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Introduction et cadre théorique

Comme d’autres consommations, les produits psychotropes sont largement régis par trois facteurs. Tout d’abord, de tels produits sont disponibles et donc, il y a un marché organisant leur offre (marché clandestin comme pour l’héroïne, la cocaïne ou le cannabis par exemple ; marché réglementé comme dans le cas de l’alcool ou du tabac ; marché monopole pour le cas des molécules délivrées par les médecins et les pharmaciens). Ensuite, l’accessibilité financière à ces produits se doit d’être assurée par l’existence de prix jugés corrects par les consommateurs potentiels. Enfin, mais du côté de la demande cette fois, les consommateurs potentiels doivent avoir à l’esprit l’une ou l’autre bonne raison de recourir à ces produits ou – ce qui revient quelque peu au même – l’une ou l’autre bonne raison de ne pas renoncer à leurs éventuelles acquisitions.

Les lignes qui suivent sont entièrement consacrées au troisième facteur, c’est-à-dire à la demande de produits psychotropes. Elles ont comme point de départ un constat empirique tout général : depuis grosso modo les années 1950-1960, la demande de produits psychotropes s’amplifie et, d’autre part, elle se diversifie. Depuis ces années, les sciences médicales et les sciences humaines en général ont bien sûr proposé divers schémas explicatifs de ce phénomène (phénomène qui, notons-le, inverse la tendance qui était à l’oeuvre depuis la fin du 19e siècle, à savoir une baisse de la demande). Il n’est pas dans notre intention, dans le cadre de cette communication, de vouloir passer ce type de travaux en revue[2]. Cependant, d’un point de vue plus spécifiquement sociologique, il ne devrait pas être très difficile de repérer en quoi ces travaux, en règle générale, proposent de prendre en considération certaines mauvaises bonnes raisons à l’origine de la demande de psychotropes. Bien souvent en effet, les schémas explicatifs listent des facteurs (socio-économiques, familiaux, psychologiques, législatifs et d’autres encore), pondèrent leur poids respectif qui, ensemble, conditionnent l’émergence d’une demande que l’on pourrait qualifier de malheureuse. Sans l’action de ces facteurs délétères, la demande personnelle (pervertie) de produits psychotropes, pense-t-on, serait moindre. Bien que largement utilisée et validée, cette perspective de travail n’est pas l’unique façon de s’interroger à propos de la demande. Une autre perspective, et qui sera celle adoptée dans cette communication, consiste à tenter de comprendre ce qui, dans l’architectonique et dans le fonctionnement de nos sociétés contemporaines, permet de construire une demande, jugée légitime, de produits psychotropes, et ce, aux yeux des consommateurs potentiels[3].

Cette communication a donc comme point de départ le constat d’une demande de produits qui va en s’amplifiant et qui s’appuie sur des intuitions compréhensives à son sujet. Tout d’abord, en quoi l’environnement sociétal s’est-il modifié tout au long des quatre ou cinq décennies qui viennent de s’écouler. En fait, ces modifications sont à l’image de tendances lourdes ou de vecteurs de force qui ont amené l’architectonique de nos sociétés, au départ, d’une mise en forme encore largement de type disciplinaire dans les années 1950-60, vers une mise en forme de type égalitaire dans les décennies qui suivent. Si, par ailleurs, les consommateurs d’aujourd’hui développent l’une ou l’autre bonne raison de consommer des produits psychotropes, on peut présenter l’hypothèse que l’argumentation construite pour rendre compte du caractère légitime de leurs conduites aux yeux des autres individus ainsi qu’à leurs propres yeux s’enracine dans ces mêmes tendances lourdes.

Seconde intuition et hypothèse de travail : au sortir des années 1950-60, deux grands leviers de régulation collective des comportements individuels étaient à disposition ; le levier de la prohibition, celui de l’interdit et de l’intervention pénale d’une part et, d’autre part, celui de la réhabilitation d’un état de normalité, entre autres par l’action de l’institution médicale. L’expression « punir ou guérir » synthétisait alors plutôt bien cette dualité – sans évoquer ici les avatars de leurs chassés‑croisés éventuels (Conrad, P. & Schneider, J.W., 1992). L’hypothèse compréhensive développée est que l’organisation dynamique du tandem répression-réhabilitation s’est transformée au fil du temps en un jeu à trois leviers : « guérir », « punir » et « prendre soin de ». Globalement, sous l’influence des mêmes tendances lourdes que celles qui s’exercent sur la construction de la demande individuelle de psychotropes, on voit poindre de nos jours les prémisses d’une troisième façon de réguler les comportements. Dans le champ médical par exemple, les dispositifs mis en oeuvre se complexifient et à l’objectif de guérison, d’abstinence (to cure), s’adjoint celui de « prendre soin du consommateur » (to care). Du côté de l’autre levier, la stratégie d’affliction se complexifie elle aussi, dans la mesure où, des pratiques de surveillance – au double sens de « veiller sur », de « prendre soin de », mais aussi de « piloter » – des comportements individuels faisant courir des risques aux autres individus se mettent en place sous nos yeux (Nolan, J., 1998).

Il y aurait donc lieu d’observer un troisième appareillage de régulation sociale. Notons que ces nominations nous renseignent par elles-mêmes sur la véracité de la construction sociale de ces pratiques par des expressions telles que « réduction des méfaits » ou « réduction des risques de santé » du côté des acteurs sanitaires ; de l’autre côté, les termes de « gestion des risques » ou encore de « gestion des nuisances », par ceux et celles qui évoluent en marge des dispositifs répressifs (Memmi, D., 2003 ; Carrier, N. & Quirion, B., 2003). Et ce qui ne devrait pas manquer d’être au centre des observations futures, c’est comment ce jeu à trois leviers donnera lieu à des alliances entre deux acteurs face au troisième appareillage de régulation sociale et aussi à quelles alliances (Macquet, C., 2003) ?

