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Introduction

« L’espace festif techno désigne les lieux où se déroulent des évènements organisés autour de ce courant musical. Il comprend l’espace techno dit “ alternatif  ” (free parties, rave parties, technivals) mais aussi les clubs, les discothèques ou les soirées privées » (Halfen et coll., 2008, p. 12). Alerté par des associations telles que Médecin du Monde qui relève en 1999 le développement croissant de la consommation de substances psychoactives dans le milieu festif techno (notamment des drogues de synthèse, voir Sueur, 1999), l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) a mis en place le dispositif Trend[1] afin de connaître les tendances de consommations dans cet espace (voir pour l’année 2006 : Caidet-Taïrou et coll., 2008).

Des études sur les pratiques culturelles montrent que les pratiques festives tiennent une grande part dans la sociabilité juvénile (par ex. Donnat, 1998). Or, ces pratiques étant liées à l’usage de substances, c’est souvent dans ces contextes que les populations juvéniles s’y initient. D’autres travaux propres au milieu festif techno (par ex. Ingold, 1999 ; Petiau, 1999 ; Pourtau, 2002, 2004) révèlent que si celui-ci favorise l’engagement dans la consommation, il est aussi un contexte de limitation des risques par la ritualisation de la pratique ; « l’usage festif » réclamerait, en effet, un certain contrôle.

Les parcours de consommation de substances psychoactives en milieu festif techno fournissent un cadre intéressant pour décrire l’intégration des modalités de contrôle de l’usage par la ritualisation des pratiques, depuis l’initiation jusqu’à l’évolution des parcours individuels de consommation. Ce travail conduit naturellement à s’interroger sur les facteurs d’un possible basculement d’un primo-usage vers un usage plus régulier, mais aussi à identifier les facteurs de diminution, voire d’arrêt.

Étudier de tels parcours suggère d’orienter ses investigations vers des usagers avancés, ayant une plus grande expérience du milieu festif techno, dont les pratiques de consommation ont potentiellement évolué. Mais à vouloir privilégier les parcours les plus longs, cette recherche nous a amenés à découvrir des connaissances relatives au cadre de consommation en milieu professionnel.

Les données sur lesquelles s’appuie cet article ont été produites en deux temps : sur deux travaux de thèses de doctorat de sociologie sur le milieu festif techno (Pourtau, 2005 ; Petiau, 2006), complétés par une enquête qualitative dans le cadre d’une recherche effectuée par les mêmes chercheurs pour la MILDT et l’INSERM (2006)[2]. Les enquêtes de terrain d’A. Petiau et L. Pourtau ont toutes deux mis en oeuvre une méthodologie couplant observation participante et entretiens semi-directifs (respectivement 28 entretiens, dont 18 jeunes hommes et 10 jeunes filles âgés de 21 à 34 ans, et 36 entretiens, dont 28 jeunes hommes et 8 jeunes filles âgés de 19 à 32 ans). Le travail de L. Pourtau portait sur les sound systems techno dans le cadre d’une sociologie compréhensive de la déviance, incluant les consommations de substances psychoactives dans les pratiques interrogées et les trajectoires des acteurs en référence à la notion interactionniste de « carrière de déviant » (Becker, 1985). Le travail d’A. Petiau portait sur les parcours des amateurs et des musiciens dans l’univers culturel techno entendu au sens large, incluant le milieu des fêtes électroniques illégales (free parties et teknivals) et légales (raves parties et discothèques). Les consommations de drogues ont été abordées dans les entretiens en tant qu’éléments des parcours de vie et parfois éléments de socialisation dans ce milieu social. Les deux chercheurs ont mis en oeuvre une méthodologie d’observation de manière préparatoire puis parallèle à la campagne d’entretiens. Bien qu’incluses dans deux travaux aux perspectives propres, ces démarches d’enquête se rejoignent sur plusieurs points : elles ont visé dans un premier temps à se familiariser avec un monde social qui peut être méfiant vis-à-vis des observateurs extérieurs (cas du pendant clandestin du milieu festif techno) et à approcher des sujets susceptibles de pouvoir accorder des entretiens. Les sujets interrogés ont donc été rencontrés directement ou indirectement dans le cadre de méthodologie d’observation participante s’étendant sur plusieurs années, ce qui permet la construction d’un rapport de confiance et le sentiment que les enquêteurs ne jugeront pas d’un point de vue moral les pratiques déviantes étudiées. Enfin, cette période d’observation devait permettre de poser les thématiques de base des grilles d’entretien ainsi que les critères de recrutement des répondants.

Le deuxième temps est celui de la réalisation d’une recherche par les mêmes auteurs, pour le compte de la MILDT et de l’INSERM (2006). Les deux chercheurs ont pu mobiliser leurs échantillons respectifs pour mener dix entretiens supplémentaires : 4 filles et 6 garçons âgés de 23 à 31 ans. La grille d’entretien a été élaborée en s’appuyant sur les grilles que les chercheurs avaient déjà testées lors de travaux précédents et a été complétée pour prendre en compte la dimension de carrière de consommation. Le recueil de données a donc porté sur une population professionnalisée, parfois dans le milieu festif techno, ayant amorcé sa consommation depuis 6 à 15 ans. Les données ont été analysées par le biais d’une analyse de contenu.

La présentation des résultats vise à décrire les consommations dans le milieu festif techno selon trois axes : les spécificités relatives au milieu, l’évolution des parcours et des types d’usage, les modalités et déterminants du contrôle. Ces résultats seront discutés au regard de perspectives compréhensives attachées aux sciences humaines et sociales.

