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Le pouvoir est partout, ce n’est pas qu’il englobe tout, c’est qu’il vient de partout.

Foucault, 1976, p. 121

Des produits et des hommes

Aucun objet sociologique n’étant entièrement inédit, nous souhaitons, par un travail de détournement contrôlé, reprendre à notre compte une partie des intuitions et interrogations de Foucault sur le pouvoir pour soumettre le dopage à une analyse de la microphysique des relations asymétriques qui s’y nouent. L’objectif serait en l’occurrence de repérer l’engendrement réciproque des pouvoirs et savoirs qui ciblent le dopage et fondent un dispositif. Au-delà, il s’agirait de compléter l’appréhension juridico-médicale de la relation du sportif aux produits dopants par un modèle du pouvoir moderne, stratégique, éclaté, décentralisé en tous les lieux où se jouent des rapports de force des individus sur les individus, des individus sur les choses, des choses sur les individus.

Cet article recèle un triple objet : la récusation en doute de conceptions du dopage homologuées par des regards juridiques et médicaux, la reconsidération critique de la place des analyses des sciences sociales par rapport à l’hégémonie biomédicale en matière de dopage, un essai de modélisation du pouvoir fondé sur la relation d’emprise sportifs-produits.

Pour ce faire, à partir de recherches menées au sein de notre équipe (Duret et Trabal, 2001 ; Trabal et Duret, 2003 ; Brissonneau, 2003 ; Trabal et coll., 2006, 2008), nous dégagerons, dans un premier temps, quatre conceptions sur le dopage qui circulent dans l’espace public. Nous les illustrerons au moyen de matériaux empiriques recueillis au cours de ces précédentes enquêtes. Travailler sur les idées qui structurent la conception ordinaire du dopage conduit notamment à mettre en exergue quatre figures récurrentes : une acception convenue tend en effet à présenter le dopage comme un comportement individuel, à analyser son recours selon une logique de basculement, devenant par la suite irréversible et à se fonder sur une lecture homogène de ses usages.

Nous avons ensuite construit un corpus constitué de 20 entretiens approfondis (réalisés de novembre 2003 à octobre 2005, d’une durée d’une heure et demie à trois heures) avec des athlètes issus de cinq sports différents, ayant évolué tant à des niveaux régional qu’international (Trabal et coll., 2006), mais aussi de récits de sportifs dopés dans des ouvrages parus entre 1999 et 2005. Nous les avons analysés systématiquement avec le logiciel Prospéro (Chateauraynaud, 2003). L’étude de cas variés de recours aux produits dopants met à mal ces conceptions ordinaires du dopage et révèle la présence d’actes où la dimension relationnelle est déterminante, où l’unanimité et la simplicité des frontières entre le dopage et une préparation médicalement assistée sont brouillées, dont l’enchaînement est réversible, où s’observe enfin un continuum dans les usages possibles des produits.

Ces constats invitent semble-t-il à réévaluer la place des sciences sociales dans la connaissance du dopage. Le phénomène n’est pas seulement affaire de physiologie et de métabolisme, mais requiert des réseaux avec des humains et des produits. Trois cas exemplaires ont été identifiés et confrontés à des paradigmes sociologiques (approches institutionnaliste et culturaliste, interactionnisme, individualisme méthodologique). Cette position invite toutefois à reconsidérer, à partir de matériaux empiriques, la portée limitée de ces cadres théoriques éprouvés.

Nous proposons enfin un modèle qui visera la compréhension des relations de pouvoir dans le dopage au travers de mécanismes d’emprise impliquant des personnes, des situations, des produits agencés en différentes configurations. Ce langage de description et ces concepts – que nous préciserons – nous aideront à mettre en évidence une gamme de manifestations de l’emprise des sportifs sur les produits et réciproquement de l’emprise du dopage sur les sportifs.

1. Le regard ordinaire sur le dopage : la force des évidences

« Tout » semble déjà avoir été dit sur le dopage. Les propos sur cette question se répètent, se renforcent progressivement pour définir une qualification du dopage canonisée dans la loi, les médias, les discours politiques et savants comme le montre Mignon dans sa précieuse revue de questions (2002). La loi et la médecine ont au fil du temps bâti une représentation banalisée du dopage articulée autour de quelques pivots déterminant cette pratique dans ses rapports aux autres, au temps et aux produits. C’est cette qualification convenue que nous entendons préciser à présent.

1.1. Le dopage serait un comportement individuel : une logique du coupable ou de la victime

Que ce soit sous l’effet des discours des médecins ou des juristes qui sont individualisants par construction, l’appel à la responsabilité du sujet peut se concevoir en quelque sorte comme un sous-produit de déformations professionnelles.

Les usages savants ou profanes du droit façonnent des effets symboliques garantissant un label d’objectivité, de qualité et donc de crédibilité à ceux qui le mobilisent. Considéré comme science de gouvernement, le droit entend offrir aux politiques un certain nombre d’outils, de modèles d’action et de rationalisations (Israël et coll., 2005). La qualification juridique du dopage illustre bien les effets d’un « passage par le droit », c’est-à-dire de ce que le droit fait aux problèmes sociaux dont il est saisi. La carrière publique de la catégorie juridique « dopage » produit ainsi une construction du phénomène individualisante et confinée au seul monde sportif (Le Noé, 2000). Dans leur vocation à légiférer sur la relation de soi à soi, les différents textes de loi français de 1965 à 2006 placent le sujet au centre des dispositifs. Cela se manifeste par la recherche d’éléments d’intentionnalité inhérente à l’approche pénale, mais aussi par l’application de sanctions qui ciblent rarement des réseaux, des chaînes de responsabilité et privilégient plutôt des culpabilités individuelles. La victime (Tom Simpson) ou le coupable (Ben Johnson) sont des individualités. Emprunter cette ligne de crête entre deux impératifs apparemment contradictoires – « prendre le droit au sérieux » sans jamais cesser de considérer « qu’il n’y a pas que du droit dans le droit » (Latour, 2002), permet de mettre en évidence qu’en dehors de déviances individuelles, le dopage est rarement considéré comme une régularité collective. Dans les campagnes de prévention, le « dopeur » n’est jamais personnifié mais représenté soit par des pilules géantes, soit par des seringues non moins imposantes. La locution « se doper » est à cet égard plutôt révélatrice. Déclinant une forme pronominale (comme on dit aussi « se droguer »), la victime et son bourreau se confondent en une seule et même personne, le sportif (Louveau et coll., 1995, p. 111), produisant de la sorte un effet d’imposition de l’individu comme entité pertinente. Ce regard se retrouve aussi dans l’approche médicale.

La notion de médicalisation de la société évoque le fait que le modèle médical, fortement marqué par le savoir psychologique, s’est imposé dans la définition et la prise en charge de nombreux problèmes publics contemporains (Adam et Herzlich, 1994, p. 37). En étudiant divers cas de déviance – l’alcoolisme, la maladie mentale, les abus contre les enfants, l’usage de la drogue –, Conrad et Schneider ont montré comment la désignation de ces pratiques est passée, sur la longue durée de la condamnation morale ou criminelle au registre médical. L’acte condamnable (badness) est devenu maladie (sickness) (Conrad et Schneider, 1985). Le savoir médical a ainsi pris valeur normative par rapport à des secteurs de plus en plus nombreux de la vie individuelle, définis et évalués en termes de santé. Les professionnels entendent dire à la société ce qui est bon pour l’individu s’agissant de certains aspects de la vie. Aussi, du fait de l’approche curative qui est la leur, les médecins individualisent l’appréhension du dopage et l’inscrivent également dans cette tendance générale à la médicalisation de la société.

