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La formation continue des bibliothécaires en France est assurée à la fois par des écoles publiques (École Nationale Supérieure des Sciences de l’Information et des Bibliothèques [Enssib], École Nationale des Chartes, Institut National des Etudes Territoriales, etc.), des associations professionnelles et des réseaux de formation financés par les pouvoirs publics (Centre National de la Fonction Publique Territoriale, Médiathèques départementales, Agences régionales du livre, Centres régionaux de formation aux carrières des bibliothèques [CRFCB], Unités régionales de formation à l’information scientifique et technique [URFIST]). Parmi tous ces acteurs, le réseau de sept URFIST, créé en 1982, et le réseau de douze CRFCB, créé en 1987, couvrent le territoire national pour assurer une continuité d’accès à la formation continue des bibliothécaires de France, exerçant en milieu universitaire et territorial (voir figure 1). De nombreuses thématiques de formation sont proposées pour aider les personnels des bibliothèques à maintenir leurs connaissances et compétences, à en acquérir de nouvelles, et pour accompagner les différentes évolutions du métier. En fonction de leur formation initiale et des profils de poste et environnements de travail variés, les bibliothécaires ont différents besoins de formation à couvrir. Le rôle de ces deux réseaux est d’y répondre.

Figure 1

Chiffres clés actions de formation EMI – Réseau des CRFCB et URFIST

Chiffres clés actions de formation EMI – Réseau des CRFCB et URFIST

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Parmi les thématiques proposées, la formation des usagers des bibliothèques aux compétences informationnelles est devenue cruciale pour appréhender la maîtrise de l’information et contribuer à la lutte contre les fake news et la désinformation. Le choix de cette thématique comme exemple permet de s’adresser à tous les bibliothécaires, quel que soit leur environnement d’exercice et leur public cible.

La Commission européenne définit l’éducation aux médias comme la « capacité à accéder aux médias, à comprendre et apprécier, avec un sens critique, les différents aspects des médias et de leur contenu et à communiquer dans divers contextes. » (Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, 2020) Pour autant, construire et animer des ateliers d’éducation aux médias et à l’information en tant que bibliothécaire ne va pas toujours de soi. Les formations initiales en France incluent peu cette thématique dans leurs programmes, tout comme les fiches profils-types des référentiels métiers (REME, REFERENS, Bibliofil), et la légitimité du bibliothécaire à s’emparer de ces questions en pâtit. Ainsi, ces formations ne mentionnent que la « culture internet » et le « droit de l’information » comme connaissances nécessaires. Il apparaît donc crucial de renforcer cette thématique dans les programmes de formation pour pouvoir engager bibliothèques et bibliothécaires sur ces questions et proposer des formations adaptées aux usagers sur ce thème.

Cet article s’interroge sur la méthode pour bâtir une offre de formation de formateurs structurée et cohérente à destination des bibliothécaires pour positionner davantage les bibliothèques et bibliothécaires sur l’éducation aux médias et à l’information (EMI) en France.

En effet, lors d’une précédente enquête (présentée au congrès BOBCATSSS 2020 [Barrio et Bourdet, 2020]), une étude comparée des programmes des dix-neuf centres de formation a permis de mettre en lumière une offre faible et disparate sur l’EMI à disposition des bibliothécaires. Cette analyse a montré une faiblesse aussi bien du nombre d’heures consacrées à la thématique, une discontinuité territoriale forte et une faiblesse de contenus avec des lacunes dans la couverture de la thématique par rapport à certains médias.

À partir des résultats de cette première enquête, un référentiel de compétences à destination des bibliothécaires français se dessine, décliné en quatre niveaux (débutant, intermédiaire, expert, formation de formateur) par la délivrance d’Open Badges[1]. En parallèle, il s’agit de s’appuyer sur les formations existantes pour composer un programme « idéal » en évaluant le nombre d’heures nécessaires pour former les personnels des bibliothèques à ces questions et les différentes formations à suivre avant de pouvoir positionner sa bibliothèque sur ce thème. Enfin, il s’agit d’élaborer des recommandations à destination des différents acteurs de la formation des bibliothécaires pour imaginer des tests et envisager le montage d’un parcours pédagogique de formation à l’échelle nationale sur cette thématique.

