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Introduction

La surveillance et la recherche dans le domaine de la toxicomanie indiquent des changements dans les tendances de consommation de substances psychoactives au Canada. En particulier, il semble que le crack (forme basique de cocaïne) occupe de plus en plus de place dans le marché de la drogue (Adlaf et coll., 2005 ; Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies, 2006 ; Fischer et coll., 2006). À Montréal, on a observé cette tendance à la hausse chez les utilisateurs de drogues injectables de même que chez les jeunes de la rue (Leclerc et coll., 2008 ; Roy et coll., 2002). Cette augmentation de l’usage du crack crée des inquiétudes, car cette substance est fortement associée à des conduites à haut risque pour des infections transmissibles sexuellement et par le sang (ITSS), par exemple, celles aux virus de l’immunodéficience humaine (VIH) et de l’hépatite C (Doherty et coll., 2000 ; Friedman et coll., 1995 ; Millson et coll., 2003 ; Neaigus et coll., 2007).

Ces comportements dits à risque peuvent être regroupés en deux grandes classes, soit les conduites sexuelles et les comportements de consommation de substances psychoactives. Dans la première classe, les conduites les plus souvent associées à l’usage de crack sont les suivantes : faire de la prostitution (Booth et coll., 2000 ; Des Jarlais et coll., 1992 ; Edlin et coll., 1994 ; Fullilove et coll., 1993 ; Hudgins et coll., 1995 ; Iguchi et Bux Jr., 1997 ; Semaan et coll., 1998 ; Weatherby et coll., 1992 ; Word et Bowser, 1997), avoir de multiples partenaires sexuels (Booth et coll., 2000 ; Hudgins et coll., 1995 ; Iguchi et Bux Jr., 1997  ; Hser et coll., 1999 ; McBride et coll., 1992 ; Wilson et DeHovitz, 1997) et avoir des partenaires sexuels s’injectant des drogues ou étant eux-mêmes infectés par une ITSS (Booth et coll., 2000 ; Des Jarlais et coll., 1992 ; Iguchi et Bux Jr., 1997 ; Word et Bowser, 1997 ; Ward et coll., 2000).

Quant aux comportements de consommation de substances psychoactives, on rapporte souvent le polyusage de drogues (Des Jarlais et coll., 1992 ; Fullilove et coll., 1993 ; McBride et coll., 1992 ; Grella et coll., 1997), la consommation régulière d’alcool (Edlin et coll., 1994 ; Iguchi et Bux Jr., 1997 ; McBride et coll., 1992 ; Grella et coll., 1997 ; Carlson et coll., 1999) et l’injection de drogues (Fuller et coll., 2001 ; Irwin et coll., 1996 ; Roy et coll., 2003 ; Sherman et coll., 2005) comme étant plus fréquents chez les usagers de crack. Pour l’injection cependant, la relation est moins claire puisque d’autres auteurs indiquent une réduction ou même une cessation de l’injection chez les utilisateurs de drogues injectables fumant du crack (Semaan et coll., 1998 ; Carlson et coll., 1999 ; Bruneau et coll., 2004 ; Deren et coll., 1999).

On possède encore peu de connaissances quant aux conséquences de l’usage de crack chez les jeunes de la rue. Ces jeunes adultes qui se retrouvent à la rue sont aux prises avec des conditions de vie précaires et un fardeau de morbidité et de mortalité important (Clatts et coll., 1998 ; Kelly et Caputo, 2007 ; Roy et coll., 2008). Ils sont donc particulièrement vulnérables aux conséquences de la consommation de substances psychoactives (Boivin et coll., 2005). Dans le contexte actuel où l’usage de crack semble être en progression dans cette population, il apparaît nécessaire de déterminer si cette consommation est reliée à la manifestation de comportements à risque d’ITSS chez ces jeunes. D’autant plus qu’à ce jour, la majeure partie de la recherche à ce sujet s’est effectuée auprès de populations plus âgées et de jeunes fréquentant les milieux scolaires, limitant ainsi la généralisation des résultats (Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies, 2007). Par ailleurs, la plupart des associations rapportées découlaient d’analyses univariées et ne tenaient donc pas compte de potentiels facteurs confondants.

