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I – Le tabagisme dans le contexte de la grossesse

Souvent identifiée comme une expérience propice aux changements dans les habitudes de vie, la grossesse est également une période au cours de laquelle les futures mères se voient imposer plusieurs contraintes et prescriptions à suivre afin de la mener à terme et de mettre au monde un enfant en bonne santé. Ces recommandations concernent des habitudes de vie, tels l’alimentation, l’exercice physique, la consommation d’alcool et, bien sûr, le tabagisme. À celles-ci, peuvent s’ajouter le retrait préventif du milieu de travail ainsi que d’autres exigences liées au suivi obstétrical qui semblent devenir de plus en plus complexes. Pour plusieurs femmes, le cumul de ces exigences devient astreignant et parfois même difficile à gérer (Copelton, 2003 ; Jumel, 2005).

Le tabagisme est l’une des habitudes de vie le plus souvent citée comme lourde de conséquences pour la santé maternelle et foetale, c’est pourquoi la pression exercée sur les femmes enceintes pour qu’elles cessent de fumer est particulièrement forte. Il est, en effet, désormais établi que le tabagisme est le principal facteur de risques modifiables de la morbidité et de la mortalité associées à la grossesse dans les pays développés (CalEPA, 2005 ; Cnattingius, 2004). Les études s’entendent généralement pour affirmer que l’infertilité et les grossesses ectopiques sont plus fréquentes chez les mères qui fument (Cnattingius, 2004). D’après les recensions des écrits, le tabagisme actif en période prénatale est associé au placenta praevia et au décollement prématuré du placenta normalement inséré. Les conséquences de ces problèmes sont, notamment, la naissance de bébés mort-nés ou qui décèdent dans les premières semaines de vie (Cnattingius, 2004).

Quant aux conséquences pour le foetus, la diminution du poids à la naissance, occasionnée par un retard de la croissance intra-utérine, est l’effet le mieux documenté et pour lequel on ne remet plus en doute les liens de causalité avec le tabagisme des femmes enceintes. Après la naissance, les enfants exposés à la fumée secondaire risquent plus d’être victimes de mort subite du nourrisson (Borgne et Grangé, 2003 ; Cnattingius, 2004). La recension des écrits de Guérin et coll. (2006) rapporte enfin certains effets du tabagisme passif : insuffisance du poids à la naissance, syndrome de mort subite du nourrisson, accouchement prématuré. D’après une méta-analyse récente, le tabagisme prénatal agirait également sur les problèmes respiratoires de l’enfant, indépendamment de l’exposition postnatale (Pattenden et coll., 2006).

En dépit de l’amélioration des connaissances sur les méfaits du tabagisme, la plupart des pays développés constatent que, parmi les fumeuses, un pourcentage élevé continue à fumer pendant la grossesse (20 à 30 % selon Coleman et Joyce, 2003 et Connor et McIntyre, 1999, cités dans Greaves, 2003). De plus, parmi celles qui réussissent à abandonner le tabac pendant la grossesse, plusieurs vont recommencer pendant le post-partum (Albrecht et coll., 1999 ; Orleans et coll., 2000 ; Windsor et coll., 1986).

Prévalence du tabagisme pendant la grossesse au Québec

D’une part, l’enquête de l’Institut de la statistique du Québec (ISQ) sur l’allaitement au Québec révèle qu’en 2005-2006 17,1 % des femmes disaient avoir fumé durant leur dernière grossesse (Neill et coll., 2006). L’enquête sur la santé dans les collectivités canadiennes de 2003, d’autre part, permet des comparaisons avec les autres provinces et entre les niveaux socioéconomiques (Statistique Canada ESCC, cycle 2.1, 2003). Selon cette dernière, 22 % des Québécoises ayant vécu une grossesse au cours des cinq années précédentes déclaraient avoir fumé pendant leur grossesse, comparativement à 16 % pour l’ensemble du Canada[1]  (figure 1). Les Québécoises fumeraient significativement plus pendant la grossesse que les femmes des autres provinces.

Figure 1

Usage du tabac pendant la grossesse selon le niveau socioéconomique - Québec et Canada, 2003

Usage du tabac pendant la grossesse selon le niveau socioéconomique - Québec et Canada, 2003
Enquête de santé sur les collectivités canadiennes (ESCC, Cycle 2.1, 2003)

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Par ailleurs, les écarts entre les niveaux socioéconomiques sont très marqués : chez les Québécoises les mieux nanties, 8,3 % seulement ont affirmé avoir fumé pendant leur grossesse alors que parmi les plus pauvres plus d’une femme sur trois affirmait la même chose (ESCC, 2003). Ces écarts entre les niveaux socioéconomiques se retrouvent dans plusieurs pays où de telles études ont été réalisées (Cnattingius, 2004 ; Graham et coll., 2006 ; Greaves et coll., 2003 ; Lumley et coll., 2006). L’enquête canadienne nous apprend également qu’en 2003 un pourcentage de près de 10 % de femmes enceintes, elles-mêmes non fumeuses, vivaient avec une personne adulte qui fumait à la maison et auraient donc été régulièrement exposées à la fumée secondaire (ESCC, cycle 2.1, 2003).

Réseau social et tabagisme prénatal

Le partenaire de vie est une personne influente pour la femme enceinte et son point de vue influence le tabagisme de cette dernière (Hotham, 2002 ; Muller, 1987). Une récente étude canadienne a innové en se penchant sur la façon dont le tabagisme est intégré dans la relation de couple (Bottorff et coll., 2005). Au-delà de la dépendance à la nicotine, le tabagisme remplirait une variété de fonctions en jouant un rôle de médiation dans la dynamique d’interaction de couple, en servant de mode d’expression de l’identité individuelle, de la colère et du ressentiment ou encore de la considération, de l’empathie, du soutien inconditionnel et finalement en offrant un contexte pour négocier le pouvoir et le contrôle dans le couple. Le tabagisme devient imbriqué dans la relation de couple et peut être perçu comme une fonction du maintien de celui-ci. En mettant ainsi l’accent sur le contexte microsocial du tabagisme des femmes, il est possible de mieux comprendre les influences qu’elles subissent et les difficultés qu’elles rencontrent.