Le rôle des bibliothèques en faveur de l’éducation aux médias et à l’information

Un engagement pour une information fiable et de qualité

Si les questions d’éducation aux médias et d’évolution des pratiques informationnelles sont loin d’être nouvelles, force est de constater que ces dernières années ont été l’occasion de développer de nombreuses actions afin de lutter contre les fausses nouvelles, à travers des programmes pédagogiques, des projets menés par des associations ou encore des ateliers élaborés par les bibliothèques. Les attentats survenus en janvier 2015 à Paris, perpétrés notamment contre la rédaction du journal satirique Charlie Hebdo, ont bouleversé la manière d’aborder la liberté d’expression et ont constitué un tournant indéniable dans l’implication des bibliothèques en matière d’éducation aux médias.

Si le sujet de l’EMI n’est pas récent[2], une véritable volonté politique de renforcer l’éducation des citoyens dans ce domaine en France s’est manifestée après ces événements. Des dispositifs, respectivement mis en place par les ministères français de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Culture, encouragent ainsi, via divers appels à projets[3] et subventions, l’élaboration d’actions et de programmes au sein des écoles, des universités et des bibliothèques. Ainsi, le rapport Orsenna-Corbin publié en 2018 met en lumière le rôle essentiel des bibliothèques dans le développement de l’esprit critique des citoyens et marque le début d’une série d’actions mises en oeuvre pour soutenir les bibliothèques dans la lutte contre les fausses informations, à travers le Plan Bibliothèques du ministère de la Culture. Déploiement de personnes effectuant des services civiques[4] dans les bibliothèques, soutien aux résidences de journalistes, subventions pour l’élaboration de jeux sérieux : autant de projets qui ont pu voir le jour grâce à des subventions nationales. Si la France ne dispose pas d’un cadre réglementaire précis dans le domaine de l’éducation aux médias, un effort a été accompli afin d’affirmer cette nécessité de renforcer l’esprit critique et de recenser des actions possibles, notamment en bibliothèque. Les associations nationales comme l’Association des Bibliothécaires de France (ABF) ont ainsi souhaité proposer un cadre, notamment à travers la charte Bib’Lib[5] qui affirme quelques principes élémentaires et néanmoins incontournables tels que le droit d’accès à l’information, mais aussi l’obligation des bibliothécaires de fournir les clés de compréhension à l’information et l’accompagnement au développement des compétences des citoyens, tout comme l’accès libre et gratuit à un Internet fiable et de qualité. Du côté des bibliothèques universitaires, l’Association des directeurs et personnels de direction des bibliothèques universitaires et de la documentation (ADBU) a constitué un carrousel d’actions, disponible sur son site web[6], qui met en lumière les projets proposés par les bibliothèques universitaires : ateliers de recherche documentaire, formations à la maîtrise de l’information, ateliers Wikipédia, conférences, etc. Pour les bibliothèques de lecture publique, la Bibliothèque publique d’information (Bpi) a mis en ligne sur son site web[7] des ressources et guides afin d’aider les bibliothèques à trouver des exemples d’ateliers à élaborer dans leur propre établissement, et a récemment diffusé un guide pratique[8] sur l’EMI mettant en avant plusieurs initiatives.