La présente étude visait ainsi à (1) estimer la prévalence à vie et des six derniers mois de la consommation de crack chez les jeunes de la rue de Montréal et (2) évaluer la présence d’association entre l’usage de crack et certaines conduites à risque d’ITSS concomitantes chez ces jeunes.

Méthode

Dispositif et population à l’étude

Nous avons réalisé des analyses secondaires à partir de données amassées lors d’une étude de cohorte prospective portant sur l’incidence du VIH et de l’hépatite C chez les jeunes de la rue de Montréal. Les détails concernant la réalisation de cette étude ont été publiés ailleurs (Haley et coll., 2004). En voici les grandes lignes.

Pour participer à l’étude, les jeunes devaient, dans l’année précédente, avoir eu plus d’une fois à se chercher un endroit pour dormir ou avoir utilisé régulièrement les services des organismes de rue. Ces organismes étaient des centres de jour, des refuges, des organismes faisant du travail de milieu ou des roulottes et offraient divers services (repas, hébergement à court terme, services sociaux et de santé) (ibid). Les jeunes devaient aussi être âgés de 14 à 23 ans et pouvoir communiquer en français ou en anglais.

Le recrutement s’est fait au sein des organismes du centre-ville de Montréal oeuvrant auprès des jeunes de la rue. Des visites y étaient faites régulièrement par les intervieweurs qui, après avoir vérifié l’admissibilité d’un jeune, lui offraient un rendez-vous pour une entrevue. De juillet 2001 à juin 2004, un échantillon de convenance de 858 jeunes a ainsi pu être constitué.

Collecte de données et variables à l’étude

L’entrevue se déroulait dans un local situé au centre-ville, où les participants signaient un formulaire de consentement et rencontraient un intervieweur qui leur administrait un questionnaire. Ce dernier avait été développé lors d’une étude de cohorte antérieure et avait fait l’objet à ce moment d’une étude de fiabilité et d’un pré-test (Roy et coll., 2001). Il comportait des questions en lien avec les caractéristiques sociodémographiques, les comportements de consommation de substances psychoactives et les conduites sexuelles du jeune. Toutes les variables tirées de ce questionnaire étaient donc basées sur des données autodéclarées. Chaque participant était identifié par un numéro de cohorte, ce qui a permis de réaliser les analyses secondaires de manière entièrement anonyme. De plus, notre projet a reçu l’approbation du comité d’éthique de la recherche en santé chez l’humain du Centre hospitalier universitaire de Sherbrooke.

Nous avons estimé la prévalence de consommation de crack (oui/non) à l’entrée dans l’étude pour deux périodes de temps, soit à vie et au cours des six derniers mois. Les conduites à risque ont été documentées uniquement pour les six mois précédant l’entrevue. Pour cette raison, elles seront appelées conduites récentes ci-après.

Conduites sexuelles récentes

En nous basant sur la littérature scientifique, nous avons retenu trois types de conduites sexuelles à risque : la prostitution, les partenaires sexuels multiples et les relations sexuelles avec des partenaires à risque d’ITSS. La prostitution se définissait comme un échange d’argent, de drogue ou d’autre chose pour une relation sexuelle. Pour la variable portant sur les partenaires sexuels multiples, on demandait simplement au jeune de donner le nombre de partenaires avec qui il avait eu des relations sexuelles récemment. Quant aux partenaires sexuels à risque, ils étaient qualifiés comme tels s’ils étaient des utilisateurs de drogues injectables, des personnes vivant avec le VIH, des hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes, des hommes se prostituant ou des femmes se prostituant. Nous avons choisi d’évaluer séparément ces cinq types de partenaires sexuels puisque le risque de transmission du VIH ou de l’hépatite C n’est pas le même pour tous, variant selon le type de pratiques sexuelles et la prévalence de l’infection dans la population concernée. Toutes ces variables étaient mesurées d’emblée de façon catégorielle et dichotomique (oui/non), à l’exception de la variable portant sur le nombre de partenaires, laquelle était continue.