Schaffer et Lia-Hoagberg (1997), pour leur part, ont comparé chez 101 femmes enceintes de faible revenu, l’effet du soutien du partenaire, des membres de la famille et des amies ainsi que des professionnels de la santé sur le recours aux soins prénatals et sur les comportements de santé prénatals. Selon cette étude, le soutien de leur partenaire amène les femmes à se sentir valorisées et aimées et à recourir à des soins prénatals. Le soutien de la famille et des amies est tout autre : c’est l’entourage féminin de la femme enceinte, mère, belle-mère, soeurs et amies, qui lui offre de l’information, des conseils et une opportunité de discuter de la grossesse et qui influence ses comportements de santé pendant la grossesse. C’est également dans ce réseau féminin où elles se confient que les femmes enceintes rencontrent des normes plus permissives par rapport au tabagisme et qu’elles se sentent mieux comprises et moins jugées si elles fument (Dunn et coll., 2004). Une étude exploratoire américaine réalisée auprès de 150 femmes enceintes de faible revenu suggère qu’elles s’appuient principalement sur les membres de leur entourage familial féminin, particulièrement leur mère, pour obtenir des renseignements relatifs aux comportements de santé à adopter pendant la grossesse (Lewallen, 2004).

Perception du risque lié à l’habitude tabagique durant la grossesse

Les connaissances des femmes enceintes à propos des dangers du tabagisme pendant la grossesse varient selon le statut socioéconomique ; les femmes enceintes plus favorisées seraient mieux informées (Haslam et Draper, 2000). Par ailleurs, même si elles savent que la cigarette a des effets néfastes sur le foetus, la façon dont le tabac affecte le foetus leur reste en grande partie méconnue (Lendahls et coll., 2002). Le risque le plus souvent identifié est l’augmentation des probabilités d’avoir un bébé de petit poids (Grangé et coll., 2005a, 2005b). Déjà, lors de l’étude québécoise de Colin et coll. (1992) réalisée auprès de femmes enceintes issues de milieux socioéconomiques défavorisés, on avait constaté que beaucoup de femmes n’établissaient pas le rapport entre le poids du bébé et sa santé et avaient une perception vague des effets de la cigarette sur la santé du bébé. Ailleurs, des données plus récentes montrent qu’aujourd’hui le petit poids n’est pas vu par les femmes enceintes comme un problème de santé grave ; elles croient plutôt qu’il facilite l’accouchement (Haslam et Draper, 2001). L’étude de Colin rapportait que plusieurs femmes expliquaient leur consommation tabagique par la crainte que l’arrêt soudain du tabagisme (le sevrage) entraîne des effets néfastes puisqu’il engendrerait un stress pour le bébé à naître. Les femmes de l’étude de Lennon et coll. (2005) proposent le même raisonnement. D’après Borgne et Grangé (2003), nombreux sont aussi les médecins qui partagent cet avis.

Enfin, plusieurs femmes enceintes ne sont pas convaincues de la menace réelle que représente le tabagisme pour le bébé à naître (Haslam et Draper, 2001). Certaines d’entre elles demeurent sceptiques devant les données scientifiques démontrant le risque puisque leur propre expérience et celle de leur entourage leur prouvent le contraire ; selon ces expériences, les bébés des femmes fumeuses se porteraient aussi bien que les autres (Abrahamsson et coll., 2005 ; McBride, 2003 ; Tod, 2003 ; Hotham et coll., 2002).

Représentations sociales du tabagisme pendant la grossesse

Le concept des représentations sociales constitue le filtre par lequel les messages sont interprétés et vécus. Celles-ci permettent d’identifier et de mieux comprendre la perspective des femmes par rapport à leurs comportements et à leur environnement. Jodelet (1994) définit les représentations sociales comme étant « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ». Concernant le tabagisme pendant la grossesse, l’une des représentations qui ressortent de la littérature est que « fumer pendant la grossesse relève de l’égocentrisme ». Conséquemment, fumer en étant enceinte serait un comportement honteux (Abrahamsson et coll., 2005 ; Lendahls et coll., 2002). De leur côté, dans leur étude portant sur la perception de l’habitude de fumer pendant la grossesse, pour laquelle 14 groupes de discussion (focus groups) avec des jeunes femmes ont été menés, l’équipe australienne de Lennon et coll. (2005) dégage la représentation sociale suivante : « une bonne mère ne fume pas durant la grossesse ». C’est à tout le moins ce que les participantes de cette étude perçoivent du contexte normatif dans lequel elles baignent.

II – Présentation de la recherche

Objectifs

À l’origine de l’étude présentée ici, on retrouve la conviction qu’il était important de compléter et de vérifier les connaissances acquises afin de comprendre comment des femmes enceintes québécoises se représentent le tabagisme pendant la grossesse et comment elles perçoivent les messages qui leur sont transmis à propos de l’usage du tabac. Par ailleurs, nous considérions que, au moment de la grossesse, les femmes sont plus susceptibles de s’intéresser à l’information qui est transmise et au contenu des messages et d’y être perméables ; la grossesse serait ainsi une période où elles peuvent acquérir plus de connaissances et développer une motivation pour les intégrer dans leur comportement (Cnattingius, 2004 ; Fiore, 2000 ; Mullen, 2004 ; USDHHS, 2004). Les objectifs spécifiques de la recherche étaient ceux-ci :

  1. Identifier les représentations des futures mères en matière de consommation de tabac et d’alcool pendant la grossesse ;

  2. Identifier leurs perceptions des messages qui leur sont transmis sur ces comportements ;

  3. Contribuer, sur la base des connaissances acquises, à orienter les messages et les pratiques pouvant soutenir les femmes enceintes dans l’acquisition et le maintien de saines habitudes de vie.

