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INTRODUCTION

L’abandon d’une profession peut être l’aboutissement d’un processus de désengagement à travers lequel la personne enseignante développe des attitudes négatives à l’égard de sa profession (Kamanzi et al., 2017). Force est de constater que certaines expériences émotionnelles vécues négativement par les personnes enseignantes peuvent expliquer cette situation, mais aussi la pénurie d’enseignantes et d’enseignants pour qui la profession ne s’avère pas attrayante dans ces conditions difficiles (Goyette et Sirois, 2020). Mukamurera et al. (2013) soulignent d’ailleurs que déjà, lors de la phase d’insertion professionnelle, cette expérience humaine s’avère complexe, car chaque nouvelle personne enseignante vit différentes situations émotionnelles qui découlent d’interprétations relatives à son vécu ou même à ses valeurs. La pression psychologique qui peut être ressentie par les jeunes personnes enseignantes durant les premières années dans la profession démontre alors le besoin de les soutenir sur le plan personnel (Mukamurera et al., 2013). Ainsi, il convient de reconnaître la place des compétences socio-émotionnelles dans le cadre des programmes de formation continue au Québec, sachant que les personnes enseignantes qui développent ces compétences interviennent non seulement de manière plus efficace auprès des enfants et apprennent à mieux gérer leur stress, mais éprouvent aussi moins de problèmes liés à la santé mentale et physique (Pharand et Doucet, 2013).

Cet article présente les résultats d’une étude menée par entrevues semi-dirigées auprès de 16 enseignantes à l’éducation préscolaire provenant de cinq régions administratives du Québec. L’objectif était de déterminer plus spécifiquement les besoins de formation continue liés au développement des compétences socio-émotionnelles et perçus comme prioritaires par le personnel enseignant à l’éducation préscolaire. Les résultats révèlent entre autres des besoins liés à la conscience de soi, l’un des domaines définis dans plusieurs travaux de la Collaborative for Academic, Social, and Emotional Learning (Zins et al., 2004). En effet, dans le cadre de notre recherche, être soutenu pour parler de ses émotions au travail, réguler ses émotions au regard de la gestion des comportements difficiles ou encore développer des connaissances relatives au développement émotionnel de l’enfant ont été reconnus comme des besoins prioritaires à mettre de l’avant dans le cadre des activités de formation continue. Cet article présente les résultats relatifs à la période de l’insertion professionnelle et permet de formuler des hypothèses de réflexion quant à la pénurie de personnel enseignant du Québec intervenant au préscolaire, mais se concentre surtout sur des pistes d’action pouvant être mises en oeuvre dans le cadre de programmes de formation continue pour assurer sa rétention dans la profession.

PROBLÉMATIQUE

Au Québec, à l’éducation préscolaire, les programmes éducatifs (Ministère de l’Éducation, 2021; Ministère de la Famille, 2019) stipulent que les enseignantes et les enseignants doivent favoriser le développement des compétences socio-émotionnelles chez les tout-petits et que ces apprentissages sont déterminants pour leur adaptation sociale et scolaire (Denham et al., 2012). Néanmoins, plusieurs personnes enseignantes se disent peu formées pour répondre aux besoins socio-émotionnels des enfants, car elles déplorent elles-mêmes ne pas avoir pris le temps de réfléchir à leurs propres compétences socio-émotionnelles pendant leur formation initiale (Beaumont et Garcia, 2020; Bridgeland et al., 2013; Pelletier, 2015; Pelletier, à paraître). Pourtant, lors des débuts en enseignement, Sauvé (2012) souligne l’importance de la prise de conscience de soi et de ses limites pour poursuivre et s’investir à long terme dans la profession enseignante.

