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Enjeu familial et redéfinitions de la famille

Définir la famille, dire ce qu’est une mère, un père ou un enfant, dire qui peut être un parent... dans la vie courante, cela semble aller de soi. Chacun vit habituellement sous l’impression vague que tout le monde a la même compréhension de ces notions, jusqu’à ce que des conflits de valeurs naissent dans son environnement immédiat ou que l’actualité mette en relief que le rapport à la famille et aux enfants varie considérablement selon les cultures et les contextes. Prenons pour exemples le contraste entre les généreux congés parentaux de plusieurs pays occidentaux qui voudraient encourager la natalité et la stricte politique chinoise de l’enfant unique; l’interdiction des contrats de mère-porteuse en France ou au Québec, mais leur soutien par l’État en Israël; les taux élevés de divorce, d’unions de fait, de stérilisation ou d’avortement dans certains pays, mais leur interdiction dans d’autres; le pouvoir des autorités traditionnelles ou religieuses sur toute question concernant la famille et la vie privée dans certains pays où l’appareil d’État est peu développé.

Même dans le langage des sciences humaines et sociales, la famille est souvent invoquée sans effort de précision particulier. Pourtant, chaque discipline ou domaine de savoirs sur la famille véhicule une certaine idée de ce dont il s’agit, qui peut différer sensiblement de celle qui prédomine dans un domaine voisin. Par exemple, quand ils s’interrogent sur sa famille, les spécialistes du développement de l’enfant pensent d’abord à la qualité de son attachement aux adultes qui l’élèvent. Les médecins ou généticiens penseront plutôt à ses ascendants biologiques. Pour leur part, les économistes et les planificateurs urbains associent d’abord les familles à des unités résidentielles ou à des « ménages » au sens des statistiques de recensement, et ils s’intéressent au nombre des personnes qui cohabitent au sein d’un ménage ou à leur niveau de revenu avant de s’intéresser à leurs liens de parenté éventuels. Ceux qui élaborent les politiques sociales, s’ils disent cibler des familles, pensent d’abord aux parents ayant la charge de jeunes enfants. Les juristes, eux, se passent souvent tout à fait du mot « famille » pour se concentrer sur l’union conjugale et la filiation qui sont les objets principaux du droit familial. Les anthropologues préfèrent aussi s’appuyer sur les concepts de parenté, d’alliance et de filiation, qu’ils savent définir, pour s’orienter dans le dédale des discours sur la famille.

Tous les différents découpages conceptuels du « fait familial » (voir l’article de Michel Messu) sont l’expression des points de vue et des intérêts des acteurs sociaux qui les proposent, les adoptent ou les imposent. Ils sont l’illustration la plus accessible du fait que la famille est un enjeu, dont la définition (à laquelle les savoirs sociologiques contribuent) évolue constamment au sein de sociétés de plus en plus réflexives (Giddens, 1994).

Ce numéro d’Enfances, Familles, Générations explore la question familiale en tant qu’enjeu sociétal et, partant, objet politique mobilisant l’État et les agents des pouvoirs publics ainsi que divers acteurs de la société civile concernés par l’indispensable travail reproductif (procréation, soins et assistance, éducation, socialisation...) accompli au sein des familles. Chacun des articles aborde un aspect particulier des tensions qui traversent l’espace social de compétitions et d’alliances qui s’est constitué à partir des années 1960 autour de cet enjeu de reproduction sociale (à propos du champ familial, voir Dandurand et Ouellette, 1995) : l’analyse sociologique du fait familial (Michel Messu), le mouvement familial québécois entre 1960 et 1990 (Denise Lemieux), les couples infertiles face à la médecine reproductive (Doris Chateauneuf), la relative rupture introduite par l’homoparentalité dans la construction sociale de la famille (Anne Cadoret), l’usage politique d’une notion de revenu familial qui occulte la dynamique interne des ménages familiaux (Hélène Belleau et Raphaëlle Proulx), la « parenté » qui peut être retracée entre le mariage romain et l’union libre québécoise (Benoît Laplante), l’attraction et la rétention des familles en milieu rural (Myriam Simard). Un article hors thème, mais étroitement lié à l’étude de l’enjeu familial, présente un bilan quantitatif de vingt-cinq ans de recherches sur la famille au Québec établi à partir de la banque bibliographique Famili@ (Renée Dandurand, Anne Deret et Sylvie Jutras). Leurs auteurs adoptent, de façon plus ou moins centrale, une perspective historique, puisqu’il s’agit de cerner des changements ayant des effets, notamment, sur les manières de penser.