Comme variables potentiellement confondantes, nous avons évalué l’âge, le sexe, l’injection de drogues récente, le sans-abrisme récent, la délinquance grave précoce et la marginalisation sociale récente. Toutes ces variables étaient catégorielles et celles dites récentes faisaient référence aux six mois ayant précédé l’entrevue. On considérait qu’un jeune s’était injecté dès qu’il déclarait avoir consommé au moins une substance de cette façon à au moins une reprise. Le sans-abrisme incluait toute situation où le jeune avait dû se chercher un endroit pour dormir et qui l’avait forcé à se rendre par exemple dans un centre d’hébergement, chez un ami ou à dormir dehors. Par délinquance grave précoce, on entendait le fait d’avoir commis au moins un acte délinquant parmi quatre possibilités (avoir utilisé une arme pour se défendre, être entré par effraction quelque part, avoir volé une voiture ou avoir volé quelque chose valant plus de 100 $) à l’âge de 12 ans ou moins (Le Blanc, non publié). La marginalisation sociale se définissait par le fait de ne pas avoir été inscrit à l’école et de ne pas avoir eu de source principale de revenu d’un travail à temps plein ou partiel pour la période de référence. Bien que plusieurs auteurs rapportent une association entre l’origine ethnique et l’usage de crack (Hudgins et coll., 1995 ; Iguchi et Bux Jr., 1997 ; McBride et coll., 1992 ; Grella et coll., 1997), nous n’avons pas retenu cette caractéristique parmi nos facteurs de confusion étant donné l’homogénéité de notre échantillon pour le pays de naissance.

Comportements récents de consommation de substances psychoactives

Les comportements les plus souvent associés à l’usage de crack et pour lesquels nous disposions d’informations étaient les suivants : l’injection de drogues, la consommation d’alcool et le polyusage de substances psychoactives. Les participants devaient déclarer s’ils avaient manifesté chacun de ces comportements récemment. L’injection de drogues a été mesurée par une variable de type oui/non. La consommation d’alcool a été mesurée en termes de fréquence lors du dernier mois (cinq catégories). Quant au polyusage de substances psychoactives, il s’agissait d’une variable continue exprimée en nombre de types de substances que le jeune déclarait avoir consommées au cours des six mois précédents. Les types possibles étaient les suivants : cannabis, hallucinogènes, substances volatiles, amphétamines, médicaments d’ordonnance, cocaïne, héroïne et speedball[1]. Les variables choisies comme facteurs de confusion étaient les suivants : l’âge, le sexe, le sans-abrisme récent, la marginalisation sociale récente et la délinquance grave précoce.

Analyses statistiques

Des analyses descriptives (moyennes, écarts-types et proportions) ont été faites pour chacune des variables à l’étude. Les prévalences à vie et récente d’usage de crack ont été calculées sous forme de proportions avec des intervalles de confiance à 95 % (IC95%) basés sur l’approximation normale de la distribution binomiale.