Dans le cadre des formations à l’enseignement au Québec, peu de place est accordée à la réflexion sur soi (Goyette et Martineau, 2018), bien que le fait d’identifier ses propres émotions et celles des autres soit un facteur important pour l’adaptation de l’individu (Mikolajczak et al., 2014). Les émotions font partie du quotidien des personnes enseignantes, sachant qu’elles ont un effet non seulement sur leurs représentations de la profession ainsi que sur leurs perceptions du milieu, des élèves ou des collègues, mais aussi sur leur propre sentiment de compétence (Goyette, 2009; Pelletier, 2015). Aussi, elles ont une incidence sur leurs décisions dans différentes situations émotionnelles vécues avec les enfants, les parents et même les collègues (Pelletier, à paraître). Toutefois, on souligne le manque de formation et de soutien relativement aux émotions dès l’entrée en poste (Carpentier et al., 2019), alors qu’il y a tout avantage à bien se connaître sur les plans psychologique, social et professionnel pour mieux vivre les débuts dans la profession (Belzile, 2016).

La période de l’insertion professionnelle peut représenter un choc de la réalité, du stress ou même une certaine désillusion au regard des attentes que l’on peut avoir par rapport à notre choix professionnel (Mukamurera et al., 2013). C’est ce qui peut constituer des enjeux importants de gestion émotionnelle. En effet, ces enjeux peuvent influer non seulement sur les représentations et l’engagement professionnel, mais surtout sur la confiance et l’estime de soi des jeunes personnes enseignantes (Mukamurera et al., 2013; Pelletier, à paraître). La façon dont la personne se perçoit et les ressources psychologiques qu’elle mobilise pour s’adapter positivement à une situation peuvent contribuer à sa décision de quitter ou non l’enseignement (Sauvé, 2012). Il convient alors de déterminer les besoins relatifs aux contenus spécifiques à aborder en formation continue auprès des personnes enseignantes en insertion professionnelle en donnant directement la parole aux enseignantes et enseignants.

APPROCHE THÉORIQUE

Les compétences socio-émotionnelles

Minichiello (2017, p. 1) définit les compétences socio-émotionnelles comme « des savoir-être qui peuvent être acquis, enseignés et évalués; elles contribueraient à un sentiment d’efficacité individuelle et collective et sembleraient prédictives d’un certain bien-être individuel et social ». Bien qu’il y ait un certain manque de consensus autour d’une seule définition, il existe toutefois un tronc commun qui regroupe l’expression, la compréhension et la régulation de ses émotions et de celles des autres (Denham et Brown, 2010). Dans le cadre des travaux de la Collaborative for Academic, Social, and Emotional Learning (2013) et de plusieurs recherches à travers le monde (Bernard et al., 2017; Cefai et al., 2018; Jennings et Greenberg, 2009; Shanker, 2014), cinq domaines ont été mis de l’avant pour définir les compétences socio-émotionnelles : la conscience de soi, l’autogestion, la conscience sociale, les habiletés relationnelles et la prise de décision responsable (Zins et al., 2004).

La conscience de soi, qui représente le domaine principal de notre article, regroupe des compétences menant la personne à identifier et reconnaître les émotions et leur influence sur le comportement afin que cette personne soit en mesure d’évaluer ses forces et ses limites (Goyette, 2009). Le second domaine, l’autogestion, implique de comprendre ses réactions et ses actions amorcées par les émotions (Goyette et Martineau, 2018), mais, surtout, d’établir des objectifs motivants qui permettent à la personne de s’accomplir professionnellement (Théorêt et Leroux, 2014). La conscience sociale permet à la personne de démontrer de l’empathie et ainsi de faire preuve d’ouverture à l’autre. Au regard de la profession enseignante, il peut s’agir du questionnement relatif au développement d’un enfant d’âge préscolaire, des connaissances essentielles lorsqu’on intervient auprès de jeunes enfants (Hamre et Pianta, 2010). Le domaine des habiletés relationnelles regroupe des compétences visant les relations saines et harmonieuses par la communication de nos attentes et l’écoute des autres, ou même en étant capables de demander de l’aide au besoin (Zins et al., 2004). La prise de décision responsable, le dernier domaine de compétences, implique de prendre en compte la gestion des émotions des personnes pour être en mesure d’évaluer efficacement un problème, de l’analyser ou encore de trouver des solutions tout en considérant la dimension éthique de son travail (Shanker, 2014).