Toutefois, la France reste en retard, comme l’explicite l’index de littératie calculé par l’Open Society Institute (2019), où la France figure en milieu de tableau des pays européens. La Finlande, classée en tête, propose un exemple intéressant : le gouvernement finlandais a souhaité répondre de manière globale à la prolifération des fausses informations en proposant notamment des réformes de l’enseignement, mais aussi des formations touchant l’ensemble de la population et notamment les responsables politiques, et en renforçant les cursus offrant des modules pour développer l’esprit critique (Mackintosh, 2020). Ces derniers s’appuient par ailleurs sur des partenariats (par exemple avec des agences de fact-checking), et plus largement des campagnes d’advocacy ont été menées et les budgets des bibliothèques abondés. Il y a ainsi une détermination forte de renforcer la formation à l’EMI du plus grand nombre de citoyens, en formation initiale comme en formation continue. Cette volonté d’inclure l’ensemble des citoyens, dont les responsables politiques et le public adulte au sens large, semble porter ses fruits et constitue une première piste de réflexion à mener pour contrecarrer la propagation de discours factuellement faux. Ces initiatives indiquent donc l’importance du rôle de la formation dans l’appréhension des informations pour tout citoyen.

Des ressources mises à disposition, sélectionnées en fonction de critères de neutralité et de véracité

Afin d’offrir aux usagers des informations fiables et de qualité, capables de passer le test de la méthode VERIF (équivalent du test CRAAP en anglais, voir figure 2), les bibliothécaires peuvent s’appuyer sur la politique documentaire. En effet, à l’aide de fiches domaine, ils établissent une liste de critères, notamment de neutralité et de véracité, pour argumenter leurs achats documentaires. Cette politique documentaire nécessite une actualisation fréquente et la soumission à différents points de vue pour tendre vers une certaine objectivité. Ainsi, certains domaines davantage sujets à la controverse que d’autres (Pasquier, 2020) doivent attirer une vigilance accrue des chargés d’acquisitions (pseudo-sciences, économie, religion, politique…). Cette vigilance se poursuit au niveau de la politique d’action culturelle de la bibliothèque pour garantir un équilibre dans les invitations et prises de parole.

FIGURE 2

Évaluer ses sources avec la méthode V.E.R.I.F.

Évaluer ses sources avec la méthode V.E.R.I.F.
Créé à partir de Library, University of Ottawa, s. d.

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Du côté des bibliothèques universitaires, le travail engagé en faveur du libre accès aux travaux scientifiques via les archives ouvertes et revues en libre accès a amené les bibliothécaires à se former aux questions d’édition scientifique ouverte pour pouvoir accompagner les doctorants et chercheurs dans leur parcours de publications. En effet, l’open access a été l’occasion, à la faveur du « publish or perish », de voir émerger des éditeurs prédateurs, munis de revues prédatrices et de conférences prédatrices (Bloch, 2017). Ces éditeurs, sous un modèle auteur-payeur, autorisent des publications dont la validation scientifique n’est pas soumise à une véritable relecture par les pairs et qui viennent fragiliser la mise à disposition de ressources valides, comme en témoigne le dernier exemple en date de canular scientifique en lien avec la recherche sur la COVID-19 (Rebeaud, Rochoy, Ruggeri et Cova, 2020).

Pour contrer ce phénomène, dès 2008, Jeffrey Beall, bibliothécaire de l’Université du Colorado, décide de rassembler et de publier une liste de ces quelques 12 000 revues prédatrices en ligne. Il est contraint d’arrêter en 2017 à la suite de nombreuses menaces (Straumsheim, 2017). Depuis, cette liste est disponible sur le site collaboratif StopPredatoryJournals[9] et des sites web impliquant des bibliothécaires ont émergé pour aider les publiants à s’y retrouver, par exemple Think.Check.Submit[10] ou Coopérer en IST[11].

De même, un des derniers développements du logiciel libre de gestion des références bibliographiques Zotero permet d’indiquer à l’utilisateur si l’article collecté a fait l’objet d’une rétractation signalée dans la base de données Retraction Watch Database (Zotero, 2019). Présenter cette fonctionnalité durant des ateliers de formation animés par les bibliothécaires constitue une plue-value à destination de la communauté scientifique, en mal de références scientifiques fiables à citer pour documenter ses travaux.