Il nous est toutefois apparu essentiel d’étudier la question du tabagisme en le situant dans le contexte global des habitudes de vie, c’est-à-dire en intégrant à la recherche la problématique de l’alcool puisque cette habitude est souvent associée au tabagisme (Room, 2004).

Comment ces femmes se représentent-elles le tabagisme pendant la grossesse ? Que comprennent-elles et que retiennent-elles de l’information qu’elles reçoivent ? Quelle est leur perception de ce qui leur est proposé, quelle interprétation en font-elles ? Quelles sont les personnes qui jouent un rôle significatif à cet effet ? Ce sont les questions sur lesquelles nous souhaitions nous pencher en abordant cette recherche. Nous voulions également observer comment cette information s’inscrit dans leur contexte conjugal, familial et social particulier, eu égard à leurs expériences.

Méthodologie

Le recours à une approche qualitative était approprié pour une telle recherche exploratoire, car elle permettait d’identifier leurs représentations à partir du discours des premières concernées. Le propos des femmes interrogées a ainsi été recueilli au moyen d’entrevues semi-dirigées au cours desquelles elles ont eu toute liberté de s’exprimer. Le contexte de l’encadrement de la maternité a été également abordé à travers des entrevues de groupe avec des intervenants oeuvrant auprès de clientèles prénatales. Bien qu’une telle approche n’ait aucune prétention de représentativité statistique, elle propose toutefois des éléments clés pour la compréhension d’une problématique telle que le tabagisme pendant la grossesse.

Recrutement des participantes

L’environnement social et économique exerce une influence reconnue sur le développement des représentations et l’adoption de comportements concernant le tabac et l’alcool (Bottorff et coll., 2005 ; Schaffer et coll., 1997 ; Thompson et coll., 2004 ; Wakefield et coll., 1998), aussi les participantes à la recherche ont-elles été sélectionnées en tenant compte de la diversité de leurs milieux de vie. L’échantillon a été construit de manière à permettre une certaine exemplarité en ce sens. Deux groupes de femmes étaient visés : des femmes enceintes issues de milieux socioéconomiques moins favorisés et des femmes enceintes de statuts socioéconomiques moyens à élevés.

Deux centres de santé et de services sociaux (CSSS) situés dans les deux régions visées par notre étude, soit Québec et Montréal, ont accepté de collaborer à la recherche afin de nous aider à recruter des femmes enceintes à travers les services offerts. Nous désirions entrer en contact avec des femmes d’âge différent, des primipares et des multipares, des femmes vivant en couple, d’autres monoparentales. Les femmes provenant de milieux moins nantis ont été recrutées par l’entremise du programme OLO (pour oeufs, lait et jus d’orange) qui leur est spécifiquement destiné. Les femmes provenant de milieux plus aisés ont été contactées par l’intermédiaire des cours prénatals qui sont offerts dans les CSSS.

Instruments de collecte des données

Le schéma d’entrevue proposait des questions pouvant amener les femmes enceintes à exprimer leurs points de vue, leurs perceptions et à parler de leurs comportements. Des questions portaient également sur l’entourage et le suivi de grossesse afin d’identifier les personnes significatives. D’autres questions portaient sur leurs sources d’information. Un court questionnaire concluait l’entrevue en permettant de recueillir quelques données socioéconomiques.

Entrevues individuelles

Les participantes intéressées étaient contactées par la professionnelle de recherche pour déterminer le moment et le lieu de l’entrevue, laquelle se déroulait généralement à leur domicile, mais parfois aussi dans leur milieu de travail. Elles étaient alors informées des différents aspects de la recherche et devaient signer un formulaire de consentement. Les entrevues duraient entre 30 minutes et 1 heure et 45 minutes ; elles étaient enregistrées puis transcrites en prévision de l’analyse. Au total, trente-trois entrevues individuelles ont été réalisées entre avril et juin 2005, dix-huit à Montréal, quinze à Québec. Deux entrevues n’ont pas été retenues lors de l’analyse, car les participantes n’étaient pas représentatives du groupe (OLO ou cours prénatals) auquel elles étaient identifiées. Au total, pour les deux sites, 14 femmes provenaient du programme OLO et 17 ont été recrutées dans les cours prénatals.

Entrevues de groupe

Deux entrevues de groupe avec des professionnelles et des professionnels de la santé ont été également réalisées. La première visait à documenter les interventions existantes et à comparer la conformité des messages utilisés avec les représentations et les perceptions des femmes. La seconde réunissait différentes intervenantes travaillant en périnatalité et avait pour objectif de discuter des premiers résultats de la recherche. Cette façon de faire visait également à valider la conformité des résultats avec l’expérience terrain et à déterminer des éléments qui ne l’avaient pas encore été et devant être approfondis.

Aspects éthiques

Des mesures strictes ont été mises en place afin d’assurer l’anonymat des participantes ainsi que la confidentialité des données recueillies. Le protocole de recherche a reçu un certificat d’approbation éthique du Comité d’éthique de la recherche clinique du Centre hospitalier de l’Université Laval.

III – Résultats

Les résultats sont présentés de manière à mettre en lumière les différences et les convergences notées dans le discours des femmes selon leur appartenance socioéconomique. Le point central de l’analyse porte sur le tabac, toutefois, des parallèles avec le discours des femmes sur la consommation d’alcool peuvent être faits à l’occasion, car ils permettent d’illustrer certaines différences entre l’usage des deux produits et ainsi contribuer à améliorer notre compréhension des représentations du tabagisme pendant la grossesse.

