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N’hésitons pas, de temps à autre, à nous enivrer, non pour nous noyer dans le vin mais pour y trouver un peu de répit […]. On n’a pas appelé l’inventeur du vin Liber parce qu’il délie la langue mais parce qu’il délivre notre âme des soucis qui l’asservissent, la soutient, la vivifie et lui redonne du courage pour toutes ses entreprises.

Sénèque 55 AD. De la tranquillité de l’âme, p. 151

Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, la compensation de leur liberté ravie, les instruments de la tyrannie.

Étienne de La Boétie, 1576. Le discours de la servitude volontaire, p. 222

Nous poursuivons dans ce deuxième numéro notre parcours sur la piste de la drogue aux limites de la société. La polysémie variable selon les contextes et les usages du signifiant drogue – parfois pharmakon, souvent toxikon, toujours analogon – se révèle un prétexte pour explorer la multidimensionnalité du social. L’expérience des drogues – sans égard à leurs propriétés et à leurs fonctions – nous renvoie d’emblée dans les marges de la vie en commun (Perreault, 2009), aux confins de multiples frontières inclusives et exclusives (permis/défendu, privé/public, nature/culture, corps/esprit, classe/genre, etc.) sans cesse à redéfinir. Autant « les effets d’une drogue sont protéiformes » et varient selon les personnes et les savoirs (Becker, 2016 : 90), autant les conceptions de la société changent selon les perspectives déployées. Nous entrons, aux dires de certains, dans une ère postsociale où l’idée même de société est en crise alors qu’« elle désigne de moins en moins des appartenances et de plus en plus des conflits internes et externes » (Touraine, 2014 : 35-75). Savons-nous en fait ce qu’est une société, où commence-t-elle et où se termine-t-elle ? Existent-elles réellement (Ingold, 2013 : 434) ?

Nous ne prétendons pas pouvoir répondre à ces questions complexes. Chaque article réuni dans ce numéro thématique double de la revue Drogues, santé et société explore différentes dimensions constitutives et normatives de cette abstraction conceptuelle que l’on appelle « société ». Or, faut-il le souligner, pour la plupart des auteurs, la société demeure dans le développement de leur propos une notion fluide difficilement saisissable qui se confond avec différents aspects des réalités matérielles et immatérielles des formes de vie tantôt partagées, tantôt séparées. Le lecteur est invité à son tour à repenser le « social » en entremêlant les itinéraires de recherche qui composent l’unité des deux numéros. Chacun des textes pose un regard spécifique sur les frontières du social – qui sont autant des limites et des passages – que les représentations autour des drogues aident à mieux saisir.

Dans le premier numéro, sur la piste des usages des « drogues » et de leurs usagers nous avons entraperçu, parmi d’autres, les dimensions transnationales, métaphysiques et virtuelles qui composent une vie sociale toujours en processus de formation où le global et le local s’entrechoquent et s’interpénètrent et où les mondes du vivant et des esprits s’enlacent. Le recours aux substances psychotropes s’inscrit dans ce multivers de sens tout en tension, dans une démarche relationnelle orientée par un « devenir autre » qui se révèle avec la volonté de l’agir un devenir soi-même.

Dans ce deuxième numéro, la focalisation sur la drogue et les pratiques nous amène à examiner de plus près les lignes de tensions qui traversent dans les « sociétés » les relations entre les groupes, les personnes et les institutions. Sont abordées plus spécialement des situations vécues par les peuples premiers, relatives à la morale ou reliées à la sortie des dépendances.

En ouverture du numéro, les anthropologues Leila Inksetter et Marie-Pierre Bousquet nous présentent les relations ambivalentes que les Anicinabek entretiennent à l’égard de l’alcool. Les auteures nous introduisent à l’histoire de la fracture sociale qui marque les relations tendues entre les colonisateurs eurocanadiens et les peuples autochtones, fracture qui se répercute jusque dans la vie des communautés et qui est particulièrement perceptible dans la confrontation entre la pratique chamanique héritée de la tradition et la pratique religieuse inculquée par les missionnaires. L’originalité de l’article est de juxtaposer les versions autochtones et non autochtones en montrant comment leur incompatibilité est l’expression de rapports de force et de pouvoir inégaux. Nous découvrons comment l’alcool a été à la fois un vecteur indispensable dans les échanges mercantiles avec les Européens et un facteur de marginalisation des Amérindiens. Aussi, aux yeux des leaders Anicinabek actuels, l’élimination de l’alcool évoque-t-elle « une sorte de retour à une période précolonisation ».