Spécificités de l’usage de drogues en milieu festif techno

Spécificités liées à la condition juvénile

Un contexte festif découvert à la fin de l’adolescence

Contrairement à d’autres univers culturels et musicaux – comme le métal par exemple –, la découverte du milieu festif techno a lieu le plus souvent non pas pendant, mais à la fin de l’adolescence. À une exception près, toutes les personnes interrogées déclaraient avoir été initiées dès la fin de l’adolescence à l’usage de substances psychoactives ainsi qu’aux fêtes techno. Le rapport de Médecins du Monde fait état de la fréquentation de la scène techno par une forte proportion de personnes âgées de 20 à 25 ans (Sueur, 1999). D’autres recherches s’accordent sur le fait que la grande majorité des participants aux fêtes ont entre 17 et 30 ans, avec une plus forte proportion de 20-25 ans (par ex. Terradillos et Martin, 1997 ; Molière, 1997 ; Queudrus, 2000 ; Mabilon-Bonfils et Pouilly, 2003). Nos observations vont dans le même sens et cela est d’autant plus vrai pour ceux qui, au-delà de la pratique festive, s’engagent plus en avant dans la subculture techno, développent des activités artistiques, fondent ou intègrent des collectifs. Ainsi, la population concernée se situe dans une tranche d’âge qui va de la fin de l’adolescence à la trentaine, soit dans une phase de la vie qu’il est convenu d’appeler la jeunesse, distincte de l’adolescence. Comprendre les usages et les parcours de consommation nécessite alors de replacer ceux-ci dans cette situation sociale particulière.

La jeunesse et la socialisation par l’expérimentation

Le modèle classique du passage à l’âge adulte est défini comme le franchissement de plusieurs seuils : le départ de chez les parents, l’entrée dans la vie professionnelle et la formation d’une nouvelle unité familiale. Si à l’adolescence se développe une sociabilité autonome, au sein d’un groupe de pairs, les jeunes gens restent pour autant dépendants des deux instances de socialisation que sont la famille et l’école. La jeunesse apparaît lorsque cette période entre la dépendance adolescente et l’autonomie liée à l’âge adulte s’étire et prend des formes intermédiaires. Galland (1993, 2001) situe aux années 1980 cette singularisation de la jeunesse. D’abord parce que celle-ci s’étire, de par l’allongement de la durée des études, qui entraîne une accession plus tardive à la vie active, mais aussi de par le report du départ de chez les parents, de la mise en couple, du mariage et du premier enfant. Ensuite parce que des formes mixtes apparaissent à la suite de la « déconnexion des seuils de passage au statut adulte ». Autrement dit, la fin des études, la décohabitation familiale, l’entrée dans la vie active de même que la mise en couple s’étalent sur quelques années et se franchissent de manière non simultanée. Il y a donc d’un côté un allongement de la jeunesse, mais aussi la naissance « d’un ensemble de situations intermédiaires dont la principale caractéristique est d’être socialement ambiguës, d’être des situations frontières, mais qui peuvent se prolonger plusieurs années, des situations dont la définition ne relève ni tout à fait des rôles adultes ni tout à fait des rôles adolescents » (Cavalli et Galland, 1993, p. 16).

Les transformations de l’organisation de cette phase de la vie vont de pair avec l’apparition d’un mode de socialisation inédit, qui tend à se substituer au modèle de la transmission familiale. C’est-à-dire que les identités et les statuts sont moins hérités de la famille d’origine que construits par les jeunes eux-mêmes, par essais et erreurs, au travers d’expériences sociales et d’affiliations électives. Dans le même sens, Vulbeau (2002) relève la tendance à passer des inscriptions primaires, où la place des jeunes est pensée et définie à l’avance, pour être ensuite gérée par les institutions et le monde adulte, aux inscriptions secondaires, où les lieux d’expérimentation sont mis en place par les jeunes eux-mêmes. L’auteur souligne la tendance à l’invention par les jeunes, de manière autonome, d’espaces de socialisation, où se réalisent les expériences, où se construisent les identités. L’engagement dans des subcultures, voire l’expérimentation de la marginalité sociale et de modes de vie non conventionnels, apparaît comme une forme accentuée de l’incertitude juvénile et de l’organisation contemporaine de cette phase de la vie (Petiau, 2006).

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les consommations de substances psychoactives découvertes en contexte festif techno : comme prenant place dans une période d’expérimentation, voire d’engagement dans une subculture sous sa forme extrême, qui se transforme nécessairement lorsque le passage de l’une ou l’autre des étapes menant vers le statut adulte se réalise (travail stable et mise en couple notamment).

Une spécificité liée à la condition juvénile est l’importance de la consommation de substances psychoactives, comme l’attestent les enquêtes en population générale (Galand, 2006) et les statistiques des services de police relatives aux infractions à la législation sur les produits psychoactifs (OCRTIS, 2007. D’autres spécificités sont liées au moment de construction identitaire et d’expérimentation que constitue la jeunesse. Comme nous allons le voir, le milieu festif techno représente un cadre propice à l’expérimentation de certains psychotropes et à la construction identitaire par l’usage.

Un usage banalisé des drogues

Un contexte propice à la découverte des drogues de synthèse

Le milieu festif techno ne semble pas à proprement parler le premier contexte de découverte des produits psychoactifs, car tous les sujets interrogés déclarent avoir au préalable expérimenté l’alcool, le cannabis, et pour plusieurs des hallucinogènes comme les champignons et le LSD.

Pourtant, le milieu festif techno se distingue comme étant le contexte de découverte des drogues de synthèse (principalement : ecstasy, cocaïne, LSD et speed). Si l’ecstasy reste la substance la plus consommée, les produits disponibles, leur coût et leur prise varient selon les contextes festifs et le temps.