Dans le cadre de notre étude, nous avons exploré ces cinq domaines au regard des propres compétences des personnes enseignantes qui interviennent à l’éducation préscolaire. Il convient de préciser qu’il existe certaines différences entre les niveaux préscolaire, primaire et secondaire quant à l’identité des personnes enseignantes (Tardif et Lessard, 2004). Par exemple, au préscolaire, les relations humaines prennent une place considérable en collaborant avec les parents ou les collègues (Goyette et Martineau, 2018), mais surtout en intervenant auprès des jeunes enfants. Le manque de collaboration et le sentiment d’isolement sont d’ailleurs reconnus comme étant des motifs d’abandon en contexte d’insertion professionnelle (Carpentier et al., 2019; Nappert, 2018).

De plus, les études étant souvent orientées vers les compétences socio-émotionnelles à faire développer chez les enfants (Beaumont et Garcia, 2020; Jenning et Greenberg, 2009; Pelletier et Goyette, à paraître; Schonert-Reichl, 2017), la nôtre tient compte de celles des enseignantes et des enseignants du préscolaire. Giampino (2012) souligne que la période de la petite enfance est certes déterminante pour le développement de la personnalité de l’enfant, mais qu’il est essentiel de porter une attention particulière à ce que ressentent eux-mêmes les adultes qui l’entourent. Ainsi, dans le cadre de cet article, nous nous intéressons plus spécifiquement aux besoins relatifs au domaine de la conscience de soi, et ce, dès l’entrée dans la profession enseignante.

Le domaine de la conscience de soi en contexte d’insertion professionnelle

La conscience de soi est généralement définie comme étant la capacité, chez un individu, de devenir l’objet de sa propre attention (Duval et Wicklund, 1972). Ainsi, la conscience de soi est certes liée à la connaissance de soi, mais aussi à l’attention que l’on porte à ses sentiments et à ses pensées personnelles. D’autre part, la conscience de soi est la capacité à reconnaître ses émotions, mais surtout ses forces et ses défis les concernant (Collaborative for Academic, Social, and Emotional Learning, 2013). On parle ainsi de la connaissance que l’on peut avoir envers soi-même, donc de sa capacité à reconnaître ses émotions et leur influence sur soi et sur les autres (Mayer et Salovey, 1997). De plus, Buss (1980) souligne que la conscience de soi devient un objet social, ce qui explique que les compétences sociales et émotionnelles sont liées entre elles (Denham, 2007).

Plusieurs chercheurs dans le domaine de l’insertion professionnelle soutiennent que les débuts dans la profession enseignante exercent une grande influence sur la perception de soi, mais également sur le sentiment d’efficacité (Belzile, 2016). Pourtant, les personnes enseignantes débutant dans la profession sont souvent laissées à elles-mêmes (Carpentier et al., 2020, alors qu’elles gagneraient à mieux se connaître sur les plans psychologique, social et professionnel en vue de mieux vivre leur insertion dans l’enseignement (Belzile, 2016). Beaulieu (2006) soutient que les émotions jugées négatives qui influent sur le rendement d’une personne enseignante peuvent être réduites lorsque cette dernière possède un haut niveau de connaissance de soi, car cette compétence agit sur ses réflexions et sa prise de décision (Pelletier, 2013). En d’autres mots, les personnes conscientes de leurs émotions sauront les reconnaître tout en identifiant leur cause.