Par delà l’intégrité physique et corporelle du sportif que médecins et législateurs entendent préserver, le recours aux produits dopants engage une conception de l’individu. Ehrenberg (1991) évoque le travail de cette pédagogie de masse exprimant pour n’importe qui à la fois la possibilité et la contrainte de devenir quelqu’un : quel que soit le domaine, travailler le corps en vue d’en améliorer les performances serait se fabriquer. La performance sportive est devenue un état d’esprit à l’usage de l’individu concurrentiel que nous sommes tous enjoints de devenir. Le sport fournit le modèle de l’individu performant et le dopage celui d’un nouvel usage des drogues moins consommées pour s’évader que pour s’intégrer, être à la hauteur et multiplier la puissance supposée illimitée du sujet. Activité qui suppose en même temps le dépassement de soi et repose sur l’estime de soi, le sport fournit au travers du dopage un prisme de lecture du développement des pathologies de l’estime de soi de l’individu incertain (Ehrenberg, 1995).

Affaire d’individus, le dopage serait également être affaire de moments, notamment celui du basculement dans le dopage qui scande le temps en un avant et un après le commencement du recours à ces substances.

1.2. Le recours au dopage s’opérerait selon une logique du basculement

Pour comprendre cette topique du basculement vers le dopage, il faut restituer cette présentation comme le fruit de la diffusion d’un discours médical importé de la toxicomanie. Ce tournant cognitif s’opère semble-t-il dans la première moitié des années 1990. Ainsi, le programme de lutte contre les toxicomanies de l’OMS inclut-il dans ses préoccupations le thème « Dopage et sport » (OMS, 1993). Cette relation entre dopage et toxicomanie ne cesse dès lors de faire son chemin. En France, le docteur Lowenstein sera l’initiateur principal de la diffusion de ce mode d’appréhension. Comme le résume Ehrenberg (1999), « le dopage n’est [....] plus seulement une atteinte à la règle égalitaire : il est en train d’être redéfini comme un problème de drogue. [...] Nous trouvons à un tournant : l’assimilation dopage-drogue-dépendance est au coeur de l’affaire ».

Ce rapprochement diffuse un schème d’interprétation repris chez les sportifs eux-mêmes mais aussi chez les sociologues (voir la citation dans l’encadré ci-dessous).

De la pharmacoassistance à la pharmacodépendance

Le dopage sportif, avec son cortège de pharmacodépendances, est la voie royale vers la consommation de drogues de toutes natures. Jean-Pierre de Mondenard a été l’un des tout premiers à établir le lien entre les pratiques de dopage et les diverses utilisations de drogues dont on découvre à présent l’ampleur dans le milieu sportif (cannabis, cocaïne, etc.). Contrairement aux clichés naïfs de ceux qui idéalisent les supposés “bienfaits du sport”, il a montré que le dopage était une grave menace pour la santé présente et future des compétiteurs mais également une légitimation indirecte des multiples toxicomanies dont les ravages ne sont plus à démontrer, tant pour la santé de la jeunesse que pour l’ordre public. Si l’on a pu qualifier le sport d’“opium du peuple”, c’est sans doute parce que cette formulation ne désigne pas seulement les diverses variétés d’étourdissement, de chlorophormisation et de voilement de la conscience collective […], mais aussi, plus simplement, le résultat d’une logique mortifère ; le sport de compétition tend aujourd’hui à devenir une institution de consommateurs captifs de produits dopants et de narcosubstances, douces ou dures. De ce point de vue l’addiction sportive détruit aussi sûrement que les autres formes de toxicomanies et d’assuétudes alcooliques ou tabagiques.

Brohm Jean-Marie, Préface de l’ouvrage de Mondenard Jean-Pierre, Dictionnaire du dopage. Substances, procédés, conduites, dangers, Masson, 2004, p. XII

Conjointement se déploie une définition extensive du dopage. Le docteur Laure (2000a) développe l’idée que le dopage est plus affaire de conduite que de produit. Non seulement la notion de conduite dopante, définie comme « un comportement de consommation de produits pour affronter un obstacle réel ou ressenti comme tel par l’usager ou par son entourage dans un but de performance » (Laure, 2000b, p. 157), permet d’étendre le recours aux substances dopantes à l’ensemble de la société (activités spirituelles, professionnelles, sexuelles…), mais elle induit aussi l’idée d’une discontinuité temporelle relative au franchissement d’un obstacle. Ce basculement a été repris dans les campagnes de prévention de la Mission Interministérielle de Lutte contre la Drogue et la Toxicomanie et de l’ancien Comité Français d’Education pour la Santé : le paragraphe « Les produits dopants » présente cette notion de « conduite dopante »[1]. Le premier corollaire de cette analyse du recours au dopage en termes de comportement est d’en rapprocher la consommation des conduites toxicomanes « dont elle pourra avantageusement s’inspirer, notamment en termes de méthodes de recherche » (Laure, 2000b, p. 158). Le second corollaire conduit à associer les notions de « conduites à risques », de combinaison des usages des produits aux fins de performance et de sensations à une logique de cumul, de renforcement dans les recours au dopage (Durant et coll., 1993 ; Middleman et coll., 1995).

Cette focalisation sur le basculement dans une conduite, un comportement de recours au dopage produit un aplatissement du temps ; c’est ce moment qui prévaut ; ensuite, le sort semble jeté. Dans cette perspective, le dopage tend à se confondre avec une conduite irréversible : l’essayer, c’est l’adopter.

1.3. Le dopage serait une conduite irréversible

Cette figure de l’irréversibilité se déploie dans une série de métaphores morbides signifiant la maladie du sport que représente le dopage. Les images mobilisées pour condamner le dopage sont en effet puisées dans le lexique de la contagion. Dans ce florilège, le dopage est présenté comme « maladie endémique » (La Croix, 21 juillet 1988), « contamination sournoise », « mal qui gangrène » (MJS, 1990), « cancer des stades » (L’Humanité, 5 avril 1989), « peste répandue dans le monde entier » (Presse Océan, 21 octobre 1992), « abcès qu’il faut vider » pour « redonner du sport une image saine » (Le Parisien, 3 juillet 1989). Pour illustrer ce combat contre le mal, les dépliants de prévention présentent une iconographie vengeresse où le dopé périt par là-même où il a fauté, englouti par une marée de pilules (Louveau et coll., 1995, p. 113).

Qui plus est, les causes de cette propagation sont endémiques à l’évolution du sport de haut niveau. Le professeur Gallien, spécialiste de biologie du développement, alors président de la Fédération Nationale du Sport Universitaire, estime par exemple que le recours aux dopants est devenu incontournable au plus haut niveau. « Un organisme normal ne peut plus assumer la dose d’entraînement aujourd’hui obligatoire pour figurer en haute compétition. [...] Le sport a atteint une telle exigence qu’il faut, pour parvenir au plus haut niveau, user de procédés extra-physiologiques, c’est-à-dire du dopage. Voilà quelques années, on se dopait pour “ faire un coup ”, le jour J. Aujourd’hui, on se dope à jet continu, simplement pour supporter l’entraînement. On n’en est plus à se surpasser exceptionnellement, mais à métamorphoser l’homme de base » (L’Express, 24 novembre 1989). De ces points de vue, le sport de haut niveau endogénéise le dopage. L’irréversibilité semble inscrite dans la pratique elle-même. Les forces de rappel semblent inopérantes. Le docteur de Mondenard l’exprime ainsi : « À 25 ans, et face à un podium olympique, la mort ne veut rien dire [...]. Parlez-lui des dangers du dopage, il ne comprend pas. La santé est un mot creux pour lui. Avec des contrats de plusieurs millions [...] à la clé, la mort ne signifie rien » (Le Quotidien, 28 novembre 1988). Des enquêtes (Bourg, 1999) montrent que certains jeunes sportifs sont prêts à se doper même s’ils risquent la mort – de même qu’encourant sous l’effet du tabac un danger similaire, d’autres ne renoncent pas à fumer. Dans les deux cas, on peut évoquer un refus de savoir quant aux effets sur le long terme : les effets positifs recherchés valent dans le court terme ; les effets négatifs étant différés à moyen ou long terme, ils sont le plus souvent déniés ou minorés[2].