Cela étant et pour terminer cette introduction, quelques précautions sont à formuler. Tout d’abord, il ne fait guère de doute que les tendances lourdes, qui seront mentionnées par la suite, ne sont pas toutes présentes, avec une même intensité, dans tous les contextes sociétaux des sociétés modernes. Deuxièmement, on gardera à l’esprit que ces tendances sont à l’image de conjonctures : l’avenir de nos sociétés n’est aucunement déterminé et des inflexions de tendance ne sont pas à exclure. Aussi, l’objectif de cette communication sera de mettre ces tendances en évidence de façon à ce que les acteurs concernés puissent y réfléchir, en discuter, et ainsi, cet effet escompté de réflexivité pourrait entrer également en ligne de compte pour le devenir de ces tendances. Ensuite, chacune de ces tendances n’a sans doute pas la force suffisante pour faire cavalier seul. Ce à quoi il nous faudra être attentifs cependant, ce sont les éventuels renforcements réciproques de ces tendances les unes sur les autres. C’est cet hypothétique effet de structure entre ces diverses tendances qui est crucial dans le changement des sociétés. Enfin, par souci de se faire comprendre, on a postulé par la suite que cet effet de structure est bien réel. Ce postulat, encore une fois, est un parti pris de notre part qui a comme conséquence de donner de la cohérence au texte (du moins, l’espère-t-on), mais il se peut aussi que ce choix soit partiellement une méprise de la réalité. Aux lecteurs d’être juges en cette affaire. Mais toujours est-il – dernière remarque – que l’on a opté pour cette façon de faire parce que les tendances retenues s’observent dans une large diversité de pratiques collectives et pas seulement dans le domaine de la consommation des produits psychotropes. Cette transversalité, en quelque sorte, est en soi un indice du caractère plausible de l’effet de structure supposé vrai.

Type disciplinaire vs type égalitaire

Évoquer l’état de nos sociétés dans les années 1950-60 par le qualificatif de « disciplinaire » mérite quelques explications. Pour ce faire, on reprendra ici des données à propos de la consommation de boissons alcoolisées. Ces données sont issues de l’épidémiologie, elles sont largement construites à partir des travaux de S. Lederman et elles ont été, d’une certaine manière, le témoin – pour ne pas dire à l’origine – de la construction des politiques publiques dans ces années-là.

Les trois graphiques représentent la distribution statistique de la population des consommateurs d’alcool selon trois niveaux théoriques de consommation moyenne, par an et par habitant-consommateur, d’alcool pur : 5 litres, 15 litres et 25 litres.

Graphique 4

Distribution de la fréquence de la consommation quotidienne d'alcool au sein d'une population où la consommation annuelle moyenne est de 5 litres d'alcool absolu par personne.

Distribution de la fréquence de la consommation quotidienne d'alcool au sein d'une population où la consommation annuelle moyenne est de 5 litres d'alcool absolu par personne.

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Graphique 3

Distribution de la fréquence de la consommation quotidienne d'alcool au sein d'une population où la consommation annuelle moyenne est de 15 litres d'alcool absolu par personne.

Distribution de la fréquence de la consommation quotidienne d'alcool au sein d'une population où la consommation annuelle moyenne est de 15 litres d'alcool absolu par personne.

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Graphique 2

Distribution de la fréquence de la consommation quotidienne d'alcool au sein d'une population où la consommation annuelle moyenne est de 25 litres d'alcool absolu par personne.

Distribution de la fréquence de la consommation quotidienne d'alcool au sein d'une population où la consommation annuelle moyenne est de 25 litres d'alcool absolu par personne.

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On constate en premier lieu que ces trois distributions sont unimodales ; c’est-à-dire que l’on constate un seul pic autour duquel les consommateurs se distribuent. A contrario, ces distributions ne sont pas bimodales. Cela pourrait être une lapalissade que de dire cela, mais elle est tout de même utile pour bien saisir ceci : dans les trois cas, une majorité d’individus a une consommation d’alcool non préjudiciable pour la santé, c’est une minorité de consommateurs qui connaîtra des difficultés – ceux et celles qui sont au-delà du seuil de 10 cl d’alcool pur consommé par jour, soit grosso modo une consommation de 6 ou 7 verres. Les uns et les autres sont des cousins germains en quelque sorte, et la seule façon de singulariser la minorité en regard de la majorité est la prise en compte de l’ampleur des consommations quotidiennes de la minorité. Il est donc possible que les consommateurs excessifs d’alcool – ceux qui se situent à droite des courbes et au-delà du seuil de 10 cl par jour – présentent, chacun pris isolément, des difficultés personnelles, familiales, sociales, psychiatriques voire génétiques. Cependant, collectivement cette fois, il n’est guère nécessaire d’invoquer de tels facteurs de fragilisation pour expliquer l’amplitude de la proportion des individus qui, parmi l’ensemble des consommateurs, souffriront de leur consommation. En première perspective, le regard épidémiologique (le collectif) l’emporte sans conteste sur une description clinique (l’individuel). Autre façon encore de dire les choses : rien, avec ces distributions, ne permet d’exclure l’hypothèse qu’il y ait des consommateurs fragilisés consommant modérément, voire des individus fragilisés, mais abstinents.

Deuxième constat : la proportion des consommateurs potentiellement en souffrance augmente (ou régresse) en fonction de la progression (ou de la diminution) de la consommation moyenne parmi l’ensemble des consommateurs. Elle monte à 2 % dans le cas d’une consommation moyenne de 5 litres d’alcool pur par an, à 9 % dans celui d’une consommation moyenne de 15 litres et à 20 % dans celui d’une consommation moyenne de 25 litres. Ces distributions sont dites log‑rythmiques, c’est-à-dire que le fait de « jouer » sur la consommation moyenne exerce un puissant effet de levier sur la minorité. Un gain (ou une perte) du côté du comportement moyen entraîne un gain (ou une perte) démographique proportionnellement plus important du côté de la minorité.

Enfin, il découle des deux premiers constats que ces courbes incarnent un lien de solidarité – et de fraternité – entre la majorité saine et la minorité en souffrance ou potentiellement en souffrance. Ce sont donc les attitudes de la majorité qui dictent l’ampleur du problème d’alcool dans une société donnée. Si la solidarité entre la majorité des consommateurs sans problèmes et la minorité des consommateurs avec problèmes saute aux yeux à la lecture des courbes, la question de la fraternité quant à elle se pose en ces termes : il sera demandé – du moins est-ce là l’une des attentes des pouvoirs publics – à la majorité des consommateurs normaux de renoncer, ne serait-ce que partiellement, à ses habitudes de consommation, et ce, au bénéfice d’une minorité d’individus, souvent anonymes de surcroît.