Aldrup et al. (2020) soulignent l’importance de tenir compte de ses propres états émotionnels pour pouvoir interagir avec les jeunes enfants qui développent eux-mêmes des compétences socio-émotionnelles, mais aussi pour faire face aux situations émotionnelles vécues avec tous les autres partenaires impliqués dans le milieu scolaire. Les pratiques orientées vers la conscience de soi aideront ainsi la personne enseignante à faire face à ces situations. En effet, il n’est pas toujours possible de mettre de côté ses émotions, mais l’important est d’abord d’en prendre conscience, et ce, dès les débuts dans la profession (Pelletier, à paraître). D’ailleurs, selon Gossenbacher et Riva (2018), le fait de cacher ses émotions et ses ressentis au travail s’avère inauthentique et peut même mener à l’épuisement professionnel. Plusieurs personnes enseignantes débutantes peuvent donc ressentir des besoins de soutien différents, et lorsque ces derniers ne sont pas pris en compte, cela peut mener certes à l’épuisement professionnel, mais aussi à l’abandon de la profession (Carpentier et al., 2020).

Puisque la réflexion sur les améliorations à faire à l’entrée de la profession est essentielle pour diminuer les problèmes psychologiques des personnes enseignantes débutantes et favoriser leur persévérance dans la profession (Carpentier et al., 2020), nous nous intéressons dans cet article au premier domaine de compétences socio-émotionnelles, à savoir la conscience de soi et, de manière plus spécifique, à celle des personnes enseignantes en insertion professionnelle. L’objectif de ce texte est donc d’explorer les besoins de formation continue plus spécifiques aux jeunes personnes enseignantes vivant la période de l’insertion professionnelle du point de vue d’enseignantes au préscolaire, qu’elles vivent actuellement cette période ou qu’elles possèdent déjà plusieurs années d’expérience.

MÉTHODOLOGIE

Échantillonnage

Au regard d’une démarche qualitative, l’échantillonnage de cette recherche est intentionnel (Savoie-Zajc, 2007). Un nombre de 16 personnes, toutes de sexe féminin, ont répondu à l’appel entre les mois de décembre 2020 et de février 2021 par l’entremise des réseaux sociaux. Elles sont âgées de 27 à 53 ans et possèdent entre 4 et 30 années d’expérience dans l’un des centres de services scolaires de la province de Québec (régions du Bas-Saint-Laurent, de la Capitale-Nationale, de Chaudière-Appalaches, de la Côte-Nord et de Laval). Sur les 16 participantes, deux d’entre elles n’avaient que quatre années d’expérience lors de l’entrevue. Toutefois, elles avaient déjà obtenu un contrat au préscolaire.

Protocole de recherche

L’entrevue semi-dirigée a été choisie pour recueillir les données, sachant qu’elle permet d’aborder, entre autres, une liste de catégories préétablies, de formuler des questions à partir de ces dernières et de les appliquer selon un ordre choisi (Poupart, 1997). Cinq catégories représentaient les cinq domaines de compétences socio-émotionnelles : conscience de soi, conscience sociale, autogestion, habiletés relationnelles et prise de décision responsable. Les questions étaient formulées selon la priorité accordée aux différentes compétences qui ont fait l’objet d’une première collecte de données par questionnaire soumis à 48 participantes (Pelletier, à paraître). Nous présentons, dans cet article, les résultats de la seconde collecte de données, laquelle porte sur le premier domaine de compétences socio-émotionnelles, la conscience de soi, et sur les besoins de formation continue plus spécifiques au contexte d’insertion professionnelle. Il est à noter que les participantes devaient entre autres répondre à ces deux questions : « Quelles compétences liées à la conscience de soi auriez-vous aimé développer dans le cadre de votre formation universitaire? Pourquoi? » ou encore « Quelles compétences liées à la conscience de soi aimeriez-vous développer dans le cadre de la formation continue? Pourquoi? » Sachant que le domaine de compétences de la conscience de soi est peu présent dans la formation initiale, mais qu’il a pourtant des répercussions notables sur le cheminement de la personne enseignante lorsqu’elle se retrouve sur le marché du travail (Goyette et Martineau, 2018), l’analyse des données nous permettait de mettre en exergue des besoins de formation continue perçus comme importants à intégrer dès l’entrée dans la profession enseignante.