Les bibliothèques ont donc un rôle important à jouer pour proposer des ressources d’information sûres dans le respect de la neutralité des collections et pour proposer un accompagnement à la sélection d’informations fiables sur Internet en vue d’alimenter les travaux scientifiques des étudiants et chercheurs dans leur démarche de recherche scientifique éthique et intègre.

Le rôle des bibliothécaires dans la lutte contre les fake news

Se former à la maîtrise de l’information (information literacy)

La recherche d’information est au coeur de la formation initiale des bibliothécaires, durant laquelle une large part est accordée à la maîtrise de l’information, à la vérification de la fiabilité des sources et à l’acquisition de connaissances du paysage éditorial scientifique. Ces compétences indispensables à l’exercice du métier sont d’autant plus sollicitées ces dernières années afin d’accompagner au mieux les étudiants dans leur recherche d’information, rendue plus difficile par le foisonnement de sources, notamment en version numérique. C’est ainsi que les rendez-vous personnalisés avec un bibliothécaire (ou « book a librarian » dans les pays anglophones) se sont développés et rencontrent un fort succès afin d’aider à l’élaboration de bibliographies, de cadrages de sujet de mémoire ou de travaux pratiques. Ces services ont également été déclinés en France, notamment en bibliothèque universitaire (Bibliothèques de l’Université Toulouse – Jean Jaurès, 2020).

Si la formation initiale des bibliothécaires propose des modules consacrés à la maîtrise de l’information, il n’existe pas pour l’instant de véritables enseignements autour de l’éducation aux médias, comme les reçoivent les professeurs-documentalistes[12]. Certains aspects du sujet sont bien entendu abordés, comme la recherche documentaire, les ressources électroniques, la science ouverte dans son ensemble, soit autant de domaines connexes. Les élèves conservateurs de l’Enssib, par exemple, disposent de deux modules pédagogiques intitulés « Rechercher l’information » et « Transmettre des compétences informationnelles »[13], qui regroupent bien une partie des compétences nécessaires pour aborder les questions d’éducation aux médias. En revanche, un véritable module complet abordant l’éducation aux médias et à l’information n’existe pas encore en formation initiale. C’est pourquoi les organismes de formation ont beaucoup développé ces dernières années des modules afin de pallier ce manque : des parcours de formation, voire des diplômes ont vu le jour, à l’instar du diplôme d’université Education aux médias et à l’information proposé conjointement par l’Inspé Lyon, l’université Lyon-1 et l’Enssib et qui débute à la rentrée 2020 (Favel-Kapoian, 2020). Principalement à destination des personnels de l’enseignement, ce diplôme a aussi pour vocation de former le personnel de bibliothèque à ces questions, qui pour l’instant ne restent abordées que durant des actions ponctuelles de formation continue.

De la même manière, les référentiels de compétences des métiers des bibliothèques comportent des lacunes et ne recensent pas les compétences nécessaires pour pratiquer l’éducation aux médias (Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, 2008). Les compétences clés sont très souvent plutôt attribuées aux documentalistes et professeurs-documentalistes des établissements d’enseignement secondaire, identifiés comme personnes ressources sur ce sujet. Cependant, les frontières entre les deux métiers tendent à se réduire au fur et à mesure de l’implication des bibliothécaires dans les questions d’éducation aux médias. L’expertise reconnue des professeurs-documentalistes sur ces questions participe sans doute à la problématique de légitimité des bibliothécaires sur ce même sujet : beaucoup de professionnels estiment ne pas être légitimes pour aborder ce domaine avec leur public (Belvèze, 2020), alors même que celui-ci est étroitement lié aux missions fondamentales du métier telles la politique documentaire ou la politique d’action culturelle de l’établissement.

L’éducation aux médias est donc un sujet à repenser de manière transversale, depuis la formation initiale jusqu’à la formation continue, en tenant compte des lenteurs nécessaires pour accompagner ces changements.

