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Introduction

Les archives audiovisuelles sont de plus en plus une composante principale du numérique (Chabin, 2014) et leur croissance est exponentielle (Le Guillou, 2008, p. 4). La quantité de documents audiovisuels numériques d’archives (DANA) disponibles en ligne et le nombre de plateformes pour leur diffusion s’accroissent (Campbell, 2006, p. 10). Ainsi, les archives audiovisuelles sont devenues une composante incontournable du patrimoine, « un ancrage nécessaire pour pouvoir penser le présent et envisager l’avenir des productions humaines, culturelles, artistiques et médiatiques » (Chambat-Houillon et Cohen, 2013, p. 9). Cependant, malgré le potentiel des archives audiovisuelles d’atteindre de vastes publics (Comité des Sages, 2011), il existe un écart à combler entre les usages et pratiques actuels des documents audiovisuels numériques d’archives et les services offerts en ligne par leurs institutions patrimoniales détentrices (archives, bibliothèques, musées, etc.) (Ongena, Van de Wijngaert et Huizer, 2013). Cet écart entre les usages actuels et les services découle de plusieurs facteurs : le manque de ressources, le peu de connaissances des usages et usagers, l’invisibilité des institutions, dont notamment une lacune dans la définition des propriétés et caractéristiques des DANA. Or, la prise en compte de ces propriétés et caractéristiques est essentielle pour mettre en place des modalités d’organisation et de diffusion des DANA qui facilitent leur utilisation. Notre propos portera donc sur la définition des propriétés et caractéristiques des DANA, et sur l’impact de celles-ci sur les pratiques documentaires.

Pour définir les DANA, il importe de déterminer leurs propriétés et les concepts sous-jacents liés à leur définition (document audiovisuel, archives audiovisuelles, numériques). Pour ce faire, notre démarche se fonde sur l’analyse de la littérature en archivistique et en sciences de l’information portant sur la théorie des documents, le numérique et les archives audiovisuelles. Dans un premier temps, la définition des particularités des documents audiovisuels permet de circonscrire leur agentivité[1], soit les modes de leur expression, leur inscription, leur transmission et leur lecture. Dans un deuxième temps, l’analyse de la conception des archives audiovisuelles situe celles-ci par rapport aux pratiques de transmission documentaires. Dans un troisième temps, nous examinons l’influence du numérique sur les documents et archives audiovisuels. Enfin, dans un quatrième temps, nous nous demandons en quoi les caractéristiques des documents audiovisuels numériques d’archives (DANA) appellent des changements dans les conceptions, pratiques et modalités documentaires.

Que sont les documents audiovisuels ?

Afin de définir les caractéristiques et propriétés des documents audiovisuels, nous circonscrivons dans un premier temps le concept de document. Nous le définissons en deux axes : celui des composantes contenu, forme et contexte et celui des strates documentaires expression, inscription, transmission et lecture. La conjonction de ces axes constitue le modèle des composantes et des strates documentaires (voir Figure 1). Dans un deuxième temps, la grille d’analyse que constitue le modèle des composantes et des strates documentaires est appliquée pour définir les particularités des documents audiovisuels. Cette analyse permet de comprendre en quoi les documents audiovisuels induisent des rapports particuliers entre les documents et leurs utilisateurs en raison de leurs caractéristiques et propriétés.

Figure 1

Modèle des strates et des composantes documentaires (Simon Côté-Lapointe, 2019)

Modèle des strates et des composantes documentaires (Simon Côté-Lapointe, 2019)

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Les strates et composantes documentaires comme grille d’analyse du document

À partir d’une revue de littérature portant sur les théories sur le document et les concepts associés au document, nous proposons d’envisager le concept de document sous les axes des composantes et des strates. Pour le premier axe, trois composantes principales caractérisent le document et ses propriétés : contenu, forme et contexte. Cette classification par trois composantes est inspirée de Bachimont (2017), Briet (1951) et Buckland (1997, 1998), Pédauque (2006a ; 2006b), Lund et Skare (2009) ainsi que des définitions tirées de la littérature archivistique (Couture, 1996, p. 4 ; Edmondson, 2016, p. 20 ; Gouyet et Gervais, 2006, p. 4-5 ; ICA, 2005, p. 11). Pour le deuxième axe, nous proposons celui des strates documentaires de l’expression (Bachimont, 2009, p. 27 ; IFLA, 2012, p. 18 ; ISO, 2017, p. 63-64), de l’inscription (Broudoux, 2015, p. 2 ; Otlet, 1934, p. 43 ; Pédauque, 2006a, p. 63), de la transmission – en référence au document comme médium (Pédauque, 2006a, p. 32 et 2006b, p. 6 ; Tricot, Sahut et Lemarié, 2016, p. 19) – et de la lecture (CCSDS, 2005 ; Melot, 2006, p. 12 ; Pédauque, 2006a, p. 44).

Il y a trois composantes d’un document : contenu, forme et contexte. Le contenu correspond à la part abstraite, au signe, à l’essence, au signifiant, au fond et à l’objet du message, l’information et la connaissance qui visent à être transmises. Le contenu est ce qui est perceptible et interprétable comme véhiculant un sens. Il est façonné par le support et le contexte (Edmondson, 2016, p. 58) et ne peut exister sans une forme qui en définisse ses limites. Le contenu s’inscrit nécessairement dans un contexte humain plus large qui lui donne sa valeur (Pédauque, 2006a, p. 58). La forme réfère aux aspects du contenant, du format, de la structure, du signifiant, du support, de la manifestation, de la matérialité, du format, de l’inscription, de la trace et de la délimitation temporelle et spatiale du document. La forme correspond aux modalités de l’organisation intellectuelle et physique du contenu. La forme réfère à la structure fixée et délimitée du document à l’aide d’un support matériel ou immatériel autant qu’à la façon dont s’articulent les différents contenus, plus ou moins structurés selon les types et genres de documents (Pédauque, 2006a, p. 32 et 48). Il est possible d’envisager tant les formes et structures à l’intérieur des documents (par exemple les types et genres de documents) que celles à l’extérieur des documents, qui relèvent de leur organisation dans des ensembles plus grands (par exemple les types de fonds, de collections, d’institutions). Le contexte réfère aux aspects et dispositifs sociaux et techniques ainsi que les métadonnées du document, soit l’information extérieure au document. Le contexte est le liant humain, temporel, spatial, technique entre les composantes contenu et forme. Par sa propriété de médiation, un « document donne un statut à une information, à un signe matérialisé. Il est porté par un groupe social qui le suscite, le diffuse, le sauvegarde et l’utilise » (Pédauque, 2006a, p. 63). Sa production, sa transmission et sa lecture se produisent dans une communauté (CCSDS, 2005 ; Melot, 2006, p. 12).

Les trois composantes (contenu, forme et contexte) s’articulent en quatre grandes strates définissant le document et son processus de constitution : expression, inscription, transmission et lecture (voir Figure 1). Chaque strate s’insère l’une dans l’autre, de la plus petite unité d’analyse vers la plus grande. À chaque strate, l’addition du contenu et de la forme se réalise dans un contexte précis qui détermine les fonctions des documents ainsi que leurs caractéristiques, propriétés, valeurs, et par extension leurs usages possibles. Chaque nouvelle addition qui procède par sédimentation devient, en gigogne, le contenu du prochain niveau d’analyse : le signifié et le signifiant composent l’expression qui, combinée avec le support d’enregistrement, devient le contenu manifesté qui est ensuite organisé afin d’être préservé et transmis ; enfin le contenu restitué se combine avec le dispositif de restitution pour permettre sa lecture.

La première strate est l’expression, qui conjugue le signifié et sa forme sémiotique d’expression sous un mode particulier (un média sonore, visuel, etc.) permettant au contenu d’être concrétisé par l’émetteur (Bachimont, 2017, p. 21)[2]. La deuxième strate du document est l’inscription. L’inscription est la résultante de la fixation de l’expression du contenu (des signes) sur un support (Bachimont, 2017, p. 13)[3] par le créateur du document : « l’inscription est la trace d’actions » (Broudoux, 2015, p. 2), « le plus petit document, c’est une inscription. » (Otlet, 1934, p. 43). Troisième strate, la transmission est l’organisation du document par son détenteur dans un ensemble, une structure ou un dispositif plus large qui permet la sauvegarde et la médiation de son contenu et de son contenant à travers le temps à des fins de réutilisation ultérieure. Un document « permet le passage d’un contenu d’un cadre à un autre » (Pédauque, 2007, p. 173) et s’inscrit dans une relation entre un émetteur et un récepteur (Tricot et al., 2016, p. 19). Il s’agit aussi de la temporalité du document qui débute dès le moment de sa création. Les archives et les bibliothèques sont associées à des formes (fonds, collections) et contextes (services d’archives, bibliothèques) de transmission documentaire. La strate de la lecture est la consultation, la réappropriation du contenu, de la forme et du contexte du document grâce à un dispositif. Dans les cas des documents audiovisuels ou des documents numériques, le support de sa manifestation première n’est pas le même que sa restitution et peut même être différent lors de sa transmission et sa préservation. Dans ces cas, le processus de lecture est donc constitutif du document lui-même.