En outre, les campagnes de sensibilisation sont étayées par des approches en termes de prévalence. Or, cette logique épidémiologique de risque interpelle rarement les sportifs. En outre, le rappel d’un espace de calcul propre à cette conception produit un effet pervers. Il s’agit en effet d’une présentation de la réalité à laquelle le sportif de haut niveau ne s’identifie pas. Se pensant comme un être à part, il est convaincu d’échapper à ce ratio morbide. Croyant avoir prise sur la situation, c’est-à-dire qu’il exerce sa vigilance, occulte en fait les possibilités de contrôle. L’appropriation de la logique épidémiologique probabiliste s’effectue en sens inverse de l’objectif où elle est formulée. Le sportif ne se perçoit pas comme un être ordinaire correspondant à l’individu statistique. Au contraire, ses caractéristiques extra-ordinaires doivent lui permettre d’échapper à des lois probabilistes. Cette originalité est censée exprimer la volonté de puissance dont il se croit porteur.

L’influence de la logique de santé publique produit in fine une traduction relativisant sa portée. C’est peut-être paradoxalement dans cette traduction inversée que se joue l’inefficacité de ce discours. Le discours sur l’irréversibilité n’ayant pas d’impact, il construit précisément les conditions de possibilité d’une perte de vigilance, d’un début d’emprise des produits sur le sportif du fait de son interprétation à contre-pied de l’espace de calcul créé autour de la notion de prévalence. Un autre espace de calcul interfère également dans l’appréhension ordinaire du dopage : celui des produits.

1.4. Tous les dopages seraient indissociables

Les textes de loi successifs se sont employés à définir le dopage. Cela se comprend par la nécessité de juger sur une même échelle la variété des cas. Autrement dit, juges et instances sportives doivent être en mesure de délimiter si « c’en est ou ça n’en est pas ». L’unicité du principe juridique est en fait formalisée dans la publication de listes de substances prohibées, accompagnées, le cas échéant, de conditions de recours thérapeutiques tolérées.

Quelles que soient les définitions du dopage (Louveau et coll., 1995, p. 72-74), elles convergent sur deux traits distinctifs : 1° – elles s’appliquent aux seuls sportifs (à l’occasion d’une compétition ou en vue d’y participer) ; 2° – elles se concrétisent par l’établissement d’une liste de produits et de méthodes prohibés. Toute définition du dopage fondée sur ces deux caractéristiques « construit une frontière entre l’autorisé et l’interdit, entre le juste et l’injuste » (Laure, 2000b, p. 154). La délimitation par une liste des substances interdites autorise la déduction que la consommation d’un produit non inscrit sur la liste ne relève pas du dopage. Ce raccourci hasardeux « s’il n’est pas interdit c’est qu’il est permis » se révèle particulièrement répandu. Ainsi, certains sportifs utilisent-ils des médicaments au profit de la recherche de performance, soit en les détournant de leurs indications thérapeutiques (certains antidépresseurs), soit en les respectant mais à des doses abusives (les oligoéléments et les minéraux, comme le fer). Cette énumération suscite une focalisation sur ces seuls produits et en occulte d’autres dont la consommation est potentiellement dangereuse pour la santé des sportifs, comme certaines substances à tropisme cardiovasculaire ou psychotropes (Laure, 2000b, p. 155).

Les listes de produits construisent un nouvel espace de calcul pour les contourner, s’y soustraire, mais aussi s’y informer. Ces listes forment à double titre un enjeu de connaissance. Lors des débats précédant le vote de la première Loi antidopage du 1er juin 1965, Maurice Herzog avait souhaité « éviter qu’une liste de ces produits ne figure dans un texte qui sera[it] publié au Journal Officiel. [Craignant] en effet qu’une telle publicité ne provoque paradoxalement un développement de ces produits ». Mais il quitta son poste avant que soit paru le décret d’application du 10 juin 1966 qui vint préciser par liste les substances considérées comme dopantes. Cette crainte d’un effet pervers, exprimée par le promoteur de la première loi, augurait bien de la réalisation d’un risque. Charles, athlète de niveau international, utilise ainsi des connaissances mobilisées dans le cadre de la lutte contre le dopage : site Internet de l’Agence Mondiale Antidopage, fréquentation des colloques scientifiques sur le sujet pour mieux contourner les dispositifs de contrôle et s’informer des « nouveautés ».

Les informations de la lutte antidopage, moyens de s’informer sur les produits

Christophe : Tu avais peur ?

Charles : Non, j’ai vu le protocole sur le site de l’AMA, il faut arrêter la prise d’EPO 4-5 jours avant.

Christophe : Sur le site de ... ?

Charles : Agence Mondiale Antidopage, il y a tout le protocole de validation sur le test urinaire. Et donc le protocole tu le lis et tu le retournes dans tous les sens pour ne pas te faire gauler, c’est génial. C’est même l’agence qui te donne toutes les solutions. [...] C’est bien d’informer les gens mais il y a des choses que tu ne peux pas dire. Quand X dit que l’EPO c’est génial et que trois semaines après cela fait encore effet, cela renforce le sportif qui va comprendre et qui va arrêter une semaine avant. Il en a pris pendant trois mois et il sait que pendant un mois cela va faire encore effet. […]. Cela ne renforce pas la lutte antidopage mais cela renforce la pratique du dopage.

Trabal et coll., 2006, p. 107-108

L’intérêt d’une restitution des formes convenues de qualification du dopage est de rendre compte des implications d’une restriction d’appréhension des conditions et modalités de généralisation de ce qui ne correspond qu’à des points de vue particuliers : les points de vue juridique et médical. En étudiant les imbrications d’un discours juridique et d’un discours médical, d’une part, la réduction d’une logique de réseau en une logique linéaire, d’autre part, la spécificité du sens commun sur le dopage peut se révéler ainsi non pas dans la définition de critères, mais dans son double mouvement de constitution et d’occultation du mode d’institutionnalisation d’une catégorie de l’entendement ordinaire. Ces conceptions communes du dopage le qualifient essentiellement à travers un registre du déficit : déficit de maîtrise des rapports aux autres, déficit de maîtrise du rapport au temps et déficit de maîtrise du rapport aux produits.

Sans récuser systématiquement ces caractéristiques dans la mesure où elles ne sont pas dénuées de tout fondement, il reste qu’elles réduisent la complexité du phénomène en durcissant un stéréotype mis à mal lors de sa confrontation avec les expériences décrites dans notre corpus de témoignages. Ces cas de recours aux « produits »[3] sont apparus indissociables de l’environnement des athlètes, des réseaux auxquels ils sont rattachés, inscrits dans des dynamiques où les sportifs maîtrisent, à des degrés certes variables, les paramètres relationnels, temporels et cognitifs de leurs usages du dopage. Pour ces raisons, ces cas sont redevables d’analyses sociologiques de nature à amender les représentations que nous venons de recenser.

2. Des cas qui interrogent la sociologie

2.1. Un dopage sous contrainte institutionnelle

Jean a figuré parmi l’élite d’un sport de force dans les années 70. Le dopage, il connaissait. Lors de stages organisés par l’INSEP[4], il avait l’occasion de côtoyer les athlètes des pays de l’Est et leurs stocks de pilules dans leur assiette, matin, midi et soir. Les piqûres aussi. « On savait qu’ils étaient chargés comme des mules. » En France aussi, il voyait d’ailleurs des gens se faire piquer. En ce qui le concerne, il pensait prendre des vitamines. De cette fameuse B12. C’est en tout cas, ce que son staff lui disait. Aucune raison de ne pas les croire puisque, parmi cette équipe figure un médecin qui, dans ses enseignements de physiologie, insistait sur les méfaits du dopage. Les piqûres se déroulaient sans aucune dissimulation. Les portes restaient ouvertes et, un jour où il en manquait, on lui rédige une ordonnance pour aller chercher le produit en pharmacie.