Ainsi, si la kétamine semble s’être diffusée à partir de la fin des années 1990, elle reste quasiment absente des clubs et des salles de concert. Tout comme le LSD, elle y est peu disponible, sans doute parce que l’expérience de ces produits est peu adaptée à des lieux clos et surveillés. Le speed est également moins présent dans ces derniers contextes festifs.

On peut aussi relever des spécificités régionales. Les entretiens révèlent en effet que le speed serait plus présent à Lille qu’à Paris et dans le sud de la France, en raison de la proximité avec la Belgique où la disponibilité serait plus grande.

En dehors du tabac, du cannabis et de l’alcool, les personnes interrogées déclarent principalement avoir déjà consommé de l’ecstasy (sous forme de comprimé ou de poudre de MDMA), de la cocaïne, du speed et du LSD. Quatre d’entre elles déclarent avoir déjà consommé de l’héroïne. Aucun participant ne semble avoir déjà consommé de la kétamine, celle-ci étant évoquée le plus souvent comme horresco referens.

Une polyconsommation endémique

Il ressort des données de cette enquête que c’est avec la découverte du milieu festif techno que se réalise l’engagement dans la polyconsommation. En ce sens, on peut parler de « polyconsommation endémique », car celle-ci est fortement liée au contexte. D’un côté, la présence des drogues et l’usage combiné de différentes substances relèvent d’un phénomène plus courant dans ce milieu festif. D’un autre côté, contrairement aux discothèques et aux salles de concert, l’usage et le trafic de drogues ne sont pas cachés dans les événements clandestins (free parties et certains teknivals).

Dans ce contexte, on peut considérer que s’opère un renversement des normes informelles dominantes dans la société, celle-ci condamnant (légalement, mais aussi moralement) l’usage et le commerce de psychotropes. Ce renversement va de pair avec la neutralisation des contrôles sociaux relatifs à l’usage de drogues (les législations en vigueur et le risque d’une sanction pénale, les stéréotypes, les normes et les valeurs…) et l’élaboration de représentations alternatives au sein du milieu festif.

Le caractère ordinaire de la pratique peut aussi expliquer la facilité avec laquelle certains s’engagent dans le « deal », c’est-à-dire le commerce de substances illégales pour financer leur propre consommation, d’autant que cette activité apparaît comme un mode de participation à la fête. Pour des usagers-revendeurs, la disponibilité accrue du produit favorise l’augmentation des consommations. La banalisation de l’usage dans les contextes festifs techno semble avoir des effets ambivalents. À la fois elle facilite l’engagement dans la consommation, voire dans le trafic, mais elle favorise en même temps l’encadrement des consommations par le groupe, l’échange de savoirs et d’expériences, ainsi que la mise en place d’actions préventives.

Un tout culturel

L’engagement dans la polyconsommation

L’engagement dans la polyconsommation liée aux contextes festifs techno rappelle la « forme rupture », un type de carrière de consommation identifié par Duprez et Kokoreff (2000) dans leur recherche sur les usagers d’héroïne. Les acteurs font référence à un événement biographique majeur qui symbolise un tournant de l’existence et la rencontre avec le « monde de la drogue ». Dans le cadre de notre enquête, l’événement biographique est la découverte du milieu festif techno, accompagnée d’une première expérience bouleversante.

Cette initiation à l’usage en milieu festif techno est souvent décrite comme une « révélation ». Les récits évoquent « l’expérience fondamentale » dont parle Alberoni (1992), point de départ de l’adhésion à un mouvement. La personne vit une expérience qui la transforme, une métanoia, d’où s’ensuit un engagement dans le mouvement qui lui a fait vivre cette expérience. Dans cette conception, les mouvements peuvent être politiques, mais aussi religieux, culturels… Ils se forment lorsque des individus partagent une expérience forte, vécue individuellement comme une conversion, et qui apparaît au niveau collectif comme porteuse d’un changement à faire advenir. Les raves et les free parties peuvent être perçues par les participants comme porteuses d’un projet alternatif de vie en société ou du moins d’une forme alternative de fête. S’ensuivent en conséquence une fréquentation assidue de ces festivités et un engagement dans une activité qui s’y rapporte. Ceci s’explique par le désir de contribuer à un mouvement auquel on croit appartenir.

La drogue, élément de sociabilité et de socialisation

La banalisation de l’usage de drogue dans les contextes festifs techno rend aussi compte d’une certaine sociabilité et d’une socialisation dans ces espaces festifs par le biais de l’usage de psychotropes[3]. Le partage de produits semble faire partie intégrante de la sociabilité ordinaire au sein du groupe d’interconnaissances, ou même lors de rencontres dans l’espace festif : partager de l’ecstasy, se rendre dans une voiture pour offrir une « ligne » de cocaïne ou de speed s’avèrent être des pratiques constitutives de convivialité. La drogue semble aussi être un élément de socialisation, en ce sens que sa présence s’inscrit plus largement dans l’univers culturel lié aux fêtes techno. Son usage, où du moins la tolérance envers son usage, peut aller de pair avec l’intégration à ce milieu.

Le passage de la « simple » fréquentation des fêtes à une participation plus large à l’univers culturel techno peut avoir pour effet une augmentation des consommations. C’est notamment le cas des artistes qui se produisent sur la scène techno, qui y sont particulièrement exposés. Le développement d’activités au sein de l’espace festif et l’engagement dans des groupes liés aux musiques électroniques impliquent aussi que les personnes restent plus durablement dans un environnement où la polyconsommation de drogues de synthèse est « naturalisée ». Toutefois, la prise de responsabilité en milieu festif (cas des organisateurs et des musiciens) peut aussi amener un désir de contrôler davantage sa consommation. C’est dans la durée et avec l’affranchissement du contexte festif, que la relation aux drogues peut se réorganiser.