Propriétés et caractéristiques des documents audiovisuels

Le mot audiovisuel comporte plusieurs sens et désigne différentes choses selon les contextes et les disciplines : contenu, support, média, moyen de production, etc. Comme le souligne Françoise Hiraux, la « catégorie “audiovisuelle” est en réalité très large et assez imprécise » (2009, p. 5). Ce flou est source de confusion dans la définition de ce qu’est un document audiovisuel et conséquemment dans la compréhension et la conception des archives audiovisuelles. Aujourd’hui, dans le domaine archivistique, le nom audiovisuel désigne les oeuvres qui combinent le son et les images telles que des images animées pourvues d’une piste sonore, une émission de télévision ou encore un diaporama synchronisé avec un enregistrement audio (Reitz, 2013). Il désigne aussi les « processus et supports utilisés pour capter, enregistrer, transmettre ou reproduire des sons ou des images. […] Dans son sens général, il sert à distinguer les contenus non textuels des documents écrits » (Pearce-Moses, 2005, p. 40, notre traduction). Le terme réfère aux techniques, aux types de médiums et aux moyens de transmission qui permettent de transporter ou de communiquer ce contenu (ISO, 2017, p. 66) que ce soit à des fins de communication d’information ou des fins artistiques – l’audiovisuel se situant à l’intersection du champ de la culture et celui de l’information (Guyot et Rolland, 2011, p. 26). Afin de préciser ce qui caractérise les documents audiovisuels, examinons les propriétés et caractéristiques des documents audiovisuels selon les trois aspects contenu, forme et contexte définis précédemment.

Le contenu audiovisuel est « l’information sonore, visuelle ou textuelle, sous forme analogue ou numérique, [le contenu] fixé sur un support et qui peut normalement être migré sur un autre support » (Edmondson, 2016, p. 21, notre traduction). Avec l’image filmée, il y a une correspondance directe avec la forme de l’image et le contenu signifié : « Le signe qu’est l’image est un signe qui montre, mais non un signe qui dit » (Bachimont, 1998, p. 11). Ce qui fait que leur utilisation suppose non seulement l’extraction de l’information du document, mais aussi l’utilisation du contenu médiatique (image, son, vidéo), soit l’usage explicite du document. Cette observation est aussi applicable au son.

L’image et le son peuvent comporter différents niveaux de signification, tantôt icône, indice ou symbole (Carnel, 2012, p. 174-180). L’audiovisuel est multimédia : mots, bruits ou musiques (Stockinger, Lalande et Beloued, 2015, p. 15), icônes, indices et symboles, qui correspondent à autant de modes d’expression, de représentation et d’interprétation différents qui peuvent être simultanés, ce qui contribue à sa richesse (Michel, 2009-2010, p. 105). Par ailleurs, la combinaison audiovisuelle est plus qu’uniquement une addition de l’audition et de la vue, mais procède à une multiplication des sens possibles, car ils s’influencent l’un l’autre tant dans la perception du contenu que dans l’interprétation du message par le spectateur (Besson, 2016a ; Chion, 2017). Les deux modalités perceptuelles du son et de l’image animée supposent des approches différentes dans l’organisation et la diffusion des documents.

L’expression audiovisuelle a une temporalité imposée au spectateur (Bachimont, 2017, p. 44), car le spectateur « n’accède au contenu qu’à travers une consultation temporelle, qu’il ne maîtrise pas, mais où le flux de sa conscience se synchronise avec le flux des images et des sons » (Pédauque, 2005, p. 18) : « pour voir un film, il faut laisser défiler les images, du début à la fin » (Treleani, 2014, p. 39). Il faut donc tenir compte de ce mode de lecture lors de l’organisation et de la diffusion. Par exemple, permettre d’accéder à différentes sections du document, indexer à un niveau de granularité adéquat, etc.

Enfin, le contenu audiovisuel peut remplir plusieurs fonctions : aux fonctions traditionnellement associées au document, fonctions de preuve, de témoignage, d’information, de communication, etc., il faut y ajouter, entre autres, les fonctions artistiques, esthétiques et émotives. Ceci fait qu’il se situe à la jonction de l’information et de la culture.

La composante forme est importante dans l’audiovisuel. L’aspect de la temporalité est inhérent à toute forme sonore ou audiovisuelle. Le son et l’image animée se déroulent dans le temps, il faut donc recréer, par un procédé technologique, une référence temporelle continue pour l’enregistrer et le restituer. Dans l’audiovisuel, la technique détermine les contenus (Giannattasio Mazeaud, 1994), car les documents audiovisuels sont des médiums technologiques, c’est-à-dire qu’ils nécessitent des dispositifs techniques pour leur captation et leur inscription sur un support (caméra, micro, enregistreur, etc.) et leur lecture (lecteur numérique, lecteur CD, projecteur, etc.). Lors de la lecture, « les contenus inscrits […] ne sont pas directement perceptibles, il faut une technologie particulière pour les rendre perceptibles, et donc consultables » (Bachimont, 2017, p. 12). Ainsi, les différents supports et dispositifs de captation, d’inscription et de lecture des documents audiovisuels influent sur l’essence même du contenu. Comme le souligne Albera à propos du film :

« La matière signifiante du cinéma n’est pas « indifférente » à son support – contrairement à la chose écrite qui demeure la même au gré des changements de papiers et de modes d’impression (le passage du papyrus au papier et du papier à base de chiffons au papier à base de bois, non plus que le passage de l’impression au plomb à l’offset puis au jet d’encre n’affectent un texte) –, le film est, lui, sensible à ces transformations matérielles (pellicules, bandes magnétiques, données informatiques). »

Albera, 2012

De plus, les différents supports audiovisuels, qu’ils soient physiques ou numériques, ont des qualités esthétiques inhérentes, lesquelles sont aussi liées à des valeurs artéfactuelle et d’émotion (nostalgie, affect) (Guyot et Rolland, 2011, p. 144-145 ; Ongena et al., 2013). Les supports et formats fixent la structure, la manifestation et l’expression du document audiovisuel et déterminent aussi ses possibilités manipulatoires. De ce fait, en raison de leur importance, les particularités formelles associées aux dispositifs de captation, d’inscription et de lecture, aux supports, structures et formats doivent être pris en compte dans les modalités de transmission documentaires.

Le contexte des images et des sons est fondamental pour leur compréhension, leur appréciation et leur usage (Edmondson, 2016, p. 47). Le contexte du document audiovisuel peut être analysé selon les quatre strates identifiées précédemment (voir Figure 1). Le contexte de l’expression est ce qui est exprimé intentionnellement ou non par l’émetteur ou la source d’émission (sonore, visuelle) qui est captée. Ce contexte répond à des questions telles que : quel est l’objet, le sujet ou le propos ? Qui ou quoi exprime ce message ? Quel est le contexte du contenu du message (où, quand, comment et pourquoi) ? Quel est le mode d’expression (paroles, musique, textes, etc.) ? Le contexte de l’inscription est celui du créateur du document, l’inscription présupposant une intention d’enregistrer et de capter un contenu. Ce contexte répond à des questions telles que : Qui a capté ou enregistré ce document et quand, où et pourquoi ? Quel est le contexte de captation (lieu, date, circonstances[4], etc.) ? À quelles fins le document est-il créé ? Quel est son type et genre ? Le document a-t-il été inscrit plus d’une fois (recaptation, transfert de support, etc.) ? Le contexte de transmission doit tenir compte des contextes des autres strates d’un document (expression, inscription et lecture) afin de préserver sa lisibilité et son intelligibilité. Le contexte de transmission du document répond aux questions de types : comment et pourquoi (à quelles fins) le document est-il conservé, et depuis combien de temps ? Pour qui et comment est-il conservé ? Quelles ont été les différentes étapes de sa transmission (par exemple, conservé par le créateur puis par un archiviste puis migré dans un dépôt numérique) ? Par quels dispositifs est-il organisé afin d’être conservé et diffusé par la suite ? Finalement, le contexte de lecture est celui de l’utilisateur. La technique et l’environnement conditionnent l’expression et l’expérience du contenu lors de la lecture (Edmondson, 2016, p. 47). Ceci rejoint l’idée qu’il faut tenir compte des conditions d’utilisation – « le contexte d’utilisation, la matérialité des documents, le dispositif au sein duquel ceux-ci sont inscrits et le rôle assigné au public » (Lemay et Klein, 2016, p. 189) –, car celles-ci influencent l’interprétation du document. Le contexte répond à des questions telles que : qui lit le document ? Comment ? À quelles fins ? etc.