Cet épisode marqua une rupture. « Je sors de la pharmacie, dans la voiture, je lis la notice. Je le fais toujours lorsque j’achète un médicament. » Le doute s’installe. Il en parle à un ami médecin, hors de l’institution qui lui confirme que c’est un anabolisant. Il tente de réfuter l’expertise qu’il a pourtant sollicitée : « Ce n’est pas possible, à l’INSEP, on prend tous ça dans le cul. Il y a le docteur, il y a tout le monde ». Il n’y a pourtant plus aucun doute. Son attitude reste pourtant ambivalente. Car quand il demande des explications au staff, on lui répond qu’il en a besoin. Plus précisément, l’arrêt de cette cure aurait des effets immédiats sur ses performances. La peur de ne plus être au niveau, la crainte d’être exclu du groupe et surtout son désir d’aller aux Jeux olympiques le conduisent à accepter, avec amertume, les autres injections.

Cette description de l’univers de vie de Jean nourrit des approches sociologiques qui insistent sur le poids des institutions et les jeux de pouvoir. Jean est assurément une victime d’un système le plaçant dans une alternative difficile : accepter le dopage ou renoncer à son sport. La triche et le risque sanitaire d’un côté. La précarité, l’abnégation de sa passion et la négation des années d’effort de l’autre. La violence du choix invite à dénoncer ceux qui acculent le sportif à choisir face à cette ignoble alternative.

Lorsque des humains, des collectifs ou des organisations sociales sont à l’origine de souffrances et d’inégalités, les sciences sociales sont généralement convoquées pour mettre en lumière les ressorts des processus de domination et proposer des dispositifs permettant de les réduire. Il s’agit alors d’« expliquer » ce phénomène, c’est-à-dire comprendre les « logiques » du dopage et d’attribuer les responsabilités. Dans le cas présenté, c’est l’organisation de cette équipe nationale, avec la complicité de l’entraîneur et du médecin[5]. C’est parfois l’argent ou la recherche d’un contrat qui apparaissent comme le moteur de la domination. Les témoignages de cyclistes, publiés sous la forme d’autobiographie[6], décrivent des alternatives dans lesquelles les sportifs ont à choisir entre des salaires et métiers de rêve d’une part, et, d’autre part, une période de chômage au cours de laquelle ils ne peuvent plus s’adonner à leur pratique, se retrouvant sans sponsor, sans vélo, sans équipe technique et sans argent pour payer les frais de déplacement. C’est donc le procès d’un système, dont l’ampleur et l’organisation font l’objet de discussions, qui constitue le fil conducteur d’une série de travaux (par exemple, Petitbois, 1998). Ceux-ci s’articulent autour d’une critique d’un pouvoir responsable de souffrances humaines insuffisamment médiatisées et d’inégalités inacceptables dans un monde sportif, par ailleurs célébré pour sa recherche d’égalité (Jeu, 1973). Parfois, c’est l’institution sportive elle-même et sa propension à l’excès qui sont dénoncées comme la cause de ces injustices (Mondenard, 1987 ; Brohm, 1992). Mais, la recherche d’une description plus fine des processus invite à convoquer d’autres notions sociologiques.

Plusieurs travaux insistent sur le caractère culturel de ces pratiques dopantes. Les modalités de construction et de fonctionnement de cette « culture » sont analysées diversement. Certains l’analysent dans la continuité d’une tradition liant le sport à une recherche de rendement technologique : ce type de représentation, dans laquelle le corps doit subir des préparations pour être performant, induit un ensemble de pratiques, notamment le dopage (Hoberman, 1992, 1995). L’organisation sociale qui en découle, qui se caractérise en particulier par la place importante occupée par le corps médical, participe de cette culture fondée sur une forte médicalisation de l’activité sportive (Waddington, 2000). Pour d’autres, cette notion de culture renvoie surtout au collectif des sportifs qui, en partageant les mêmes contraintes physiques et les mêmes valeurs, se pensent comme un groupe se définissant par ses normes et ses pratiques, et excluant du même coup, les autres (Delbeke et coll., 1995). Mignon recense pour sa part les travaux portant sur des milieux dans lesquels le dopage apparaît comme une pratique légitime : « Le corps est un instrument de travail, la souffrance fait partie de l’expérience corporelle, de l’habitus : les sports durs permettent de gagner sa vie et le dopage est un moyen légitime de le faire le mieux possible pour durer » (Mignon, 2002, p. 29). À ce titre, le dopage serait culturel même si on peut considérer qu’il existe plusieurs cultures ou sous-cultures selon les sports, le niveau de pratique et la période considérés (Brissonneau, 2003).

Le concept de culture permet de saisir l’univers clos de ces disciplines sportives et, parallèlement, des conditions de l’interaction avec le monde ordinaire (Ibid.). Dans un espace structuré par les conseils d’un entraîneur qui travaille de concert avec le médecin, le sportif évolue dans un milieu fermé dans lequel les pratiques dopantes apparaissent comme des activités banales et quotidiennes. On saisit notamment la valeur heuristique de la notion de frontière, dans cet épisode où le franchissement de Jean apparaît comme un moment décisif dans sa biographie, puisqu’il marque le début d’une série de doutes qui débouchera sur une perte de confiance et donc la sortie de ce monde confiné. Cette sortie, d’ailleurs, est un moment difficile qui exige une lecture des effets du dopage sur les corps, pour rompre avec les pratiques antérieures (Trabal et coll., 2006).

2.2. La force de la situation

Alexandre est aussi inscrit sur les listes du haut niveau, dans une discipline athlétique. Il se décrit comme étant doté d’un gros potentiel qui le fait progresser de façon spectaculaire sans effort. Mais un accident de la route met à mal ses rêves. Complètement immobilisé pendant un temps, il fut même question qu’il ne puisse pas reprendre le sport. Un médecin conseillé par son entraîneur prend alors les choses en main et lui propose une cure à base d’hormones de croissance. À l’époque, le produit n’était pas inscrit sur les listes de substances interdites, et si tel avait été le cas, Alexandre aurait sans doute pu bénéficier d’une justification thérapeutique. Sitôt sur pied, il reprend l’entraînement et retrouve peu à peu son niveau initial. Une nouvelle blessure conduira un médecin fédéral à faire des injections de corticoïdes (la Fédération interviendra à la suite d’un contrôle, car ce produit était interdit). Les performances deviennent de plus en plus spectaculaires et installent Alexandre parmi l’élite mondiale. La suite de sa carrière peut se décrire comme la prise de nombreux produits dans des circonstances toujours très particulières. Une longue route à faire après un meeting, et Alexandre avale, sans eau, un cachet de Guronzan toutes les 30 minutes, durant toute la nuit. Une nouvelle blessure… une perte de forme ? Un petit tour dans la pharmacopée. Une occasion de tester la cocaïne ? « On avait essayé pour voir. » En fait, à plusieurs occasions. D’une part, pour voir si cela pouvait accroître les performances, mais Alexandre n’est pas convaincu (« tu perds toute technicité »). Mais aussi pour le fun : « Dans une soirée aux États-Unis, on va dans une soirée parce que on était restés trois semaines à Los Angeles et puis les mecs, tous les restaurateurs c’est des Français, on était invités à venir manger et à aller dans des soirées dans des bars aux États-Unis, enfin à Los Angeles. Et un jour, il y avait de la cocaïne sur la table… il y avait le sucre en poudre d’un côté et la cocaïne de l’autre. » Là encore, dans l’ambiance festive, il était inconcevable de rester à la marge. Tout comme de renoncer à prendre des produits pour continuer l’activité en espérant réaliser de meilleures performances.