Des 31 participantes à la recherche, 13 étaient fumeuses avant de se savoir enceintes [2]. Parmi ces dernières, quatre ont déclaré avoir cessé de fumer à l’annonce de la grossesse ; les autres ont soit diminué de façon importante ou n’ont rien changé à leurs habitudes tabagiques. Les femmes de milieu moins favorisé recrutées dans le programme OLO étaient plus nombreuses à fumer que celles recrutées dans les cours prénatals. La plupart des fumeuses appartenant au programme OLO ont rapporté avoir fait des efforts pour cesser de fumer sans y être arrivées.

« Fumer pendant la grossesse, ça ne se fait pas »

Une représentation générale se dégage de cette étude : fumer pendant la grossesse est « néfaste et inacceptable ». Cette représentation est partagée par toutes les femmes qui ont participé à l’étude, qu’elles soient issues d’un milieu aisé ou moins nanti, qu’elles soient non fumeuses, ex-fumeuses ou fumeuses. Les propos des participantes ne comportent aucune équivoque à cet égard et elles l’ont affirmé avec certitude.

« Même si je le faisais, [fumer lors de la première grossesse] je suis très consciente que c’est complètement stupide, que c’est une chose à ne pas faire puis que…, je trouve ça niaiseux. Ça c’est sûr. Mais de toute façon, même…, même quand j’étais une personne qui était fumeuse, je rageais contre ça. Je trouve ça un risque, c’est sûr » (Céline, 31 ans, non-fumeuse).

La condamnation du tabagisme pendant la grossesse est univoque, se démarquant ainsi des représentations de la consommation d’alcool pendant la grossesse qui sont plus floues, moins catégoriques.

Les participantes étaient pour la plupart déjà convaincues de la nocivité du tabagisme avant même d’être enceintes. Pour certaines, les informations qu’elles ont reçues n’ont contribué qu’à renforcer leur point de vue à cet effet. Cette conviction inclut également l’exposition à la fumée de tabac. Les femmes enceintes cherchent à éviter la fumée secondaire qu’elles perçoivent comme étant néfaste pour l’enfant qu’elles portent. Plusieurs vont tenter de s’en dérober de différentes façons que ce soit en s’abstenant de fréquenter des lieux enfumés ou en demandant aux proches de ne pas fumer en leur présence. Par ailleurs, nombreuses sont celles qui prévoient demander aux visiteurs de fumer à l’extérieur après la naissance de leur enfant.

Des connaissances peu précises

Si la conviction que l’usage du tabac a des effets délétères sur la grossesse semble bien ancrée dans le discours des mères, leurs connaissances sur ses effets sont beaucoup plus floues et incomplètes dans la plupart des cas.

Les participantes issues de milieux plus défavorisés connaissent peu les effets du tabagisme et les dangers de la fumée secondaire pendant la grossesse. Elles en ont mentionné quelques-uns, notamment le petit poids à la naissance, des problèmes respiratoires ou la prématurité. De façon générale, elles supposent que « ce n’est pas très bon » et que les enfants de mères fumeuses seront plus fragiles et moins en santé que les autres. Les connaissances sont plutôt vagues et imprécises. Les professionnel-les rencontrés lors des groupes de discussion ont confirmé d’ailleurs cette situation. Selon eux, les femmes de ce groupe savent généralement qu’il est néfaste de fumer sans nécessairement savoir pourquoi. Toutefois, ils remarquent que leurs clientes semblent mieux renseignées sur les effets du tabac que sur ceux de l’alcool.

Quant aux femmes de milieux plus aisés, leurs connaissances sur les effets du tabac pendant la grossesse sont légèrement plus précises que celles des femmes de l’autre groupe, mais elles demeurent tout de même vagues. Elles ont parlé, entre autres, de petit poids à la naissance, de prématurité, de problèmes respiratoires ; mais plusieurs ont traité des effets en termes moins précis, par exemple, sur l’effet des toxines :

« En tout cas, moi, la façon dont je vois ça, je suis peut-être dans le champ, mais ce qui fait que ton bébé se développe, tu sais il ne se développe pas tout seul là, tu sais, ça va chercher des petites parties de toi, puis moi je pense que la plus grosse partie, c’est dans le sang. Fait que si tu fumes, c’est quelque chose qui va directement dans ton sang, ça va dans tes poumons, OK. Mais les toxines qu’il y a là-dedans s’en vont dans ton sang. Fait que oui je pense que ça peut avoir des impacts » (Christina, 28 ans, non-fumeuse).

Finalement, quelques-unes ont mentionné que l’exposition du nouveau-né à la fumée secondaire peut être reliée à la mort subite du nourrisson.

Provenance des messages

Les sources d’information sont nombreuses et variées. Les femmes inscrites au programme OLO bénéficient d’un suivi de grossesse plus soutenu, car, dans le cadre de ce programme, elles rencontrent une nutritionniste et une infirmière à quelques reprises, services auxquels les femmes non admissibles à ce programme n’ont habituellement pas accès. Ces rencontres sont l’occasion, pour les professionnel-les de la santé, de transmettre de l’information ainsi que d’offrir du soutien aux femmes enceintes. Les participantes qui étaient inscrites à ce programme ont rapporté que ces professionnel-les sont effectivement une grande source d’information pour elles.

Parmi les autres sources mentionnées par l’ensemble des participantes, on retrouve notamment des brochures qui leur ont été remises au CLSC ou au centre hospitalier, des revues, des livres portant sur la maternité et les publicités sur les paquets de cigarettes. Plusieurs femmes recrutées dans le programme OLO rapportent toutefois ne pas lire sur la grossesse et ne pas s’intéresser à la documentation qui leur est remise.

Le médecin qui assure le suivi de grossesse, qu’il soit omnipraticien ou gynécologue-obstétricien, est aussi une source d’information bien que celle-ci soit jugée plutôt limitée ; plusieurs femmes ont mentionné que l’implication de ce médecin n’allait pas au-delà de l’établissement du statut tabagique à la première rencontre et d’un avertissement selon lequel il est préférable de ne pas fumer au cours de cette période [3].