Afin d’évaluer les associations entre les conduites à risque d’ITSS et la consommation de crack, nous avons utilisé la régression logistique multivariée en suivant les étapes de modélisation proposées par Hosmer et Lemeshow (1989). Pour les conduites sexuelles, les analyses ont été effectuées uniquement pour les jeunes actifs sexuellement au cours des six mois précédant le recrutement. La consommation de crack récente était employée comme variable dépendante et chaque conduite à risque, comme variable indépendante. Nous avons d’abord procédé à des analyses bivariées afin de ne garder que les conduites à risque pour lesquelles on obtenait un rapport de cotes (RC) brut significatif à p ≤ 0,20. À cette étape, nous avons dû modifier certaines des variables. Le nombre de partenaires sexuels a été catégorisé (deux partenaires et moins vs trois partenaires et plus) puisque cette variable n’était pas linéaire. Le seuil choisi représente le facteur de risque d’ITSS retenu par le Complément québécois aux Lignes directrices canadiennes sur les ITS (Laberge et coll., 2007). Nous avons aussi regroupé les catégories de fréquence de consommation d’alcool, de telle sorte que la variable utilisée dans nos analyses indiquait seulement si le jeune avait bu ou non de l’alcool au cours du dernier mois. Finalement, nous avons dichotomisé le nombre de types de substances consommés (un type ou moins vs deux types et plus).

Pour chacune des conduites conservées, nous avons ensuite développé un modèle multivarié dans lequel tous les facteurs de confusion énumérés précédemment ont été inclus. Pour être conservées dans le modèle final, ces covariables devaient être significatives à p ≤ 0,05 ou provoquer une modification de 20 % ou plus du RC de la conduite évaluée. La qualité globale des modèles multivariés finaux a été appréciée au moyen de la statistique d’Hosmer et Lemeshow (Hosmer et coll., 1991).

On rapporte de manière assez constante dans les écrits scientifiques, un effet modérateur du sexe sur l’association entre les conduites sexuelles à risque et l’usage de crack (Edlin et coll., 1994 ; Weatherby et coll., 1992 ; Hser et coll., 1999 ; Wilson et DeHovitz, 1997). Cette interaction a aussi été rapportée avec l’infection au VIH (Doherty et coll., 2000). Ces auteurs s’accordent pour dire que l’association entre une conduite sexuelle à risque ou l’infection au VIH et l’usage de crack est systématiquement plus forte chez les femmes comparativement aux hommes. Afin de vérifier si cet effet modérateur se retrouve aussi chez les jeunes de la rue de Montréal, nous avons testé une interaction entre le sexe et chacune des conduites, tant sexuelles que de consommation.

Résultats

Sur l’ensemble des 858 jeunes de la rue recrutés, 857 étaient admissibles pour nos analyses, car pour l’un des sujets, l’information sur la consommation de crack récente était manquante. Les participants étaient en moyenne âgés de 20,4 ans (écart-type (ÉT) ± 2,1 ans) et avaient consommé leur première substance psychoactive vers l’âge de 12,5 ans (ÉT ± 2,4 ans). Un peu plus des deux tiers (68,9 %) de l’échantillon étaient composés de garçons. La presque totalité des jeunes disait être née au Canada. Les caractéristiques sociodémographiques des participants, stratifiés selon leur usage de crack, sont présentées au tableau 1.

Tableau 1

Caractéristiques sociodémographiques des jeunes de la rue de Montréal ayant participé à l’étude (n = 857)

Caractéristiques sociodémographiques des jeunes de la rue de Montréal ayant participé à l’étude (n = 857)

* Durant les 6 mois précédant l’entrevue.

Valeurs de p rapportées pour la comparaison entre les deux groupes faite au moyen du test du χ². Seuil α fixé à 0,05.

§ 1 donnée manquante.

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Une majorité de jeunes, soit 66,6 % (IC95% [63,4 - 69,8]), a répondu avoir consommé du crack au moins une fois dans sa vie, ce qui correspond à 571 jeunes. Lorsqu’on les questionnait sur leur consommation au cours des six mois précédant l’entrevue, 38,0 % (IC95% [34,7 - 41,3]) d’entre eux disaient en avoir fait usage (n = 326).

