et des API[21] développées spécifiquement pour faciliter la personnalisation des jeux de données.

Le contexte technologique, politique et culturel du partage et de la réutilisation de données a considérablement évolué en moins d’une dizaine d’années. La production et la propagation de données engendrées par les phénomènes relativement récents du « big data », l’« open data » et du « linked open data » témoignent d’une maturité des TIC et des formats de données. Bien entendu, il ne s’agit pas ici de remettre en question ici la pertinence de la famille de modèles FRBR qui a fait l’objet, pendant et après sa finalisation de nombreuses publications qui, en leur temps, ont souligné ses avantages et ses limites en fonction de contextes d’utilisation précis. La FRBrisation pour l’amélioration des usages et l’exposition des données sur le Web constitue un prétexte acceptable que les deux agences bibliographiques françaises ont élaboré pour orienter une stratégie globale du changement dont elles bénéficieront directement en les consacrant comme intermédiaire et fournisseurs de services et de données complémentaires pour les catalogues FRBRisés des bibliothèques.

En plus des implications budgétaires, techniques et technologiques que les bibliothèques auront à supporter, la FRBRisation des catalogues, engagée sans études d’usage pertinentes (Le Boeuf 2013 ; Dinet 2008) promet presque avec certitude de malmener l’usager de la bibliothèque dans sa représentation de ce « tiers-lieu » (Jacquet 2015 ; Servet 2010 ; Bertrand 2008), « lieu de savoirs » (Jacob 2014) et « espace de cohérence » (Papy 2006 ; Jacob 2004) qu’ils contribuent eux aussi à façonner : « On a d’ailleurs constaté qu’il n’est pas nécessaire de penser ces lieux en amont et surtout de les suréquiper en technologies toujours plus sophistiquées. Il faut construire des espaces avec les usagers et les concevoir avec eux en laissant le plus possible la créativité s’exprimer. » (Chourrot 2007, 97).