Ces quelques commentaires devraient suffire pour bien faire comprendre, de manière fine, le caractère « disciplinaire » des sociétés des années 1950-60. Que ce soit par des contraintes externes (par exemple une perspective de prohibition ou de réglementation de l’usage de l’alcool), ou encore par des procédés de persuasion des individus aux fins de l’exercice d’une autocontrainte de leur part. Ce qui est attendu, c’est globalement un renoncement (relatif ou complet) de la satisfaction des désirs ou plus précisément encore de l’autonomie, de la marge de manoeuvre et de la liberté d’action des individus.

On remarquera également trois autres choses. Tout d’abord que l’expression de cette solidarité entre la majorité des « normaux » et une minorité de « déviants » se manifeste dans une quantité d’autres comportements et pas exclusivement en matière de consommation d’alcool. Deuxièmement, on fait souvent état de l’existence d’une crise de nos sociétés, et ce, depuis ces années 1950-60 et surtout depuis 1970. On peut se demander s’il s’agit là d’une véritable crise de solidarité ou alors d’une crise de fraternité ? Somme toute, les transferts financiers de la majorité vers la minorité, afin de garantir des soins de santé, des prises en charge socio-économiques, etc., n’ont jamais été aussi élevés que de nos jours et même si certains souhaiteraient une augmentation des moyens disponibles. Il est en effet plus confortable, pour la majorité, de revendiquer un adoucissement ou une humanisation des conditions de vie de la minorité par le financement de dispositifs de prises en charge de leur état social ou sanitaire par exemple, que de renoncer en partie à son autonomie personnelle.

Quoi qu’il en soit, les tendances lourdes, qui seront signalées par la suite, se révèlent à l’aune d’une crise de la fraternité dans un contexte d’amplification de l’autonomie des sujets. Enfin, si l’orientation disciplinaire des années 1950-60 est globalement en régression, cela ne veut pas dire que cette orientation ait disparu de nos horizons sociétaux comme le montre la réglementation sur l’usage du tabac dans les lieux publics par exemple. Le modèle de la surveillance des risques (de santé pour le consommateur) et des nuisances (le risque encouru par les « normaux » à cause des risques de santé pris par les « déviants ») vient complexifier l’ensemble du dispositif de régulation au lieu de se substituer à l’un des deux autres leviers de contrôle plus connus.

Tendance 1 : L’idée que le destin – médical, socio-économique et ainsi de suite – d’une minorité dépend entre autres du comportement et donc des renoncements de la part de la majorité n’est plus considérée de nos jours comme étant tout à fait légitime.

Pour les pouvoirs publics, il devient de plus en plus ardu d’utiliser le modèle disciplinaire comme tel (c’est-à-dire ici son volet de contrainte externe), cela est évident, et ce, même si celui-ci était réactivé de temps à autre. L’exemple des limitations de vitesse en matière de circulation routière est plutôt éclairant. Pendant longtemps, on a manifesté dans l’opinion publique des arguments afin de plaider pour une levée des interdits. Par exemple : les voitures – surtout haut de gamme – sont réputées comme étant de meilleure qualité, entre autres, en ce qui regarde les mécanismes de sécurisation dite passive des automobiles ; à l’inverse, ce serait les engins les plus vétustes, donc les moins bien équipés (et les moins chers au demeurant), qui représenteraient les véritables risques ; mieux, ce serait les conducteurs parcourant le plus de kilomètres par année qui auraient acquis les meilleures habilités à éviter les accidents, et ce, a contrario des conducteurs âgés de plus de 70 ans par exemple et ainsi de suite. Or, on sait par ailleurs que si l’on souhaite voir diminuer le nombre de tués et de blessés sur le réseau autoroutier, c’est à une diminution de la vitesse de tous les usagers de la route qu’il faudrait se résoudre.

Sans anticiper sur la portée des autres tendances qui seront signalées par la suite, il est à noter qu’une façon de sortir du différend sera très probablement de doter les nouveaux véhicules de dispositifs techniques et électroniques, de dispositifs d’« aide à la navigation » qui, pour notre propos, se présentent en fait comme un mélange de contraintes externes et de contraintes internes, de discipline imposée (comme dans le cas des moteurs bridés pour ne pas dépasser des vitesses jugées excessives) et de discipline consentie (le régulateur de vitesse automatique, au fond, se désactive d’une simple coup de frein). Sans même évoquer ici l’équipement du réseau en caméras vidéo, on perçoit bien que la solidarité des uns (les forts) à l’encontre des autres (les faibles) ne va plus de soi. C’est aussi par des outillages de surveillance, de monitoring, de pilotage du comportement individuel, compris de plus en plus comme l’un des éléments constituant un flux collectif, qu’un nouvel aggiornamento se dessine entre la fraternité et l’autonomie de chacun.

Comment, enfin, ne pas remarquer que cette sorte d’aggiornamento concerne également d’autres solidarités, par exemple, entre les actifs, professionnellement parlant, et les inactifs de longue durée ? Certes les dispositifs techniques sur lesquels une telle surveillance pourraient reposer ne sont pas de la même nature qu’en ce qui concerne la circulation automobile, mais comment ne pas considérer qu’il y a dans la passation de liste de critères d’employabilité assistée par ordinateur une même logique à l’oeuvre ?

Tendance 2 : Nous nous faisons de plus en plus difficilement à l’idée que la population est une seule réalité ou phénomène. La représentation de la population comme étant une réalité « homogène » cède la place à la « pluralisation » selon divers publics-cibles, différents selon le genre, l’âge, les styles de vie et de socialisation.