Conduites sexuelles associées à l’usage de crack

Au total, 772 participants avaient été actifs sexuellement durant les six mois précédant leur recrutement. Pour ce sous-échantillon, les trois types de conduites sexuelles étudiées se sont avérés être significativement liés à l’usage de crack. En effet, à l’étape des analyses bivariées, nous avons pu constater que les usagers de crack actifs sexuellement étaient plus à risque de s’être prostitués, d’avoir eu plus de deux partenaires sexuels et d’avoir eu des partenaires sexuels à risque (ceux ayant le VIH, s’injectant des drogues, étant un homme ou une femme se prostituant ou étant un homme ayant des relations sexuelles avec d’autres hommes) au cours des six derniers mois. Le tableau 2 présente les proportions de participants ayant manifesté l’une ou l’autre de ces conduites sexuelles, selon leur usage de crack. Les rapports de cotes bruts ainsi que leur IC95 % y sont aussi rapportés.

Tableau 2

Conduites sexuelles associées à l’usage de crack récent chez les jeunes de la rue de Montréal actifs sexuellement au cours des 6 mois ayant précédé l’entrée dans l’étude (n = 772). Analyses bivariées

Conduites sexuelles associées à l’usage de crack récent chez les jeunes de la rue de Montréal actifs sexuellement au cours des 6 mois ayant précédé l’entrée dans l’étude (n = 772). Analyses bivariées

* 2 données manquantes.

1 donnée manquante.

§ 4 données manquantes.

5 données manquantes.

** 3 données manquantes.

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Chacune de ces conduites a ensuite été introduite dans un modèle de régression logistique multivariée afin de contrôler pour des facteurs potentiellement confondants. Nous avons ainsi créé sept modèles multivariés, soit un pour chaque conduite, auxquels les covariables d’âge, de sexe, d’injection récente, de sans-abrisme récent, de marginalisation sociale récente et de délinquance grave précoce ont été ajoutées. Même après avoir contrôlé pour toutes ces covariables, toutes les conduites sexuelles sont demeurées significativement associées à l’usage de crack. À noter toutefois que pour les modèles sur la prostitution et les relations sexuelles avec au moins un partenaire sexuel féminin se prostituant, la variable de marginalisation sociale n’a pas été retenue puisqu’elle ne causait pas de confusion. Le risque de manifester une de ces conduites, lorsqu’il y avait consommation de crack, était augmenté de près de deux à huit fois selon le comportement. Le tableau 3 présente les rapports de cotes ajustés et les IC95 % de chaque conduite sexuelle.

Tableau 3

Résultats de la régression logistique multivariée pour les conduites sexuelles associées à l’usage de crack récent, chez les jeunes de la rue de Montréal actifs sexuellement au cours des 6 mois ayant précédé l’entrée dans l’étude

Résultats de la régression logistique multivariée pour les conduites sexuelles associées à l’usage de crack récent, chez les jeunes de la rue de Montréal actifs sexuellement au cours des 6 mois ayant précédé l’entrée dans l’étude

* Ajustement fait pour le sexe, l’âge, l’injection récente, le sans-abrisme récent, la marginalisation sociale récente (sauf pour prostitution et relations sexuelles avec ≥ 1 partenaire féminin se prostituant) et la délinquance grave précoce.

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Quant à la qualité globale des modèles finaux, mis à part celui portant sur les partenaires sexuels s’injectant des drogues, tous les autres modèles semblaient très bien s’ajuster aux données. C’est du moins ce que nous a indiqué la statistique de Hosmer et Lemeshow calculée pour chaque modèle. Nous avons donc recherché les sujets ayant le plus d’influence sur l’estimation des paramètres pour le modèle sur les partenaires sexuels s’injectant des drogues. Nous avons constaté que 5,8 % des sujets étaient très influents et qu’à peine 2 % des sujets étaient considérés comme des cas extrêmes (c’est-à-dire allant à l’encontre du modèle). Nous avons donc conclu que ce modèle était globalement de bonne qualité malgré tout, puisque habituellement on retrouve 5 % de sujets très influents lorsque les données se distribuent de façon normale (Moore et McCabe, 1999).

