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Introduction

La transformation des bibliothèques s’observe dans leurs espaces. La présence d’ateliers numériques dédiés à la création, qu’ils soient fab labs, makerspace ou médialabs, ruches d’art, etc., se multiplie et redéfinit le modèle dominant de la bibliothèque tiers lieu[1]. Ces développements en bibliothèque entraînent le renouvellement du discours sur la culture professionnelle, et même celui qui fonde essentiellement le concept de tiers lieu lui-même, en le déplaçant vers des enjeux qui sont liés au thème des communs. À travers cette diversité d’initiatives qui accompagnent le déploiement des laboratoires de créativité numérique, comment pourrait-on aborder la question de l’impact de ces espaces et de ces pratiques émergentes en bibliothèque ? En s’appuyant sur diverses sources (cadre de référence, charte des fab labs, étude de cas de Bennyfab), des repères seront proposés. Ceux-ci viseront d’une part à mieux cerner les enjeux de l’évaluation des fab labs[2] et leur impact et d’autre part, à identifier les possibilités que recèlent ces propositions nouvelles dans une transition des bibliothèques qui passent par le régime des communs[3].

Contexte et cadre théorique

En quelques années, la présence des laboratoires de créativité numérique est devenue le marqueur implicite de l’innovation en bibliothèque au Québec comme ailleurs. Depuis l’ouverture de la bibliothèque Marc-Favreau dans le quartier Rosemont à Montréal en 2013, qui a inauguré cette mouvance sur le territoire québécois, plus de 1 000 m2 de superficie en bibliothèque[4] ont été consacrés à ces laboratoires ; et les projets à venir comprennent quasi systématiquement ce type d’espace dans leur programmation.

Cette donnée fonctionnelle tend à se formaliser et, en Ontario, la dernière version des lignes directrices recommande la mise en place de makerspace (Ontario Public Library Guidelines Monitoring and Accreditation Council 2017). Dans l’édition la plus récente du manuel d’introduction à la bibliothéconomie, De La Pena McCook & Bosaller (2018, 208) réfèrent tour à tour aux makerspaces comme un enjeu actuel de la construction et de la rénovation, comme un nouveau type de service adapté aux nouveaux besoins des jeunes et des adolescents (Ibid, 249), comme un volet du programme technologique (Ibid, 332 et 341) et comme un dispositif qui contribue à l’inclusion numérique dans la perspective globale des bibliothèques soutenue par l’IFLA (Ibid, 360).

Pour les fins de cette réflexion, nous référerons, d’une façon générale, à ce genre d’espace en les désignant comme des laboratoires de création numérique, une appellation sous laquelle on peut ranger les différentes espèces qu’elle recouvre : fab labs, médialabs, makerspaces, ruches d’art, food labs, etc., même si nous nous intéresserons plus particulièrement au fab lab.

La bibliothèque-makerspace

La vision élaborée par les architectes de la Vaughan Civic Centre Resource Library à Toronto (2016), inaugurée en 2016, révèle l’essor croissant des laboratoires de création numérique. Selon cet énoncé de vision, il ne s’agit plus de souligner la présence d’un makerspace dans la programmation des espaces, mais bien d’identifier le projet à celui-ci en affirmant que la bibliothèque est un makerspace : « Resulting from an extensive visioning process exploring the evolving role of the library in the digital age, The Vaughan Civic Centre Resource Library by ZAS Architects is a visionary makerspace dedicated to community learning, gathering, creating and celebration. »

Dans le même esprit, le projet de la nouvelle bibliothèque Saint-Sulpice à Montréal a adopté le modèle de la bibliothèque-laboratoire dans son énoncé de vision. Cette bibliothèque est un laboratoire :

  • pour les usagers qui vont fréquenter l’institution et se prévaloir de ses services, mais aussi participer activement à la définition de ses orientations et de ses priorités ainsi qu’à sa gestion et à sa gouvernance ;

  • pour les partenaires avec lesquels la bibliothèque-laboratoire établira des ententes de collaboration et de coopération ;

  • pour d’autres bibliothèques québécoises qui souhaitent actualiser leur offre de services — certaines ayant déjà mis en place des structures de laboratoire d’innovation au coeur de leurs installations — ou attirer de nouveaux publics, particulièrement les adolescents et les jeunes adultes ;

  • pour la bibliothèque-laboratoire elle-même, dans son exploration continue de nouvelles façons de faire et de nouvelles approches lui permettant de répondre aux attentes des générations montantes d’usagers[5].