Analyse des données

Pour cette étude portant sur les besoins de formation continue des personnes enseignantes au préscolaire et du développement de leurs compétences socio-émotionnelles, une première étape de lecture et de relecture du matériel a d’abord été réalisée (Deslauriers, 1991). Par la suite, le processus de codage des transcriptions des entrevues a été fait selon la démarche de Miles et Huberman (1984), c’est-à-dire la sélection des phrases se rapportant à la conscience de soi. Pour présenter les données qualitatives, le format narratif a été privilégié, et des extraits d’entrevues ont ainsi été sélectionnés (Miles et Huberman, 2003). Au regard de cette étude, l’analyse des données s’est arrêtée au moment où ces dernières n’ajoutaient plus rien à l’élaboration des catégories obtenues. En d’autres mots, la saturation a été atteinte lorsqu’elle a reposé sur une diversité maximale des données (Mucchielli, 2009).

RÉSULTATS ET DISCUSSION

Lors de l’analyse et de l’interprétation des résultats, ces derniers mettent en lumière différents besoins de formation continue relatifs au domaine de la conscience de soi chez les jeunes personnes enseignantes qui interviennent à l’éducation préscolaire au Québec. Des hypothèses de réflexion sont formulées quant à la pénurie de personnel enseignant au Québec, mais, plus spécifiquement, des pistes d’action sont suggérées au regard de la formation continue pour assurer la rétention des personnes enseignantes et pour éviter leur abandon de la profession.

Se sentir soutenu pour parler de ses émotions au travail

L’abandon d’une profession peut être l’aboutissement d’un processus de désengagement à travers lequel la personne enseignante développe des attitudes négatives à l’égard de sa profession (Kamanzi et al., 2017). Que ce soit au Québec ou en Europe, plusieurs études démontrent que les enseignantes et les enseignants peuvent se sentir abandonnés d’un point de vue émotionnel lorsqu’il est question de problématiques rencontrées dans la profession enseignante (Gauthier-Lacasse et Robichaud, 2018). Lors de la période de l’insertion professionnelle, plusieurs émotions peuvent être ressenties chez les nouvelles personnes enseignantes et, dans le cadre de notre étude, les participantes interrogées soulignaient que, souvent, les jeunes enseignantes et enseignants préféreraient taire leurs émotions, ne se sentant pas soutenus pour les exprimer.

Quand on commence en début de carrière, on ne laisse pas entrevoir beaucoup d’émotions. Tu veux bien paraître, donc on dirait que tu fais un peu abstraction. Tu as peur de ne pas te faire respecter dans tes émotions. (CS-15)

Je ne me sens pas toujours comprise et écoutée. Donc, ça fait qu’un moment donné, on n’a pas envie de parler, pis moi, je suis dans ce processus-là. (PDR-07)

Bien qu’elles puissent vouloir prêter attention à leurs sentiments et faire preuve de conscience de soi devant les différentes problématiques rencontrées, certaines personnes enseignantes préfèrent taire ce qu’elles ressentent en tentant d’accepter leur sort ou même de se concentrer sur ce qu’elles ont plutôt l’impression de contrôler (Gauthier-Lacasse et Robichaud, 2018). Cette situation d’insatisfaction et de refoulement n’est donc pas sans conséquence, car taire ses émotions au travail peut certes mener à l’abandon, mais aussi à l’épuisement professionnel (Grossenbacher et Riva, 2018). En effet, cacher ses émotions et ses ressentis au travail s’avère inauthentique et peut même être épuisant avec le temps (Grossenbacher et Riva, 2018).

Les résultats mettent donc en lumière des besoins quant au développement de compétences liées à la conscience de soi qui tendent vers la capacité de partager ses réelles émotions dans le cadre de son travail, mais également de se sentir soutenu pour le faire. Aussi, il s’agit de prendre le temps de réfléchir à ses propres compétences socio-émotionnelles dès l’entrée dans la profession enseignante pour comprendre l’incidence que peuvent avoir les émotions sur nos décisions (Beaumont et Garcia, 2020; Bridgeland et al., 2013; Pelletier, 2015, à paraître). En effet, les émotions peuvent influencer non seulement les représentations de la profession ainsi que les perceptions du milieu, des élèves ou des collègues, mais elles peuvent aussi avoir des répercussions sur le sentiment de compétence des jeunes personnes enseignantes (Goyette, 2009; Pelletier, 2015).