Évolution des consommations et types d’usage

La notion de carrière

La découverte des contextes festifs techno et des substances psychoactives est souvent vécue comme un tournant dans l’existence, tournant fréquemment suivi d’une période de forte fréquentation des fêtes et de forte consommation. Après cette période, plusieurs évolutions sont possibles.

Notons qu’il s’agit moins pour les personnes interrogées d’une cessation – qui ne concerne qu’une seule personne – que de l’évolution vers d’autres formes d’usage et de la mise en place d’autres rapports aux drogues. Cette spécificité est sans doute due à la constitution de l’échantillon. Le fait d’étudier des carrières de consommation impliquait d’interroger des personnes ayant maintenu un usage de drogues durant plusieurs années. On peut penser que l’arrêt de la fréquentation de l’espace festif techno s’accompagne dans un autre contexte d’un arrêt ou d’une diminution plus nette de l’usage, qu’il s’agisse d’un engagement dans d’autres activités ou d’une rupture symbolique avec des pratiques antérieures.

En s’affranchissant du contexte festif, et avec l’avancée en âge des personnes et l’engagement dans de nouvelles situations sociales, ce sont d’autres modalités de rapports aux substances psychoactives qui se mettent en place. Les personnes rencontrées tendent en effet à développer des formes d’auto-contrôle de leur usage. Même si celles-ci ne sont pas forcément régulées, il importe de saisir leur spécificité et les modalités de basculement d’un usage à un autre.

La notion interactionniste de carrière permet de rendre compte de la transformation des relations aux drogues au cours du temps[4]. De la même manière qu’on peut rendre compte d’une carrière professionnelle comme une suite de positions occupées par un individu dans un système professionnel et de l’évolution de ses motivations et désirs, la notion de carrière envisagée dans le champ de la toxicomanie permet de rendre compte à la fois de l’aspect « objectif » des types d’usage (contexte de l’usage, produits consommés, quantité, fréquence) et de leur aspect subjectif (significations données aux pratiques).

Les types d’usage : définitions et modalités de passage

En prenant en considération le double critère du contexte de consommation (lieu et entourage) et des significations données aux pratiques (motivations et effets recherchés), trois types d’usage émergent au sein de notre échantillon : l’usage festif, l’usage récréatif et l’usage dopant.

L’usage festif

L’usage festif implique la contextualisation de la pratique et la présence du groupe. Ici, l’usage de drogues, tout en impliquant une certaine forme d’abandon de soi et l’atteinte d’un état de transe ou de jubilation, la recherche d’un état modifié de conscience (EMC), vise la participation à la fête (par la danse et l’ouverture aux autres) ainsi que la sociabilité dans l’espace festif (par le partage d’expériences).

Tout ceci peut impliquer une certaine forme de contrôle ou, du moins, un effort de la part de l’acteur pour ne pas être trop « dépassé » par les effets d’un produit. Sans ôter le danger que comporte tout usage, la ritualisation de la pratique par le groupe participe à la limitation des risques.

Soulignons aussi que, si les produits sont très disponibles dans les contextes festifs techno, l’approvisionnement sur le lieu de la fête peut aussi représenter une garantie supplémentaire voulant que la pratique ne s’étende pas à d’autres contextes et que l’usage ne soit pas solitaire.

L’usage récréatif

L’usage récréatif fait référence à l’usage dans un cadre privé. Cet usage apparaît en transition de l’usage festif. Il peut alors s’agir d’un prolongement de la fête entre amis ayant lieu après avoir participé à un événement (after), ou lorsqu’un groupe s’est constitué dans la fréquentation commune de fêtes, lequel se retrouve dans un cadre privé en maintenant les pratiques de consommation.

Ici encore, le contexte et la présence du groupe semblent jouer un rôle protecteur. En visant la sociabilité, l’ouverture aux autres, le partage d’expériences, ce type d’usage peut aussi impliquer une certaine maîtrise de la consommation. On peut toutefois relever deux différences avec l’usage festif. D’une part, la pratique de consommation a lieu dans un cadre privé et, par conséquent, est peu accessible aux acteurs de prévention. D’autre part, ce type d’usage implique la connaissance de réseaux d’approvisionnement hors du contexte festif, ce qui autorise un passage vers un usage plus solitaire.

Becker (1985), puis Xiberras (1989) ont bien montré que l’autonomisation de la pratique par rapport au groupe sous-tend que l’usager connaisse des réseaux d’approvisionnement et maîtrise leur mode de fonctionnement. On observe d’ailleurs dans notre échantillon différents niveaux d’autonomie, depuis la pratique consistant à prévoir en se fournissant lors des fêtes, jusqu’à la fréquentation de dealers dits « réguliers », en passant par l’appel au réseau d’amis parmi lesquels se trouvent souvent quelques usagers-revendeurs.

L’usage dopant

L’usage dopant ne se limite pas au domaine sportif. Laure (2000) définit la conduite dopante comme « un comportement de consommation de produits aux fins de performance adopté par une personne confrontée à un obstacle », celui-ci pouvant être de nature diverse, réel ou ressenti (compétition sportive, situation professionnelle, etc.). Le cadre de cette enquête conduit à adopter une définition plus large de l’usage dopant pouvant être entendu comme : une consommation de produits psychoactifs visant à améliorer la performance ou à faciliter l’accomplissement d’une activité (par exemple : repousser les limites de la fatigue, rester éveillé, danser ou jouer de la musique durant des heures…).

L’usage dopant peut lui aussi impliquer un certain contrôle de la consommation, en ce sens que les effets des produits doivent être suffisamment maîtrisés pour permettre de mener une activité ou d’évoluer parmi des non-consommateurs dans un contexte professionnel. Ce type d’usage implique aussi une plus grande autonomie pour se procurer des produits, ou implique une importante disponibilité des substances dans le milieu professionnel considéré.