Dans cette perspective, le makerspace ou le laboratoire de créativité contribue à renouveler la signification du modèle de la bibliothèque tiers lieu campé dans le référentiel du café et de la conversation (Servet 2010) :

As libraries rebuilt themselves in new ways, as makerspaces, with coffeeshops and digital commons, with space for conversation, music, and more, the library card takes on new value as a membership card to every community’s Third Place, and libraries take on new significance at the heart of our communities as place of action, as well of as thought.

Willingham & DeBoer 2015, 8

Et cette signification nouvelle qui repose sur d’autres caractéristiques sociospatiales va de pair avec un engagement et une participation plus active des usagers qui traduit des relations inédites avec les bibliothèques.

Des générations de tiers lieux

Dans l’ouvrage Bibliothèques troisième lieu, j’ai proposé une narration autour de l’évolution des usages et des espaces dans le contexte de la culture numérique au XXIe siècle[6]. De ce point de vue, la bibliothèque tiers lieu présente une histoire récente marquée par une série de jalons indiquant une progression de la participation des usagers au sein de la bibliothèque. Ce récit identifie trois générations de bibliothèques tiers lieux. L’une des retombées de cette étude consistera à identifier un quatrième épisode incarné par la maison des communs[7].

La bibliothèque tiers lieu de première génération s’inspire du café ou du parc public pour explorer les dispositifs propices à la sociabilité, la convivialité et la conversation démocratique. La deuxième génération de bibliothèque tiers lieu correspond au modèle de la bibliothèque communautaire prolongeant la maison de jeunes et le centre communautaire. Les bibliothèques de quartier exemplifient cette vision à échelle humaine du tiers lieu, dédiée à l’activation de la sphère publique locale. Celles-ci accordent une superficie généreuse aux espaces sociaux qui remplissent des fonctions communautaires, éducatives ou qui sont reliées à l’exercice de la citoyenneté : salle communautaire, salle de travail en équipe ou collaboratif, salles de programmation pour les organismes communautaires, agora, living room, commons, avec les services et les programmes à l’avenant.

Après l’aménagement du café, puis de ces fonctions communautaires, l’intégration des laboratoires de créativité signale une troisième génération qui reflète des usages portés par la culture numérique et sensible aux attentes des usagers engagés dans des pratiques d’apprentissage actif.

Cette conception nouvelle de l’usager actif et créatif se déplace en explorant de nouveaux registres. Il ne s’agit plus seulement de proposer des espaces visant à soutenir des pratiques de créativité numérique et qui sont conçues pour les usagers. Certaines bibliothèques introduisent, en outre, des pratiques participatives dans le but de cocréer ces nouveaux espaces de créativité, les programmes associés ou les projets des nouvelles bibliothèques elles-mêmes[8].

Après le tiers lieu de création (celui qui offre des espaces de créativité), le tiers lieu de cocréation survient dans la prolongation du premier en soutenant, selon les méthodes, les processus de planification en collaboration avec la communauté, de coconception participative, de design centré sur l’humain, de codesign. Cette nouvelle génération des bibliothèques publiques participatives privilégie la construction de relations plus égalitaires, équitables et inclusives avec les citoyens en vue de mieux répondre à leurs aspirations. Elles reprennent aussi, à divers égards, le modèle horizontal, l’apprentissage pair-à-pair et l’approche expérientielle qui caractérisent les laboratoires de créativité numérique.