Considérés de manière transversale, ces différents articles mettent principalement en relief les redéfinitions conceptuelles et normatives qui accompagnent les métamorphoses de la famille et de la parenté dans les sociétés occidentales (Godelier, 2004). Ces redéfinitions se manifestent d’abord dans les choix de vie familiale des individus et des couples, qui ont collectivement pris une distance par rapport au modèle institué de la famille nucléaire, formée d’un homme et d’une femme unis légalement pour la vie et de leurs enfants. Étant donné la fragilité des unions et une désaffection marquée à l’égard du mariage (au Québec, par exemple, près de 60 % des enfants naissent de parents vivant en union de fait, c’est-à-dire en union libre), c’est maintenant l’arrivée d’un enfant qui fait la famille et non la formation du couple parental. La famille – quelle que soit la définition aujourd’hui très variable qu’on en donne – reste une valeur importante, mais d’abord pour sa dimension affective et en tant que cadre de vie protecteur des enfants et propice à l’épanouissement personnel de chacun. L’émergence de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler les « nouvelles configurations familiales » a certes été rendue possible par l’individualisme et les valeurs d’autonomie et de liberté, mais aussi par la reconnaissance des droits des femmes et des enfants et l’effondrement du modèle de division du travail qui assignaient les mères au travail ménager et à la dépendance économique. D’autres facteurs importants ont aussi joué, comme le développement des technologies de la reproduction et de l’assistance médicale à la procréation, les protections légales contre la discrimination à l’encontre des gais et lesbiennes et, de façon générale, la valorisation des liens électifs.

Les débats publics et les discours savants suscités par ces nouvelles réalités portent autant sur l’interprétation qu’il faudrait en faire pour cerner adéquatement leur nature exacte et leur portée, que sur les conséquences qu’il faudrait en tirer sur le plan des lois, des politiques sociales et des programmes gouvernementaux. Les auteurs des articles réunis ici contribuent à cette réflexion.

L’article de Michel Messu propose une analyse compréhensive du sens de ces changements sociaux, en réponse à « la question de savoir comment se fait la famille aujourd’hui ». Cette question il la pose en sociologue, à propos de ce que les sociologues ont eu jusqu’ici à en dire. Il distingue d’abord – en soulignant leurs limites – les théories sociologiques qui ont défini la famille comme une construction sociale instituée par l’État et ses instances de contrôle et de moralisation (citant Bourdieu et Lenoir) des théories plus attentives à la valeur primordiale de l’intimité, de l’expression de soi et de la négociation conjugale au sein des familles empiriques contemporaines (citant Giddens, Finch et de Singly). Il propose ensuite de retenir plutôt une troisième voie d’approche du « nouvel ordre familial » (Attias-Donfut et al., 2002) conçu comme résultant de contraintes et d’influences diverses, décentré, en équilibre instable, qu’il s’agit d’appréhender à l’intersection des différentes lignes de son édification (le droit, l’idéologie et la religion, les points de vue subjectifs, les échanges amoureux, les pratiques domestiques et éducatives, les discours, le système de parenté...). Cette perspective vient réconcilier les deux premières, dans la mesure où elle tient compte des contraintes institutionnelles, des normes et des stéréotypes, mais aussi des dynamiques familiales internes, des attentes individuelles et de l’autonomie des acteurs. Elle tient compte également de la parenté « au sens anthropologique, [qui] représente toujours le point sur lequel viennent à buter les analyses sociologiques individualisantes du fait familial ». Pour la sociologie, il en découle une exigence de constante déconstruction / reconstruction du fait familial, tel qu’il est inscrit dans le paradigme individualiste contemporain. Cette proposition d’aborder le familial comme « un complexe de possibles contingents » correspond étroitement aux discours actuels sur le sens de la famille et la diversité des configurations familiales; aujourd’hui comme il y a vingt ans, même si la norme familiale a radicalement changé et qu’elle n’est plus aussi fortement déterminée, « la famille apparaît comme la plus naturelle des catégories sociales » (Bourdieu, 1993 : 34).