Le cas du dopage festif précédemment décrit semble nourrir l’hypothèse culturaliste. Les travaux sur les processus de socialisation sportive permettent de saisir cette scène dans laquelle l’ambiance euphorique de la situation, la proximité des différents sportifs présents, le partage d’expériences et de valeurs communes (parmi lesquelles d’ailleurs un rapport à la déviance (Becker, 1985)) se conjuguent, et il apparaît bien difficile de dire « non » à la cocaïne généreusement offerte, sans prendre le risque d’une exclusion du groupe. Mais, la majorité des pratiques dopantes d’Alexandre peut se décrire comme des ajustements à des situations singulières. C’est la nécessité de retrouver la motricité initiale perdue lors d’un accident qui impose une première série de piqûres d’hormones de croissance. Dans ce contexte, il semblait bien difficile de refuser cette aide. C’est dans une situation comparable qu’Alexandre prendra des corticoïdes puisqu’il subira une autre blessure. Si les premières pratiques dopantes se font sur prescriptions médicales, la démarche vise à ajuster les produits et les posologies en fonction des maux qui rythment sa carrière sportive. C’est donc moins ici une organisation qui apparaît comme le moteur de la pratique dopante que la logique de la situation et il semble bien difficile de relier ces pratiques, dans une même interprétation, à des antécédents déterminants. Les notions de l’ethnométhodologie permettent de rendre compte de ce type de situations et du même coup, des actions indexées sur leur logique locale. Qu’elles soient liées à l’euphorie de la fête ou à la nécessité de guérir rapidement d’une blessure « à tout prix », ces pratiques dopantes supposent une capacité interprétative qui se développe en fonction de la situation ; il s’agit bien d’évaluer et de qualifier la situation, de s’y ajuster et d’adapter leur action au contexte. Les approches sociologiques qui insistent sur la « logique de la situation »[7], qu’elles émanent de la sociologie cognitive et sa recherche de méthodes écologiques (Cicourel, 1973, 2002) ou de l’interactionnisme (par exemple Goffman, 1974) ou encore d’une tradition plus compréhensive comme celle ouverte par Schütz (1987) ou Garkinkel (1967), fournissent des outils plus adaptés à ces descriptions.

Cette approche reste partiellement compatible avec celle qui privilégie la notion de culture. Car, malgré ce qui les oppose – en particulier le rapport à la série des précédents et l’importance des jeux de pouvoir – le dopage apparaît dans les deux cas précédents comme une pratique collective. Cette posture semblera plus difficile à tenir lors du cas suivant.

2.3. Une décision rationnelle

Loïc a commencé le culturisme sans aucune intention de participer à des compétitions, et au moment où nous l’avons rencontré, il continue sa pratique « pour lui seul ». Peu à peu, il progresse. Ses efforts portent fruit, mais il sent qu’il a atteint un palier qu’il souhaiterait dépasser. Il utilise déjà « des protéines, de la créatine, tout ce qui était autorisé et qui se vend dans des magasins de musculation ». Mais il craint pour sa santé, ce qui va le conduire à accumuler des connaissances sur les risques des différentes pratiques dopantes, qui lui permettent, par exemple d’affirmer « qu’il n’existe pas de rapports sérieux qui condamnaient la créatine pour un effet secondaire important ou nocif ». Il hésite à passer à des produits « réellement » dopants et met quelques conditions. Il faut tout d’abord en tirer le maximum et pour cela être sûr qu’il sera « au top » au commencement de la cure qui, du coup, est envisagée six mois plus tard. Par ailleurs, il faut s’assurer de l’absence de risque. Pour cela, c’est une véritable recherche universitaire qu’il entreprend pendant deux mois pour enquêter sur les effets des anabolisants en multipliant les sources d’informations : auprès des autres culturistes de son club, sur Internet (rapports de médecine, forums, sites de vente par correspondance, indications des laboratoires) et des photocopies de livres spécialisés. Rien n’est laissé au hasard. Ni les produits à prendre, ni les protocoles, ni les conditions de la prise (analyse des photos pour apprendre à s’injecter correctement ces substances) : « pour les doses, j’ai regardé ce qui était préconisé sur les bouquins et puis j’ai pris le minimum. Les indications, c’était pour les gens qui lisent les bouquins, cela ne me concernait pas. Ça devait être des compétiteurs et j’ai donc pris chaque fois le minimum de ce qui était proposé ». Sa recherche de contrôle de la prise le conduit à prévenir son entourage de son intention afin de leur demander de lui signaler tout changement de comportement. Et de confier : « je vais prendre des produits : si vous voyez que je change de comportement, si vous avez l’impression qu’il y a des choses qui ne sont plus comme avant, dites-le-moi, j’arrêterai aussitôt ». Pendant sa cure, il s’est rendu à plusieurs reprises dans un centre d’analyses médicales pour faire des examens et s’assurer que tous les indicateurs étaient normaux. Il a constaté un réel apport de sa cure. Au moment de l’entretien, il préférait encore attendre deux mois pour faire le bilan de cette expérience : « après ce cycle dans deux mois, lorsque vraiment il n’y aura plus aucun produit dans mon corps, si je suis capable de faire cela, c’est-à-dire que j’ai fait ce palier, je pourrai dire que c’est un bénéfice et que c’était valable de le faire. Si je n’y arrive pas, cela ne sera pas valable ». Il attend donc les conclusions de son expérience, tel un chercheur réserverait son verdict avant d’envisager la suite. Si le bilan est positif, il projette de recommencer l’été suivant (il a le temps de bien travailler pendant la période estivale). En espaçant les prises, il pense ainsi diminuer les risques et ne pas devenir dépendant.

Le cas de Loïc met à mal les lectures sociologiques ramenant les pratiques dopantes à des jeux de pouvoir. Il faudrait ici faire des hypothèses extrêmement fortes pour ramener la décision de ce culturiste à un processus de domination. Motivé par le seul désir de dépasser un palier dans sa pratique, Loïc n’est pas dans une logique compétitive, semble avoir une vie affective assez stable, suit des études tout en travaillant à plein temps. Il n’est que partiellement intégré au monde du culturisme même s’il discute occasionnellement avec quelques-uns au sujet des produits. Ce cas se distingue donc aussi du précédent où le milieu sportif pesait sur les pratiques dopantes. La démarche de Loïc est décrite comme un véritable choix dans lequel ni son appartenance à une culture, ni une pression sociale, ni un contexte particulier ne semblent présider à sa décision. Il s’agit a priori d’un dopage individuel même s’il peut être relié à des conseils reçus, à des connaissances prises sur le Net, à des discussions avec ses proches. Un tel dopage reste une pratique sociale, non seulement dans sa signification (qu’il s’agisse d’une recherche d’une esthétique corporelle comme ici ou d’une performance valorisée), mais aussi dans l’acte lui-même. Il est difficile de décrire l’injection (tout comme l’absorption ou l’application) d’un produit sans tenir compte des réseaux sans lesquels ce geste ne peut avoir lieu. On pense bien sûr aux conseils sollicités auprès de personnes compétentes et à la demande de vigilance exprimée par Loïc à ses amis pour l’avertir de tout changement de comportement. Mais il convient aussi de recenser le réseau socio-technique (Latour, 1987 ; Callon, 1989) rendant possible cette prise d’anabolisants : le fabricant de la substance, le réseau informatique lui ayant permis de consulter des centaines de pages sur les effets de ces produits, sur les doses et les façons de l’administrer, les sites Internet pour commander ces anabolisants et les seringues, les laboratoires d’analyses médicales pour tester quelques paramètres modifiés par cette injection… C’est parce que l’ensemble de ces acteurs humains et non humains étaient mobilisables que Loïc les a sollicités pour prendre sa décision et la mettre en oeuvre. Contrairement aux cas précédents (Jean et Alexandre), la tension vécue par Loïc entre ce qui est autorisé et interdit, sans danger ou risqué, est ici essentielle.

Les approches sociologiques mettant l’individu au centre de leur préoccupation sont bien armées pour décrire ce type de dopage, en particulier les traditions insistant sur la rationalité de l’acteur. Mettant en oeuvre une action rationnelle en finalité, Loïc mobilise différentes ressources pour se doper efficacement en réduisant les risques. Les théories de l’individualisme méthodologique fournissent dans ce cas les principales caractéristiques d’un idéal-type. Du modèle boudonnien, jusqu’aux théories du choix rationnel en passant par les modèles de la micro-économie (Bourg, 2000), les approches s’inspirant de près ou de loin des concepts wéberiens sur les formes d’actions rationnelles enrichissent assurément la compréhension de la démarche de Loïc et des autres semblables.