Le passage entre l’usage festif et l’usage dopant peut avoir lieu à la faveur du développement d’une activité au sein de l’espace festif. À ce type d’usage s’ajoutent deux risques supplémentaires. De par son caractère solitaire, le groupe ne joue plus son rôle encadrant. La consommation pénètre davantage l’univers du quotidien et l’ensemble des activités ordinaires.

Les résultats de cette enquête laissent présager que le milieu festif techno est particulièrement exposé à l’usage dopant qui, paradoxalement, est peu reconnu comme tel. Les consommations dopantes se tournent plutôt vers les produits stimulants (cocaïne, speed), dont les effets se prêteraient mieux à ce type d’usage.

Vers des notions d’usage maîtrisé, d’abus et de dépendance

L’usage maîtrisé et la dépendance sous l’angle sociologique

Les définitions de l’usage simple (parfois rapporté à l’usage maîtrisé), de l’usage nocif et de la dépendance, couramment employées dans la littérature scientifique, reposent en grande partie sur des critères médicaux et sanitaires. L’usage simple, « n’entraînant ni complications somatiques ni dommages », se distingue de l’abus ou de l’usage nocif, « caractérisé par une consommation répétée induisant des dommages dans les domaines somatiques, psychoaffectifs ou sociaux », et de la dépendance, « qui se caractérise comme une entité psychopathologique et comportementale en rupture avec le fonctionnement banal et habituel du sujet » (voir Reynaud et coll., 1999, p. 3-14 ; Reynaud, 2002, p. 19-27). Ces différents usages, aussi identifiés au sein de notre échantillon, peuvent être abordés sous un angle plus sociologique, au regard des trois typologies précédemment exposées (festif, récréatif, dopant).

L’usage maîtrisé, dans cette approche, est celui où la consommation ne perturbe pas les activités ordinaires de l’individu et répond à un ensemble de règles et rituels liés à des contextes sociaux ( Zinberg, 1974 ; Castel, 1998). Il s’agit ainsi des usages de drogues autocontrôlés ou socialement régulés. La limitation des consommations peut en effet s’appuyer sur une connaissance acquise par l’expérience, mais aussi sur des interdits sociétaux intériorisés, sur des savoirs élaborés par des groupes de consommateurs, sur des rituels et des règles de consommation liés à des contextes sociaux particuliers. Nous verrons l’impact de ces différents appuis sur les jeunes ayant découvert les substances psychoactives dans le milieu festif techno.

La dépendance, souvent abordée dans une perspective médicale, peut aussi être conceptualisée différemment. Comme le souligne Castel :

Un individu ordinaire peut se représenter sa vie comme organisée autour de quelques lignes principales d’investissement : l’histoire de son enfance, celle de ses amours, sa carrière professionnelle, éventuellement son parcours politique, intellectuel. […] “ Normalement ”, chacune garde une relative indépendance, et impose son propre type d’exigences […]. Le ‘‘ toxicomane avéré ’’ serait celui dont le rapport au produit, avec tout ce qu’il implique comme organisation de l’existence, devient la ligne biographique dominante, qui pollue les autres tracés de sa trajectoire et le déstabilise. […] À la limite, il n’y a plus des lignes biographiques relativement autonomes, elles sont rabattues sur les contraintes de l’expérience toxicomaniaque.

1998, p. 26-28

Ainsi, dans la dépendance, la toxicomanie constitue la seule ligne biographique de l’individu, c’est-à-dire que la vie est organisée autour de la recherche et de la consommation des produits.

Amplitude et modalités du contrôle

Dans cette perspective, l’usage peut être appréhendé selon l’amplitude et les modalités de contrôle exercées sur la consommation. Placés sur un continuum, l’usage maîtrisé et la dépendance se positionnent alors comme deux figures limites du contrôle.

D’un côté de ce continuum, l’usage maîtrisé englobe les typologies d’usages festifs, récréatifs et dopants, lorsque celles-ci s’orientent vers une certaine maîtrise des consommations. Autrement dit, il faut distinguer le degré de contrôle des types d’usage, fondés sur les critères du contexte de la consommation et des significations données aux pratiques. Les trois typologies peuvent alors se distinguer selon les modalités de contrôle : usages autocontrôlés ou socialement régulés. L’encadrement par le groupe (ou le contexte) semble décroître selon que l’usage est festif, récréatif et dopant. À l’inverse, l’autorégulation semble augmenter selon que l’usage est festif, récréatif et dopant.

De l’autre côté du continuum, la dépendance désigne la figure limite où la toxicomanie constitue la « ligne biographique dominante », c’est-à-dire que la vie est organisée autour de la recherche et de la consommation de produits. L’amplitude du contrôle est ici minimale et les modalités (auto-contrôle et régulation par le groupe ou le contexte) semblent s’effacer dans la pratique quotidienne. Il existe bien entendu un ensemble de situations intermédiaires où l’usage, et en particulier l’abus, pouvant perturber les autres lignes biographiques, le déroulement ordinaire de la vie personnelle, professionnelle et sociale.

L’abus occupe une position mixte. Il apparaît comme un risque toujours attaché à l’usage, comme une faille ou un échec dans le contrôle, l’excès pouvant se manifester en termes de quantité et de fréquence. En ce qui concerne la quantité, l’abus a lieu à instant « T », lorsque la consommation ne permet plus d’atteindre l’état recherché. Quant à la fréquence, l’abus concerne une période donnée où les consommations sont plus fréquentes. L’usage abusif tend alors à s’approcher de la toxicomanie entendue comme « ligne biographique dominante ».