Former les usagers de bibliothèque à l’évaluation critique de l’information

Les objectifs premiers de tout atelier autour de l’éducation aux médias proposé par les bibliothèques résident dans la capacité à développer ou renforcer l’esprit critique de son public, à accompagner celui-ci dans l’exercice d’une citoyenneté éclairée à travers notamment une médiation des ressources et collections de la bibliothèque.

En 2017, BSF Campus en partenariat avec Lilliad (Learning Center, Université de Lille) et la Médiathèque départementale du Nord ont proposé des ressources pour accompagner les bibliothécaires sur la question de la citoyenneté (Bibliothèques sans frontières, 2017). Les objectifs sont sensiblement similaires pour les bibliothèques universitaires qui ont pour but de rendre l’étudiant autonome dans sa recherche d’information, afin de l’aider à appréhender le paysage éditorial scientifique. En bibliothèque de lecture publique, les projets et ateliers consacrés à l’éducation aux médias peuvent être regroupés en grandes thématiques :

  • découverte des sources d’information (ateliers revues de presse, rendez-vous médias, rencontres, etc.)

  • production d’information (réalisation de Une, création de webradio, ateliers Wikipedia ou YouTube[14], etc.)

  • décryptage de l’information et des images (ateliers info/intox, ateliers autour du dessin de presse, atelier d’analyse de l’image, création de vidéos, etc.)

À ces trois grandes thématiques s’ajoutent également des ateliers autour de l’identité numérique et des données personnelles, sujets indispensables pour appréhender de manière exhaustive le traitement de l’information, notamment numérique. D’autres ateliers peuvent aussi compléter ce programme pour développer les compétences des publics, notamment en informatique et dans l’utilisation des nouvelles technologies. À titre d’exemple, Sylvie Fagnart, journaliste en résidence à la médiathèque de Tremblay-en-France en Seine-Saint-Denis en 2018-2019, a mené presque 200 séances, soit plus de 500 heures d’intervention au sein de la médiathèque mais aussi hors les murs. C’est ainsi qu’elle a pu toucher plus de 600 personnes durant ses dix mois en résidence : enfants, adolescents, scolaires, adultes, seniors ou public empêché (Tremblay-en-France, 2018). Si la résidence avait bien lieu à la médiathèque, il est apparu important de rapidement nouer des partenariats avec d’autres structures pour en faire bénéficier le plus grand nombre : maisons de quartier, établissements scolaires, centres de loisirs, ou encore maisons d’arrêt. L’étendue du domaine de l’éducation aux médias permet à la fois de choisir, parmi de nombreuses possibilités, le prisme pour aborder les sujets de la désinformation, et de décliner ces ateliers et projets suivants plusieurs formats : jeux de plateau, jeux sérieux ou jeux vidéos, rencontres, conférences, débats, ateliers, etc. (Association des bibliothécaires de France, 2019).

Les bibliothèques universitaires, quant à elles, ont depuis longtemps proposé à leur public des séances pour renforcer ses compétences informationnelles : ateliers de recherche documentaire, découverte des bases de données et ressources numériques, méthodologies pour repérer la fiabilité des sources et autres séances pour fournir les éléments clés pour accéder à une information vérifiée et de qualité. Pour enrichir ce programme de formation aux usagers, les bibliothèques ont également proposé des actions de formation autour de l’identité numérique, de l’éthique de la recherche ou encore de l’intégrité scientifique, là aussi déclinées en différents formats, avec notamment un engouement notable envers les jeux sérieux ces dernières années (Latour et Boiteux, 2018).