Réguler ses émotions au regard de la gestion des comportements difficiles

Dans le cadre de notre étude, les participantes ont souligné le fait que les nouvelles personnes enseignantes pouvaient se sentir impuissantes auprès des enfants de la classe qui présentent des comportements difficiles ou des émotions jugées plus négatives. Elles se disaient même peu satisfaites de leur formation universitaire à cet égard (Brault-Labbé, 2015; Pelletier et Goyette, à paraître). Rappelons que cela n’est pas sans conséquence sur leur rétention dans la profession enseignante. En effet, dans le cadre de nombreuses études, il est démontré que la gestion des comportements s’avère un des éléments qui justifient souvent l’abandon de la profession chez les jeunes personnes enseignantes (Ndoreraho et Martineau, 2006).

C’est sûr que moi, je considère qu’on doit mieux former les futurs enseignants sur les troubles de comportements […] parce que nos classes sont difficiles. Pis si on n’a pas un bagage avec nous quand on commence, on est démuni et on veut quitter la profession. (CS-02)

Dès l’entrée dans la profession enseignante, on rappelle l’importance de mobiliser les ressources nécessaires pour s’adapter positivement aux réalités de la profession. En effet, selon cette participante, cette situation peut contribuer à la décision d’abandonner ou non la profession enseignante (Sauvé, 2012). Pourtant, comme le mentionnent certaines participantes, il y a peu de soutien au regard des aspects affectifs qui concernent le travail enseignant et l’insertion professionnelle (Carpentier et al., 2020). Ainsi, comme le rapporte une autre participante, il importe d’outiller les jeunes personnes enseignantes quant à la gestion des comportements, certes, mais il est crucial de développer avant tout des compétences socio-émotionnelles liées à la conscience de soi au regard de ces situations émotionnelles pouvant être vécues.

[…] pour pouvoir gérer les comportements, il faut commencer par reconnaître comment on se sent là-dedans. Pour ça, il faut reconnaître qu’on est des êtres humains et qu’on a nous-mêmes des émotions. Je trouve qu’on n’en parle pas assez. […] quand j’accompagne de jeunes enseignants, collègues, je nous redonne beaucoup le droit d’avoir des émotions. (MS-06)

Il se dégage donc des résultats des besoins de formation continue relatifs à la capacité d’analyser ses propres comportements et ses émotions, et l’influence qu’ils ont eux-mêmes sur les émotions et les comportements des enfants. L’intervention auprès des enfants qui éprouvent des difficultés de comportement et les émotions négatives pouvant en découler peuvent communiquer de l’information négative sur ses propres compétences en tant que personne enseignante (Gaudreau et al., 2012). Agissant sur ses décisions et sa prise de décision de quitter ou non la profession enseignante (Pelletier, 2013), il importe de développer ces compétences qui relèvent du domaine de la conscience de soi. En effet, les émotions négatives peuvent influer sur le rendement de la personne enseignante, mais elles peuvent être réduites lorsque cette dernière possède un haut niveau de connaissance de soi (Beaulieu, 2006). En d’autres mots, les personnes conscientes des émotions qu’elles pourraient vivre avec les enfants dans différentes situations émotionnelles savent les reconnaître et déterminer leur cause. La régulation des états émotionnels, c’est-à-dire de ce que la personne pense, peut influencer la manière de se sentir et de se comporter, et joue alors un rôle important dans la gestion des comportements plus difficiles (Gaudreau et al. 2012). Cette situation est d’autant plus importante lorsqu’on intervient auprès de jeunes enfants.