Cette seconde tendance était déjà latente dans la première explication, mais il convient sans doute de s’y attarder. « En quoi la minorité ne serait-elle pas à l’image de la majorité ? » Voilà la question récurrente que se posent non seulement l’opinion publique de la majorité, mais aussi les sciences humaines, et ce, depuis le développement quasi exponentiel des ces disciplines depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ce questionnement est une véritable aubaine pour la majorité : « Si tel est bien le cas, alors vraiment, les renoncements que l’on attendait de nous sont illégitimes », dira l’opinion de la majorité. Les exemples ici sont légion. Il suffit pour s’en rendre compte de se mettre tout simplement à l’écoute de ce qui se dit dans le déroulement de la vie quotidienne et des interactions entre les personnes. Par exemple : « Le toxicomane avait des problèmes personnels bien avant de consommer et c’est pour régler ces problèmes qu’il consomme », dira le consommateur occasionnel de cannabis et qui n’a jamais connu de difficultés scolaires ; « L’alcoolisme est fortement relié aux conditions d’une vie précaire et à l’exclusion sociale », pourrait écrire de bonne foi un journaliste, certes professionnellement stressé, mais bien inséré dans des liens familiaux et ainsi de suite.

Le problème n’est pas tant de savoir si ces propositions sont vraies ou fausses, si elles ont ou non une valeur scientifique. Elles sont sans guère de doute vraies, mais dans une perspective clinique et si on considère chaque individu comme un être singulier. Toutefois, elles sont erronées, dépourvues de pertinence, pour tout dire « déplacées », voire obscènes, pour paraphraser Jean Baudrillard, lorsqu’elles sont transposées dans un espace qui n’est pas le leur, à savoir l’espace public, c’est-à-dire aussi l’espace « du grand public ». Ces propositions sont parfaitement valides et utiles lorsqu’elles circulent dans l’espace privé de la clinique, c’est-à-dire qu’elles aident à répondre à la question : « Que faire avec tel ou tel individu qui va mal et compte tenu des conditionnements qui reposent sur ses épaules ? » Dans l’espace public par contre, pour vraies qu’elles puissent être, ces propositions ne servent littéralement à rien si ce n’est peut-être à lever l’hypothèque qui pesait sur le caractère illégitime de certaines conduites. Au mieux, elles servent, dans le cas d’individus réputés normaux, à gommer le sentiment subjectif d’avoir enfreint une contrainte externe et de devoir composer avec quelque chose qui serait de l’ordre de la culpabilité d’avoir posé un acte de ce genre. Au pire, une telle proposition mine la règle – elle aussi tout aussi vraie sur le plan scientifique – de l’agrégation des comportements individuels, agrégation donnant forme à un problème de société. Elle grève l’idée même de lien social entre les « normaux » et « les autres », avec qui on ne s’identifie plus puisque « La science nous dit qu’ils sont différents ».

Au risque de se répéter, ce qui est en question ici, ce n’est pas l’existence de connaissances vraies ou fausses, mais bien le débordement des connaissances cliniques privées dans l’espace public – au prix d’une dévalorisation quelque peu hautaine, reconnaissons-le, des connaissances épidémiologiques par certains cliniciens. Ce débordement renforce autant qu’il est à l’origine de la montée en puissance de la thématique de l’autonomie de l’individu et de sa liberté de choix[4].

Tendance 3 : La « société politique » est devenue une « société sociale », écrit Michel Freitag, c’est-à-dire que la majorité ne peut plus avoir raison contre ses minorités et leurs revendications de reconnaissance en termes de droits sociaux ou psychosociaux, voire en termes de droits civils. Les luttes politiques d’hier contre les discriminations se sont transformées en luttes pour l’affirmation de « sa » différence.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le développement continu et la marche en avant de la Modernité aboutit à l’occasion à des renversements de perspective. Renversements, qui aux yeux de certains commentateurs, autorisent à parler de nos sociétés contemporaines sous le qualificatif de postmoderne ou encore d’hypermoderne, en lieu et place de moderne. Tel est, par exemple, le cas avec les analyses de Michel Freitag : si, dans la Modernité – comme on vient de le voir avec les deux premières tendances –, la majorité tente de se distancier de ses minorités, on parlera de contexte postmoderne, dès lors que les minorités elles-mêmes alimentent ces distanciations de leurs propres revendications singulières. Ce qui se trame dans ce cas à l’arrière-plan de ces revendications, c’est le passage d’une confrontation, disons verticale entre le poids numérique de la majorité et celui de ses minorités – dans ce cas, la majorité imposant ses points de vues à ses minorités –, vers une juxtaposition horizontale d’affrontements pluriels et circonstanciés. C’est-à-dire, somme toute, sans faire référence à l’idée même de l’existence d’une majorité. C’est aussi avec cette tendance à la pluralisation que l’avancée dans un modèle égalitaire prend toute sa mesure (Schnapper, D., 2002).

Cette tendance, encore une fois, se manifeste dans une diversité de pratiques sociales et n’est pas l’apanage de la consommation de produits psychotropes. Cela se constate avec la montée en légitimité, par exemple, des droits de l’enfant ; avec les actions positives au bénéfice de tel ou tel sous-ensemble socioculturel dans la population ; avec la revendication du droit au mariage de personnes de même sexe, puis éventuellement, leur revendication à la parentalité ; avec les procédures de recours administratif à la disposition des étudiants contre une décision de leurs professeurs ; avec la « découverte » de droits des animaux, etc. Cette tendance est le témoin de la véracité d’un mouvement d’égalisation qui se déploie dans nos sociétés d’une part et, d’autre part, l’un de ses puissants adjuvants.

Faut-il se plaindre de la perte d’autorité que ce mouvement charrie avec lui d’une manière plutôt évidente ? Convient-il au contraire de se réjouir de ces avancées vers une plus grande « égalisation des conditions », comme disait Alexis de Tocqueville peu avant les années 1840 (Bellah, R.N., 1992) en observant la démocratie nord-américaine ? Tout en sachant qu’un retour en arrière n’est guère plausible et qu’une fuite en avant n’est pas vraiment souhaitable, la question qui se pose est celle d’une troisième possibilité, et sa formulation demande de comprendre les effets de ce mouvement. Pour dire les choses autrement, il n’est pas certain qu’un tel contexte sociétal soit déforcé dans ses capacités de régulation des comportements individuels par un déficit d’autorité. Ce qui est en question serait plutôt le passage d’un type d’autorité hiérarchique vers un autre, qui nous est pour l’heure difficile de qualifier finement. De manière symétrique, il n’est pas certain non plus que les revendications de singularités correspondent à l’équivalent d’un débordement des subjectivités que certains n’hésitent pas à qualifier de narcissiques. Ce qui est en question par contre, c’est la capacité de chacun, par ses choix de vie qui le singularisent, de devenir sa propre autorité, d’exercer un autocontrôle sur soi, mais tout cela sous quelle forme ?