Le rôle des organismes de formation pour faire monter les bibliothécaires en compétences sur l’EMI

Le constat d’une offre de formation disparate sur ce thème à l’heure actuelle

En 2019, une analyse de l’offre de formation autour du thème de l’éducation aux médias et à l’information a été menée par les CRFCB et URFIST afin d’effectuer un premier bilan des actions de formation proposées par ces deux réseaux sur ces questions (BOBCATSSS 2020 Paris, 2020, p. 58). L’objectif de cette enquête était de collecter des données sur les formations mises en oeuvre (formats, thématiques, durée, enseignants) et d’évaluer l’impact de celles-ci et leur place au sein de l’offre globale de formation continue. Au total, les formations consacrées à l’éducation aux médias représentent seulement 10 % des programmes des CRFCB et URFIST et 1 % des participants aux formations. Ces quelques chiffres indiquent bien la disparité en termes d’offre de formation sur ce sujet, qui demande à être développée afin d’offrir un programme global et d’aborder l’ensemble des aspects nécessaires à une couverture plus exhaustive du sujet.

L’un des points positifs qui ressort de cette analyse reste toutefois la variété des enseignants sollicités sur ces questions, qui disposent de profils diversifiés : enseignants chercheurs en science de l’information, sociologie, psychologie ou encore sciences politiques ; journalistes et reporters ; associations d’éducation populaire ; et, bien entendu, professionnels de l’information. En revanche, l’offre de formation sur les questions d’éducation aux médias reste incomplète et lacunaire, notamment en termes de maillage territorial, qui peut s’expliquer par trois raisons principales.

  1. Le budget alloué pour des actions de formation sur le sujet n’est pas homogène sur l’ensemble du territoire national. Or, mettre en place de telles actions nécessite une dotation, d’autant plus pour pouvoir proposer des séances sur tout le territoire d’une région afin de ne pas négliger les secteurs plus ruraux, tout aussi concernés par ces questions.

  2. La spécificité du territoire de chaque région joue un rôle dans l’accès à la formation de celles-ci : certains établissements sont soit moins engagés sur les questions d’éducation aux médias, soit géographiquement plus éloignés d’organismes de formation, ce qui ne facilite pas l’accès à l’apprentissage dans les deux cas.

  3. Certains territoires sont progressivement devenus des sites pilotes pour les questions d’éducation aux médias, disposent donc d’un réseau d’experts conséquent et sont sollicités d’autant plus aisément par les organismes de formation. À l’inverse, d’autres territoires ne bénéficient pas d’un tel réseau, ce qui rend l’ingénierie de formation plus complexe.

Si l’offre de formation sur ce sujet reste faible, la demande pour accéder à ces formations s’accroît[15], indiquant ainsi que les bibliothécaires ressentent un réel besoin de développer leurs compétences dans ce domaine. Il est par ailleurs intéressant de constater que la demande de formation intra-établissement sur ces questions reste élevée et il semble que les organismes de formation soient attendus pour répondre à ce besoin d’accompagnement des établissements (Hochet, 2018).

La nécessité de renforcer les compétences

Preuves d’un engouement sur ces thématiques à destination des bibliothécaires, deux nouvelles publications aux Presses de l’Enssib en 2020 sur ce thème : Décoder les fausses nouvelles et construire son information avec la bibliothèque (Kintz, 2020) et Éducation critique aux médias et à l’information en contexte numérique (Jehel et Saemmer, 2020). Afin d’élaborer une offre de formation adaptée et pertinente, il est possible de s’appuyer sur des référentiels existants : Digcomp, le cadre de référence européen des compétences numériques pour les citoyens[16], offre une base de travail complète et fonctionnelle pour déterminer les objectifs et compétences à atteindre en fin de formation. Composé de 21 compétences regroupées en cinq grandes thématiques (littératie de l’information et des données, communication et collaboration, production de contenu numérique, sécurité, résolution de problème), il permet à la fois de proposer un cadre pour une action de formation et de donner les clés pour aborder de manière exhaustive le sujet de l’éducation aux médias, notamment à travers des parcours de formation. D’autres référentiels existent, tels le socle commun élaboré par l’Éducation nationale[17] à destination des enseignants et professeurs-documentalistes afin de les guider dans l’évaluation des compétences des élèves, ou encore le référentiel de compétences informationnelles réalisé par l’ADBU en 2012[18], particulièrement utile pour élaborer des formations à la recherche d’information à destination d’étudiants. L’ensemble de ces ressources permettent de travailler de manière fine sur les objectifs pédagogiques d’une formation et les niveaux d’expertise attendus à la fin de celle-ci pour les participants. Dans le cadre d’une offre de formation consacrée à l’éducation aux médias dans son ensemble, il paraît pertinent de décliner les actions de formation en quatre niveaux (voir figure 3) : initiation, perfectionnement, expertise et formation de formateurs. Cela permet de proposer des actions de formation pour tous les agents, quel que soit leur niveau de départ, mais aussi d’assurer une progression dans le renforcement des compétences de chaque participant.