La perception des dangers du tabagisme et l’expérience vécue

Le discours sur la nocivité du tabac s’articule autour de la notion de risque. Les connaissances constituent le matériel premier qui va permettre d’estimer le risque. Nous avons vu dans un premier temps que les connaissances sont partielles et parfois mal comprises. Mais la perception du tabagisme et des risques qui en découlent vont se construire à partir de la connaissance, souvent floue, et de trois autres facteurs : l’expérience ou le « savoir populaire », les rapports sociaux avec des personnes signifiantes et un système de normes et de valeurs qui peut être parfois complexe.

Le savoir populaire

Le savoir populaire, celui basé sur l’expérience, joue un rôle dans le façonnement des perceptions du tabagisme pendant la grossesse et des dangers qu’il représente, surtout si on le compare à l’espace qu’il occupe dans le cas de l’alcool où ce phénomène est peu présent. Les femmes se réfèrent abondamment à leurs propres expériences ou à celles de membres de leur entourage pour faire part de leurs perceptions du tabagisme et, dans certains cas, pour soutenir et justifier les choix qu’elles font (fumer ou ne pas fumer pendant la grossesse). Ces expériences peuvent d’ailleurs être positives ou négatives.

Pour les femmes recrutées dans le programme OLO, les expériences occupent une place prépondérante dans leur discours. Elles peuvent démontrer concrètement, par exemple, que le tabagisme pendant la grossesse n’est pas « si dangereux » : « Mais je me suis dit : ma mère fumait quand elle était enceinte de moi puis, à ce que je sache, je suis normale là » (Claire, 18 ans, fumeuse). Pour d’autres, les expériences attestent plutôt du danger de fumer lorsqu’on est enceinte :

« On a un couple d’amis, son ex-femme, elle fumait beaucoup, beaucoup, beaucoup pendant qu’elle était enceinte, puis sa dernière elle a des problèmes de santé, puis justement, elle est très petite puis elle pèse vraiment pas beaucoup là […]. Elle est vraiment toute minus. Puis juste la fumée secondaire ça lui cause des otites qui causent des conjonctivites qui causent des amygdalites… C’est vraiment nocif là. Fait que si en plus tu le prends. Tu sais tous les produits chimiques qu’il y a là-dedans, ça ne doit pas être bon. Ça c’est ça, ce n’est pas…, c’est loin d’une pomme. […] mais je n’ai pas vraiment lu là-dessus là » (Catherine, 27 ans, non-fumeuse).

Les expériences servent aussi à mesurer les risques encourus par le maintien de leur habitude tabagique et ceux-ci sont parfois comparés à d’autres risques identifiés dans les recommandations qui leur sont faites pendant la grossesse : « Ce n’est pas pire que d’autre chose. Là ce n’est pas pire que manger un paquet de chocolat ou manger un paquet de chips ou boire beaucoup, beaucoup de liqueurs là, tu sais. Pour nous autres, c’est le même principe » (Madeleine, 31 ans, fumeuse).

Parfois, les expériences sont en contradiction avec les messages reçus des professionnels de la santé :

« Regarde, j’ai dit : ma mère n’a pas fumé pendant qu’elle était enceinte de moi, elle a arrêté aussitôt qu’elle savait qu’elle était enceinte, puis je suis asthmatique. Tout le monde que je connais ont fumé pendant leur grossesse, puis leurs enfants sont en parfaite santé, il y en a même qui ont plus d’énergie. Regarde. C’est quoi l’affaire là ? » (Roxanne, 21 ans, fumeuse).

Pour ces mères (programme OLO), le poids des expériences semble plus important que les connaissances dites plus « scientifiques ». D’ailleurs, les intervenant-es rencontrés dans les entrevues de groupe ont confirmé que les expériences sont plus significatives pour ces femmes que les connaissances qu’elles ont ou qu’elles peuvent acquérir. Les femmes recrutées dans les cours prénatals font également appel aux expériences, mais dans une moindre mesure que les femmes de l’autre groupe. Elles les ont relatées au passage mais ne semblent pas forcément leur accorder un poids aussi prédominant que ne le font les mères de l’autre groupe.

Il est à noter que les participantes se sont davantage référées au savoir populaire et aux expériences quand elles ont discuté de tabagisme que lorsqu’il a été question d’alcool.

Le réseau social

Le réseau social est constitué de l’ensemble des liens significatifs que les futures mères entretiennent avec leur entourage. Ces rapports peuvent également influer sur les perceptions du tabagisme et de ses risques. Nous avons rencontré des situations où de fortes pressions pour cesser de fumer sont exercées sur les femmes, mais aussi d’autres caractérisées par du laxisme. L’évaluation du risque et l’acquisition des connaissances vont aussi emprunter le chemin de ces rapports. Contrairement à ce que nous avons observé dans le cas de l’alcool (Audet et coll., 2006), le réseau social est très influent dans le développement des perceptions du tabagisme pendant la grossesse.

La mère

Les femmes provenant de milieux défavorisés semblent plus perméables aux influences de leur entourage et de leurs proches (conjoint, mère, belle-mère, amis et collègues). La mère est sans contredit la personne dont l’opinion sur le tabagisme pendant la grossesse aura le plus de poids. Plusieurs participantes, notamment les fumeuses, ont rapporté que leur mère les encourage à diminuer ou à cesser de fumer. Dans d’autres cas, les mères vont minimiser les dangers du tabagisme en période prénatale.