[…] il y a un gros besoin de parler de la gestion des comportements chez les tout-petits qu’on aborde peu et qui fait que, finalement, on est peu outillés quand on arrive sur le terrain. (HR-11)

Développer des connaissances relatives au développement émotionnel de l’enfant

Lors de la période de la petite enfance, les enfants développent des compétences socio-émotionnelles. Pour interagir avec eux dans ce contexte, Aldrup et al. (2020) soulignent l’importance de tenir compte de nos propres états émotionnels en tant qu’adultes. Toutefois, les personnes enseignantes en exercice déplorent le manque de formation liée au développement des compétences socio-émotionnelles, que ce soit pour elles-mêmes ou pour celles qui sont à faire développer chez les enfants (Beaumont et Garcia, 2020; Bridgeland et al., 2013; Pelletier, 2015, à paraître). Comme le mentionne cette participante, ces connaissances sont nécessaires pour intervenir efficacement auprès des enfants :

Je pense qu’on a tout intérêt à développer ça chez de jeunes enseignants et de bien comprendre aussi le développement de l’enfant : d’où est-ce qu’il part? Où est-ce qu’il s’en va? La maturité émotionnelle de l’enfant aussi, la santé mentale chez l’enfant, le stress. […] Je ne pourrais faire rien de significatif s’il n’y avait pas de lien affectif et si le lien émotionnel n’était pas là. (C-05)

Au Québec, la formation continue des enseignantes à la maternelle est considérée comme étant insatisfaisante à cet égard (Dumais et Soucy, 2020). En effet, il semble y avoir des lacunes en ce qui a trait aux connaissances liées au domaine socio-émotionnel de l’enfant ainsi qu’au Programme de formation de l’école québécoise à l’éducation préscolaire[1] (Dumais et Soucy, 2020; Nappert, 2018). Cela n’est donc pas sans conséquence sur les jeunes personnes enseignantes qui interviennent au préscolaire, comme en témoigne cette participante :

Si c’est de jeunes enseignants, ce qui les insécurise beaucoup, c’est qu’ils ne savent pas où s’en aller. On a un programme qui est beaucoup axé sur le développement global de l’enfant. On n’a pas de savoirs essentiels ou de savoirs à atteindre à telle étape, travaille telle affaire. Mais, c’est très insécurisant […]. C’est vraiment là, je trouve, que les enseignants manquent d’accompagnement […]. (MS-05)

Selon certaines participantes interrogées, ce manque de connaissances liées au développement émotionnel de l’enfant d’âge préscolaire provoque une certaine insécurité chez les jeunes personnes enseignantes. Bigras et al. (2019) soulignent quant à eux le manque de formules d’accompagnement réflexif des personnes enseignantes de la maternelle une fois qu’elles sont en poste sur le marché du travail. Il y a donc tout avantage à ce que la formation continue mise sur ce domaine de compétences, car la personne enseignante doit maîtriser des compétences liées au développement de l’enfant de cet âge, à ses besoins et aux pratiques qui les sous-tendent (Japel et al., 2017; Dumais et Soucy, 2020). En effet, ne possédant pas ces connaissances et n’ayant pas développé les compétences attendues, les jeunes personnes enseignantes peuvent éprouver du stress, ce qui peut mener à l’intention de quitter la profession (Nappert, 2018).

Il se dégage donc des résultats des besoins de formation continue relatifs au développement de compétences socio-émotionnelles basées sur des connaissances solides du développement émotionnel de l’enfant. Ainsi, il convient de faire développer, chez les jeunes personnes enseignantes, des compétences relatives à l’autoréflexion pour prendre conscience de leurs ressources personnelles à cet égard, ce qui contribuera aussi à une représentation positive de soi (Goyette et Martineau, 2018). Actuellement, la formation initiale semble incomplète et ne prépare pas adéquatement les jeunes personnes enseignantes à intervenir auprès des enfants des maternelles 4 et 5 ans (Bigras et al., 2019; Dumais et Soucy, 2020). Plusieurs postes sont à combler au Québec en maternelle 4 ans (Fortier, 2019). Pour s’assurer que ces jeunes enseignantes et enseignants seront bien outillés, cela implique de les accompagner en contexte de formation continue et de s’assurer qu’ils comprennent bien ce qu’est un enfant d’âge préscolaire d’un point de vue émotionnel tout en considérant leurs propres compétences pour le faire (Pelletier, à paraître).