Au regard de l’évolution des pratiques festives et des parcours de consommation au sein de notre échantillon, nous avons souhaité aller plus loin que la simple mise en correspondance de la notion de contrôle dans les typologies d’usage. Ces investigations ont offert l’opportunité de décrire la façon dont le contrôle s’inscrit dans la carrière de consommation.

Les modalités et déterminants du contrôle

Professionnalisation et responsabilisation

La sphère professionnelle semble tenir une place centrale dans les parcours de consommation de drogues. La plupart des travaux ont jusqu’ici traité des dangers de la consommation sur la socialisation, notamment pour l’activité professionnelle. Pourtant, les témoignages recueillis lors de cette enquête évoquent l’existence possible d’un usage maîtrisé, et ceci se traduit par l’évolution de la découverte de produits en milieu festif vers une réorganisation des consommations au cours de l’insertion professionnelle. Cette réorganisation constitue un cadre intéressant pour décrire l’influence qu’exerce la professionnalisation dans le milieu festif sur le contrôle des consommations.

Pratique musicale dans le milieu festif et responsabilités

Par rapport aux autres milieux professionnels, le milieu techno présente certaines particularités quant à la place qu’il laisse à la transgression par rapport à la consommation et le commerce de produits psychoactifs. Il se démarque, en effet, par une plus grande disponibilité des substances psychoactives et une plus grande tolérance vis-à-vis de l’usage.

Mais, lorsque l’activité réalisée dans le cadre de la fête s’avère professionnalisante, les consommations évoluent, c’est du moins ce que l’on observe pour une partie des personnes interrogées, notamment les musiciens dont le statut implique des responsabilités. En effet, la pratique musicale bénéficie à la fois d’une position valorisée, car elle requiert des compétences et, par conséquent, une certaine maîtrise. Le regard du public compte aussi et chaque prestation fait l’objet d’une évaluation. La pratique musicale, et plus particulièrement la professionnalisation dans ce domaine, peut devenir un facteur de limitation et de maîtrise de la consommation.

La responsabilisation par l’organisation de free parties

La prise de responsabilités peut aussi avoir lieu par l’implication dans des sound systems organisateurs de free parties. Cette responsabilisation présente la particularité de se mettre en place pour des raisons opérationnelles précédant le contexte légal et le rapport à l’interdit ou à la transgression.

Dans le cadre de l’hypothèse d’un déclin de l’autorité morale des institutions, l’existence des logiques opérationnelles de contrôle pourrait compenser la faible capacité des institutions à faire passer des messages coercitifs ou inductifs de comportements dans ce milieu. Dans une telle démarche, il s’agira de replacer ces messages en référence à des situations où le contrôle de la consommation est requis pour l’atteinte de buts concrets. Les données de cette enquête confortent cette idée, en ce sens que le rôle organisateur de free parties pousserait les usagers à diminuer leur consommation, ou du moins à renforcer la nécessité de l’auto-contrôle dans l’usage dopant.

La responsabilisation dans le milieu festif semble aussi produire une baisse de la consommation par la diminution des plages de prises possibles. De façon générale, l’activité professionnelle hors milieu festif présente un frein supplémentaire lié à la volonté de cacher au quotidien ses pratiques dans un milieu où celles-ci sont moins bien tolérées.

Le contrôle par l’entourage

Un parallèle peut être fait entre la réorganisation des consommations et l’évolution des pratiques festives liées au passage de l’adolescence, à la jeunesse, puis à la vie adulte. Par rapport aux données de notre enquête, les investigations portent sur le passage de l’usage festif à l’usage récréatif, où la prise de drogues de synthèse peut participer à la construction de liens entre les membres d’un groupe, voire au sein du couple.

Le couple

La plupart des couples interrogés témoignent d’une homogénéisation des modalités de consommation entre les deux partenaires. Ce phénomène renvoie à la dimension associationniste de la consommation où l’obtention de l’effet recherché dépend d’une combinaison de facteurs plus ou moins complexes. Le partage d’EMC au sein du couple constituerait l’une des conditions de l’obtention de l’effet désiré. Les couples ne parvenant pas à synchroniser leur EMC freineraient leur consommation, sauf lorsque l’un des deux privilégie son mode de consommation au détriment de sa relation de couple.

Notons que dans le cas des consommations dopantes, où l’effet recherché est un moyen d’accomplir un autre but (par distinction avec la recherche de l’effet en soi), la notion de « conditions optimales » s’estompe. Le produit est alors l’adjuvant d’une dynamique plutôt que le catalyseur de l’atteinte d’un état.

Le couple semble aussi induire un ensemble de pratiques sociales normatives. Par conséquent, il peut s’avérer être une plateforme efficace du contrôle de la consommation, soit pour la réduire, soit pour en limiter ses effets déviants par rapport à la vie en société. Nous avançons que le couple et ses modalités de contrôle peuvent fonctionner comme un outil d’analyse des consommations, voire un outil de cure.

L’aide par le groupe

La consommation collective forme un autre outil de contrôle, celui de l’aide par le groupe. Au-delà du plaisir partagé, une idée répandue chez les acteurs est que les pratiques festives comportent aussi des risques qu’il est préférable d’affronter en groupe. « Curieusement, la surprise engendrée par l’état de transe dont l’indétermination constitutive donne lieu à un relatif bien-être, s’allie à une organisation et à une prévisibilité des limites à ne pas franchir » (Seca, 2001, p. 114). L’expérience des aînés, la prise en charge par la communauté fonctionnent comme un mode de limitation des risques liés à de « mauvaises » consommations, notamment pour les novices.