FIGURE 3

Quatre niveaux de compétences

Quatre niveaux de compétences

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L’objectif de ces quatre niveaux de compétences est de les traduire sous forme d’open badges, chargés de matérialiser la validation des compétences par les apprenants. Le badge en lui-même contient les métadonnées relatives aux formations suivies, compétences acquises et méthode d’évaluation des compétences.

Ce renforcement des compétences implique un renouvellement de l’offre aussi bien dans la variété des modalités d’apprentissage que des types de ressources à mettre à disposition. Cette offre pourra s’inscrire dans un dispositif plus large de reconnaissance des compétences globales des bibliothécaires autour de la formation via le dispositif bibliothécaire-formateur, porté par l’Enssib, les CRFCB et les URFIST[19]. Toutefois, reste inconnu l’écart entre offre et demande. Les bibliothécaires accepteront-ils de venir se former sur ces thématiques ? Les usagers des bibliothèques seront-ils au rendez-vous ? Avec la crise sanitaire actuelle, la tendance est à l’accélération de la lutte contre les fausses informations et à un engagement des bibliothécaires sur ce thème. Pour autant, la construction de l’offre doit pouvoir s’adapter aux nouveaux formats, notamment en hybride et distanciel, ce qui implique à la fois la création de parcours pédagogiques complets relatifs à l’EMI et leur médiatisation en ligne.

La création de parcours pédagogiques dédiés

Les organismes de formation ont proposé depuis plusieurs années des actions de formation sur le sujet de l’éducation aux médias (Bourdet, 2019) : formations allant d’un à trois jours, journées d’étude, formation intra-établissement, etc. Médiat Rhône-Alpes, CRFCB rattaché à l’université Grenoble Alpes, a élaboré en 2019 un parcours de formation complet sur le sujet[20] ayant pour objectif de proposer un cycle sinon exhaustif, du moins balayant un grand nombre d’aspects de la question. Ce parcours, bénéficiant d’une subvention de la Direction Régionale des Affaires Culturelles[21] Auvergne-Rhône-Alpes et à destination des bibliothécaires de lecture publique, est découpé en trois modules :

  • Module 1 : Introduction à l’éducation aux médias (24 h)

  • Module 2 : Développer l’esprit critique (18 h)

  • Module 3 : Gestion de projet EMI (12 h)

Composé de cinq actions de formation, soit 54 heures de formation au total, le parcours propose la possibilité de choisir uniquement les actions adaptées aux besoins des inscrits, à condition pour le module 3 d’avoir suivi au moins une formation de sensibilisation à l’EMI. L’objectif de ce parcours est double : offrir une offre de formation conséquente sur le sujet pour les bibliothécaires de la région, très impliqués sur ces questions, à l’image de la Bibliothèque municipale de Lyon, et accompagner la montée en compétences des agents, quel que soit leur niveau de formation initial dans ce domaine. Après un premier bilan, la prochaine étape pour ce parcours sera de développer une certification afin que les participants puissent valider et valoriser les compétences acquises à l’issue de ce cycle de formation.