Finalement, nous avons étudié les raisons pour lesquelles l’intervalle de confiance du RC pour les partenaires sexuels ayant le VIH était aussi large. Il ne semblait pas y avoir de problème de multicolinéarité entre les différentes variables du modèle. Ce serait plutôt un manque de puissance qui expliquerait cette situation, puisqu’un très faible nombre (n = 11) de jeunes a déclaré avoir eu au moins un partenaire sexuel séropositif.

Comportements de consommation de substances psychoactives associés à l’usage de crack

L’ensemble des 857 participants a été inclus dans ces analyses. En bivarié, les jeunes qui avaient consommé du crack récemment étaient plus à risque d’avoir manifesté des comportements de consommation à risque d’infections transmissibles sexuellement et par le sang. En effet, le polyusage de substances psychoactives, la consommation d’alcool et l’injection de drogues étaient associés de manière significative à l’usage de crack. Le tableau 4 présente les proportions de participants ayant mentionné avoir eu l’un de ces trois comportements lors des six derniers mois ainsi que les rapports de cotes bruts et leur IC95%.

Tableau 4

Comportements de consommation de substances psychoactives associés à l’usage de crack récent chez les jeunes de la rue de Montréal (n = 857). Analyses bivariées

Comportements de consommation de substances psychoactives associés à l’usage de crack récent chez les jeunes de la rue de Montréal (n = 857). Analyses bivariées

* Au cours des 6 derniers mois.

Cannabis, hallucinogènes, substances volatiles, amphétamines, médicaments d’ordonnance, cocaïne, héroïne et speedball.

§ 1 donnée manquante.

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Nous avons ensuite développé trois modèles par régression logistique multivariée afin de prendre en compte l’effet potentiellement confondant d’autres covariables. Même en tenant compte de l’effet du sexe, de l’âge, du sans-abrisme récent, de la marginalisation sociale récente et de la délinquance grave précoce, les trois comportements de consommation de substances psychoactives sont demeurés significativement associés au crack. Le risque de manifester l’un de ces comportements était augmenté de deux à dix fois lorsqu’un jeune faisait usage de crack. Le tableau 5 présente les rapports de cotes ajustés de chaque comportement de consommation ainsi que leur IC95 %. La qualité globale des trois modèles finaux était bonne puisqu’ils s’ajustaient bien aux données selon la statistique d’Hosmer et Lemeshow.

Tableau 5

Résultats de la régression logistique multivariée pour les comportements de consommation de substances psychoactives associés à l’usage de crack récent chez les jeunes de la rue de Montréal

Résultats de la régression logistique multivariée pour les comportements de consommation de substances psychoactives associés à l’usage de crack récent chez les jeunes de la rue de Montréal

* Ajustement fait pour le sexe, l’âge, le sans-abrisme récent, la marginalisation sociale récente et la délinquance grave précoce.

Au cours des 6 derniers mois.

§ Cannabis, hallucinogènes, substances volatiles, amphétamines, médicaments d’ordonnance, cocaïne, héroïne et speedball.

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Pour chaque variable de comportement à risque, nous avons recherché la présence d’une interaction avec le sexe. Nos analyses statistiques n’ont pas montré d’interaction entre chacun de ces comportements et le sexe des participants.

Discussion

Notre étude a permis de calculer la prévalence de consommation de crack à vie et récente chez les jeunes de la rue de Montréal pour la période 2001-2005. On constate ainsi que l’usage de cette substance est particulièrement répandu chez ces jeunes, puisque environ les deux-tiers d’entre eux disaient en avoir consommé au moins une fois dans leur vie (66,6 % IC95 % [63,4 - 69,8]) et qu’ils étaient 38,0 % (IC95 % [34,7 - 41,3]) à en avoir consommé dans les six mois précédant leur entrevue. Ce qui signifie qu’un peu plus de la moitié des jeunes qui avaient fait usage de crack dans leur vie en avaient aussi consommé récemment.