Pour aller à l’essentiel, il nous semble opportun d’étudier les deux facettes de cette troisième tendance. Tout d’abord, le passage d’une « verticalité » vers une « horizontalité » dans la question de l’autorité – le passage d’un mode hiérarchique d’exercice de l’autorité vers un mode dialogique de la négociation des revendications – est un puissant générateur d’un mouvement de pacification des moeurs. C’est-à-dire que le potentiel de violence que contient le principe hiérarchique régresse – que ce soit sous la forme de jacqueries diverses, de chahuts dans une classe d’école, de transgression dans le domaine de la sexualité, ou encore de « défonces », etc. Par contre – seconde facette – la conflictualité, d’une manière générale, augmente : les individus sont, par la force de cette tendance, captés par des différends, par des débats, bref par des négociations sans fin.

Deux constats peuvent également être posés à la suite de ces commentaires. Puisqu’il s’agit de comportements minoritaires, on observe une banalisation de leur valeur en termes de normalité ou d’anormalité. Cela se constate manifestement avec la pluralisation des formes de l’activité sexuelle par exemple (Poutrain, V., 2003). Il s’agit des modalités de régulation de ces comportements et l’intériorisation des capacités de contrôle de chacun (selon nous, le passage d’un individu « narcissique » vers un individu disons plutôt « état limite »), celui d’une prolifération de normes, de guides pratiques, favorisant la réflexivité (Giddens, A., 1991) : « Comment être obèse et ne pas en avoir honte ? », « Comment se préparer à l’éventualité d’une séparation tout en se sentant bien dans son couple actuel ? », « Comment consommer de l’ecstasy pour la première fois en minimisant les dégâts ? », « Comment devenir échangiste sans être jaloux ? », pourraient bien être, aujourd’hui déjà, des titres de livres à succès ou des pages courues sur Internet.

Il demeure que cette « permissivité » – qu’il conviendrait de qualifier précisément, tout en se méfiant des clichés les plus courants – est potentiellement un dissolvant pour les liens sociaux, cela semble aller de soi.

Tendance 4 : Nous connaissons de nos jours une « contraction du temps vécu ». Certaines valeurs d’hier, telles que l’autonomie de l’individu ou la réalisation de soi au travers d’un projet de vie, se doivent d’être réalisées tout de suite. Ces valeurs – à réaliser demain – sont devenues des normes que l’on met à l’épreuve aujourd’hui.

Pour abstraite qu’elle soit par sa formulation, cette tendance se révèle dans maintes circonstances, tout particulièrement dans les pratiques de socialisation des individus ; dans l’institution scolaire par exemple (Dubet, F., 1996). Considérées comme des valeurs, l’autonomie individuelle et la réalisation de soi, dans le cadre des institutions de la Modernité, étaient bien présentes bien entendu puisqu’elles en étaient l’horizon de la marche en avant, que ce soit par la lutte contre l’aliénation et pour l’émancipation des individus ou par l’accroissement des technologies matérielles et sociales, incarnant l’idée du progrès collectif. Cependant, un coup d’accélérateur s’est produit. Certes, le consumérisme ambiant tend à faire croire que ces valeurs peuvent être atteintes par des actes de consommation plutôt que par des actes de production, par des oeuvres personnelles. Il y a à la fois de cela et plus avec cette tendance.

Dans un régime social d’égalité des conditions, l’individu est non seulement amené à se plier à des contraintes externes, mais aussi au rythme des temps sociaux qui le rapprochent de ces valeurs. L’individu est pourtant encore plus enclin à internaliser la contrainte de construire ses choix personnels : il lui est demandé de s’engager, d’opter pour telle orientation plutôt que telle autre, pour telle filière plutôt qu’une autre, pour tel style de vie plutôt qu’un autre au point que, par exemple dans le domaine de l’accompagnement des jeunes chômeurs, cette attente de la formulation d’un projet d’autonomie oblitère parfois la recherche toute factuelle d’un employeur potentiel. Dérive du libéralisme économique ambiant ? Sans guère de doute, mais n’est-ce que cela ?

D’un point de vue anthropologique, dans l’ancien contexte sociétal, le fait de poser un choix avait comme corollaire un lent processus de deuil des choix auxquels l’individu renonçait. Le processus d’individuation fonctionnait alors à la fois à l’image d’une centration du sujet sur le contenu des choix réalisés et, au fil du temps, à celle d’une distanciation d’avec les contenus abandonnés. Dans le nouveau contexte, le fameux slogan de J. Rubin, « Do it », des années 1960-70, n’est plus seulement un leitmotiv de la contestation ou de la révolte à l’encontre d’une société de la discipline, discipline comprise comme cause de refoulements par exemple, mais il s’est mué en norme ; corrélativement, l’individuation du sujet est moins centrée que protéiforme (Gergen, K.J., 1991). Et la concrétisation de cette norme suppose de « faire des expériences ». C’est presque là, par cette notion d’expérience, que réside la seule possibilité de mettre à l’épreuve des faits la réalisation des anciennes valeurs tant il est vrai qu’une valeur, cela se cultive à l’intérieur de soi, alors qu’une norme s’évalue dans des actes et leurs conséquences. Comment, par exemple, dans un régime d’hétéronomie des identités sexuelles, savoir si mon individuation de genre sera de type hétérosexuel, homosexuel ou bisexuel, si ce n’est en faisant des essais, en en faisant l’expérience ? Comment savoir si le métier que je choisis me convient si ce n’est en faisant l’expérience de sa formation ? Ce qui, singulièrement parlant, n’est plus tout à fait synonyme de consentir à se laisser (dé)former à ce métier par d’autres. Comment savoir si je suis capable de garder mes consommations de cannabis sous contrôle alors même que les experts se disputent à ce sujet , si ce ne n’est en en faisant l’expérience ? Et de plus, l’individu protéiforme est d’avis, à tort ou à raison, que l’expérience d’aujourd’hui ne sera pas réellement une limitation de son autonomie de demain, que les choses pourraient être réversibles c’est bien en cela notamment que le sujet protéiforme diffère de l’individu centré.