Nous continuons dans le deuxième article notre parcours parmi les peuples premiers du Québec en montant un peu plus au nord chez les Eeyous de Chisasibi. Nous entrons à l’intérieur d’une communauté profondément affectée par une histoire de perturbations coloniales et dont la relocalisation à la fin des années 1970, en raison des développements hydroélectriques sur leur territoire, a mené à une accentuation des problèmes d’alcoolisme. Nous partons avec l’auteur à la rencontre de buveurs et d’ex-buveurs qui nous parlent de leurs relations ambivalentes avec l’alcool et le « monde vécu ». Le dialogue avec ces personnes que plusieurs n’hésitent pas à traiter de zombies lorsqu’elles sont en état d’ivresse sur la place publique nous amène à dépasser le discours réducteur de la victimisation. Certes, elles sont envahies par des sentiments de honte et des émotions de colère qui s’intensifient avec la prise d’alcool, mais elles demeurent néanmoins conscientes de leurs choix. La force du texte de Jacky Vallée est de nous montrer comment ces personnes, que l’image stéréotypée de la victime responsable de son sort renvoie aux limites de la vie commune voire à l’extérieur de leur communauté, expriment la fierté de ce qu’elles sont et en particulier la fierté de leur appartenance. Elles se savent les agents de leur propre destin et croient ainsi que « s’aider soi-même, c’est aider toutes les personnes que l’on côtoie ».

Notre incursion dans les milieux autochtones du Québec se prolonge dans le troisième article, alors que l’anthropologue Livia Vitenti nous partage les observations qu’elle a recueillies sur la vie et les valeurs dans deux communautés lors d’une recherche ethnographique étalée sur cinq années. L’auteure nous introduit chez les Atikamekw de Manawan et les Anishnabek du Lac Simon en suivant la piste du suicide qui constitue un problème social important que l’on associe souvent, à tort ou à raison, à la dépendance à l’alcool et aux drogues. Différentes explications courantes des déclencheurs ou « facteurs immédiats » du suicide (violence, manque d’affection, système des pensionnats, etc.) sont examinées. Or, si l’usage de l’alcool et des drogues est présent dans la grande majorité des cas, il ne saurait expliquer le suicide. Au plus, il est un facilitateur du passage à l’acte. Le problème ne peut être compris sans être transposé dans les ramifications historiques complexes des rapports de domination avec la société englobante ni sans tenir compte des particularités de chaque histoire individuelle. Si la mort est une rupture irréversible avec la vie, elle ne marque pas la fin de la relation avec la communauté, alors que le souvenir du suicidé continue à habiter les proches qui se questionnent sur les significations de son départ. L’article ouvre des voies d’explication, mais les interrogations demeurent entières.

Dans le quatrième article, nous quittons le monde des Premières Nations et des enchevêtrements historiques tendus entre les membres des communautés et les institutions de la société englobante, pour aborder la dimension morale de l’usage des drogues. « L’usage des drogues est-il moralement acceptable ? » Et « qu’est-ce que l’éthique normative peut nous dire des enjeux liés aux drogues ? » Voilà deux questions difficiles auxquelles le philosophe Martin Gibert s’affaire à chercher des pistes de réponse en examinant différentes postures en éthique appliquée (conséquentialisme, déontologisme, perfectionnisme, etc.), qu’il nuance et qu’il compare à la lumière des apports spécifiques de l’approche minimaliste et de son « principe d’asymétrie morale » selon lequel « le bien et le mal que l’on se fait à soi-même n’a pas la même importance morale que celui qu’on fait aux autres ». Suivant cet argument, « la société ou l’État ne devrait pas limiter la liberté des individus lorsque cela n’affecte pas d’autres individus ». Or transposé dans le débat sur l’usage des drogues et ses coûts humains et sociaux qui dépassent de loin le seul bien-être individuel, il devient extrêmement difficile de déterminer les limites de cette liberté. Les intervenants sur le terrain de même que les acteurs engagés dans la réflexion sur la légalisation des drogues gagneront à lire cet article qui aborde, en les évaluant, plusieurs attitudes possibles à l’endroit des usages et de leur acceptabilité. Dans un monde où la référence à la société a de moins en moins de signification, où les attaches sociales sont de plus en plus vécues sur le plan de la réalité virtuelle, il y lieu de se demander si le pacte moral n’est pas l’ultime lien entre les individus, l’ultime ancrage véritable de la vie en commun ? Mais comment concevoir ce « pacte » sans céder au paternalisme bienveillant de la loi ? La question est laissée sans réponse.