Une nouvelle (mais pas si nouvelle) mission selon R. David Lankes

Cette narration de l’évolution des usages et des stratégies participatives et sociospatiales correspondantes font aussi écho à la réflexion menée par R. David Lankes sur les missions renouvelées des bibliothèques.

Dans Expect more (2016), Lankes annonce une nouvelle ère pour la bibliothéconomie, fondée non pas sur le livre ou les artefacts, mais sur le savoir et la communauté (p. 25). Les bibliothécaires d’aujourd’hui, affirme-t-il, profitent avantageusement du virage technologique pour favoriser l’empowerment des communautés et contribuer à leur développement (p. 30). En revanche, trop de bibliothécaires encore cherchent à survivre au lieu d’innover, ou se consacrent à la promotion de l’amour du livre au lieu de s’engager auprès des communautés qu’ils desservent (p. 30). Historiquement, argumente-t-il, les bibliothèques ont ressemblé davantage à des think tanks ou des centres d’innovation qu’à des maisons de livres (p. 31). Cette insistance sur les collections dans les institutions du XXe siècle n’est pas étrangère à l’essor fulgurant de l’industrie du livre et à la pression commerciale de celle-ci aux dépens des services à la communauté. Ce qui conduit Lankes à affirmer que : « Bad libraries only build collections. Good libraries build services... Great libraries build communities. » (p. 31) Or, une des questions que cet argumentaire entraîne est la suivante : si les bibliothèques ne sont plus seulement à propos des livres, seraient-elles désormais à propos des fab labs ? (p. 40)

Selon Lankes, la mission des bibliothèques consiste fondamentalement à « améliorer la société en facilitant la création de savoir[9] » [notre traduction] et se réalise au moyen de quatre objectifs : donner accès, développer des apprentissages, fournir un espace sécuritaire, soutenir la motivation pour apprendre (p. 40).

Or, cette mission repose de façon essentielle sur une conception du savoir entendue comme une capacité humaine, active, construite, dynamique, fondée sur la passion et qui nous incite à questionner le monde (p. 41). À cet égard, soutient encore Lankes, si vous croyez que le savoir est contenu dans les livres et les bases de données, vous faciliterez la création du savoir en créant des collections : « En revanche, si vous voyez le savoir comme quelque chose de plus dynamique, et ultimement construit par l’individu et la communauté, vous devez radicalement changer ce qu’une bibliothèque fait — vous avez besoin de voir la bibliothèque comme un lieu d’apprentissage actif. » [notre traduction] (Lankes 2016, 42)

Par conséquent, une des carences les plus nuisibles à la profession à l’heure actuelle réside dans une compréhension défaillante de ce qu’est le savoir. Ne plus savoir ce qu’est le savoir et comment les gens apprennent aujourd’hui, tel est le paradoxe, et un défi des plus grands défis, de cette profession qui se consacre à l’apprentissage : « This new understanding of knowledge as actively constructed is perhaps the biggest expectation change we need to make in order to get the librarians we deserve. » (p. 42)

Comment entendre cette notion de « facilitation » qui est au coeur de la mission renouvelée des bibliothèques ? Et d’abord, comment comprendre l’objectif de « donner accès » qui constitue l’une des quatre modalités qui fondent celle-ci ? Si l’on considère la représentation traditionnelle, la conception de l’accès s’avère fonctionnellement déficiente dans la mesure où elle opère à sens unique, selon Lankes. Les bibliothèques vous fournissent des collections, du matériel, mais comment parviennent-elles à être aussi une plate-forme vers les idées des autres ou une plate-forme qui vous permettrait de partager vos idées ou vos savoirs avec les autres ? (p. 42) D’où cette métaphore qui nous rapproche de la situation du laboratoire de création ou du makerspace et qui suggère qu’il serait moins avantageux pour les bibliothèques de ressembler à une épicerie qu’à une cuisine : « Libraries need to be kitchens — active social places where you mix a rich set of ingredients (information, resources, talents) into an exciting new concoction that can then be shared. » (p. 45) Le laboratoire de créativité numérique incarne une référence symbolique et fonctionnelle plus adéquate de cette facilitation en soutenant une approche pluridirectionnelle de l’accès et un partage des savoirs entre la bibliothèque, ses usagers et la communauté.