Nous l’avons dit, c’est un lieu commun que de considérer le dopage comme la résultante d’une décision individuelle. C’est d’ailleurs ce qui fonde la lutte antidopage, qu’il s’agisse des campagnes de prévention (pendant longtemps, aux États-Unis, la campagne s’appuyait sur le slogan ‘Just Say No’ avant de lui préférer la formule ‘Just say know [to drugs]’) ou bien sûr des dispositifs de contrôle. Mais si le dopage « individuel » sert de modèle à la lutte antidopage et nourrit les hypothèses de l’individualisme méthodologique, il ne compose qu’une modalité des cas de dopage et apparaît du coup limité pour saisir les autres cas recensés précédemment.

3. La complexité du dopage : essai de modélisation

Les trois cas présentés permettent de mettre en lumière les conditions de validité des approches sociologiques précédentes, susceptibles de décrire les pratiques dopantes.

3.1. Des modèles de portée limitée

Nous avons souligné la valeur heuristique des modèles insistant sur la notion de culture, en l’occurrence dans les cas de Jean et Alexandre. Certes, ils donnent à lire un univers particulier, bien loin vraisemblablement de celui du lecteur. Mais l’exotisme de ce monde ne doit pas nous conduire à le penser plus homogène qu’il ne l’est. Lorsque Loïc décrit sa pratique dopante, il souligne à plusieurs reprises combien elle est différente de celle de la majorité des gens de sa salle d’entraînement. Il exprime à plusieurs reprises sa marginalité sur la façon de se doper et n’hésite pas à évoquer la folie de ses congénères, bien que ceux-ci l’aident en lui fournissant notamment de la documentation. Si la solidarité existe bel et bien, il convient toutefois de décrire les modes de son fonctionnement. On objectera que cette variation ne suffit pas à invalider l’approche culturaliste, puisque selon cette lecture, on peut penser cette variabilité en termes de sous-cultures. Néanmoins, ce type de segmentation peut s’avérer problématique dès lors que l’on considère l’extrême variété des cas, et risque de nous conduire dans une logique niant l’existence de régularités. Nos autres récits mettent aussi à mal cette lecture culturaliste. Dans le cas du dopage festif, nous avons recensé plusieurs témoignages de personnes ayant participé une fois à ce type de réunion sans renouveler l’expérience. Ils décrivent alors ce dopage comme un rite initiatique, mais indiquent qu’il faut rester distant de ces « fêtards » pour faire son métier correctement. De même, dans l’univers décrit par le sportif ayant vécu un dopage « institutionnel », il convient de saisir l’ensemble de son histoire qui se termine, au moment où il nous en fait le récit, par un lent détachement de ce monde clos.

Les sociologies plaçant l’individu au centre de leur analyse permettent assurément de décrire des dimensions importantes des pratiques dopantes. Mais, nous l’avons dit, elles sous-estiment à nos yeux, les réseaux sociaux mobilisés. Ils sont certes souvent invisibles dans les récits, car aucun de leurs maillons n’occupe généralement une place décisive. Or, le dopage apparaît bien comme une pratique sociale. Cette dimension apparaît plus nettement dans le cas du dopage institutionnel. La structure avec le personnel qu’elle mobilise, les locaux et le matériel participent d’une organisation sociale dont le rôle semble central. L’importance du groupe s’impose encore plus facilement dans le cadre du dopage festif. Comment ne pas prendre en compte le fait que les pratiques dopantes s’inscrivent dans des milieux et qu’il appartient dès lors au sociologue de les décrire ?

Les sociologies de la domination fournissent assurément des concepts permettant de saisir et dénoncer les injustices subies par les sportifs. Mais la production des rôles de victimes et de responsables mérite d’être pensée dans la durée. D’une part, parce que la construction de cette relation de domination s’inscrit dans un processus. Le sportif arrivant dans une institution sportive, fût-elle prestigieuse, est certes enclin à donner satisfaction à son entraîneur et à se soumettre à ses injonctions. Mais il semble difficile de faire abstraction de sa force de caractère (il se croit généralement hors norme), du poids de ses apprentissages antérieurs et de l’importance des liens sociaux qu’il a pu préalablement établir, lesquels pèsent sur la construction d’une relation de confiance pouvant conduire, comme dans le cas de Jean, à une soumission totale. D’autre part, parce que notre corpus d’entretiens contient des cas de sportifs qui s’émancipent d’une pression institutionnelle forte pour se doper de façon autonome, voire jouer un rôle décisif pour initier les jeunes et leur fournir « ce qu’il faut pour réussir ».

Cela invite donc à tenter de décrire des configurations de dopage plus que des typologies de dopés. Cette notion de « configuration » s’entend comme un alignement de situations liant une série d’entités avec des formats d’actions et de jugement (Boltanski et Thévenot, 1991 ; Dodier, 1993) dans lesquelles sont prises en compte les séries antérieures pertinentes, les ouvertures d’avenir et les contraintes présentes. Cette notion de configuration située dans « le temps des acteurs » (Duval, 1991) offre l’opportunité de déplacer le regard porté sur l’objet en se départant d’une approche centrée sur les trajectoires.

3.2. Le dopage comme relation d’emprise

Quel est le bon niveau de description d’une prise de produits dopants ? Faut-il se focaliser sur l’individu et son corps dans lequel la substance est déposée, ingérée ou injectée ? Sur les situations de dopage ou bien sur la trajectoire des sportifs dopés ? Sur l’individu ou le groupe dans lequel il évolue ? Des modèles tentent de dépasser ces tensions, assez classiques, entre le collectif et l’individu, ou encore entre le monde sensible et ses représentations, entre la situation et le passé et l’avenir. La notion de « prise » développée par Bessy et Chateauraynaud (1995) semble avoir une valeur heuristique, non seulement parce qu’elle renvoie intuitivement à la « prise de produit », mais aussi car elle met en jeu la confrontation entre des représentations et des expériences sensibles. En travaillant sur l’activité d’experts en authentification, les auteurs ont développé la notion de « prise » pour rendre compte à la fois des engagements perceptuels (ils touchent les objets, les retournent, les palpent…), des confrontations avec des repères établis (en particulier des catalogues, des listes et un ensemble de connaissances stabilisées), des mises en histoire de l’objet (les questions relatives à son origine sont évidemment cruciales) et des mobilisations de métrologies et d’instruments pouvant sonder l’essence de la pièce à expertiser. Dans notre cas, la « prise » d’une substance, qu’elle se déroule par une injection, une absorption ou une application sur la peau, engage manifestement le corps. Il s’agit à ce titre d’un « corps-à-corps », au sens propre, avec le produit. Des instruments, par exemple une seringue, peuvent jouer un rôle central dans cette « prise » (Le Noé et Brissonneau, 2006). Or, une telle pratique ne peut être dissociée d’un ensemble de repères constitués par des espaces de calcul et des langages de description (notre sportif sait ce que sont les amphétamines, les anabolisants, l’EPO…), mais aussi par des réseaux (le peloton, l’ensemble des produits disponibles, le circuit d’approvisionnement…). La « prise » d’une substance émerge alors de la rencontre entre tous ces éléments : prendre une ampoule d’un produit dont on connaît la nature et les effets, la casser, en verser une quantité donnée dans une seringue, préparer une partie de son corps à recevoir l’aiguille, presser sur le piston, nettoyer et dissimuler l’impact sur le corps, ou encore les traces de cette pratique (en cachant par exemple le matériel, mais aussi en employant des procédés la rendant indétectable). Cette prise peut se dérouler selon des modalités très différentes. Lors de la scène décrivant le dopage festif, le sportif n’hésite guère : s’ajustant à la situation, il qualifie à la fois la nature du produit, le réseau par lequel il est là (le groupe de ses amis), des instruments (les dispositifs techniques pour « prendre » le produit, comme les seringues, les bongs, le spliff), les sensations que cela procure (les états du corps sont identifiés comme des effets du produit). La recherche de « prise » de Loïc est bien différente, car elle se caractérise par une durée assez longue. Mais, dans ce cas, il mobilise une logique d’enquête et de raisonnement (des rapports sur Internet, de la documentation, des conseils…), des réseaux (pour identifier comment se procurer les produits), ses amis (pour l’avertir des modifications de comportement), son propre corps (pour s’injecter l’anabolisant et pour évaluer le « gain » ainsi obtenu) et des métrologies (celles du cabinet d’analyses médicales qu’il consulte régulièrement pour s’assurer qu’il peut poursuivre sa pratique sans risque).