Le conjoint

Nous avons pu constater l’importance du rôle du conjoint. Selon qu’il soit fumeur ou non, selon son degré d’implication dans la grossesse, son opinion et son attitude peuvent varier, mais celles-ci vont toujours jouer un rôle de premier plan. Certaines nous ont décrit des conjoints très présents pour l’accès à l’information et pour le soutien dans la cessation tabagique, alors que d’autres ont vécu de véritables conflits autour du tabagisme : soit que le conjoint refuse lui-même de cesser de fumer, soit qu’il exerce des pressions pour contrôler le tabagisme de la future mère. Ces conflits sont toujours porteurs de stress et les participantes qui les vivent nous en ont largement fait part.

Par ailleurs, les professionnel-les de la santé que nous avons rencontrés ont parlé abondamment de l’importance des opinions et des commentaires des membres du réseau social des femmes enceintes. Ceux-ci jouent un rôle primordial de soutien pour ces femmes, affirment-ils. C’est pourquoi elles valorisent leurs opinions, connaissances et expériences.

Les professionnel-les de la santé

Pour les participantes inscrites au programme OLO, l’intervention des professionnel-les rencontrées dans ce cadre va au-delà du caractère professionnel de leur rôle. Cette relation est particulièrement importante, car la très grande majorité des femmes qui sont dans ce programme n’assistent pas aux cours prénatals. Elles nous ont confié qu’une intervenante était devenue leur confidente de telle sorte que l’information et les encouragements reçus prennent alors bien plus l’apparence de ceux d’un membre de l’entourage que de ceux d’une professionnelle du réseau de la santé.

« Bon, je ne le sais pas pour les…, si [elles] ont toutes des enfants, mais elle, elle a eu des enfants elle aussi là, puis là je peux jaser avec, […]. Je le sais quand elle vient, puis en plus je jase tellement longtemps… Je suis mémère. (Rires) Tu sais, elle est là, tu sais, puis elle m’écoute vraiment puis elle répond vraiment à mes questions puis, tu sais, elle est vraiment intéressée puis ce n’est pas comme juste : “Je m’en viens faire ma job, OK, t’as d’l’air correcte, je m’en vais… ”, puis là elle me pose des questions. Tu sais, elle te pose des questions par rapport à la nutrition, comment je me sens, tu sais s’il y a eu un quelconque changement, des peurs, des angoisses. Tu sais, elle va tout défiler là » (Pénélope, 21 ans).

Le médecin

Bien que toutes les mères de l’étude étaient suivies par un médecin (omnipraticien ou gynécologue-obstétricien), celui-ci n’est pas très présent dans le discours des femmes et ne semble pas influencer outre mesure les participantes pour ce qui est du tabagisme. Il a déjà été mentionné que les femmes recrutées dans le programme OLO ne voient pas le médecin comme une source importante d’information. Elles ont souvent l’impression qu’il n’est pas la bonne personne auprès de qui obtenir de l’information. Selon elles, les rendez-vous sont expéditifs dans certains cas et elles ne se sentent pas toujours à l’aise de soulever les questions qui les préoccupent. La plupart ont rapporté que le médecin s’est satisfait de leur demander si elles fumaient. Certaines participantes ont été encouragées par leur médecin dans leurs efforts pour diminuer ou cesser de fumer et ont affirmé avoir été motivées par ces attitudes positives. Selon les témoignages des informatrices, un nombre restreint de médecins aurait expliqué les méfaits du tabagisme pendant la grossesse.

De leur côté, les participantes provenant de milieux plus aisés semblent plus satisfaites de leur relation avec le médecin, bien qu’elles auraient souhaité recevoir plus d’information de sa part et obtenir des consultations moins expéditives. Dans leur cas, le médecin occupe un espace plus important et peut influencer leurs perceptions du tabagisme pendant la grossesse.

La norme sociale ou «  les femmes enceintes ont une responsabilité envers l’enfant qu’elles portent »

Une autre représentation dominante soutient que : « Les femmes enceintes ont une responsabilité envers l’enfant qu’elles portent », et qu’en conséquence, elles se doivent de faire tout ce qu’elles peuvent pour assurer son bon développement. Celle-ci est véhiculée par les femmes enceintes et par la population en général. De même, nous avons rencontré beaucoup d’incompréhension – voire une certaine intolérance – chez les non-fumeuses ou les ex-fumeuses envers celles qui fument.

La norme sociale touchant le tabagisme pendant la grossesse semble être à l’image de celle qui prévaut pour cette habitude en général au Québec. Il apparaît de moins en moins bien vu et acceptable de fumer, quel que soit le contexte ou la situation de la personne. Les femmes que nous avons rencontrées n’échappent pas à cette norme ; elles y adhèrent pour la plupart. Pour elles, l’image d’une femme enceinte qui fume n’est pas acceptable. Une informatrice explique qu’elle savait, bien avant sa grossesse, que les femmes enceintes qui fumaient étaient mal jugées : « En tout cas […] je savais pour la cigarette que les gens étaient bien…, Bon, si tu fumes que t’es enceinte, ça ne passe pas, cette image-là ne passe pas » (Catherine, 27 ans, non-fumeuse). Cette opinion est à l’opposé de celles que nous avons recueillies à propos de la consommation d’alcool pendant la grossesse ; situation pour laquelle il ne semble pas y avoir de consensus sur les normes devant baliser le comportement des femmes enceintes.

Le désir de se conformer aux attentes se dégage du discours tenu par plusieurs et le normatif semble parfois plus déterminant que la conviction profonde. Le choix est alors de s’orienter vers un tabagisme clandestin, ou honteux. En effet, certaines nous ont dit qu’elles se cachaient pour fumer. Les fumeuses qui ont participé à l’étude expliquent qu’elles évitent de fumer en public, et ce, qu’elles soient issues ou non de milieux aisés. Ces femmes ne veulent pas être jugées, elles n’aiment pas l’image de la femme enceinte qui fume et ont dit se sentir coupables de fumer :

« Quand je fume ma cigarette, mes rideaux sont fermés, je ne veux pas que la madame d’en face me voit, parce qu’elle a un petit…, elle a des petits-enfants puis sa soeur est enceinte aussi. Je ne veux pas qu’on me juge sur ça. […] Fait que c’est idiot dans un certain sens là, parce que je me sens tellement coupable de la fumer ma cigarette là, je me cache (rires), c’est con. Mais je la fume pareil puis elle me fait du bien » (Madeleine, 31 ans, fumeuse).