En résumé, le document audiovisuel se distingue d’autres types de documents (textuels, iconographiques, photographiques, etc.) de par ses contenus et formes distincts, et ces particularités doivent être prises en compte par les professionnels de la documentation (archivistes, bibliothécaires, documentalistes, etc.) dans les moyens et modalités d’organisation et de diffusion.

Que sont les archives audiovisuelles ?

Après avoir défini et caractérisé le document audiovisuel, il importe de se pencher sur l’aspect des archives audiovisuelles. Notre objet d’étude est le document audiovisuel numérique d’archives (DANA) et non le document numérique d’archives audiovisuelles ou encore le document d’archives audiovisuelles numériques. L’entité principale est le document : son contenu est audiovisuel, sa forme est numérique, son contexte est archivistique. Pour circonscrire les archives audiovisuelles, nous situons dans un premier temps les pratiques de l’archivistique audiovisuelle et définissons dans un deuxième temps les particularités des archives.

Les archives audiovisuelles, à la croisée de plusieurs spécialités

L’histoire des archives audiovisuelles révèle que les « médias audiovisuels ne s’inscrivaient pas toujours facilement dans les hypothèses de travail des bibliothèques, archives et musées du début du XXe siècle et [que] leur valeur culturelle a été largement ignorée » (Edmondson, 2016, p. 32, notre traduction). La reconnaissance de leur valeur historique ne s’est faite que dans la seconde moitié du XXe siècle (Guyot et Rolland, 2011, p. 30). À partir de 1980, l’Unesco reconnaît la valeur culturelle et de connaissance des images en mouvement (Unesco, 1980, p. 171). Cette reconnaissance d’une part des valeurs archivistiques (de preuve, d’information, de témoignage, etc.) des documents audiovisuels et d’autre part cette « extension de la notion de culture vers le champ médiatique » (Guyot et Rolland, 2011, p. 43) ont contribué à reconnaître la double nature informationnelle et culturelle de ces types de documents.

Les archives audiovisuelles, qui incluent les archives sonores, ne sont pas des centres ou des fonds ou documents d’archives au sens traditionnel. En effet, à l’inverse de la définition plus traditionnellement acceptée des archives, celle des archives audiovisuelles n’inclut pas de prime abord un processus de création de l’information organique et consignée (Couture, 1996). La définition des archives sonores proposée par le Online Dictionary for Library and Information Science met l’accent sur la préservation à des fins de recherche et les types de support plutôt que sur la méthode d’accumulation des documents (Reitz, 2013). Au Québec, les « archives audiovisuelles sont les enregistrements de paroles et d’images […] assimilables à des documents d’archives » (Gouvernement du Québec, s. d.). La définition de l’Unesco de 1991 indique que le « patrimoine d’images en mouvement et de son enregistré » inclut les « productions de son enregistré, productions cinématographiques, productions télévisuelles ou autres productions comprenant des images en mouvement et/ou du son enregistré […] que ces productions soient ou non destinées au premier chef à la communication au public » (Unesco, 1991, p. 8). De plus, les images fixes ou documents iconographiques (photographies, gravures, etc.) sont communément intégrés dans la catégorie des archives audiovisuelles. Pour ajouter à la confusion, l’expression image d’archives est aussi utilisée (Maeck et Steinle, 2016). La définition d’image d’archives est basée sur la réutilisation d’images fixes ou animées dans un contexte de production télévisuelle et cinématographique[5].

Par ailleurs, l’Unesco reconnaît l’archivistique audiovisuelle[6] comme étant une profession et une discipline en soi qui inclut les champs du cinéma, de la télévision et du son (Edmondson, 2016, p. 7 et 20). Notre intention n’est pas ici de nous limiter à ce champ d’action d’archives et d’archivistes spécialisés en audiovisuel, mais plutôt d’envisager les documents audiovisuels d’archives dans plusieurs contextes de conservation en dehors d’un point de vue institutionnel ou sectoriel, car aujourd’hui la préservation, organisation et diffusion des DANA n’est plus confinée qu’à des institutions spécialisées et leur exploitation n’est plus destinée uniquement à des spécialistes.

De par leur histoire et leur définition, les archives audiovisuelles se retrouvent ainsi à cheval entre la bibliothéconomie (les documents vus comme des publications organisées en collection), l’archivistique (les documents vus comme des traces d’activité) et la muséologie (par l’aspect artéfactuel, de la conservation des objets et des technologies) (Edmondson, 2016, p. 40-41). De surcroit, en plus des valeurs de preuve, d’information et de témoignage traditionnellement associées aux archives, les archives audiovisuelles ont des valeurs matérielles, esthétiques, émotionnelles et symboliques importantes à considérer. Il faut donc concevoir les documents audiovisuels d’archives autant comme objets signifiants qu’esthétiques[7], ce qui fait du « document audiovisuel […] un objet complexe et dont la valeur d’usage est multiple et stratifiée » (Treleani, 2014, p. 22). Conséquemment, les archivistes et institutions doivent tenir compte dans les modalités et moyens de valorisation et de diffusion de toutes les « entrées possibles pour la lecture du document » (Treleani, 2014, p. 22). Notre position est qu’il faut penser les DANA en dehors d’une vision institutionnelle ou unidisciplinaire et de les décloisonner des archivistiques traditionnelles ou audiovisuelles afin rejoindre le plus de réalités et de pratiques possibles. Cette position contribue à rendre floue la définition des archives audiovisuelles qui recoupe plusieurs réalités et pratiques, mais participe aussi à une remise en question de la notion d’archives.

Les archives comme traces d’activité

Face à la confusion de la définition des archives audiovisuelles, il est nécessaire de recentrer le concept d’archives dans le contexte audiovisuel. Les archives sont une sorte de collection documentaire (Pearce-Moses, 2005, p. 30). À la différence des bibliothèques, des centres de documentation ou des musées qui collectent des documents selon leurs caractéristiques (sujets, types d’objets, périodes temporelles, etc.) ou à des fins particulières (bibliothèques spécialisées, par exemple), les archives résultent de la collecte de documents qui témoignent des activités d’une personne physique ou morale (Chabin, 2017). Plusieurs définitions des archives mettent en avant-plan l’accumulation organique des documents comme caractéristique fondamentale (Hildesheimer, 2017 ; Eichhorn, 2008)[8], mais pour nous l’essence du concept d’archives est l’idée de « trace d’activité » (Méchoulan, 2011, p. 9) :

« L’archive peut être considérée […] comme l’ensemble des traces d’une activité, disons plus généralement la somme et le reste de cette activité […] non seulement la trace mais le signe même de cette activité et par là même elle est une expression matérielle de l’activité […] elle-même. »

Müller, 2006, p. 5

Ces traces peuvent donc être envisagées selon plusieurs points de vue, selon les strates évoquées (expression, inscription, transmission, lecture), et ainsi témoigner de plusieurs activités. Ultimement, c’est l’exploitation du document, son utilisation qui fait dire ce qui est ou non archives, mais surtout la prise en compte de la dimension temporelle des documents (qui rejoint l’idée même de trace) lors de cette lecture. Comme le souligne Chabin, c’est « le regard qui fait l’archive ; c’est la volonté d’une personne de considérer un ensemble d’informations articulées entre elles comme la trace d’une activité située dans le temps et l’espace » (2000, p. 26). Ceci contribue à l’élargissement de la notion d’archives aux collections (Chabin, 2014), des ensembles documentaires identifiés comme archives ou fonds audiovisuels pouvant être au sens strict des collections (Edmondson, 2016, p. 22).

Ainsi, la constitution des archives peut survenir à différents moments de la vie des documents : lors de la création, les « archives volontaires » (Chabin, 2014), les « archives provoquées »[9] (Besson, 2016b) ; lors de la transmission, les collections et fonds d’archives ; lors de l’utilisation, l’archive (au singulier). Ce qui est archives aujourd’hui n’est pas nécessairement archives demain et inversement : seul l’usage, cette rencontre dialectique entre passé et présent, entre traces, activités et lecteurs, le révèle. Ainsi, l’exploitation[10] est une « dimension constitutive des archives » (Lemay, Klein, Winand, Coté-Lapointe et Yoakim, 2019, p. 23-24), car « les archives sont en fait le résultat de la rencontre entre un utilisateur, c’est-à-dire son champ de connaissances, sa culture, son univers en quelque sorte, et le document, soit sa matérialité, son contexte et son contenu » (Klein et Lemay, 2014, p. 47). C’est donc dans la perspective de leurs utilisations comme traces d’activité qu’il faut envisager l’organisation et la diffusion des DANA.