Ensuite, la facilitation passe par le développement des compétences nécessaires afin de faire usage de ses savoirs (p. 46). À cet égard, les laboratoires de créativité numérique accompagnent les citoyens sur le plan de la littératie et de l’inclusion numérique. Ils soutiennent les citoyens dans des apprentissages actifs, dans une posture distincte de celle d’un consommateur ou d’un apprenant passif.

Troisièmement, faciliter la création de savoir requiert aussi un cadre sécuritaire, tant sur les plans physique qu’intellectuel où l’on se sentira confortable de négocier avec des idées qui défient le sens commun explique Lankes (p. 49-51). Dans le contexte actuel, cela signifie que l’on se préoccupera, de façon prioritaire, des questions relatives à la privacité et à la maîtrise des données personnelles. Un tel espace est conçu comme un dispositif physique, mais aussi symbolique. Il est tout à la fois, le tiers lieu, l’agora, le refuge de la sphère publique, un espace de discussion, un forum pour conduire des réflexions collectives, échanger et agir en commun face aux grands enjeux sociaux et aux impacts des technologies dans l’environnement des laboratoires de créativité numérique.

Enfin, selon Lankes, la motivation à apprendre constitue la quatrième clé de la facilitation et il existe de nombreux moyens pour la bibliothèque de contribuer à celle-ci. Le moyen le plus puissant pour motiver et inspirer consiste à se connecter étroitement aux usagers en leur permettant de participer directement et concrètement au projet de la bibliothèque pour y vivre leurs passions. Cette approche requiert de céder du pouvoir, du contrôle et de l’autorité pour les confier à la communauté par l’entremise d’une forme de copropriété (co-ownership) (p. 55). Or, le fab lab permet, parmi les expériences qu’il supporte, cette expérimentation sociale où les relations entre les propriétaires traditionnels de la bibliothèque ceux qui l’administre et l’opère et les habitants se réinventent et se recréent. L’ensemble des participants se repositionnent en tant que co-apprenants dans le développement de ce service innovant qu’est le fab lab, et qui inscrit, en égalisant les statuts, cette forme de copropriété au sein de la bibliothèque (p. 55-56).

Lankes développe assez peu ce concept de copropriété qui joue un rôle qu’il estime pourtant décisif. Évidemment, on ne peut l’entendre au sens strict, comme une entente relative dans un cadre immobilier ou foncier. Il est notable que cette copropriété présente des similarités avec certains des attributs des tiers lieux de cocréation évoqués à la section précédente où un ensemble de parties prenantes produisent de nouvelles connaissances sur la bibliothèque à venir et lui donne une signification contextualisée, située en termes de projet de communauté où elles définissent des relations nouvelles plus égalitaires entre elles. Une telle démarche porte sur la vision, mais s’étend à la gouvernance en cours du projet et au-delà. Dans cette veine, la notion de copropriété se rapproche de l’idée d’une propriété partagée où plusieurs copropriétaires peuvent jouir d’un certain nombre d’occasions et d’usages selon des règles définies en commun. Je proposerai, dans la section suivante, qu’une des voies pour identifier et substantifier cette notion de « copropriété » pourrait se référer au modèle de la « maison des communs ».