Limites de l’étude

L’une des principales limites de cette étude exploratoire repose sur des considérations méthodologiques, dont l’échantillonnage proprement dit. D’une part, le fait de ne pas avoir ciblé de manière spécifique des personnes enseignantes qui débutaient dans la profession ne nous a pas permis de recueillir de l’information détaillée sur la façon dont elles vivent leur insertion professionnelle. De plus, les questions posées aux participantes n’évoquant pas directement la période d’insertion professionnelle, cela ne nous a pas permis de nuancer les résultats, ce qui aurait pu permettre de constater, par exemple, s’il existe des différences notables dans la maitrise des compétences socio-émotionnelles d’une personne plus expérimentée dans la profession. D’autre part, les analyses sont réalisées à partir du corpus de réponses d’un échantillon dont le nombre de 16 participantes ne permet pas la généralisation des résultats. Il est donc difficile de prétendre à une représentativité de la population générale en ayant un échantillon qui se limite à cinq régions administratives du Québec. En effet, nous ne pouvons prétendre que cette représentativité en est une pour l’ensemble des personnes enseignantes de ce territoire, bien qu’elle puisse en représenter une partie.

CONCLUSION

Cet article a permis de déterminer des besoins spécifiques à considérer quant aux contenus à aborder dans le cadre des formations continues offertes au personnel enseignant qui intervient à l’éducation préscolaire, et plus particulièrement à celui qui débute dans la profession enseignante. Il serait pertinent de questionner les formateurs, les superviseurs universitaires et les enseignants associés qui accompagnent les futures personnes enseignantes pendant leur stage afin de connaître leurs points de vue afin de développer les compétences socio-émotionnelles pour faire face aux situations stressantes qui peuvent être vécues dans le contexte de la profession enseignante (Pelletier, 2015). D’autre part, il serait tout aussi pertinent d’étendre ce champ d’investigation aux domaines des habiletés relationnelles. Ainsi, cela permettrait de documenter les compétences nécessaires au soutien émotionnel des personnes enseignantes dans le cadre de la formation continue en impliquant directement les directions d’école qui, bien qu’elles soient sollicitées, sont limitées dans leurs connaissances pour le faire (April et Bouchamma, 2017). Il serait aussi pertinent de revoir les contenus de la formation initiale des futurs enseignants et enseignantes pour y intégrer l’aspect socio-émotionnel lié à leur développement professionnel (Goyette, 2020; Pelletier, 2013). En effet, la formation en soi représente déjà une période difficile qui peut elle-même mener à certaines frustrations (Delsemme, 2004; Pelletier, 2015), d’où la nécessité d’amorcer une réflexion sur soi et de développer très tôt des compétences socio-émotionnelles pour se préparer aux réalités de la profession enseignante. Enfin, il faudrait sensibiliser les différents intervenants éducatifs impliqués dans la formation continue des personnes enseignantes (conseillers pédagogiques, directions, professionnels, etc.) à l’importance de la place des émotions dans un contexte d’intervention et de collaboration (Iancu et al., 2021), sans quoi les difficultés rencontrées dans ce contexte peuvent expliquer l’intention ou non de quitter la profession (Goyette et Martineau, 2018).

Sachant que l’abandon de la profession peut contribuer à la pénurie de personnel enseignant (Tardif, 2016), il y a tout lieu de se questionner sur la place des compétences socio-émotionnelles dans le cadre des formations, qu’elles soient initiales ou continues. En effet, la compréhension de ses émotions et de celles des autres peut mener à une perception plus positive de soi (Goyette et Martineau, 2018), mais aussi à des attentes plus réalistes par rapport aux autres (Martineau-Crète, 2020) et par rapport à la profession proprement dite (Mukamurera et al., 2013).