Comme le constate Zinberg (1974), la consommation de drogues est encadrée par un ensemble de règles établies dont le respect est garanti par un système de sanctions. Les observations propres à notre échantillon se rapportent aussi à cette idée, la sanction pouvant se manifester par le rejet ou l’exclusion d’un membre dont les consommations diffèrent trop de celles du groupe. Le contrôle de l’usage d’une substance stupéfiante est un processus au cours duquel l’usager est initié aux conditions qui rendent possible une certaine maîtrise de la consommation. La pression normative du groupe n’aboutit pas systématiquement à l’acquisition d’une capacité à réguler ses consommations. Celle-ci doit davantage être vue comme le résultat d’apprentissages, de parrainages, de savoirs communautaires.

Le rôle ambigu des contrôles sociaux

Pour Castel et Coppel (1991), « les auto-contrôles sont pour une part l’intériorisation des contrôles sociaux et légaux des drogues illicites » (p. 237-256)[5]. Pour ces auteurs, c’est parce que l’individu a fait siennes les représentations négatives de la toxicomanie, son interdit moral et légal, qu’il peut maîtriser sa consommation. Mais le rôle des contrôles sociaux apparaît de façon plus ambiguë au cours de cette enquête. Les contrôles sociaux semblent en effet freiner dans un premier temps l’engagement dans la consommation, car la dangerosité de la drogue est intériorisée, son interdit assimilé. Mais la fréquentation des free parties peut entraîner petit à petit une neutralisation des stéréotypes du toxicomane et des autres images négatives associées à l’usage de drogues.

Becker (1985) soutient que devenir usager de drogue, même occasionnel, implique pour l’individu d’avoir neutralisé ces interdits. Dans le cas des fumeurs de marijuana, c’est l’intégration d’un groupe ayant développé des représentations alternatives à celles de la société qui permet la suspension des contrôles sociaux. L’intégration d’une subculture déviante apparaît comme la forme la plus poussée de remplacement des normes et des valeurs dominantes. Cette réorganisation des représentations ne conduit pas pour autant à un usage non régulé, car l’individu trouve dans le groupe des pratiques et des règles relatives à l’usage de drogue. Si l’intériorisation de l’interdit et des représentations négatives constitue un facteur explicatif des formes spontanées de contrôle de l’usage, la proposition de Becker a l’avantage de souligner le rôle du groupe avec lequel est partagée la pratique.

Représentations et contrôle

Les représentations des produits[6]

Par rapport aux données de notre enquête, la cocaïne apparaît dans le milieu festif techno comme un produit dangereux, car cher et pouvant facilement entraîner une dépendance, mais dont les effets secondaires immédiats seraient moindres par rapport à d’autres stimulants.

Le speed porte l’image moins « noble » d’une drogue peu onéreuse, aux effets proches de la cocaïne, mais moins agréables. Pour toutes ces raisons, il peut être consommé « par dépit », comme produit dopant, lorsque la cocaïne n’est pas disponible.

L’ecstasy reste la drogue « festive » par excellence, facilitant la convivialité, l’abandon à la musique et l’ouverture aux autres. Mais certains usagers déclarent moins bien supporter ce produit avec le temps, en raison de l’accroissement de la survenue d’effets secondaires.

Le LSD est à la fois perçu comme un produit festif et comme un produit visant l’exploration de soi. Bien que son usage semble peu fréquent, il jouit d’une image assez positive en portant l’imaginaire du mouvement psychédélique.

La kétamine se démarque des autres substances par une image ambivalente. Elle semble très appréciée par certains pour sa nouveauté, sa rareté et la spécificité de ses effets. Mais, pour la majorité des personnes interrogées, elle porte une image négative d’un produit trop fort, difficile à maîtriser, aux effets anesthésiants peu adaptés au contexte festif.

Enfin, l’héroïne resterait le produit le plus stigmatisé. L’héroïnomane est notamment associé à l’image du junky incarnant « l’usager dur », celui pour qui la consommation est une fin en soi, une « anesthésie du corps et de l’âme » (voir Xiberras, 1989). L’usage d’héroïne est associé à une consommation solitaire, isolante et apparaît parfois comme l’ultime barrière à ne pas franchir.

« Les produits permettent de tracer des frontières entre l’usage et l’abus, les toxicomanes expérimentés et ceux qui sont plus jeunes et moins avertis, les mauvais usages et les bons usages » (Duprez et Kokoreff, 2000, p. 158), et ces représentations changent avec les contextes sociaux. La stigmatisation de certains produits et de certains usages permet de tracer les contours de l’usage festif, et plus largement de l’usage contrôlé.

Le rôle des représentations dans la mise en place d’un usage maîtrisé

Pour Zinberg et Harding (1979), la condamnation de l’usage compulsif participe au contrôle de la consommation. Comme pour les représentations de produits, les représentations d’usages apparaissent comme des moyens de réguler sa propre consommation. Pour les personnes interrogées, la dépendance représente l’expérience à éviter, l’expérience la plus négative relative à l’usage de drogues.

Il ressort des discours deux façons de concevoir cette dépendance. Dans une première conception, elle correspond à l’incapacité de résister à la tentation de l’usage, ne pas savoir dire « non », par faiblesse ou par besoin. Dans une seconde conception, elle est associée à l’usage quotidien, à l’incapacité de se passer d’un produit de sorte que l’usage est intégré à la vie ordinaire. Elle est alors perçue comme « acceptable » pour des produits considérés comme « doux » (le cannabis par exemple), mais fortement stigmatisée pour les autres substances.

Ces figures de « mauvais usages », de « mauvais consommateurs » et de « mauvais produits » dessinent en creux les représentations des bons usages : savoir dire « non » s’il ne s’agit pas du bon contexte, du bon produit ou du bon moment ; parvenir à maintenir l’usage dans des contextes de consommation choisis ; parvenir à ne pas « polluer » les autres domaines de la vie professionnelle, personnelle ou sociale. C’est en cela que ces représentations sont de véritables outils dans la mise en place d’un usage maîtrisé.