Enfin, nous proposons la définition suivante des DANA :

  • Enregistrements d’images en mouvement et/ou de sons enregistrés sur support numérique, publiés ou non ; créés, produits, reçus, collectés, conservés, diffusés ou utilisés par toute personne physique ou morale et par tout service ou organisme public ou privé ; et dont les liens entre eux, leur(s) transmission(s) et leur temporalité sont des traces d’activité.

Notons qu’en spécifiant « créés, produits, reçus, collectés, conservés, diffusés ou utilisés », ceci exprime que la valeur archivistique – le « lien archivistique » (InterPARES, s. d., p. 1) entre les documents porteur de traces et de sens – peut être attribuée à n’importe quelle étape du cycle de vie des documents (dès leur création ou plus tard lors de leur collecte, de leur diffusion ou de leur utilisation), ce qui fait que le concept de DANA couvre un large éventail de réalités de transmission, soit la dimension temporelle du document, qui dépasse les champs de compétence de l’archivistique traditionnelle. Notre définition assigne ainsi au contexte de lecture et d’exploitation une place importante dans la définition des archives, car c’est par un procédé dialectique entre le passé et le présent du créateur, du détenteur et enfin de l’usager (Klein, 2014) que la trace d’activité, la valeur archivistique est révélée. Au niveau du support, un DANA peut être une copie numérique d’un document analogique ou un document né numérique. Cette caractéristique numérique implique des modalités d’interaction différentes de ceux des documents analogiques (livres, pellicules filmiques, bandes magnétiques, etc.).

L’impact du numérique en tant que médium et milieu

En tant que technique, le numérique a un double visage : utilitaire, la technologie étant vue comme outil, et « ontologique », étant vue comme forme organisée – le système technique – qui inclut sa dimension sociale (Mondoux, 2011, p. 12-17). Le numérique est plus qu’uniquement un environnement technologique ou un ensemble d’outils techniques visant à réaliser une tâche, mais devient lui-même générateur d’expériences, de pratiques et d’usages nouveaux (Vial, 2012, p. 284). Conséquemment, nous envisageons le numérique d’une part comme médium (ou comme support, moyen de transmission) et d’autre part comme milieu (ou contexte médiatique), soit le web en particulier.

Le médium audiovisuel numérique

Grâce à la dématérialisation du support, le numérique a particulièrement favorisé la diffusion et la réutilisation des documents audiovisuels. Louise Merzeau résume cet état de fait : « bien qu’elle ait popularisé l’audiovisuel, la vidéosphère l’a maintenu dans une forme de rareté, en réservant son contrôle aux professionnels. L’hypersphère fait au contraire basculer l’image dans un régime d’abondance et de disponibilité » (Merzeau, 2010, p. 18). Ceci a comme conséquence d’élargir la portée des archives audiovisuelles sous plusieurs aspects : une croissance exponentielle depuis une vingtaine d’années de la quantité de documents audiovisuels d’archives (Schüller, 2008, p. 5) ; une plus grande présence des documents audiovisuels privés (les vidéos de familles ou amateurs diffusées sur YouTube ou Facebook, par exemple) dans les futures archives[11] ; de plus en plus de documents d’archives audiovisuels numérisés disponibles en ligne et de nombre de plateformes de diffusion (Campbell, 2006, p. 10) ; une démocratisation des moyens de manipulation et de modification des documents audiovisuels qui facilitent la segmentation, la duplication, le transfert, la transformation et l’éditorialisation des contenus et formes audiovisuels ; et enfin grâce aux moyens numériques, plus de facilité pour donner accès aux « collections cachées » des institutions de taille modeste[12]. Sur ce dernier point, une grande partie des archives audiovisuelles se retrouve disséminée dans collections et fonds de provenances diverses, et la préservation et l’accès à ces documents sont lacunaires (Edmondson, 2016, p. 37-39), constituant ce qu’on appelle des « collections cachées » (Schüller, 2008, p. 14 ; Yakel, 2005, p. 95)[13]. On estime à 100 millions d’heures d’enregistrement audio et autant d’heures de vidéo en plus d’un potentiel de 50 % du matériel audiovisuel total disséminé (et souvent caché) dans les collections culturelles ou de recherche (Guyot et Rolland, 2011, p. 91 ; Schüller, 2008, p. 5).

L’impact du milieu numérique

Le milieu numérique (et le web en particulier) a un impact sur les usages et usagers des archives audiovisuelles, et par conséquent sur leur organisation et leur diffusion. Premièrement, les espaces privés et publics se confondent dans le web : « les usages quotidiens de l’information s’enchaînent sans différenciation réelle, qu’ils s’exercent à titre professionnel ou bien personnel » (Ranjard, 2012, p. 12). Ceci a comme conséquence d’une part que « l’externalisation de mémoires documentaires, de nos mémoires « de travail », se renverse pour devenir une internalisation de parcours mémoriels intimes » (Ertzscheid, Gallezot et Simonnot, 2016, p. 74) et d’autre part que nos activités privées deviennent un objet public quantifiable et exploitable. Deuxièmement, le copier-coller entraîne une robotisation de l’intelligence et de la production qui transforme notre rapport à la mémoire et à l’intelligence. Il n’est plus nécessaire de comprendre pour manipuler les ressources, ce qui permet leur traitement automatique par des machines (par exemple les mégadonnées). Troisièmement, l’aspect créatif, collaboratif et interactif est plus que jamais mis de l’avant, la « participation s’[étant] progressivement imposée comme une dimension fondamentale de la “culture numérique” » (Mabi, 2016, p. 33). Tout un chacun est potentiellement un expert, un créateur, un collaborateur grâce à la démocratisation des outils par le numérique comme en font foi des initiatives telles que Wikipédia, YouTube et Internet Archive. Et ceci touche tout particulièrement l’audiovisuel grâce à la démocratisation des moyens de manipulations : « à l’heure des nouvelles pratiques numériques inhérentes à notre hypermodernité, tout un chacun peut appuyer sur un bouton pour obtenir une image, mixer un son, rédiger un blogue et partager le contenu de sa réalisation » (Limare, Girard et Guilet, 2017, 4e de couverture).

Face à l’ensemble de ces changements, de nouveaux usages et usagers[14] des archives audiovisuelles émergent (Côté-Lapointe, 2018). Ceux-ci se caractérisent par :

  • une modification de la chaîne documentaire et de celle des usages[15] ;

  • des usages confondus avec les autres types d’archives (textuelles, iconographiques, photographiques, etc.)[16] ;

  • des usages indirects[17], et par conséquent moins de médiation entre les documents et les usagers ;

  • des usages autres que traditionnels (usages créatifs et artistiques[18], pédagogiques, ludiques, de recherche ou publicitaires, par exemple) ;

  • des références aux valeurs émergentes des archives liées à la valeur artéfactuelle (par exemple, la matérialité, les potentiels esthétiques, symboliques, d’évocation, d’émotion, d’affect, etc.) ;

  • de nouvelles formes d’exploitation telles que les installations, oeuvres numériques visuelles, sonores ou multimédias, remix d’archives, réseaux sociaux, etc. ;

  • une portée de diffusion globale plutôt que locale ;

  • un élargissement des publics des archives audiovisuelles ;

  • une porosité entre information, culture et distraction, entre producteurs, médiateurs et consommateurs, entre amateurs et professionnels (Donnat, 2016-2017, p. 7) ;

  • un potentiel d’intervention des usagers à toutes les étapes de traitement des documents (collecte, évaluation, indexation, etc.) ;

  • des usagers en ligne (à l’opposé de publics in situ)[19] qui ne connaissent pas le jargon archivistique ;

  • une modification des pratiques et comportements des utilisateurs due au web, illustrée par de nouveaux profils d’usagers : usager butineur (Dobreva, McCulloch, Birrel, Ünal et Feliciati, 2010, p. 57), flâneur (Dörk, Carpendale et Williamson, 2011), affineur, moissonneur (Tarsot-Gillery, 2016), marathonien, explorateur, traqueur (Guigueno, 2016-2017, p. 54), contributeur et collaborateur (Merzeau, 2010, p. 14[20]) ;

  • de nouvelles attentes par rapport aux services documentaires[21].