Chateauraynaud complète le concept de « prise » à partir de figures d’emprise (2006). Le projet est de renouer avec la question du pouvoir, dimension oubliée des « nouvelles sociologies », ou plutôt abordée uniquement comme « l’expression de figures de dénonciation ou d’élaboration interprétative » (Ibid., p. 3). Lorsque les « prises » engagent des individus, il convient de repérer les « asymétries de prise » pour qualifier des relations dans lesquelles un acteur a « prise » sur l’autre. L’auteur parle ainsi de « relation d’emprise » lorsqu’une prise asymétrique s’inscrit dans la durée. Le cas de l’entraîneur qui « tient » le sportif est un exemple ; il joue en l’occurrence le rôle de « l’empreneur » qui, par son jeu de domination, a « prise » sur autrui tout en échappant à la critique, au moins dans les situations publiques. Les avantages de ce modèle, sur les théories de la domination, décrites précédemment, sont multiples. À un premier niveau, il permet de penser conjointement la dimension morale, l’action et le pouvoir. Ces notions sont certes classiques en sociologie mais leur articulation est peu décrite. L’« empreneur » construit sa prise sur l’« empris », en le contraignant à un type d’action particulier. Ce n’est pas par la force que ce pouvoir s’exerce mais par un impératif de justification. C’est parce que les membres du staff vont se référer à des valeurs morales incarnées par la confiance, et qu’un contrat est passé autour d’une recherche de performance sportive, que le sportif est « pris ». Le texte de Chateauraynaud décrit les processus par lesquels se noue cette relation, en particulier ce travail par lequel l’empreneur brouille la perception de l’empris et, ce faisant, s’assure que celui-ci ne puisse pas construire ses prises et retourner l’ordre de la relation – s’il tente de le faire sans y parvenir, il est probable que l’empris finisse par qualifier le lien en des termes de relation de pouvoir, de contrôle ou de domination à laquelle il ne peut échapper. Le rôle de la confiance est à ce titre décisif : acquise dans la durée, elle peut permettre d’interdire les interprétations dévalorisant le type de relation engagée en rappelant la série des épreuves débouchant sur une qualification positive du lien, et par voie de conséquence, du désintéressement de l’empreneur.

Ce langage de description permet aussi de rendre compte de la relation avec les produits. Nous avons vu précédemment que les pratiques dopantes engageaient conjointement des humains et des non-humains (pour reprendre un des mots d’ordre latouriens (Latour, 1987)). À partir du modèle de l’empreneur, on peut associer la relation de pouvoir entre les humains et le fait d’être « pris » par un produit. C’est le cas de l’addiction. La relation à la substance est, dans ce cas, bien une relation où la personne se trouve privée de ses repères au point de ne pas pouvoir qualifier de façon adéquate sa dépendance. Toutefois, les relations aux produits, nous l’avons dit, ne peuvent se réduire à des liens entre humains pas plus qu’à des liens avec des substances. C’est un réseau de relations entre des humains et des produits qui est mobilisé lorsqu’un sportif se dope.

La force du modèle de la prise et de l’empreneur tient au fait qu’il n’est pas nécessaire de savoir de quoi se compose le réseau. Le fait de renoncer à une analyse sur la nature et l’importance des différents éléments de cette chaîne permet, nous semble-t-il, de mettre à distance des approches qui cherchent à établir le rôle décisif de l’un ou l’autre maillon qui la constitue : la culture, un travail rationnel, le pouvoir d’un membre du staff… Éviter de qualifier préalablement la structure du réseau permet donc, à un premier niveau, d’échapper à l’option privilégiant un modèle sociologique qui, nous l’avons vu, s’il est pertinent dans certains cas, peine à décrire les autres. Néanmoins, à un second niveau, cette posture rend possible la description des processus par lesquels se nouent les réseaux. Plus précisément, notre approche permet d’analyser des modalités temporelles dans lesquelles raisonnent des acteurs lorsqu’ils jugent les situations, les relations et l’évolution des choses, éprouvent les possibilités avec une dose d’incertitude, s’interrogent ou non sur les conséquences dans l’avenir.

D’un point de vue empirique, nous avons utilisé le logiciel Prospéro pour recenser les différents marqueurs temporels, sur l’ensemble du corpus. Des catégories existantes ont été travaillées pour tenir compte de la spécificité du récit dans l’expression de la temporalité[8]. Ainsi, avons-nous rassemblé, par exemple, des indices pointant sur les incertitudes, les ouvertures d’avenir, les événements passés pour identifier les énoncés dans lesquels s’expriment les expériences des changements, se jouent la construction des jugements à travers la constitution des séries pertinentes et s’évaluent les possibles pour rendre intelligibles les pratiques[9]. Ce travail systématique nous a permis d’identifier plusieurs configurations selon les dimensions précédentes.

Le tableau 1 offre un ensemble de configurations liant des types de situations avec des formats d’actions et de jugement. La première d’entre elles se caractérise par l’importance de la logique des situations. Nous ne souhaitons pas dire par là que la situation est immanente et qu’elle impose des actions aux individus mais que ceux-ci, plus ou moins volontairement, se mettent dans des situations particulières et s’y soumettent. Le dopage festif en est le prototype et le non-sportif peut comprendre ce qui se joue, dès lors qu’il s’est vu payer une tournée d’alcool dans une ambiance animée. Mais cette configuration concerne aussi les « baptêmes » où un jeune sportif peut sentir que dans cette situation, il ne peut pas dire « non », aux cadeaux que l’on se voir offrir et, d’une façon plus générale, aux échanges et formes de communion largement décrits par la tradition anthropologique. Certes, il est possible de refuser mais cela a un coût. Une prise de produits dopants dans cette configuration peut paradoxalement être décrite comme un « lâcher-prise ». En voulant s’adapter à la contrainte de la situation, le sportif se laisse aller, évalue peu les conséquences même s’il peut éprouver des regrets plus tard.

Tableau 1

De quelques propriétés des formes de « prise »

De quelques propriétés des formes de « prise »

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La deuxième configuration est plus complexe à décrire car elle se caractérise par deux figures différentes et complémentaires : la confiance et l’emprise, définies précédemment. Le sportif pris en charge, s’en remettant à son entraîneur et le staff médical avec lequel l’entraîneur travaille depuis longtemps, interroge peu ses pratiques dopantes. Il considère que les produits qui lui sont administrés le sont pour son bien, que ce n’est pas dangereux (il a la caution d’un médecin), et ne sent pas sa responsabilité engagée puisque le seul reproche que l’on pourrait lui faire est d’accorder sa confiance à un groupe de gens évoluant dans le métier depuis longtemps, le plus souvent dans une institution prestigieuse. Si certains sportifs se questionnent et se posent des limites alors qu’ils s’efforcent de trouver des produits, ceux « pris » dans cette configuration considèrent cette entreprise avec beaucoup de détachement puisqu’on leur procure généralement ce qu’il faut ; au pire, leur fait-on une ordonnance pour aller s’approvisionner à la pharmacie comme tout un chacun. Un contrôle positif est là encore vécu comme un étonnement et interprété soit comme une erreur (toujours possible) d’un membre du staff, soit comme la conséquence d’une loi inadaptée à la réalité du travail du sportif. Dépossédé de la nécessité de chercher des précédents et d’envisager l’avenir en dehors de la seule dimension sportive, le sportif dans ce cas fonctionne dans la routine qui alimente la confiance. Dans la mesure où tout se passe normalement, le temps joue ici comme un élément décisif pour stabiliser la relation au point qu’il deviendra particulièrement coûteux de la défaire.