Les participantes provenant de la clientèle OLO se sont révélées particulièrement sensibles aux regards posés sur elles par les professionnels de la santé. Nos recherches antérieures auprès des mères toxicomanes nous avaient amenées à des conclusions similaires (Guyon et coll., 2002). Les professionnels de la santé ont pour leur part confirmé que les fumeuses qu’ils rencontrent ont tendance à se cacher pour fumer. Ils observent que le contrôle social exercé sur les fumeuses enceintes est lourd même quand celles-ci sont aux prises avec une dépendance dont elles ont du mal à se départir.

En somme, la norme selon laquelle il est inacceptable pour une femme enceinte de fumer est forte, contraignante, voire absolue. Pour celles qui sont aux prises avec une dépendance, il peut s’avérer difficile de vivre une grossesse dans ce contexte. Toutes celles qui ont cessé de fumer à l’annonce de la grossesse ont expliqué que c’est grâce à des motivations directement liées au bébé qu’elles l’ont fait. Ce sont soit des lectures ou des expériences autour d’elles (l’exemple d’un bébé malade) qui les ont incitées à passer à l’acte.

IV – Discussion

Grossesse et tabagisme peuvent sembler constituer une antinomie lors d’une première lecture des témoignages des mères que nous avons rencontrées. L’analyse approfondie des entrevues, leur mise en contexte en tenant compte des différentes influences dont elles nous ont parlé de même que le recoupement avec les propos des intervenant-es ont mis en lumière une réalité bien plus complexe que la seule évocation de la nocivité du tabagisme sur la grossesse, admise par toutes les femmes rencontrées.

Le tabagisme mis en contexte

Cet article montre qu’au-delà des connaissances véhiculées et intégrées sur les aspects nocifs du tabagisme pendant la grossesse, c’est bien plus l’identité sociale et ses fondements qui vont déterminer la perception du risque et, de là, le comportement tabagique, mais aussi, la représentation sociale dominante du tabagisme pendant la grossesse. L’influence du milieu, particulièrement celle du partenaire et de la famille immédiate, ressort fortement de l’analyse et devrait constituer une piste dans l’élaboration des messages et des programmes destinés aux femmes enceintes. Cette étude montre également les défis multiples que rencontrent les mères fumeuses, particulièrement celles qui viennent de milieux défavorisés.

Le risque appréhendé et l’expérience

La notion de risque est un élément important qui ressort des entrevues. Le message de prévention véhiculé par les intervenantes et les intervenants ainsi que par les médias s’appuie sur le risque scientifique qui est d’abord un concept statistique. Il fait appel à une probabilité (par exemple : fumer pendant la grossesse augmente le risque de retard de croissance utérine). À l’opposé, le risque perçu se construit en tenant compte d’un éventail beaucoup plus large d’éléments. Ainsi, toutes les femmes de notre étude, comme c’était le cas dans les études que nous avons consultées, étaient informées des risques inhérents à l’usage du tabac pendant la grossesse, mais leur compréhension de ce risque – et surtout la valeur associée qu’elles lui attribuent – peut varier considérablement en fonction de leur expérience et de leur environnement. Elles développent une conscience du risque selon les connaissances qu’elles ont acquises dans le passé à travers des expériences et des milieux divers. À travers également les messages plus récents qu’elles reçoivent dans le contexte d’encadrement professionnel de la grossesse qui peut être aussi varié selon les milieux. Il ressort des propos des femmes que nous avons rencontrées que leur perception diffère largement selon leur situation socioéconomique. Ces résultats à cet égard rejoignent ceux des études américaines qui suggèrent que, chez les femmes de milieux défavorisés, les avis des autres femmes de leur entourage sont plus valorisés que ceux des professionnels de la santé – ces derniers étant perçus comme irréalistes ou basés uniquement sur des écrits (Dunn, 2004).

Par ailleurs, elles sont confrontées à la multiplication des conseils donnés aux femmes sur ce qu’elles doivent éviter pendant la grossesse. Cette surenchère associe un risque à de nombreux comportements – ou habitudes de vie – jusqu’ici considérés sans impact sur la grossesse et l’enfant à naître, ce qui est perçu et vécu comme une suite d’interdits sans hiérarchie dans la présentation de leurs conséquences. La plupart des femmes rencontrées ont tenté de nous expliquer leur vision de cette hiérarchisation des risques : sauf exception, celle-ci se fondait bien plus sur leurs propres comportements et sur ceux de leur entourage que sur des bases cognitives et scientifiques. Par exemple, la consommation d’alcool est régulièrement mise en balance avec celle du tabac. C’est dans ce contexte que le statut du porteur du message prend alors une signification.

Il est intéressant de revoir cette question des interdits à la lumière de l’expérience actuelle de la grossesse, qui est passablement différente des contextes traditionnels : d’un côté, la somme des connaissances mises à la disposition des mères ainsi que le cumul des tests du suivi médical agissent à la fois comme un soutien et une source de stress, le discours des participantes est sans équivoque à cet effet. D’un autre côté, le contexte d’autorité scientifique et médicale où se cumulent plusieurs prescriptions qui prennent la forme d’interdits peut être très déstabilisant. Ce dernier aspect a été mentionné par toutes les mères rencontrées : elles nous ont longuement parlé des interdits alimentaires entourant la grossesse, de l’importance de l’activité physique, de l’interdiction de caféine, d’alcool et du tabac, etc. L’impact du tabagisme sur le devenir de la grossesse et du foetus peut alors se perdre dans l’ensemble des prescriptions. Et pour les fumeuses, il pourra être perçu comme un objet de contrôle social. Chez celles qui continuent à fumer, il y a conflit entre la norme sociale et le comportement – mais aussi avec les valeurs du milieu d’appartenance.