La maison des communs

Je voudrais suggérer que la bibliothèque comme copropriété ou comme maison des communs s’expérimente et trouve son sens à partir de ce qui se fait dans le contexte d’un fab lab ou d’un autre type de laboratoire de créativité numérique. Mais d’abord, qu’est-ce qu’une maison des communs et même, préalablement, que sont les communs ? Dans Communs du savoir et bibliothèques, il est posé que :

[n]ous parlons de communs de la connaissance dès lors qu’il y a une activité collective et horizontale pour créer, maintenir et offrir des savoirs en partage. En raison de cette capacité de reproduire à l’infini, sans perte d’informations, gratuitement, des biens non rivaux, le numérique a facilité et encouragé ses usages de création et de diffusion au point d’offrir une opportunité extraordinaire pour construire une société du savoir ouvert et partagé à l’échelle du monde

Dujol 2017, 11

Les bibliothèques incarnent, à ce titre, des lieux privilégiés, c’est-à-dire des tiers-lieux, et en tant que tels, ce sont des « maisons des communs » lorsqu’elles contribuent à imaginer et à construire « l’espace politique des communs et en deviennent les gardiens vigilants » (Dujol 2017, 38).

C’est qu’il n’y a « pas de (biens) communs sans commoning », comme l’affirme Valérie Peugeot (2016), en adoptant une perspective plus générale. Pour qu’il y ait communs, il faut une communauté, des ressources partagées et des règles de gouvernance autour de ces biens. Dans le contexte de l’action publique, ces communs peuvent être « créés, protégés ou valorisés ».

Dans le contexte de la bibliothèque publique, ces engagements en matière de création, de protection et de valorisation peuvent s’instancier de façons diverses. Thomas Fourneux[10] (2017, 161-169) croise, dans le cas de « la bibliothèque comme espace collaboratif », ces aspects à travers les caractéristiques des tiers de création et des laboratoires de créativité : intérêt pour le faire, et surtout le faire numérique, collaboration, apprentissage par les pairs (modèle du peer-to-peer), forte sociabilité, etc. La typologie proposée par Antoine Burret (2105) amène un éclairage sur les publics : les « convaincus », les « utilitaristes », compétents, mais pas spécialement intéressés par la philosophie, et les « curieux » qui n’ont ni les compétences ni les valeurs, mais qui peuvent finir par acquérir les unes et adhérer aux autres. Ces réflexions portant sur la « maison des communs » comme espace collaboratif sont encore relativement programmatiques.

Dans la foulée de la conférence de Valérie Peugeot, j’avais tenté, au cours d’une présentation, d’illustrer et de rendre plus concrète cette relation aux acteurs des bibliothèques publiques aux communs en énumérant des exemples d’engagements possibles (Martel 2016) :

  • Démarches de cocréation/codesign

  • Tiers lieux — accès à des espaces de sociabilité, d’apprentissage, de créativité

  • Ateliers libres — usages collectifs

  • Partage des outils et des équipements

  • Création et valorisation de ressources éducatives libres

  • Partage des savoirs entre les pairs

  • Documentation et partage des projets

  • Wiki pour le partage de ressources professionnelles (Fabs Labs Québec)

  • Utilisation de logiciels libres

  • Utilisation des licences Creative Commons

  • Activités de copie, partage, modification de ressources libres / remix

  • Microbibliothèque

  • Granothèque

  • Projets liés à la transition écologique

  • Projets de la Fondation Wikimedia

  • Actions autour du domaine public (calendrier de l’Avent)

  • Culture de transparence, de partage, d’apprentissage

  • Valorisation des bénéfices collectifs

Par ailleurs, dans le but de soutenir le développement des fab labs et d’approfondir la relation entre la bibliothèque et les communs, les Bibliothèques de Montréal (2016) et le Bureau de la Ville intelligente, en collaboration avec le Café des savoirs libres, ont tenu une journée de cocréation. La plupart des porteurs de projets de type fab labs à l’échelle du Québec ont été réunis à cette occasion. Après un partage d’information concernant l’état des projets, la production de connaissance a aussi pris la forme d’un ensemble de questions partagées de type : « Comment pourrait-on ? » Ces questions, qui font partie d’une démarche de génération d’idées, représentaient une étape en vue de développer et de concrétiser à la fois les projets locaux, la vision d’un certain réseau de fab labs en bibliothèques au Québec ainsi que leur rapport aux communs[11] :

  • Comment pourrait-on favoriser le partage libre, ouvert, rapide des savoirs et des ressources ?