En résumé, avec le passage de la vidéosphère à l’hypersphère, le rapport aux documents audiovisuels se modifie, passant « du régime du spectacle au régime de la manipulation » (Treleani, 2014, p. 38-39). Pour les professionnels de l’information, ceci a comme conséquence de passer d’un régime d’accès à des fins de consultation à un régime d’accès à des fins d’utilisation et, par extension, d’une vision des archives axée sur la conservation à une vision des archives axée sur leur exploitation.

Le décloisonnement des usages des archives audiovisuelles par le numérique a mis en lumière l’exploitation de leur valeur artéfactuelle[22] dans des contextes toujours plus diversifiés. Cet élargissement du champ d’action de l’exploitation ouvre de nouvelles perspectives de médiation, de valorisation, d’organisation et de diffusion, et ceci à travers une vision multidimensionnelle des usages des archives. Par conséquent, des moyens de médiation, d’organisation et de diffusion plus flexibles qui puissent intégrer toutes les facettes des DANA, tous leurs usages et usagers potentiels doivent être développés. Dans le numérique, les besoins et exigences de différents types d’usagers varient et dépendent des types d’objets numériques qu’ils rencontrent et comment ils les rencontrent (Ross, 2002, p. 7). Autrement dit, les usagers ne se préoccupent pas tant de l’institution ou de la provenance des documents que de leurs contenus et comment ceux-ci sont accessibles, intelligibles et manipulables. Il faut donc favoriser le plus d’utilisations possible des DANA et adapter en conséquence les moyens d’organisation et de diffusion. Par ailleurs, l’usager numérique n’est plus un utilisateur passif des archives, mais peut intervenir aux différentes étapes du cycle de vie des archives en devenant un créateur, collaborateur et contributeur. Bref, le numérique change la manière dont on accède et utilise les DANA (Bachimont, 2009), contribuant à l’élargissement et la diversification de leur exploitation, et ceci a un impact sur leurs modalités d’organisation et de diffusion ainsi que sur les pratiques des institutions et archivistes. En gardant en tête cet état de fait, nous proposons dans la dernière partie de cet article des pistes de solutions pour adapter les modalités d’organisation et de diffusion et les pratiques au contexte de la diffusion des DANA sur le web.

Considérations pour l’organisation et la diffusion des archives audiovisuelles sur le web

À partir des conclusions des trois aspects abordés précédemment, soit les propriétés et caractéristiques des documents audiovisuels, la définition et le contexte des archives audiovisuelles ainsi que l’impact du numérique en tant que médium et milieu, plusieurs pistes de solutions sont envisageables pour améliorer les moyens et modalités d’organisation et de diffusion sur le web des DANA.

Prendre en compte les particularités des documents audiovisuels

La première considération est la prise en compte des particularités des documents audiovisuels à travers la description des contenus, l’adoption d’outils de consultation et de manipulation adaptés ainsi que la mise en valeur de la matérialité des documents et de leurs dimensions esthétiques et émotives.

Tout d’abord, les pratiques de description audiovisuelles diffèrent d’une institution à l’autre. Ceci résulte à une qualité très variable des métadonnées, ce qui limite l’interopérabilité, la découvrabilité et l’exploitabilité des documents. Le développement d’une norme de description et d’un format d’échange de métadonnées numérique propre aux documents audiovisuels adoptés tant par les archives, bibliothèques et musées serait une piste de solution. Dans un deuxième temps, la description doit porter sur les sujets, personnes, objets ou événements du document afin de faciliter la recherche et les usages. La description des sujets des documents ainsi que le développement d’outils permettant la recherche par sujets restent un point important pour améliorer l’accès aux archives en général (Guitard, 2018) et aux archives audiovisuelles en particulier. En 2009 Schaffner résumait ainsi : « depuis trente ans, les gens ont rapporté vouloir découvrir les documents d’archives par de l’information sur leurs sujets » (Schaffner, 2009, p. 87, notre traduction). Ceci est problématique, car l’accès offert par les services d’archives s’effectue surtout par provenance et non par sujet (Guitard, 2018). Dans un troisième temps, une description minimalement au niveau du document et idéalement plan par plan ou par section devrait être effectuée pour faciliter le repérage des segments sonores ou visuels pertinents. En 2001, James Turner soulignait : « comme toute indexation, l’indexation plan par plan coûte cher, mais nous savons que si on ne la fait pas, la tâche incombera à l’usager qui en subira les conséquences » (2001, p. 50). En 2009, Karin Michel faisait valoir qu’il y a « très peu de description de contenu pour des raisons comme le temps et l’argent […]. Ce temps qui n’est pas investi dans la description retombe sur les épaules des chercheurs ce qui freine leur intérêt pour ce type de document » (2009-2010, p. 101). Aujourd’hui, les outils d’analyse automatique des images ont évolué au point où il est possible d’envisager dans un futur proche des outils peu coûteux et efficaces pour automatiser en partie cette tâche, coûteuse en temps et en argent, de description et d’indexation détaillées des contenus. Enfin, d’autres solutions sont envisageables pour améliorer la description des contenus des documents : l’indexation collaborative pour bonifier la description des contenus tant pour l’ajout que pour la correction d’information ; l’extraction automatique de paroles et de texte ; l’élaboration de typologies des types et genres des documents pour aider à la caractérisation des contenus et structures des documents, etc.

La transposition du médium audiovisuel dans le milieu numérique démocratise l’accès aux DANA, mais cela modifie aussi la dynamique entre documents et utilisateurs. Sur le web, l’usager ne se contente plus d’un visionnement en continu : il veut pouvoir jouer avec le déroulement du document (avancer/reculer, accélérer/ralentir) et accéder directement aux éléments de contenus qu’il l’intéresse. Le régime de la manipulation qu’apporte le numérique induit aussi des attentes par rapport à l’exploitation des documents. L’usager veut avoir la possibilité de s’approprier le document : le télécharger, sélectionner et sauvegarder des extraits, et éventuellement l’éditer, le modifier et le transformer. Cette posture amène à repenser les outils de lecture vidéo et audio des sites web de diffusion. Des outils de navigation présentant des marqueurs temporels pour faciliter la lecture des documents sont une option intéressante pour les lecteurs. D’autres solutions incluent des outils de montage en ligne, des outils pour sauvegarder des extraits d’un document, la possibilité de créer sa propre bibliothèque numérique, etc. Plus de recherches sont nécessaires pour exploiter pleinement les fonctions et possibilités du numérique afin d’améliorer la consultabilité et l’exploitabilité des DANA.

La matérialité des documents est une caractéristique importante de l’exploitation des archives, une de ses conditions d’utilisation. On peut évoquer de différentes façons la matérialité des archives. Cette matérialité est source de connaissances implicites, mais comme l’explique Kiersten F. Latham :

« Plusieurs des qualités physiques, ainsi que le contexte, le processus et les structures des archives ne seront pas apparents dans les environnements numériques à moins qu’il y ait une reconnaissance de cette forme de connaissance implicite dans le numérique. […] Transmettre les formes d’information implicites liées à l’expérience non textuelle du document peut ou peut ne pas être adaptable à l’environnement numérique. »

Latham, 2011, p. 15-16, notre traduction

Ceci veut dire d’une part qu’il faut reconnaître les dimensions autres que celle du message véhiculé dans le document liée à la vision informationnelle explicite du contenu qui correspond au signifié. Dans le cas des DANA, il s’agit de reconnaître l’importance de la forme, soit les modes d’expression (ou signifiant), les supports d’inscription, les formes d’organisation et les dispositifs de lecture (voir Figure 1) dans l’exploitation. Ceci veut dire d’autre part qu’il y a plus ou moins une perte lors de la transmission et la diffusion des documents (souvent plus dans le cas de copies numériques de documents analogiques). Des modalités doivent être mises en place pour compenser le plus possible cette perte de connaissances implicite liée à la matérialité. À cet effet, les aspects à prendre en compte sont : les supports, la qualité de la copie de diffusion, les formats, les outils de lecture, de production, de remédiation, de manipulation, etc. Ceci implique aussi de décrire les formes de l’expression – les modes, les caractéristiques et les sources – et de l’inscription – les formes de codage, incluant les formats et leurs caractéristiques (ratio, échantillonnage, etc.), leur forme physique, leur structure, leur forme de validation. Dans les interfaces web, ceci pourrait se concrétiser par des facettes[23]forme d’expression (qui comprendrait des filtres de recherche tels que musique, paroles, noir et blanc, stéréophonie, etc.) et forme d’inscription (qui comprendrait des filtres de recherche tels que support original, format, ratio, qualité d’échantillonnage, etc.).