La grossesse, un moment privilégié

À l’origine de cette recherche, nous nous sommes appuyées sur la prémisse, largement citée dans la littérature scientifique, que la grossesse constitue un moment privilégié dans l’adoption de meilleures habitudes de vie, particulièrement l’abandon du tabagisme. Nos résultats suggèrent de poursuivre sur cette lancée. D’abord, la motivation à protéger l’enfant et à lui donner toutes les chances possibles est toujours présente. Ensuite, nous avons constaté que le message sur les méfaits du tabac est bien intégré. Dans plusieurs familles, le message est partagé et les mères reçoivent alors un soutien appréciable de l’entourage. Le souci de se conformer à une image de « bonne mère » peut également inciter plusieurs à adopter de meilleures habitudes de vie, mais cette motivation normative et morale peut être remise en question compte tenu des effets pervers de culpabilisation qu’elle comporte. Nous constatons, en effet, que le contexte normatif qui entoure la grossesse est souvent générateur de stress et peut réduire la confiance en ses capacités, si un soutien approprié n’est pas offert. Le cumul des prescriptions semble vécu comme une série de contraintes et qui, en même temps, risque de diluer l’information et de faire perdre de vue les priorités. Les mères qui vivent dans des environnements de fumeurs se retrouvent souvent dans des situations de conflits, autant sur le plan des valeurs ou des normes que de situations très pratiques à gérer. Pour celles qui n’arrivent pas à cesser de fumer ou à protéger le bébé contre le tabagisme ambiant, il y a un risque plus grand de marginalisation. Elles seront portées à minimiser l’information et à se tourner vers un environnement qui partage leurs valeurs et leurs habitudes tabagiques.

En bref, la grossesse demeure un moment privilégié parce que les mères sont réceptives aux messages et disposées à poser des gestes concrets, mais plusieurs éléments rattachés au contexte même de la grossesse rendent ce momentum plus fragile. Et le poids est encore trop souvent mis sur la responsabilité des mères.

Limites de la recherche

Avant d’aborder ces points, il importe d’identifier certaines limites qui risquent de réduire la portée de nos observations, sans toutefois les infirmer. D’abord, le petit nombre de cas observés ne permet pas de conclure à l’exhaustivité des situations existantes. Dès le départ, nous ne visions pas la représentativité statistique pour l’ensemble des femmes enceintes ; nous voulions plutôt arriver à une représentativité exemplaire qui prendrait en compte les différentes situations socioéconomiques. Et les résultats ont fait la démonstration de l’intérêt de cette démarche[4]. Par ailleurs, la similarité de nos résultats avec ceux observés dans d’autres études menées dans d’autres pays nous permet d’en assurer la fiabilité. Également, comme il s’agit d’un domaine largement influencé par la norme sociale – et par conséquent sujet au déni – nous pensons qu’un certain nombre de mères interrogées pourraient avoir tenté de diminuer l’importance de leur consommation de tabac depuis l’annonce de la grossesse. Les commentaires des intervenant-es rencontrés lors des focus groups ont confirmé ces impressions et nous en avons tenu compte dans l’interprétation des résultats.

V – Implications pour la prévention

La mise en lumière de l’importance de l’identité et de l’environnement social dans les perceptions du tabagisme chez les femmes enceintes suggère une plus grande prise en compte des réseaux sociaux dans l’élaboration et la diffusion des messages à cet effet. Ceci implique une amélioration et une harmonisation des messages en faisant appel aux personnes concernées ; c’est-à-dire en intégrant les mères elles-mêmes, leur entourage et les professionnels impliqués.

Une attention particulière devra être portée à l’intégration des divers messages sur les comportements préventifs destinés aux femmes enceintes afin d’éviter que la multiplication des prescriptions et des interdits pendant la grossesse ne résulte en une banalisation des comportements à risque. De même, il convient d’adopter une approche qui considère le rôle du milieu. Ce faisant, l’information sera élaborée de façon à prendre compte les particularités associées à l’appartenance des femmes à des groupes sociaux dont le degré de favorisation varie et à reconnaître que leurs expériences sont modulées par les situations socioéconomiques dans lesquelles elles évoluent.

Si le moment de la grossesse constitue un moment privilégié pour l’acquisition de meilleures habitudes de vie, il comporte, nous l’avons démontré, son lot de difficultés et d’interdits qui sont autant de sources de stress pour les futures mères. C’est pourquoi il semble pertinent d’informer les jeunes femmes sur les effets néfastes du tabac pour elles et leurs enfants avant qu’elles ne deviennent enceintes ; bref, agir précocement en tentant de prévenir le tabagisme chez les adolescents et aider les jeunes fumeuses à abandonner le tabac.

Le fait que plusieurs femmes enceintes fumeuses vont minimiser, voire carrément occulter, leur consommation tabagique de crainte d’être jugées pourra inciter les professionnels de la santé qui travaillent en maternité à adopter une attitude attentive et empathique. Une plus grande attention pourra être portée aux femmes de milieux défavorisés qui font face à des conditions de vie difficiles rendant l’abandon du tabac plus ardu. Il importe également que les professionnels puissent discuter de l’importance relative des diverses recommandations entourant la grossesse avec leurs patientes fumeuses.

Enfin, la recherche devra se poursuivre vers une meilleure compréhension de la construction sociale du risque du tabagisme chez les femmes enceintes, et ce, dans le contexte de l’ensemble des habitudes de vie et des comportements préventifs recommandés aux femmes enceintes.