Il nous semble important de bien remarquer que ces expériences, ces passages à l’acte, ces transgressions, comme on dit trop communément, ne se font plus seulement à l’aune d’un désir refoulé ou contrarié ni, plus prosaïquement, sous les auspices d’une recherche de plaisir. Il s’agit littéralement d’un travail, qui coûte en anxiété, en doutes, en incertitudes tout autant (Gottschalk, S., 2000), sinon plus qu’un rituel, qu’une étape d’initiation à la fois ludique et dangereuse. Mais, au total, il convient de comprendre comment cette quatrième tendance agit dans le sens d’une légitimité socialement construite, en ce qui regarde la demande de produits psychotropes chez un individu « moyen ».

Tendance 5 : La notion de « danger » est supplantée par celle de « probabilité de subir le risque d’un danger ». Simultanément, l’idée d’évitement du danger (et donc aussi de renoncement) se substitue à celle de la possibilité de contrôler la probabilité d’être exposé au danger. C’est ici que se profile la notion de « gestion des risques ».

La thématique sociétale qui se trouve à l’arrière-plan de cette formulation est de nos jours de mieux en mieux appréhendée (Beck, U., 1992), et on se contentera donc de quelques informations. Le contraste entre l’ancien et le nouveau contexte sociétal peut être cerné ainsi : pour la Modernité, l’un des objectifs à atteindre était l’éradication des dangers ; ces derniers étaient à l’image d’une possible souffrance personnelle ou collective et l’ensemble des énergies tendait donc vers leurs éradications. Pour le nouveau contexte sociétal, force est de constater qu’il produit lui-même des dangers et à ce titre, l’utopie prométhéenne de leurs éradications devient quelque peu bancale. L’énergie nucléaire est sans doute l’un des exemples phares en cette matière au même titre que les recherches et les technologies de manipulations génétiques ; ce dernier terme de « manipulations » synthétisant d’ailleurs plutôt à l’envi, dans le registre de l’intuition de chacun.

De nouvelles inégalités apparaissent ainsi (Rosanvallon, P. & Fitoussi, J.P., 1996) : face au risque de santé que représente l’implantation géographique d’une antenne pour la téléphonie mobile ; face au risque de se faire agresser dans tel quartier urbain plutôt que dans un autre ; mais aussi face au risque de contamination par un virus transmis lors des interactions sexuelles par tel partenaire plutôt que par un autre et ainsi de suite. Ce qu’il convient de garder à l’esprit cependant, c’est que la plupart des risques, tels que nous les concevons de nos jours, ne sont pas à proprement parler évitables. Non seulement nous les produisons collectivement, du moins d’une manière significative, mais aussi nous sommes portés nolens volens « à les courir ». En effet, l’individu protéiforme, dont il a été question précédemment, prend des risques et par ses choix de vie, par ses projets. Il est de plus en plus amené à les assumer seul, c’est-à-dire sans pouvoir compter sur la collectivité dans son souci de faire disparaître de son horizon les dangers auxquels ces risques correspondent.

Également, le passage de la Modernité vers la Postmodernité correspond bien plus à un changement (qualitatif) de logique qu’à une continuation (quantitative) de la Modernité sans plus ; et le mieux sera encore de prendre un exemple. Dans les années 1960-70, des efforts législatifs ont été déployés dans certains pays afin d’interdire l’usage des jeux de hasard dans les bistrots. Le jeu, à cette époque, représentait un réel danger pour la moralité de la famille du joueur, pour ses finances bien entendu, pour sa normalité à venir en quelque sorte. Depuis quelques années, une autre argumentation et d’autres pratiques voient le jour. Ainsi, il est tenu pour normal qu’une grande ville ait son casino ; le jeu de hasard est considéré, à petites doses de gains et de pertes, comme un délassement tout à fait honorable. Le tissu urbain devant permettre à des représentants des élites économiques ou autres de s’y rencontrer, puisque semble-t-il, tel est leur choix de vie, ne serait-ce que pour gérer par le jeu le stress professionnel encaissé pendant la journée de travail. Quel est le sort social réservé à la notion de danger dans ce dernier cas ?

Tout d’abord, le jeu de hasard se banalise indubitablement et il se « démocratise », si l’on veut bien accepter cette expression quelque peu soupçonneuse. Ensuite, c’est le côté quasiment utilitaire du jeu qui est mis en exergue dans cette logique : il n’est plus le signe ou le symptôme de quelque chose qui ne tourne plus rond chez le sujet, mais une manière de décompresser, d’évacuer le stress. Faire ce choix est moins révélateur d’une décision irrationnelle, d’une pulsion non maîtrisée, que d’une décision fonctionnelle en ce sens que le joueur prend en jouant soin de lui, de son état. À ce dernier titre sans doute, il serait le seul individu à pouvoir discerner valablement si cet effet fonctionnel est atteint et avec quelle dose de jeux. Autrement dit, il est le seul expert de son existence et la question de l’abus, peut-être même que la dépendance au jeu passe au second plan de ses préoccupations. D’après certains aussi : « Il y a des joueurs compulsifs et il en a toujours été ainsi », mais « La majorité est capable de discernement et elle est son propre maître » ; enfin, « Acceptons la normalité foncière du jeu et, pour ceux et celles qui tomberaient dans le piège de la dépendance, finançons des services ad hoc avec les taxes sur les jeux ». Remarquons aussi qu’il ne s’agit pas là d’un simple retour en arrière en direction de ce qui était de l’ordre des choses il y a deux ou trois décennies ; il y a de l’innovation qui se dessine dans le paysage postmoderne et cette nouveauté, c’est la « gestion du risque ».