L’audiovisuel ne s’adresse pas seulement à la raison, les DANA étant autant des objets signifiants que des objets esthétiques (Dufrenne, 1973). Ainsi, ils peuvent remplir des fonctions traditionnellement associées au document (fonctions de preuve, de témoignage, d’information, de communication, etc.), mais aussi des fonctions esthétiques et émotives. Le spécialiste des archives télévisuelles Jean-Stéphane Carnel identifie d’ailleurs l’esthétique comme un des critères de réutilisation des archives audiovisuelles (2012, p. 147-148). La qualité des copies tant pour la consultation que l’exploitation est un facteur déterminant pour que l’usager puisse juger de la valeur esthétique d’un document. D’ailleurs, il est nécessaire d’indiquer dans les interfaces les différentes qualités de copies disponibles d’un document, notamment dans le cas où une version en définition standard est utilisée pour la diffusion et dans le cas où des versions en haute qualité sont disponibles sur demande ou en téléchargement. La mise en valeur de l’aspect esthétique des documents peut aussi passer par les moyens de visualisation et de classification des documents. Par exemple, en représentant directement les documents par des vignettes, procédé utilisé fréquemment pour les images fixes, et en regroupant ces vignettes par genres de document (voir le site sur Raoul Hausmann[24]) ou encore selon leur couleur (voir le site de la Public Domain Digital Collections de la bibliothèque de New York[25]), leur provenance, leur sujet, leur durée, etc. Pour les documents audiovisuels, le regroupement par qualité d’image et de son serait une option à envisager pour faciliter la réutilisation.

Quant à l’émotion, Yvon Lemay et Anne Klein ont déjà souligné le potentiel du numérique de mettre en valeur la dimension émotive des archives : « les archivistes doivent trouver une manière d’assumer cette dimension cachée des archives dans leur pratique […] L’environnement numérique pourrait être un moyen de faire valoir cette dimension » (Lemay et Klein, 2012, p. 30). Trois types de relations émotives avec les archives sont envisageables : du point de vue des usagers, notamment la nostalgie (Guyot et Rolland, 2011, p. 144-145 ; Ongena et al., 2013) ou l’affect (Jost, 2017 ; Maeck et Steinle, 2016, p. 11 ; Winand, 2016) ; du point de vue des archivistes (Mas, Klein et Dufour, 2014 ; Mas et Gagnon-Arguin, 2011), comme facteur influençant la sélection, par exemple ; et du point de vue du contenu du document. Pour intégrer le premier rapport dans les interfaces, on pourrait imaginer une indexation collaborative des émotions ressenties par les usagers par rapport aux documents à l’aide d’un langage contrôlé. Pour le deuxième rapport, ceci pourrait se traduire par une section Coup de coeur des archivistes sur les sites web. En effet, les archivistes sont probablement ceux qui connaissent le plus les documents du fonds et sont ainsi des mieux placés pour identifier les documents les plus intéressants esthétiquement ou émotivement. Nous avions d’ailleurs mis de la partie l’avis des archivistes dans la sélection des documents dans notre projet de création à partir d’archives Archivoscope (Côté-Lapointe, 2015). Pour le troisième aspect, l’ajout d’un champ émotion serait un moyen de décrire les types d’émotions que l’on retrouve dans les documents : horreur, amour, haine, joie, etc. Une facette émotion assurerait la navigation et la sélection par types d’émotion. Cette approche serait particulièrement pertinente pour mettre en valeur le potentiel ludique et nostalgique des DANA.

Assurer la transmission et l’exploitation archivistiques

Nous avons établi que les archives sont fondamentalement des traces d’activité et qu’une des clés de l’interprétation et l’exploitation des archives est sa transmission, sa dimension temporelle, qui permet de lier le document à une activité (Méchoulan, 2011, p. 9 ; Müller, 2006, p. 5). Ces traces se manifestent à travers non seulement les contenus, mais aussi les formes et surtout les contextes des documents, c’est pourquoi une approche de diffusion axée sur le contenu n’est pas suffisante pour appréhender une lecture archivistique des documents. Il faut favoriser le plus possible une lecture archivistique des documents en maximisant une diffusion archivistique de ceux-ci, c’est-à-dire qu’il faut historiser et rendre accessible le plus de contenus, formes et contextes de strates documentaires (voir Figure 1) possibles, incluant les différents états des strates de transmission et de lecture.

Ceci implique d’identifier, de décrire et d’indexer les types de supports analogiques ou numériques qui sont en soi des indices du contexte de création du document. Dans les interfaces web, on pourrait par exemple avoir une facette types de support qui comprendrait plusieurs filtres de recherche détaillés. Ceci implique aussi de garder des traces des migrations de support des documents et de mettre en valeur cette information. Afin d’aller plus loin dans l’idée de support comme trace d’activités, on diffuse des photographies des supports originaux dans le cas de documents numérisés (par exemple, des photographies des bobines 16mm du boitier d’origine) ou on fournit de l’information sur les types de support (histoire, caractéristiques techniques, enregistreurs et lecteurs dédiés, etc.).

Le processus de description archivistique traditionnel tend à privilégier le contexte du créateur au détriment des autres contextes du document (Evans, McKemmish et Bhoday, 2005, p. 21), et souvent le contexte même de création n’est pas disponible dans les interfaces (Ribeiro, 2014, p. 322). Or, pour que les systèmes archivistiques puissent représenter une vision multidimensionnelle des archives, il est essentiel d’enregistrer et d’implémenter des métadonnées qui puissent décrire et historiser les divers contextes de création, de transmission et d’usages à travers le temps (Evans et al., 2005, p. 21)[26]. Pour ce faire, il faut dans un premier temps bien différencier conceptuellement ces trois contextes. Dans un deuxième temps, il faut décrire et indexer leurs aspects : émetteur(s), créateur(s) ou détenteur(s) (qui ou quoi), temps (quand) et lieu (où), contexte culturel particulier (comment), finalités, activités ou d’événements (pourquoi), récepteurs (à qui/pour qui). Des facettes dans les interfaces pourraient être associées à chaque contexte selon les strates. La visualisation de la structure du document numérique est aussi un moyen pour les usagers de le contextualiser (Fachry et al., 2008, p. 2 et 6).

Un autre aspect à considérer pour mettre en valeur les documents comme traces d’activité est la prise en compte des formes précédentes d’organisation intellectuelle et physique de transmission des documents. La façon dont sont organisés les documents entre eux, les liens entre les documents, qu’ils composent une collection, un fonds ou non, sont porteur de sens, de traces d’activité. La nature dialectique de l’exploitation est liée à la dimension temporelle du document, donc nécessairement à la prise en compte de son ou ses contextes de transmission. Au niveau des moyens et modalités, ceci implique de clarifier les liens entre les documents et les critères de regroupement et de présenter le plus possible au niveau de la notice individuelle le contexte des documents. Ceci implique aussi de revoir les façons de représenter les liens entre les documents à travers des modalités et moyens de navigation et de recherche adéquats, et donc de penser au-delà d’une interface bibliothéconomique ou archivistique hiérarchique traditionnelle.

La prise en compte des archives comme traces d’activité et la considération de l’exploitation comme partie intégrante de l’archive implique aussi de garder des traces des lectures et des réutilisations des documents et mettre en valeur ces utilisations dans les interfaces. Dans le contexte numérique, il faut mettre en place des modalités pour garder des traces de ces utilisations et différents états des DANA. Comme l’explique Pédauque :

« Il s’agit d’inventer les procédures permettant de rattacher un texte à un auteur […], tout en permettant à chacun de s’approprier – de se réapproprier – tout ou partie de documents produits par d’autres ou par eux-mêmes afin de de limiter la prolifération « bruyante » des versions différentes d’une même information sur le réseau et d’identifier la nature et les origines de ces modifications dans l’optique d’une gestion cohérente de l’ensemble des documents électroniques actuellement disponibles, indépendamment de leur format, de leur statut et en dehors de toute institution centralisée. »

Pédauque, 2006a, p. 44-45

Ceci implique donc de garder aussi le lien entre les différents états de transmission en gérant les documents des groupes et individus en dehors des limites de leurs archives institutionnelles et personnelles, et de continuellement et cumulativement tisser des liens entre les documents et les personnes, structures organisationnelles afin de permettre plusieurs interprétations et chemins d’accès aux documents (Evans et al., 2005, p.18). Idéalement, il faudrait que ces procédures de liaison des différentes versions d’un document soient automatisées pour éviter de charger de cette tâche l’utilisateur. Par ailleurs, garder des traces des utilisations est bénéfique du point de vue des usagers, mais aussi des institutions et des archivistes, car ceci illustre directement l’utilité de leur travail. Le travail des archivistes et des institutions est souvent dans l’ombre et la reconnaissance de ce travail – et par extension la sensibilisation du public à l’importance des archives – reste un enjeu crucial pour le futur archivistique. En mettant en premier plan les réutilisations des archives dans les interfaces, ceci met en valeur les applications concrètes du travail des archivistes.