Au sein d’autres groupes d’individus vulnérables, on obtient un portrait relativement similaire. Le réseau de surveillance canadien I-Track nous apprend que de 2003 à 2005, 65,2 % des utilisateurs de drogues injectables (surtout de la cocaïne) interviewés à travers le Canada disaient avoir fumé du crack au cours des six mois précédents (Public health agency of Canada, 2006). Chez les personnes s’injectant de l’héroïne, la proportion d’usagers de crack était d’environ 25 % vers la fin des années 1980 et le début des années 1990 (Des Jarlais et coll., 1992 ; Grella et coll., 1997).

En revanche, la situation est alarmante lorsque l’on compare la prévalence d’usage récent chez les jeunes de la rue à celle mesurée chez les jeunes fréquentant l’école. Au Québec, en 2002, 5,2 % des jeunes du secondaire disaient avoir consommé de la cocaïne au cours de la dernière année (Dubé et coll., 2007). Cette enquête ne faisait malheureusement pas la différence entre la cocaïne en poudre et le crack. À la même époque, en Ontario, 2,1 % des jeunes du secondaire disaient avoir consommé du crack au cours de l’année précédant l’enquête (Adlaf et Paglia-Boak, 2007).

Notre étude a aussi permis d’évaluer la présence d’association entre certaines conduites à risque d’ITSS et l’usage de crack. Il s’est avéré que toutes les conduites évaluées étaient significativement associées à la consommation de crack, même après ajustement pour plusieurs variables confondantes. Ainsi, il semble que les jeunes de la rue qui consomment du crack s’exposent davantage à des infections entre autres par le VIH et le virus de l’hépatite C puisqu’ils sont plus à risque par exemple de se prostituer, d’avoir de multiples partenaires sexuels ou encore de s’injecter des drogues. Ces constatations corroborent les résultats de nombreuses autres études sur le sujet, mais qui, jusqu’à présent, avaient principalement été menées auprès de populations plus âgées. Par ailleurs, dans ces écrits, l’association entre l’injection de drogues et la consommation de crack n’était pas très claire. Certains auteurs avaient identifié le crack comme un facteur d’initiation ou d’intensification de l’injection (Fuller et coll., 2001 ; Irwin et coll., 1996 ; Roy et coll., 2003 ; Sherman et coll., 2005), alors que d’autres le décrivaient comme une alternative à cette voie d’administration (Semaan et coll., 1998 ; Carlson et coll., 1999 ; Bruneau et coll., 2004 ; Deren et coll., 1999). Nos résultats indiquent que chez les jeunes de la rue, l’usage de crack serait associé à un risque trois plus élevé de s’injecter des drogues (RC 3,0 IC95 % [2,1 - 4,1]).

D’autre part, on pourrait se questionner quant à l’impact de la consommation d’alcool sur le risque de contracter une ITSS. Selon nos résultats, un jeune qui consomme du crack est deux fois plus à risque d’avoir bu de l’alcool au cours du mois précédent (RC 2,0 IC95% [1,3 - 3,1]). Habituellement, c’est plutôt la consommation régulière ou quotidienne d’alcool que l’on associe à l’usage de crack (Iguchi et Bux Jr., 1997 ; McBride et coll., 1992 ; Grella et coll., 1997 ; Carlson et coll., 1999). Par ailleurs, la consommation excessive d’alcool a été associée à un risque plus élevé d’ITSS dans des populations afro-américaines (Raj et coll., 2009 ; Rasch et coll., 2000). Dans notre cas, la consommation mensuelle d’éthanol serait plutôt un indicateur de polyconsommation de substances psychoactives et le risque émergerait probablement de ce comportement. Nos analyses indiquent d’ailleurs que les participants usagers de crack déclaraient dix fois plus souvent un polyusage de drogues que les non usagers (RC 10,3 IC95 % [5,3 - 20,0]).