Où se loge l’innovation ? À l’instar de ce qui se constate dans le domaine de l’assurance automobile secteur d’activité hautement habitué à gérer des risques , on voit se dessiner les prémisses d’une gestion actuarielle des risques, c’est-à-dire aussi des preneurs de risque. Ainsi, avec le projet des futurs casinos : le joueur devra s’inscrire (ce n’est pas nouveau) ; il recevra une carte magnétique attachée à sa personne (cela l’est déjà un peu, de manière disons, cosmétique) ; ses gains et pertes pourront y être consignés dans une puce électronique (ça, c’est nouveau par contre) ; et surtout, l’accès au casino pourra être piloté à chaque lecture magnétique de la carte (là, c’est franchement innovateur) ; et ce monitoring des profils d’individus à risque pourra être communiqué facilement aux collègues (là, c’est franchement innover, mais cette fois en matière de politique de gestion privée des risques).

Ce qui permet de ne pas simplement reculer vers la situation des années 1960-70 apparaîtra dès lors aux yeux de ceux qui voudront bien regarder les choses de la façon suivante : il y a retour en arrière parce qu’il y a eu levée d’un interdit qui avait été par ailleurs ardu d’instaurer. Il y a un bond en avant par la mise en place de technologies et d’une politique novatrice : la « gestion des profils à risque d’être mis en danger ». En ce sens, nous ne sommes pas seulement dans une société des risques compris comme des accidents de parcours, mais plutôt dans une société de la prise de risques.

Globalement aussi, les sociétés de la prise de risques sont dans des contextes où les trajectoires biographiques des hommes et des femmes sont de plus en plus problématiques : l’image de la ligne droite, de la flèche directionnelle ou de la montée par plateaux successifs, celle de la ritualisation des moments de passage d’une étape à une autre, voilà autant de métaphores qui laissent à présent la place à celles de courbe, de ligne brisée, de point d’intersection ou de carrefour, de chemins de traverse…

Tendance 6 : L’individu contemporain est à présent en alerte. Il scrute et anticipe les conséquences éventuelles pour sa propre intégrité, de la prise de risque par l’autre et avec qui il se doit tout de même d’interagir.

Bien des commentaires ont été produits depuis quelques années déjà à propos de l’insécurité (réelle ou supposée) qui caractérise nos sociétés contemporaines. L’intuition est forte à présent à l’effet que l’insécurité trouverait ses racines non seulement dans les crises économiques que nous subissons ou que l’on nous fait subir, dans des institutions modernes défaillantes et en panne d’autorité, dans des discours idéologiques plus ou moins démagogiques, mais aussi dans la mise en forme et dans la dynamique même de notre Postmodernité.

Ainsi en va-t-il par exemple de la notion de nuisance. Cette notion est d’une définition floue, la chose est entendue. Elle permet de se référer à des actes bien palpables, mais qui se situent parfois à la limite de la verbalisation policière. Cette notion fait allusion aussi à des appréhensions moins matérielles parfois et que nous rangeons sous la rubrique des incivilités. Mais sur ce dernier volet, peut-être conviendrait-il de ne pas être obnubilé par la seule vision de l’arbre cachant la forêt : nous connaissons bien une crise de la civilité. Ainsi et d’une manière récurrente, nous passons par des mises à l’épreuve de la confiance que nous sommes prêts à mettre en l’autre. L’autre, par ses choix de vie, n’est plus tout à fait l’individu prévisible qui était attendu hier encore. Par ses prises de risques, l’individu peut mettre sa santé en danger, mais sur l’autre face de la même pièce de monnaie, ses prises de risques représentent une menace pour ses partenaires, ainsi que pour la pérennisation des relations et des liens.

Encore une fois, un exemple sera sans doute plus parlant que des commentaires plus abstraits ; c’est celui de l’adoption. Il y a deux ou trois décennies de cela, la perspective qu’un enfant soit adopté par un couple était considérée comme une véritable aubaine pour l’enfant ; sauf accidents et donc cas rares, l’avenir de l’enfant était assuré. Il en va très différemment à présent. Ainsi, une législation récente en Belgique francophone prévoit tour à tour que le couple candidat à l’adoption devra suivre un cycle de formation de plusieurs mois sur le développement psychologique de l’enfant, sur le fonctionnement relationnel d’une famille. Au terme de cette formation, il devra subir l’équivalent d’une épreuve de qualification à la suite de laquelle un délai lui sera accordé de façon à ce qu’il reconsidère sa demande, qu’il confirme ou infirme son projet d’adoption. Si le projet est confirmé, les caractéristiques psychologiques de l’enfant devront être appariées avec celles du couple et le devenir de l’enfant sera l’objet d’une expertise périodique. La philosophie du projet est bien entendu de protéger l’enfant des risques que représentent ses parents adoptifs, mais aussi de protéger les parents du risque que représente l’enfant en devenir, le lien d’adoption étant à présent non pas mécaniquement réversible, mais du moins renégociable.

Nous retrouvons avec cet exemple bien des traits et des façons de faire envisagés jusqu’à présent : l’autonomie des partenaires est reconnue d’emblée, mais par des expertises ; l’usage de guides de bonnes conduites, issus eux aussi de connaissances savantes ; le thème de la conflictualité réelle ou potentielle ; celui de la réversibilité, relative il est vrai, des liens sociaux ; celui des risques et de la gestion des risques bien entendu, etc. Est-ce bien là encore le contexte porteur d’une subjectivité narcissique, pulsionnelle que nous sommes tant habitués de mentionner ?

Tendance 7 : Le sujet en alerte est incertain du risque que les choix de vie de l’autre représentent pour lui. Il est contrôlant, il scrute l’information qui pourrait le rassurer. Il est anxieux, mais en attente aussi de pouvoir procéder à un « décontrôle contrôlé de son autocontrôle », selon la formule de Norbert Elias.