  • Comment engager les citoyens dans les projets ? Comment accompagner leurs projets ?

  • Comment pourrait-on documenter nos projets ?

  • Comment pourrait-on se doter d’une plate-forme de collaboration professionnelle ?

  • Comment pourrait-on être visible et partager ce qu’on fait ?

  • Comment pourrait-on apprendre les uns des autres et partager ce qu’on sait ?

  • Comment pourrait-on favoriser un accès équitable pour les garçons et les filles, pour les différentes générations, les différents publics ?

  • Comment pourrait-on faire tomber les résistances au plan professionnel, politique ?

  • Comment pourrait-on quantifier et qualifier la valeur des collaborations / partenariats ?

  • Comment pourrait-on faire de la ville un lieu d’apprentissage pour les enfants et pour tous ?

Un premier projet commun, réalisable à court terme, avait été identifié : celui d’alimenter la plate-forme wiki de Fab Labs Québec et de documenter les pages des différents laboratoires de créativité en bibliothèque au Québec avec des contenus touchant les espaces, les outils, la médiation, les activités, le modèle de gestion, les personnes, etc. En 2017, trois événements collectifs, les #wikifablabjams, ont été organisés sous la forme de jam de documentation collective pour faire progresser les contenus dans le wiki.

Après ces études, ces exemples et ces retours d’expériences, un certain nombre de questions subsistent et notamment celle-ci : à quoi reconnaît-on une maison des communs ? Quelles sont les conditions d’une maison des communs en bibliothèque ou dans un fab lab ? Ou mieux encore, comment évaluer l’impact d’une telle maison des communs ?

Je fais l’hypothèse suivante à savoir qu’une maison des communs en bibliothèque est principalement, mais non exclusivement, ancrée dans son laboratoire de créativité en raison notamment de ses qualités d’espace collaboratif. En outre, les attributs de cette place renouvellent l’identité de la bibliothèque. Dans le discours, le fab lab, le makerspace, ou autre en viendra à se confondre avec elle au point où, comme le suggère l’exemple mentionné au départ de cette étude, l’on concevra que « the library is a makerspace ». Quand l’identité de la bibliothèque se confond avec son fab lab, si l’on prend ce cas, et que ce fab lab crée, protège, valorise les communs, alors elle est une maison des communs.

La valeur d’un fab lab en bibliothèque en tant que maison des communs

Dans la section qui suit, je proposerai les bases d’un appareil qui intègre une série d’impacts permettant d’évaluer les bénéfices des fab labs, et lorsque c’est le cas, des bibliothèques comme maison des communs. Pour atteindre cette finalité, j’ai repris et adapté certains éléments pertinents du cadre de référence The Impact of Libraries as Creative Spaces, développé par la State Library of Queensland (2016a).

Cet appareil partage certains des objectifs du cadre de référence : explorer l’impact communautaire de ces espaces dans les bibliothèques publiques ; expliciter leur impact à l’aide de données tangibles ; clarifier et élaborer des moyens pour favoriser le développement des laboratoires de créativité dans les bibliothèques publiques (State Library of Queensland 2016b). Les indicateurs des critères d’impact sont également susceptibles de contribuer à distinguer, parmi ces espaces, ceux qui sont d’authentiques maisons des communs. Car, il est généralement admis que ce n’est pas parce qu’une bibliothèque se dote d’une imprimante 3D et se revendique de l’appellation lab qu’elle innove ou qu’elle est engagée dans un projet de communs et de transformations profondes.

Les critères d’impact qui forment un cadre de référence pour la maison des communs reprennent les quatre assises de la conception de la facilitation de Lankes explorée plus tôt, certaines des conditions de la charte des fab labs ainsi que les résultats d’une étude de cas menée au Bennyfab de la bibliothèque Benny (Talbot 2017, 32-35). Les quatre critères forment un ensemble de 10 indicateurs d’impact.