Il faut se rappeler que le caractère transversal de nos analyses ne permet pas d’inférer de causalité puisque nous avons étudié des phénomènes contemporains. Par conséquent, il est possible qu’un jeune ait manifesté certaines conduites à risque puisqu’il devait subvenir à ses besoins et se procurer entre autres du crack. Il se peut que ce même jeune se soit prostitué ou injecté des drogues parce qu’il subissait les effets nocifs du crack et que son jugement était gravement altéré.

Évidemment, notre étude comporte certaines limites. D’une part, il était impossible de procéder à l’échantillonnage des participants de manière aléatoire. En effet, les jeunes de la rue font partie des populations particulièrement difficiles à recruter pour une étude, d’autant plus que nous n’avons aucune idée de la taille exacte de la population totale des jeunes de la rue de Montréal (Kelly et Caputo, 2007 ; Canadian Paediatric Society, 1998 ; Faugier et Sargeant, 1997). Malgré le fait qu’il s’agissait d’un échantillon de convenance, il est raisonnable de dire qu’il était représentatif de l’ensemble de la population de ces jeunes, et ce, grâce au recrutement fait dans de nombreux organismes de rue.

D’autre part, dans une étude où l’on traite de sujets aussi sensibles que la consommation de drogues et les conduites sexuelles, on peut s’attendre à un biais de désirabilité sociale. On pourrait craindre une sous-déclaration de ces comportements désapprouvés légalement ou socialement. Dans notre cas, ce biais a pu être atténué par l’attitude d’ouverture et de respect des intervieweurs, par l’assurance de la confidentialité des réponses données et par la divulgation minimale d’informations concernant les critères de sélection de l’étude au moment du recrutement. De plus, plusieurs auteurs indiquent que les données autorapportées par des populations vulnérables sur des sujets aussi délicats sont généralement valides et fiables (Fischer et coll., 2006 ; Booth et coll., 2000 ; Tortu et coll., 2004).

Finalement, étant donné que certaines questions couvraient de longues périodes de temps, cela a pu entraîner un biais de rappel. Afin d’en réduire la probabilité, le questionnaire utilisé ciblait des périodes de temps restreintes (six ou un mois) pour plusieurs comportements. Les intervieweurs utilisaient aussi un calendrier où les participants pouvaient indiquer les principaux événements de leur vie personnelle survenus au cours des six derniers mois. De plus, les jeunes ne devaient pas être en état d’intoxication pour répondre aux questions.

En conclusion, cette étude met en évidence à quel point l’usage de crack est répandu chez les jeunes de la rue de Montréal et réaffirme les liens de cette consommation avec les conduites à risque d’ITSS. Les jeunes qui consomment du crack sont dans une situation de précarité plus grande que leurs semblables non usagers et ils manifestent plus souvent des conduites particulièrement délétères pour leur santé. En conséquence, il apparaît nécessaire d’attirer l’attention des instances de santé publique sur les jeunes de la rue qui consomment du crack. Il n’existe pas actuellement d’interventions efficaces et spécifiques pour prévenir ou traiter l’usage de cocaïne, donc de crack (Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies, 2006 ; Haydon et Fischer, 2005 ; Leonard et coll., 2008 ; Leslie, 2008). De toute évidence, il faut poursuivre, voire intensifier, l’offre de services en matière de réduction des méfaits auprès des jeunes de la rue, comme par la promotion d’activités sexuelles à faible risque et la distribution de matériel pour un usage plus sécuritaire de crack. Il faudrait aussi améliorer la compréhension du phénomène de consommation de crack chez les jeunes de la rue de Montréal. Si l’on parvient à mieux cerner ce qui pousse les jeunes de la rue à s’initier au crack, on pourra ensuite être en mesure de développer des interventions appropriées pour cette population particulière.