C’est à un bref retour sur les produits psychotropes que l’on voudrait procéder avec l’évocation de cette tendance. Avec la figure d’un individu hypercontrôlé et contrôlant, anxieux et incertain, responsable de ses choix et comptable de ses prises de risques à ses propres yeux comme aux yeux des autres. Tenons-nous là une clef de la compréhension du caractère légitime que revêt aux yeux de plusieurs le recours aux drogues dites récréatives ? Est-ce par exemple vraiment une dépression, au sens clinique du terme, qui se profile à cet endroit ou alors le recours à des molécules afin non pas de combattre une inhibition biologiquement maladive, mais bien, dans une perspective quelque peu vitaliste il est vrai, afin de lever le niveau de contrôle que les individus s’imposent par eux-mêmes (Maxence, J.L., 1996) ? Dit autrement, pourquoi, par exemple, argumenter de l’usage d’ecstasy par la propriété chimique qu’a ce produit d’érotiser les rencontres lors des soirées ? Serait-ce par souci d’érotiser encore plus ces contacts comme le suggère (trop ?) évidemment certaines campagnes publicitaires pour tel ou tel sous-vêtement ? Ou alors pour érotiser ce qui dans la vie ordinaire est comme éteint sous l’étouffoir, par crainte de s’y brûler les doigts ?

Nous sommes des êtres vivants, nous rappelle presque banalement Elias, et à ce titre, nous ne pouvons pas ne pas faire alterner des moments de contrôle, sur soi, sur l’autre, sur notre environnement, et par la suite des mouvements de décontrôle. Ce n’est donc peut-être pas toujours d’inhibition, dont il est question dans le contexte contemporain et que les molécules viendraient corriger, mais sans doute aussi de gestion du risque que représente un contrôle trop long ou trop intense. Ces molécules sont bien des molécules de la convivialité comme la littérature nous les présente, mais surtout dans le cas d’individus méfiants, sur leurs gardes. Ce sont les avatars d’une identique ambivalence contrôle/décontrôle comme dans le cas de certaines violences à l’occasion de manifestations sportives dont traite Norbert Elias par contraste avec l’opposition contrôle/impulsivité (Elias, N. & Dunning, E., 1986).

Tendance 8 : En termes de régulation des comportements individuels cette fois, on ne peut pas rater cette observation : nous voyons de nouvelles façons de faire se mettre en place qui tout à la fois tentent de recréer un lien et qui procèdent à la fois à une surveillance des risques que les individus représentent pour ce lien.

L’exemple du dispositif en matière d’adoption est paradigmatique en cette matière. Diverses pratiques, qui se rangent sous l’étiquette commune de « médiation » familiale, scolaire, pénale, en matière de garde d’enfants, de quartier pourraient être reconsidérées de ce point de vue nous semble-t-il[5].

La nouveauté de ces pratiques trouverait bien aussi à se loger dans un autre registre de préoccupations : celui de la sanction au sens large du terme cette fois, qui est établie à la suite des épreuves de surveillance de la capacité de l’individu qu’il a de gérer le risque qu’il représente pour les autres et le lien social plus en général. C’est la sanction de l’accès qui semble ici se dessiner très fréquemment (Rifkin, J., 2000) : aux « capacitaires », aux bien outillés (well-equipped) l’accès à l’espace public, à la parentalité pour des partenaires de même sexe, aux drogues dans un régime de déprohibition, aux casinos pour les joueurs prudents et ainsi de suite ; quant aux autres, aux « faillis », aux moins bien outillés (ill-equipped)... ?

Conclusion

Dans le champ des interventions professionnalisées auprès des consommateurs de produits psychotropes, se sont développés ces dernières années de nouveaux paradigmes tels que la réduction des risques ou des méfaits ou encore la « consommation sous contrôle ». À bien des égards, ces façons de faire peuvent être considérées comme des avancées modernistes, comme des progrès dans le domaine des politiques publiques ; et il ne fait guère de doute que cette façon de voir les choses soit plutôt correcte. Cela étant et d’après ce qui précède, il devrait aussi être possible de considérer que ces avancées ne sont pas uniquement de nature disons positivistes, nous faisant passer de l’âge de l’obscurantisme ou de l’âge de la diabolisation des produits et de leurs utilisateurs vers un autre, qui serait celui d’une plus ample libération et émancipation des individus. Ces avancées ont aussi été rendues possibles par un changement, elles se sont construites au départ d’un « saut qualitatif » – le passage de la modernité vers la postmodernité – opéré au coeur même de nos arrangements collectifs depuis quelques décennies. Faisant suite à la « responsabilité de la conviction » développée par les protagonistes de ces nouveautés, nous souhaitions prendre l’initiative de la « responsabilité des résultats », de la réflexion critique, et ce, dans le but – avouons-le tout de même – d’avertir, si besoin était, les nouveaux agents de la santé des possibles conséquences inattendues de leur entreprise. Nous en voyons deux.

Une première conséquence inattendue pourrait être celle‑ci : les effets conjugués des tendances qui ont été signalées, à se confirmer, constituent bien le terreau sur lequel pourront prendre racine de bonnes raisons d’avoir recours aux produits psychotropes. Il se peut que cela ne soit guère dommageable pour la majorité, mais il est aussi hautement probable qu’il faille compter sur une augmentation des cas problématiques. Somme toute, le modèle de subjectivation qui est celui des élites d’aujourd’hui contient les ressources nécessaires pour faire face aux risques liés aux consommations. Mais qu’en est-il de ces ressources dans le cas de ceux qui n’appartiennent pas à ce groupe des bien outillés (well-equipped) ? À tout le moins, on remarquera que la protection des « faibles » par les renonciations des « forts » n’est plus vraiment d’actualité…

Seconde conséquence inattendue : sur le versant des procédures de contrôle des comportements individuels cette fois, il se peut que le régime de surveillance des risques se généralise aux « normaux », à telle enseigne que ce qui pouvait être tenu au départ comme le gage d’une croissante autonomie des individus appartenant à des groupes minoritaires – les « déviants » – se transforme en un processus d’expertise conjointe des déviants et des normaux. C’est ce qu’anticipe par exemple Hervieu‑Leger dans le cas de la parentalité dans le cadre de la postmodernité : l’expertise de surveillance des risques développée en direction de couples homosexuels s’applique très facilement aux couples hétérosexuels disons, plus traditionnels (Hervieu-leger, D., 2003). Et c’est là aussi que la prophétie pessimiste et désenchantée formulée par de Tocqueville, il y a près d’un siècle, trouve à se loger : en régime d’égalité des conditions, le pouvoir social s’accroît (Manent, P., 1982).