Favoriser l’accès numérique

L’organisation et la diffusion des DANA sur le web soulèvent l’influence du numérique en tant que médium et milieu sur l’accès à ces types de documents. Le milieu numérique modifie le cycle de vie des documents en le rendant plus itératif et permet de plus grands potentiels manipulatoires des contenus, formes et contextes. Ainsi, le numérique donne à l’archiviste la possibilité d’intervenir tant sur les composantes (contenu, forme, contexte) et les strates documentaires (expression, inscription, transmission, lecture) (voir Figure 1). Le rôle de l’archiviste est ainsi élargi. Il devient beaucoup plus qu’un simple médiateur entre les archives et les usagers. Le numérique est aussi porteur, depuis sa création, d’une philosophie axée sur le partage égalitaire des ressources, car le web est « un réseau de communication de plusieurs à plusieurs où chaque pôle, grand ou petit, devait disposer des mêmes outils et être à la fois producteur et consommateur » (Pédauque, 2006a, p. 71). De plus, le médium numérique a toutes les qualités d’un bien collectif idéal, car il possède les caractéristiques de non-rivalité et de non-excluabilité[27] (Chartron et Moreau, 2011, p. 6). Selon nous, il faut donc envisager les DANA comme des biens communs numériques (Peugeot, 2012). Cependant, nous assistons depuis quelques années à une fragilisation du web (Peugeot, 2012, p. 142), due à plus de contrôle du milieu numérique par la mainmise par les géants de l’information sur le web. Ainsi, aujourd’hui, les piliers qui sous-tendent le web sont menacés, car les « logiques d’inscription de traces sont en effet influencées par les industries de la recommandation, faisant le risque de passer du rêve d’une mémoire sans contrainte à une mémoire sous contrainte » (Ertzscheid et al., 2016, p. 61). On peut se poser la question pour les archives et les DANA : « voulons-nous être des utilisateurs ou des consommateurs ? » (Paquienséguy, 2012, p. 200). Selon nous, les professionnels de la documentation doivent se positionner du côté des communs numériques. Ils doivent défendre cette position en favorisant l’accès aux DANA dans le milieu numérique.

Le collectif Roger T. Pédauque écrivait en 2006 : « plus l’existence d’un document est connue, plus il sera lu et plus il sera lu, plus son existence sera connue » (2006a, p. 68). Aujourd’hui, cette affirmation est toujours vraie, mais dans une perspective d’accès numérique, il faudrait ajouter que plus un document est réutilisé, plus il est multiplié et plus il est multiplié, plus son existence sera assurée. Or, des points de vue des usagers et des biens communs numériques, l’existence des DANA dépend de leur accès, car il faut que les DANA soient tangibles, consultables, manipulables, « plus près des usagers, plus visibles, mieux à même de satisfaire leurs besoins et plus aisément exploitables » (Lemay et Klein, 2012, p. 39). Cependant

« […] le libre accès aux archives audiovisuelles n’est pas toujours chose aisée pour de multiples raisons : culte du secret hérité d’une longue tradition où la communication des documents était organisée dans l’entre-soi d’historiens dûment accrédités et contrôlés, documents faisant l’objet d’une classification, problèmes d’ayants droit, fragilité des documents originaux, médiocrité de moyens techniques facilitant l’accès ou la consultation. »

Guyot et Rolland, 2011, p. 102

Ainsi, l’accès au DANA est un enjeu important du point de vue des archivistes. Cet enjeu peut être envisagé sous trois aspects (Pugh, 2009, p. 162) : l’accès intellectuel qui s’effectue à travers la classification, la description et la médiation ; l’accès légal faisant référence à la permission ou le pouvoir d’utiliser les archives ; et enfin l’accès physique qui réfère à la possibilité de consulter physiquement ou virtuellement les documents ou leurs copies.

Un des plus grands freins à l’accès intellectuel est l’invisibilité des documents d’archives sur le web (Schaffner, 2009, p. 90). Ceci est particulièrement vrai dans le cas des archives audiovisuelles détenues par des institutions non spécialisées dans l’audiovisuel qui constituent des collections cachées. Dans le milieu numérique, si le document n’est pas décrit et indexé afin de maximiser sa découverte par des moteurs de recherche, il ne peut être découvert. Ainsi, la description des contenus et contextes du document est nécessaire, car sur le web les métadonnées sont l’interface et elles ont par conséquent un rôle crucial pour la découverte des documents (Schaffner, 2009). La description, transposée en métadonnées intrinsèques ou extrinsèques, doit être visible, lisible et exploitable par les machines. D’autres facteurs déterminant l’accès intellectuel sont : une indexation plus fine par plans ou par sections permettant des résultats de recherche plus pertinents et une consultation plus efficace ; le design des sites web (McCausland, 2011, p. 314) pour faciliter la recherche et la navigation ; ou encore la description adéquate des contextes à travers le travail d’éditorialisation (Pédauque, 2007, p. 179).

L’accès légal est complexe dans le cas des archives audiovisuelles et constitue un enjeu de taille pour l’accès aux DANA (Amit, 2008, p. 1 ; Guyot et Rolland, 2011, p. 157), car plusieurs acteurs entrent en jeu et les lois diffèrent selon les pays. L’accès légal est d’autant plus important qu’il freine la diffusion des DANA par les institutions détentrices et leur réutilisation par des usagers. Plusieurs stratégies et solutions sont envisageables pour améliorer l’accès légal aux DANA. Premièrement, identifier clairement les différents droits d’auteurs et leurs modalités ainsi que les ayants droit des DANA afin d’informer les usagers. Deuxièmement, adopter une politique s’inscrivant dans le courant des données ouvertes. Ceci peut se concrétiser par l’adoption de licences Creative Commons qui identifient clairement dans quelles mesures les usagers peuvent réutiliser et modifier les documents. Troisièmement, adopter une politique favorisant la réutilisation et l’accès. Ceci peut se concrétiser en identifiant et en mettant en valeur les documents libres de droits sur les sites web de diffusion, en fournissant de l’information sur les modalités des droits d’auteur en vigueur selon le pays ou selon le type de document ou encore en sensibilisant les en proposant des licences permettant la réutilisation lors des dépôts ou dons d’archives.

L’accès aux copies des documents est un aspect fondamental de l’accès aux DANA. Comme le souligne Chenard : « les internautes s’intéressent en priorité, voire exclusivement, à l’accessibilité, et rarement à la performance du moteur ou à la pertinence des résultats » (2015, p. 200). Dans le milieu numérique, du point de vue des usagers, ce qui n’est pas consultable directement en ligne n’existe pas. Le manque d’accès aux documents d’archives directement sur les sites web de diffusion a été souligné comme un problème majeur et une source de confusion dans de nombreuses études d’usagers (Chapman, 2010, p. 6 ; Duff et Stoyanova ; 1998 ; Lack, 2006, p. 77). Ceci est d’autant plus vrai pour les DANA, en particulier ceux qui se retrouvent dans les fonds d’archives principalement textuels et qui forment une bonne partie des collections cachées.

Pour conclure, le milieu numérique actuel pousse les archivistes, bibliothécaires et documentalistes à se positionner comme les défenseurs de l’accès intellectuel, légal et physique aux DANA, et des modalités concrètes peuvent être mises en place à cette fin. Ce positionnement sur l’accès amène aussi à repenser les rapports entre usagers et institutions.

Repenser les rapports entre usagers et institutions

Les moyens et modalités qui composent les dispositifs ne sont pas anodins, car ils projettent une certaine vision des archives et de leurs usages et conditionnent la relation entre usagers et institutions. Or, comment envisager un rapport équilibré et équitable pour les deux parties ?

Premièrement, pour l’usager, il faut favoriser le plus d’usages effectifs et potentiels possibles lors de la diffusion. La personnalisation et l’adaptabilité des interfaces sont nécessaires pour rejoindre le plus d’usages et d’usagers possibles, ce qui implique « de travailler à l’ergonomie du site, avec moteur de recherche et normalisation » (Guigueno, 2016-2017, p. 54), de permettre des modes de visualisation adaptés aux types d’utilisations des archives et de permettre aux usagers d’avoir le plus de flexibilité possible dans la manipulation des documents et données (Anderson et Blanke, 2015, p. 1194). Ceci peut se faire en permettant plus d’accès aux contenus et sous le plus de formes différentes possible, et en fournissant des outils adaptés aux différentes utilisations possibles. Avec la démocratisation de l’accès aux archives, les usagers des archives audiovisuelles ne sont plus uniquement des usagers directs et spécialisés, mais plutôt des usagers indirects non spécialisés (Jensen et Jensen, 2005, p. 5 ; Theimer, 2011, p. 342). L’enjeu est de traduire la complexité des systèmes de façon à simplifier l’utilisation, et ce, sans limiter les multiples usages possibles. De plus, l’usager n’est plus cette figure monolithique, les espaces privés et publics se confondent et un même usager n’est plus limité à un seul type d’utilisation (Ranjard, 2012, p. 12). En conséquence, il faut adapter sur demande et de façon modulaire les interfaces selon les usages. Ceci pourrait être l’objet de recherches futures sur le design, la visualisation des données et la convivialité des interfaces en lien avec des champs d’exploitation précis.