L’action publique et les politiques sociales et familiales exercent une influence majeure sur la construction sociale de la famille. Elles sont en effet pensées et mises en oeuvre en fonction d’une certaine idée de ce qu’est une famille légitime, des formes qu’elle peut prendre, des conditions de vie dont elle a besoin et qu’elle devrait reproduire, de son rôle dans l’éducation des enfants, etc. Elles la normalisent et demandent qu’on s’y conforme. Cette idée s’enracine certes dans l’histoire et la culture, mais elle est aussi la résultante des multiples transactions sociales (Gilbert, 2009) entre les instances politiques, les agents institutionnels – incluant les sociologues, statisticiens, médecins, psychologues et autres experts, les groupes de pression, les syndicats, les associations de parents d’élèves, etc. L’article de Denise Lemieux approche une dimension fondamentale de ces transactions et de leur influence sur la construction sociale de la famille et la constitution d’un champ familial au Québec.

Denise Lemieux retrace la structuration du mouvement qui, des années 1960 à 1990, a progressivement mené à ce que l’État québécois adopte le principe d’une politique familiale qu’il aurait la responsabilité d’élaborer et de mettre en oeuvre en partenariat avec les associations familiales et les autres acteurs de la société civile. Elle souligne la diversité des acteurs de ce mouvement réunissant des organismes de diverses allégeances idéologiques (services aux couples et aux familles, associations féministes...), mais aussi le rôle déterminant des groupes d’action catholique dans son émergence. Loin de promouvoir un statu quo familial, ces derniers ont ainsi contribué à redéfinir la famille comme devant faire l’objet de politiques publiques ciblées en fonction de sa contribution sociale spécifique. L’exposé des étapes de la démarche qui a débouché sur un engagement explicite de l’État québécois à l’égard de ses « partenaires » de la société civile permet de saisir comment, concrètement, ce sont des individus et des événements particuliers qui permettent que s’actualisent des projets et des principes. L’influence des leaders du secteur associatif pendant cette période a été liée au fait qu’ils étaient présents dans des instances provinciales, mais aussi fédérales et internationales. Certains ont aussi participé à la mise en place des services sociaux du secteur public et, de plus, ont siégé dans des organismes consultatifs créés par le gouvernement. Le sociologue universitaire Philippe Garigue, par exemple, a été président du Conseil supérieur de la famille de 1964 à 1970, mais aussi président de l’Union internationale des organismes familiaux de 1969 à 1974. C’est dans cette position d’influence et de visibilité qu’il a défini les paramètres de base de ce que devrait être une politique familiale distincte d’une politique de population, de lutte contre la pauvreté, de santé maternelle ou de condition féminine.

La question des rapports entre l’État, l’Église et la société civile qui vient d’être évoquée à propos de la mise en place d’une politique familiale est aussi approchée, mais autrement et en référence à l’histoire longue du mariage chrétien en Occident, dans les articles d’Anne Cadoret et de Benoît Laplante. Je force ce rapprochement peu évident (Denise Lemieux, Anne Cadoret et Benoît Laplante abordant des sujets très différents) parce qu’il dessine une piste de travail pour articuler l’étude des transformations récentes de la pensée juridique du mariage avec celle des transactions sociales et politiques qui ont redéfini l’enjeu familial en dehors de la sphère religieuse.