L’impression d’une « consommation maîtrisée »

Au sein de notre échantillon, une majorité de personnes considère à moyen terme (plusieurs années d’expérience) avoir développé la capacité de gérer de façon positive leur consommation. Les problèmes de santé liés aux consommations sont perçus comme un risque lointain. A contrario, les effets recherchés dans l’usage correspondent à un bénéfice immédiat.

La pratique est liée à fois à la perte comme à l’accroissement du sentiment de contrôle. Moreau (2002) parle de « technicisation de la satisfaction pourtant manifeste dans les toxicomanies, et qui vise certainement à amplifier le plaisir escompté tout en diminuant la douleur qui l’accompagne inévitablement (accentuation du bien, minimisation du prix) » (p. 267). Si la prise de produits vise à accéder à des sensations nouvelles, surprenantes et donc partiellement incontrôlées, l’usage régulier permet de développer assez rapidement des techniques de potentialisation des effets recherchés et de réduction des effets secondaires. Mais contrôler les effets, surtout lorsqu’il y a polyconsommation, diminue parallèlement le sentiment de contrôle.

Les parcours de consommation évoluant sans épisode négatif traumatisant donnent aux usagers une assurance positive par rapport à leurs consommations. Seules les périodes d’excès, lorsqu’elles sont perçues comme telles et regrettées, diminuent ce sentiment de contrôle.

Notons aussi que les niveaux de consommation sont souvent sous-estimés, ce qui renforce l’impression d’avoir un rapport au produit maitrisé. Ce sentiment renforce probablement la volonté de ne pas arrêter ou du moins de ne pas envisager l’arrêt, de ne pas le programmer.

Conclusion

Le milieu festif techno se démarque des autres scènes festives par une importante disponibilité des produits et une relative tolérance envers l’usage de drogues. Ce contexte constitue un cadre propice à la consommation de substances psychoactives. S’ajoute au contexte la condition juvénile des participants. La découverte, puis l’insertion, dans un nouveau milieu peut rendre compte de l’adoption de pratiques propres à la subculture, en l’occurrence pour les fêtes techno : l’expérimentation de drogues de synthèse. La drogue peut devenir alors un élément de sociabilité et de socialisation, et l’usage jouer un rôle dans la construction identitaire.

Le passage de la simple participation aux fêtes à une participation plus large à l’univers culturel contribue à l’évolution des parcours de consommation. Comme nous avons pu le voir, la modification du rapport aux drogues va de pair avec l’engagement dans des activités, et plus particulièrement avec la professionnalisation en milieu festif. Trois typologies d’usage ont été distinguées pour rendre compte des « carrières de consommation ». L’usage festif correspond à la contextualisation la plus forte de la consommation dans la fête. L’usage récréatif apparaît comme un prolongement des consommations dans des cercles amicaux plus restreints. Enfin, l’usage dopant se présente comme la suite logique de l’entrée de la consommation dans la sphère professionnelle. Au-delà du changement de contexte dans l’usage, ces typologies rendent compte de la mise en place progressive dans les parcours : d’un auto-contrôle des consommations, d’une autonomie dans l’approvisionnement des produits, et d’une indépendance vis-à-vis des consommations des pairs.

Ces typologies ont été mises en relation avec les notions bien connues d’usage simple, d’usage abusif et de dépendance. Ainsi, les usages festifs, récréatifs et dopants peuvent s’inscrire dans le cadre d’un usage maîtrisé, mais les modalités du contrôle diffèrent selon les usages. En effet, la régulation par le groupe diminue à mesure que les consommations deviennent autonomes, indépendantes et auto-contrôlées. La dépendance renvoie à l’absence de contrôle dans les consommations, à la toxicomanie comme « ligne biographique dominante ». L’usage abusif se caractérise par un échec des modalités de contrôle, en termes de fréquence ou de quantité.

Cette notion de contrôle, telle qu’elle a été abordée, prend tout son sens au regard de la prise de responsabilités relatives à l’engagement dans une activité professionnalisante dans le milieu festif. Les musiciens et les organisateurs de free parties voient leurs consommations changer afin de pouvoir réaliser les tâches requises par leur activité et leur nouveau statut. La responsabilisation peut aussi être mise en correspondance avec la diminution spontanée des consommations et le renforcement de l’auto-contrôle.

La notion de contrôle semble aussi manifeste dans le passage de l’usage festif à l’usage récréatif. Le couple, comme le groupe, exercerait une pression normative en posant les bornes des pratiques autorisées et des limites à ne pas franchir. Les contrôles sociaux participent aussi, mais de façon moins nette, à l’intériorisation des interdits et des règles relatives à l’usage.

Enfin, la notion de contrôle ressort au niveau des représentations. En effet, cette notion apparaît à la fois dans les représentations des produits, des usages, des usagers et de leurs propres usages. Ces représentations délimitent les contours des consommations acceptables, des pratiques interdites, et participent, ici encore, à la mise en place d’un usage maîtrisé.

Bien que cette étude soit avant tout exploratoire, les résultats peuvent s’avérer essentiels dans une démarche de santé publique où il est nécessaire de connaître les déterminants de l’évolution des parcours de consommation et les leviers possibles de sensibilisation à leur maîtrise. Sur ce dernier point, la mise en évidence de l’existence des « logiques opérationnelles de contrôle » souligne l’intérêt des résultats de cette enquête pour pallier les difficultés à faire passer des messages inductifs de comportements dans le milieu festif techno. C’est en replaçant les messages en référence à des situations concrètes où le contrôle de la consommation est requis pour l’atteinte d’un but que l’on pourra faire appel à ces logiques opérationnelles peu affectées par le rapport à l’interdit et à la transgression.