La dernière configuration se caractérise au contraire par le fait que les consommations sont parfaitement décidées et assumées par le sportif. C’est notamment le cas lorsque celui-ci s’efforce de tout contrôler (ce qui ne veut pas dire qu’il y parvient). Il identifie un problème physiologique et s’interroge en prenant du temps. Lorsque sa décision est prise, il se documente. Là encore, la modalité temporelle dominante est à l’inverse de l’urgence, celle du temps nécessaire. La préméditation est à l’opposé de la première configuration, laquelle se caractérisait par une soumission à la contrainte de la situation. Ici, toutes les précautions sont prises. La figure du changement déployée est celle de l’expérimentation. Le sportif éprouve les potentiels en développant une attention particulière à ce qui advient du passé, ce qu’offrent les ouvertures d’avenir, ce qui se joue dans le présent, en travaillant lui-même les modalités de transformation, avec une contrainte de réversibilité. Pour cela, il s’agit de développer au maximum sa vigilance en se dotant d’indicateurs et en travaillant sa capacité perceptive, c’est-à-dire sa sensibilité à la variation.

Il est inutile d’insister sur le côté réducteur d’une présentation en trois colonnes. En fait, nous pourrions insérer au moins une autre colonne entre chacune de celles que nous avons décrites. Un des intérêts de cette approche consiste à penser le dopage en termes de configurations que nous entendons comme des alignements de situations avec des formats d’actions et de jugement. Cela permet d’envisager l’éventualité de changements d’état car si chaque configuration peut se penser de façon autonome, l’ensemble définit un espace de possibles ; nous pouvons supposer que si certains acteurs tendent à se retrouver plutôt dans l’une d’entre elles, d’autres vont les faire combiner.

Ce type de modèle permet, par ailleurs, de penser ces configurations comme un continuum qui s’organiserait autour du degré de prise entre le sportif et le produit. À une extrémité figure le cas du dopage extrêmement contrôlé, tel celui de Loïc, renvoyant à une prise maximale sur le produit. Il en connaît l’origine et les effets ; il maîtrise les façons de l’administrer et de vérifier l’absence de symptômes gênants. Il ne subit pas, selon nous, d’emprise dans la mesure où son activité perceptuelle est continue et s’assure de façon permanente de la qualité de sa prise.

À l’autre bout du continuum, figure le cas limite de l’addiction. Comme le suggère le terme de « produit » ou encore le langage médical lui-même qui parle « d’effets » ou « d’action » de la molécule, on peut considérer que la substance brouille les repères du sportif. À ce titre, on peut envisager ce type de situation comme celle où le sportif est sous l’emprise de la substance. On est ici sur les marges du modèle de l’emprise de Chateauraynaud. Mais, ce modèle part, on l’a vu, d’une indétermination a priori des entités candidates pour jouer le rôle de l’empreneur. Il est du même coup possible de l’étendre à des relations de pouvoir de choses sur les humains.

Entre les deux extrémités, les concepts de prise et d’emprise fonctionnent, selon nous, très bien. Le dopage sous contrainte institutionnelle donne à lire une relation où un empreneur a réussi à juguler les capacités perceptuelles du sportif. Les leviers de cette emprise tiennent à l’instauration d’une relation de confiance, particulièrement difficile à mettre en doute pour le sportif, puisqu’elle est, à ses yeux, à l’origine de ses performances et de sa réussite professionnelle.

Enfin, le cas du dopage festif invite à penser le modèle sur ses franges. Il n’y a pas directement d’empreneur sauf si l’on considère que les sportifs sont sous l’emprise de la situation. Celle-ci dépend d’éléments contingents mais aussi d’adjuvants humains qui invitent à lâcher-prise. Dans cette perspective, nous pouvons décrire ce cas comme une situation où tous les participants s’« emprennent » mutuellement, au point de cesser le travail perceptif et interprétatif, mais pour un temps seulement. C’est la raison pour laquelle nous préférons parler de lâcher-prise que d’emprise.

Quoi qu’il en soit, on peut envisager le modèle de la « prise » comme un processus potentiellement réciproque : a priori, nous ne savons pas qui est pris, par qui, par quoi. Ces notions de « prise » et d’« emprise » sur les questions de dopage invitent à envisager le processus dans lequel les produits et les humains travaillent conjointement, en nouant et dénouant des relations contingentes ou inscrites dans des institutions plus stabilisées, avec des contraintes temporelles décisives.

Dynamique temporelle et médiations du dopage

Parler de prise et d’emprise peut apparaître comme un simple jeu de langage ; pourtant, ces notions sont porteuses d’une valeur heuristique puisqu’elles permettent de penser les formes d’incertitude propres aux pratiques dopantes. Pour en rendre compte, il convient d’envisager l’ensemble des médiations reliant le sportif et le produit et la dynamique temporelle dans laquelle elles se construisent. Les multiples maillons composant cette relation sont à la fois humains et non humains puisqu’il peut s’agir tout à la fois d’une accoutumance à une substance et d’une confiance en un tiers (un entraîneur, un membre du staff médical, un sportif…). Un des enjeux de cette perspective tient dans le fait que cette notion de « prise » de produit, habituellement limitée à l’approche médicale, gagne à être étendue à une large gamme d’entités et des processus puisqu’elle rend visible la complexité du processus. Pour pouvoir mieux le comprendre, il conviendrait d’étendre nos investigations au contexte organisationnel, juridique et sportif dans lequel se déroulent ces pratiques dopantes, trop souvent étudiées dans les seules perspectives psychologique et physiologique. À un deuxième niveau, ce langage de description permet d’envisager les façons de se « déprendre ».

Dans cette perspective, deux pistes, complémentaires, semblent envisageables. L’une invite à favoriser l’exercice de la vigilance. Cela passe par la répétition de micro-épreuves visant à s’assurer que les sportifs gardent le contrôle dans leur rapport au dopage. Le développement de la vigilance a déjà été décrit : il s’agit d’exercer une attention à des micro-variations – ce qui suppose une activité perceptuelle soutenue –, un travail permanent de mises en série. À ce titre, un travail avec le corps médical pourrait s’avérer précieux si précisément il s’organise sur le travail interprétatif et cognitif de ces perceptions. Cela suppose de décrire les symptômes précédant des problèmes de santé, d’apprendre à interpréter des résultats des analyses médicales, d’aider à identifier des indices indiquant le possible basculement dans l’addiction. L’autre piste est directement liée à celle-ci car la question centrale reste celle des acteurs pouvant réaliser ce travail. Les cas analysés, assez proches de la deuxième configuration, invitent à réfléchir sur les possibilités de « dé-confinement » de la situation. Lorsqu’une institution bloque les possibilités de contact avec l’extérieur, elle limite les possibilités de perception. Nous avons vu quelques cas de sportifs manifestant des velléités de sortir de cet univers confiné ; ces tentatives s’inscrivent toujours dans des histoires mettant en scène le surgissement d’un autre point de vue : celui d’un pharmacien extérieur, celui d’un médecin n’appartenant pas au staff, celui d’une épouse inquiète qui parle à un représentant du corps médical indépendant des structures sportives. On retrouve la question du changement des institutions. Apprendre à se déprendre suppose de disposer de ressources variées car c’est dans la variation des points de vue que peut surgir le doute, le questionnement et la méfiance envers des acteurs qui n’ont de cesse d’exiger la confiance pour consolider cet univers.

L’étude des formes de la perception et des modes d’apprentissage de la vigilance d’une part, et l’analyse des conditions de transformation des institutions sportives d’autre part, constituent deux programmes de recherche entrepris par notre équipe qui s’avèrent complémentaires.