La prise en compte de la parenté, au sens anthropologique du terme, permet à Anne Cadoret d’articuler sa pensée sur l’homoparenté autour de deux axes principaux : d’une part celui d’un lien encore prégnant entre le modèle du mariage chrétien et le principe de filiation qui interdit encore, en France, de reconnaître le droit au mariage et à l’adoption aux couples homosexuels; d’autre part celui des pratiques quotidiennes par lesquelles les homoparents construisent des liens familiaux tissés en dehors du cadre légal en cohérence avec le système de parenté. Elle qualifie de « révolution tranquille » en train de se vivre l’impact sur l’ordre familial des différentes configurations de familles homoparentales. La construction juridique classique qui lie la filiation au mariage suppose que les parents de l’enfant sont ses géniteurs, de sexe différent; elle exclut ainsi la possibilité qu’un enfant ait plus d’un père ou plus d’une mère. Cependant, dès lors que des enfants nés dans le cadre d’un projet homoparental sont par ce biais inscrits, en pratique, dans un réseau cognatique de parenté, cette construction se trouve déconstruite. Ceci, couplé à la logique juridique d’égalité des droits individuels, a justifié des changements législatifs autorisant le mariage homosexuel et l’établissement de la filiation d’un enfant à l’égard de deux hommes ou deux femmes, dans plusieurs pays. Pourtant, en France, les autorités législatives ont refusé de franchir ce pas et des observateurs scientifiques qui ne s’y opposeraient pas estiment qu’il manque de connaissances empiriques pour éclairer ce choix (par exemple, Godelier, 2004). Dans un tel contexte, l’affirmation des familles homoparentales en tant que « familles » joue un rôle particulièrement crucial, puisque l’un des membres du couple parental n’a pas le statut légal de parent et aucun lien de filiation avec son enfant. Leur usage créatif des mots (famille, mère / maman, père / papa…) et des rituels de la parenté (choix des prénoms et des parrains et marraines, envois de faire-part...) vient contrebalancer leur marginalité par rapport à l’ordre juridique. Il leur permet aussi de donner une certaine place (de marraine ou de parrain, par exemple) aux tiers qui sont intervenus dans une procréation assistée, tout en reproduisant la norme d’un couple parental. Leur revendication est-elle pour autant, comme le dit Anne Cadoret, « d’être reconnus par la loi en tant que familles » ? La loi peut conférer des droits aux individus et non aux familles. C’est essentiellement leur statut légal qui permet aux parents hétérosexuels d’exister en toute légitimité même en dehors du couple et de la famille. C’est l’absence d’un tel statut qui rend inconfortable et incertaine la situation des beaux-parents au sein des familles recomposées.

L’arrivée d’un enfant est vue comme l’événement fondateur de la famille et l’accès au statut de parent est associé à un choix personnel. Or, ce choix s’inscrit dans un contexte de maîtrise très poussée de la contraception et des processus biologiques de la reproduction donnant à croire aux individus et aux couples que la réalisation de leur projet parental dépend de la force de leur désir d’enfant, de leur motivation et, s’ils sont malheureusement infertiles, d’une aide médicale à la procréation (AMP). L’article de Doris Chateauneuf analyse, entre autres aspects, la logique qui prévaut dans les interactions des médecins avec des couples infertiles suivis en cliniques de fertilité, qui construit la conception de l’enfant désiré selon une séquence « proposition-décision ». La « proposition » est faite par les médecins, fondée sur leur savoir spécialisé et la disponibilité des technologies. Elle appelle à une « décision » qui doit être prise par les conjoints infertiles eux-mêmes de poursuivre les traitements ou les essais de fécondation in vitro ou, au contraire, de les interrompre. Dans ce processus de prise de décision, les conjoints sont définis comme étant autonomes et responsables du choix qu’ils font, alors même qu’ils dépendent du savoir scientifique des médecins et des protocoles mis en place par les cliniques. Dans cet univers de l’AMP, l’enfant en cause reste une construction hasardeuse, il est presque évacué d’une scène centrée sur des organes reproducteurs, des gamètes et la mise en route d’une grossesse. Paradoxalement, lorsqu’un embryon est conçu, il est cependant vite défini comme un être distinct de sa mère et devient objet de soins individualisés. Les couples qui doivent choisir de conserver ou de détruire (in vitro ou in utero) des embryons surnuméraires le font donc en regard d’enfants potentiellement à naître, et non, comme le suggérerait la vision mécanique de la reproduction, en fonction « d’un simple potentiel de vie ou [qu’] une forme d’amas cellulaire ». La décision récente du gouvernement québécois d’assurer la gratuité des services de procréation assistée va contrer la logique commerciale (vendeur-client) des cliniques privées de fertilité, mais l’auteure souligne à juste titre que, dans un contexte de gratuité, la logique « proposition-décision » pourra amener les couples à « pousser plus loin leur incursion dans le domaine de la médecine reproductive ». Les limites posées à leur autonomie décisionnelle seront-elles physiques (la lourdeur des traitements pour les femmes), psychologiques (l’impact négatif des déceptions répétées) ou sociopolitiques (la reconnaissance d’une responsabilité collective à l’égard des pratiques d’AMP) ?