Au-delà des parcours pédagogiques, d’autres formats restent intéressants à développer, comme les MOOC[22] ou les formations asynchrones. Le dispositif de classe inversée peut par ailleurs être très utile pour dispenser une formation à l’EMI et véritablement s’adapter au niveau de chaque participant. Il y a notamment une demande importante de formation de type analyse de pratiques afin de créer des échanges et retours d’expérience, et de poser les prémices d’un réseau de bibliothécaires impliqués dans ces questions dans leur établissement. Enfin, il serait peut-être utile que les centres de formation se dotent d’une pédagothèque sur le sujet, l’EMI ayant permis l’élaboration de nombreux jeux disponibles soit en licence creative commons soit à la vente, tels Médiasphères[23], la Valise Data[24] de l’association Fréquence Écoles ou encore Newscraft[25]. Ces différents jeux sont complétés par de nombreux jeux en ligne, jeux vidéos ou escape games[26] qui constituent autant d’exemples d’actions qu’il serait intéressant pour les centres de formation de rassembler dans une pédagothèque. Celle-ci pourrait ainsi à la fois illustrer les formations dispensées et s’intégrer dans un espace de test pour les bibliothécaires en formation.

Conclusion

À travers l’analyse de deux réseaux de formation des bibliothécaires en France, en prenant pour exemple la thématique de l’éducation aux médias et à l’information (EMI), il ressort que la formation des professionnels de l’information reste une question d’équilibre fragile en constante évolution. En effet, les différentes évolutions du métier auquel le bibliothécaire a dû faire face ces 30 dernières années montrent l’immense capacité d’adaptation de ce dernier. Pour autant, les référentiels et programmes de formations initiales évoluent trop lentement comparés aux réalités de terrain auxquelles les bibliothécaires sont confrontés. La notion d’identité professionnelle sans cesse remise en question et la frontière toujours plus ténue avec d’autres métiers de médiation culturelle, de professeur-documentaliste ou d’archiviste amènent les organismes de formations et associations professionnelles à sans cesse renouveler leurs programmes et journées d’étude.

Le contexte numérique actuel et les enjeux d’une EMI de qualité nécessitent une place plus importante dans la programmation des bibliothèques et donc une formation et une légitimité assumées par les bibliothécaires. Pour autant, derrière le terme d’EMI, des compétences diverses en fonction des médias analysés peuvent être acquises à condition d’y consacrer un temps non négligeable de formation.

La première étape de la réflexion a donc été d’analyser l’existant et de le comparer avec les offres d’autres pays pour constater la faiblesse de l’offre française, aussi bien dans le nombre d’heures consacrées que dans le nombre de personnes formées jusqu’à présent.

La deuxième étape a consisté à réfléchir à un programme, décliné en quatre niveaux de compétences, pour proposer des tests grandeur réelle en 2021. Le nombre d’heures et la déclinaison des différents niveaux montrent que seule une action coordonnée et cohérente à l’échelle nationale peut parvenir à produire des résultats intéressants pour faire progresser cette thématique en bibliothèque. L’intérêt réside non plus dans le fait de produire un atelier par an dans sa bibliothèque sur l’EMI, mais bien de pouvoir décliner cette thématique en rendez-vous réguliers, positionnant la bibliothèque en véritable agora, lieu de débats et d’information fiable et de qualité. En matière de culture professionnelle, cela signifie d’intégrer aux compétences des bibliothécaires la capacité à débattre et à animer des débats afin de pouvoir élargir les thèmes traités, surtout ceux sujets à controverse (Bibliothèque de Toulouse, s. d.).

La prochaine étape est donc de pouvoir faire un retour sur les expérimentations menées et mesurer la progression des bibliothécaires et des bibliothèques sur cette thématique. Cette étude pourra porter aussi bien sur la quantité que sur l’originalité et la qualité des propositions. La ludification et les animations co-construites avec les usagers constituent autant d’exemples de politique d’action culturelle fructueuse en bibliothèque. Il s’agira donc de mesurer l’impact des formations sur le territoire, mais aussi de poursuivre le recueil des besoins des bibliothécaires afin de compléter les dispositifs et enfin de continuer à proposer différents formats et durées de formation.