Quel rôle l’évaluation morale peut-elle jouer dans les modes de traitement du « trouble addictologique » ? Telle est la piste de recherche qui oriente la sociologue Line Pedersen parmi les trajectoires des personnes désirant arrêter ou diminuer leur consommation d’alcool ou de drogues. Nous suivons, dans cette dernière étape de notre parcours, l’auteure dans son étude de terrain de deux milieux d’intervention aux philosophies en apparence conflictuelle que sont, d’un côté, les centres spécialisés de soin qui préconisent la réduction des risques et de l’autre, les groupes d’entraide qui prônent l’abstinence totale et définitive. Malgré leurs différences déterminantes, il ressort de la rencontre avec les intervenants et les usagers-patients de l’un ou l’autre des milieux que l’une des clés de la réussite des approches est l’attestation du « sujet sous emprise » en sujet responsable. Dans tous les cas, l’usager ou le malade est « le principal expert de lui-même ». Aussi convient-il « de prendre en compte l’articulation entre le processus d’objectivation dans une identité sociale de malade, de patient ou d’usager et le processus de subjectivation du devenir soi ». L’une des originalités de l’article est de montrer les difficultés que pose pour la sortie des dépendances l’articulation du registre de sens de la « souffrance psychique » avec l’idée d’une « société addictogène » qui valorise la consommation et les sensations rapides. Comment passer du statut de personne victime de sa dépendance et abandonner les marges aliénantes de la société afin de se frayer un chemin « vers un vivre ensemble moins incertain et moins risqué » ?

La conception du numéro thématique « la drogue aux limites de la société » dont nous présentons ici le deuxième volet a été organisée sous le mode de l’essai. Les auteurs invités à collaborer à son développement ont accepté de jouer le jeu en examinant depuis leur champ de recherche spécifique les relations « à la marge » qui s’établissent entre les personnes, les drogues et différentes institutions de la société. Sauf exception, ces auteurs ne sont pas des spécialistes des drogues ou alors, ils préfèrent parler de plantes psychotropes, d’enthéogènes ou de breuvages des Dieux pour nommer ce que l’auteur de ces lignes appelle « drogues ». À l’instar de l’usage populaire, le mot drogue a une connotation péjorative pour la plupart d’entre eux. Seule exception qui mérite d’être soulignée est lorsque l’on fait allusion aux endo-drogues, soit des « drogues » générées par l’organisme – telles que les endorphines voire la DMT – ou qui proviennent de l’intérieur de l’écosystème et des enlacements du vivant avec l’esprit des ou de la plante, comme l’ayahuasca. Autrement dit, les drogues seraient néfastes lorsqu’elles sont conçues comme un « corps étranger » qui pénètre dans un système – qu’il soit vivant ou social – pour en transformer sa nature idéale, alors qu’elles seraient bénéfiques lorsqu’elles sont produites depuis l’intérieur du système dont elles font ressortir les « pouvoirs » de sa nature.

Les conceptions des drogues et de leurs usages sont des révélateurs normatifs de la constitution du social et de ses limites internes et externes. Nous n’avons abordé dans le cadre de ce numéro thématique double que quelques-unes des frontières ambivalentes de la vie en société et des pratiques liées à la « drogue ». Beaucoup d’autres recherches et approches seront nécessaires (droit, criminologie, santé, ethnographie, etc.) pour mieux comprendre la complexité multidimensionnelle du social dans ses relations – limites – avec les drogues. Dans tous les cas, souhaitons-nous de savoir dépasser la frontière du sens et des préjugés.

La réalisation de ce numéro thématique double a impliqué un nombre considérable d’acteurs. Je remercie personnellement chacun des auteurs qui ont contribué à sa concrétisation en jetant un regard original et en apportant leur lumière sur une thème aux contours volontairement flous. Mais plus que tout, j’aimerais souligner la participation inestimable des évaluateurs qui, dans l’ombre de l’anonymat, ont ajouté une profondeur réflexive à ce travail collectif, lequel, je le souhaite, saura poursuivre sa voie vers une meilleure compréhension de la réalité des drogues.