Quand la famille se trouve confondue sur le plan conceptuel avec le ménage ou le foyer domestique entendu comme unité résidentielle de production et de consommation, les distinctions et les rapports de pouvoir entre père et mère, parents et enfants, membres de la famille et autres proches cohabitant se brouillent ou sont occultés. Hélène Belleau et Raphaëlle Proulx font la démonstration que la notion de revenu familial opère un tel brouillage, alors même que les gouvernements s’en servent couramment pour déterminer l’accès des individus à certaines prestations, allocations ou déductions fiscales. Au Québec et au Canada, depuis la fin du XIXe siècle, l’usage de cette notion a contribué à rendre invisibles les différences de revenus et de capacité de consommation et d’épargne au sein des couples et entre les générations au sein de ménages. Les auteures définissent trois périodes historiques correspondant à des transformations économiques et sociales qui ont fait passer d’une économie familiale solidaire, mais inégalitaire (de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 1940), à la prédominance d’un modèle de ménage à pourvoyeur unique et axé sur la consommation (de 1945 à la fin des années 1960), puis à celui d’un couple d’individus autonomes qui partagent les dépenses liées à la vie familiale (de 1970 à aujourd’hui). De l’une à l’autre, les modalités de production, de gestion et de consommation des revenus se sont transformées. Parmi les multiples facteurs expliquant ces passages, ressort plus particulièrement l’évolution des conditions de vie et du statut juridique des femmes, mais aussi celle de la place des enfants. Dès la Deuxième Guerre et l’amélioration du niveau de vie général, la reconnaissance de l’utilité économique de ces derniers a été progressivement supplantée par le souci de leur bien-être affectif et de leur éducation, ce qui entraîne un coût d’investissement pour les parents que l’État a décidé de compenser partiellement. Plus récemment, les jeunes enfants sont devenus l’élément central de la famille, mais leur présence constitue un obstacle à l’autonomie économique de leurs parents ce qui justifie maintenant une offre gouvernementale de congés parentaux et de services de garde à coûts réduits.

Cette critique d’une notion de revenu familial qui « construit » les familles comme des entités unifiées peut s’appliquer aujourd’hui à la notion de famille elle-même. Celle-ci ne peut plus désigner indifféremment toutes les configurations possibles de liens conjugaux et de filiation sans risque d’occulter les différences de statut et les inégalités économiques qu’elles recèlent. Dans les familles recomposées et dans certaines familles homoparentales, les deux parents n’ont pas le même statut légal à l’égard des enfants qu’ils élèvent ensemble. Dans les familles monoparentales, le parent unique est dans la majorité des cas une femme. Et, dans tous les types de familles constituées par des couples en union de fait, les conjoints n’ont pas d’obligations économiques l’un envers l’autre et n’ont pas les mêmes protections que des époux au moment de la dissolution de leur union.