  1. L’accès à des ressources libres. L’impact est établi en montrant comment ces ressources permettent la création de communs et comment la bibliothèque facilite l’accès de manière à pouvoir être considérée en tant que maison des communs (State Library of Queensland 2016c).

    1. Indicateur d’impact : accès à des logiciels libres, au prêt de technologies numériques et d’outils de fabrication numérique.

    2. Indicateur d’impact : usage de licences pour les procédés et les designs qui permettent aux individus de les utiliser et d’apprendre à partir de celles-ci.

  2. Le développement des connaissances / la génération de savoirs. L’impact est évalué en considérant les activités qui sont liées à la construction d’idées et de savoirs. Il s’agit de déterminer comment une bibliothèque s’ancre dans un projet de connaissances en tant que maison des communs.

    1. Indicateur d’impact : soutenir les usages en favorisant une approche pluridirectionnelle de l’accès et un partage des savoirs (modèle pair- à-pair) entre la bibliothèque, ses usagers et la communauté.

    2. Indicateur d’impact : production de savoirs sur la communauté en cocréation.

    3. Indicateur d’impact : documentation. Constitution d’un répertoire de pratiques et « de capacités pour créer ou fabriquer (presque) n’importe quel objet, permettant aux personnes et aux projets d’être partagés[12]. »

  3. Un environnement social sécuritaire. L’évaluation prend en compte, d’une part, la typologie des espaces supportant la création de communs. D’autre part, la dimension sécuritaire amène à considérer, non seulement la sécurité du lieu, mais aussi comment la question des données personnelles et de leur protection croise celle des communs.

    1. Indicateur d’impact : donner accès à des espaces sécuritaires de type tiers lieux (pour la sociabilité, la fabrication, l’apprentissage collaboratif, la cocréation).

    2. Indicateur d’impact : supporter les usagers au sujet des questions relatives à la privacité et la maîtrise des données personnelles.

  4. La motivation / l’innovation sociale. L’impact est évalué en considérant les conditions d’une forme de « copropriété » qui structurent les relations entre les parties prenantes (commoners).

    1. Indicateur d’impact : supporter le développement d’une gouvernance partagée en bibliothèque.

    2. Indicateur d’impact : développer des partenariats et des communautés de pratiques qui profitent à l’ensemble des parties prenantes[13].

    3. Indicateur d’impact : incubation de projets avec la possibilité de visées commerciales tout en étant « attendu qu’elles bénéficient à leurs inventeurs, aux Labs, et aux réseaux qui ont contribué à leur succès[14]. »

Les bibliothèques dotées de fab labs, ou qui sont des fab labs, pourraient être évaluées en fonction de ces indicateurs d’impact. Ces données sont susceptibles de révéler les transformations profondes de la bibliothèque conçue comme tiers de lieu de cocréation, de coproduction ou maison des communs facilitant la création de savoirs dans la communauté.

Conclusion

Cette étude visait à poser des assises théoriques et pratiques pour mieux comprendre le développement des fab labs et des laboratoires de créativité en bibliothèques. L’heure n’est plus à justifier la présence de ceux-ci considérant la place qu’ils occupent déjà dans plusieurs ouvrages qui font figure de référentiels en bibliothéconomie. Ces bibliothèques intentionnelles qui sont à propos des fab labs incarnent un renouvellement des missions. Selon Lankes, la bibliothèque aujourd’hui, qui vise à faciliter la création de savoir dans la communauté, implique une remise en question de la gouvernance et de la relation entre les gens de bibliothèques et la communauté sous la forme d’une coproduction. Ce concept de coproduction rejoint l’approche des communs qui fournit un modèle, celui de la bibliothèque comme maison des communs dont l’émergence est favorisée par l’action de ces labs. Dans une perspective pratique, un cadre de référence reposant sur des indicateurs d’impact liés à l’accès aux ressources, au développement des connaissances, à un environnement sécuritaire, à la motivation, permet d’identifier ce modèle et d’en révéler l’effet transformateur.