Deuxièmement, les moyens et modalités doivent être adaptés à la culture numérique de l’usager indirect qui veut être actif plutôt qu’uniquement récepteur d’information (Vidal, 2012, p. 220). Cette culture conduit à l’exigence de la participation (Guigueno, 2016-2017, p. 54), à la personnalisation et l’adaptabilité des interfaces (Vidal, 2012, p. 220), à la prise en compte des usagers non experts voire des non-usagers dans le design des interfaces. Les usagers sont appelés à participer notamment avec des fonctionnalités associées aux réseaux sociaux et au web 2.0 (Theimer, 2011, p. 341 ; Yakel, 2011, p. 95-96). Dans le numérique, l’usager a le potentiel d’intervenir sur toutes les strates documentaires – expression, inscription, transmission, lecture (voir Figures 1). L’usager est donc un acteur potentiel pour améliorer l’organisation et la diffusion. En ce sens, il faut favoriser la collaboration entre usagers, archivistes et institutions (Lemay et Klein, 2012). Cette collaboration permet d’accroître la visibilité de la diffusion, d’attirer de nouveaux publics, d’enrichir les fonds et collections, de faciliter l’échange entre institutions, de faire connaître l’institution, de proposer des contenus à forte valeur ajoutée et de dialoguer avec le public (Scheffer, 2016-2017, p. 55).

Intelligence artificielle, web sémantique et traitements automatiques

Le manque de ressource pour le traitement des documents est un leitmotiv chez les archivistes et probablement le frein principal à l’application des suggestions précédentes. Les récents développements de l’intelligence artificielle nous font croire que, dans un futur proche, toutes ces opérations jadis effectuées par des humains pourront être en grande partie réalisées par des ordinateurs. De plus, comme nous l’avons souligné en introduction, l’utilisation de documents audiovisuels est en forte croissance, et les futurs fonds d’archives comprendront fort probablement une quantité importante de DANA, d’où la nécessité d’avoir recours à la technologie pour leur traitement. Par ailleurs, le développement de la technologie va probablement faire émerger de nouveaux genres d’usagers et d’usages (Rhee, 2012, p. 479). Dans une perspective à plus long terme sur l’usage des DANA, il faut donc prendre en compte l’intelligence artificielle, le web sémantique et les traitements automatiques dans les moyens et modalités d’organisation et de diffusion.

Les technologies actuelles et développements possibles sont notamment :

  • l’identification, la description et l’indexation automatique de contenus : l’analyse d’images et de sons par des intelligences artificielles ;

  • la transcription et la traduction automatique de paroles en texte ;

  • l’historisation automatique de documents par les identificateurs d’objets numériques et grâce à l’analyse automatique de contenus ;

  • la contextualisation des documents grâce à l’archéologie numérique par des intelligences artificielles : la possibilité de (re)tracer des liens entre des ressources disparates sur le web ;

  • l’intégration automatique de contenus tiers par hyperliens (cartes géographiques, articles Wikipédia, articles de journaux, réutilisations des archives, notices biographiques, information sur les personnes, lieux, dates, etc.) ;

  • l’aide à l’évaluation des archives ;

  • l’intégration automatique de métadonnées au document au fur et à mesure de ses transformations, de ses utilisations ;

  • des outils de visualisation personnalisables et modulables sur demande.

Afin d’intégrer ces fonctionnalités, les métadonnées et leur mise en forme à l’aide de normes et de schémas devront être, dans l’esprit du web sémantique[28], plus flexibles, modélisables et combinables pour exploiter pleinement les capacités de calcul des ordinateurs. Avec l’émergence du web sémantique, uniquement donner accès aux collections n’est pas suffisant : il faut proposer « une forme d’interopérabilité basée sur des standards du web et sur des liens entre les ressources […], faciliter l’accès à des données structurées, stockées dans des bases telles que les catalogues de bibliothèques, les inventaires d’archives ou les bases culturelles des musées » (Bermès, 2012, p. 45).

Enfin, bien d’autres considérations sont à prendre en compte dans l’organisation et la diffusion des DANA sur le web tel que l’accès (légal, intellectuel et physique), le rôle des créateurs et donateurs dans la chaîne documentaire, la prise en compte des différents champs d’exploitation[29] des DANA, l’équilibre entre préservation et exploitation, les interfaces comme moyen de représentation, les « enjeux formels liés à la consultation des documents » (Masure, 2018), les « systèmes de catégorisation et de classement » comme facteur d’influence sur les accès et contenus et l’action de l’usager (Latzko-Toth et Millerand, 2012, p. 134), etc.

Conclusion

Les documents audiovisuels numériques d’archives (DANA) suscitent de par leurs propriétés et caractéristiques des usages et pratiques distincts. Le modèle des strates et des composantes documentaires permet de subsumer les multiples facettes des documents audiovisuels en en décrivant les contenus, formes et contextes sous les strates de l’expression, de l’inscription, de la transmission et de la lecture. Appliqué à l’audiovisuel, ce modèle met en relief les aspects sémiotiques et formels des documents audiovisuels, en particulier l’importance de la temporalité et de la matérialité, et de conclure qu’ils sont des objets signifiants et esthétiques. L’histoire, les pratiques et la conception des archives et de l’archivistique audiovisuelles soulignent que ces types de documents sont autant de l’ordre informationnel, culturel que médiatique, et qu’ils ne sont pas tout à fait des archives au sens traditionnel du terme. Les DANA doivent plutôt être vues comme des traces d’activité dont leur exploitation est une dimension constitutive de leur statut d’archives. Le numérique, envisagé d’une part comme médium et d’autre part comme milieu, fait quant à lui émerger à travers ses fonctions, moyens, outils, pratiques et contextes de nouveaux usages et usagers dont il faut désormais prendre en compte dans l’organisation et la diffusion des DANA. Cet état de fait amène à considérer plusieurs pistes de solutions concrètes du point de vue des contenus, de la transmission et de l’exploitation archivistique, de l’accès numérique, des rapports entre usagers et institutions et de ses développements technologiques afin d’améliorer l’adéquation entre les DANA et leurs usagers et les moyens et modalités mis en place par les institutions sur le web.

Enfin, cette réflexion a permis de mettre en lumière un avenir en pleine expansion pour les DANA. Comme le souligne Marie-Anne Chabin : « l’archive audiovisuelle est potentiellement immense. Elle est plurielle. Elle va au-delà de ce qu’elle a été à la création du concept autour de la production radio-télévision » (Chabin, 2014). Pour que cet avenir s’annonce des plus riches, souhaitons que les professionnels de la documentation (archivistes, bibliothécaires, documentalistes, muséologues, etc.) se positionnent en faveur d’un plus grand accès aux DANA et qu’ils aient les moyens de leurs ambitions. À cette fin, les institutions et archivistes devront peut-être accepter de perdre parfois le contrôle sur leurs archives afin d’en favoriser une plus grande utilisation (Robert, 2015, p. 121), de conjuguer une vision fragile et antifragile des archives. Le concept d’antifragile, proposé par Nassim Nicholas Taleb, est cette caractéristique commune à tout système naturel et complexe de tirer profit des événements chaotiques et imprévisibles :

« […] tout ce qui, à la suite d’événements fortuits (ou de certains chocs), comporte plus d’avantages que d’inconvénients est antifragile ; et fragile dans le cas contraire. […] Certains objets tirent profit des chocs ; ils prospèrent et se développent quand ils sont exposés à la volatilité, au hasard, au désordre et au stress, et ils aiment l’aventure, le risque et l’incertitude. »

Taleb, 2013, p. 13 et 15

Le concept d’antifragile s’accorde bien avec l’idée que « la valeur ne diminue pas mais augmente avec l’usage, ce qui est particulièrement le cas avec les archives » (Lemay et Klein, 2012, p. 25). Selon nous, ce concept illustre bien le changement de perspective à envisager : le passage d’une vision des archives axée sur la conservation à une vision des archives qui tient aussi compte de leur exploitation ainsi que le passage d’un régime d’accès à des fins de consultation à un régime d’accès à des fins d’exploitation.