Dès qu’intervient le rappel de ces facteurs de division interne au sein des familles, se pose la question des droits à reconnaître, par exemple aux beaux-parents ou aux parents d’intention, des enfants nés d’un don de gamètes ou d’embryons. La question se pose aussi de reconnaître aux conjoints de fait le droit de se réclamer des aliments ou le partage de biens acquis pendant leur union advenant leur séparation, afin de protéger leurs enfants contre une inégalité trop prononcée des revenus et des conditions de vie de leurs parents. La loi québécoise n’accorde pas une telle protection aux conjoints de fait, considérant qu’ils ont choisi de se soustraire aux obligations du mariage et qu’il ne conviendrait pas de les contraindre à en subir quand même certains des effets les plus importants. La constitutionalité de cette approche juridique, qui va à l’encontre de ce qui se fait dans les autres provinces canadiennes, a été contestée à l’occasion d’une cause très médiatisée de réclamation de pension alimentaire par une ex-conjointe, qui a été récemment portée en Cour suprême du Canada[1]. La polémique autour de cet enjeu a permis de mettre en évidence le caractère souvent contraint du choix de l’union libre et la fréquence de situations inégalitaires entre les ex-conjoints de fait, qui se répercutent sur leurs enfants. L’absence d’encadrement légal des unions de fait au Québec tend à occulter cette part de la vie privée des couples concernés.

L’article de Benoît Laplante apporte une piste comparative de réflexion sur le modèle québécois qui encadre juridiquement le mariage, mais pas les relations économiques entre conjoints de fait. L’auteur reprend l’examen par les historiens du droit des formes successives du mariage romain, du mariage chrétien et du mariage civil au Québec et au Canada et il s’en inspire pour cerner le statut de l’union de fait au Québec. Il trace un parallèle entre l’union de fait québécoise et le mariage romain à l’époque classique, que le droit canonique a remplacé par le sacrement du mariage chrétien indissoluble. Ce survol l’amène à plaider la cohérence de la construction juridique de l’union de fait québécoise, qui respecte l’autonomie, l’égalité et l’indépendance des conjoints à la fois pendant l’union et après sa rupture. Cette cohérence juridique reprend, selon l’auteur, celle du mariage romain. Par comparaison, l’institution du mariage civil telle qu’on la connaît aujourd’hui, qui préserve des obligations mutuelles entre époux après leur divorce, lui apparaît porter une vision moins cohérente.

La conduite de cet exercice comporte des limites inhérentes à toute comparaison de systèmes de droit inscrits dans des contextes historiques et sociopolitiques très différents et porteurs de conceptions de la personne et de la famille très éloignées les unes des autres. Elle ouvre ainsi un espace de discussion sur les interprétations possibles des changements anciens et plus récents du droit matrimonial. En ce qui concerne les changements plus récents, il faudrait, par exemple, mettre en discussion l’idée que, en imposant le partage du patrimoine familial à tous les époux (quel que soit leur régime matrimonial), le législateur québécois a fait du mariage « le cadre juridique protecteur adapté aux couples dont l’épouse était économiquement dépendante de l’époux, alors que l’union de fait devenait le cadre juridique adapté aux couples dont la relation économique était fondée sur l’égalité et l’indépendance ». Comment expliquer que ni le mariage ni l’union de fait ne semblent pour autant définis par les couples en fonction de ce critère d’opposition ? Convient-il d’opposer ainsi les cadres juridiques du mariage et de l’union de fait ou ne devrait-on pas suivre plutôt la piste d’une croyance à un « mariage automatique » des conjoints de fait avancée par Hélène Belleau dans un ouvrage récent (Belleau, 2011) ?

Selon l’article de Renée Dandurand, Anne Deret et Sylvie Jutras qui dresse ici un bilan de la recherche sur la famille au Québec entre 1981 et 2005, la majorité des publications portent sur le fonctionnement des familles, leurs rapports aux institutions (école, services de santé...) et les problèmes qu’elles éprouvent. Les analyses macroscopiques sont en baisse. Les conditions de vie des familles retiennent assez peu l’attention des chercheurs pendant toute cette période de près de vingt-cinq ans (10 % des écrits publiés, dont un tiers par des organismes publics et parapublics). Les travaux de Myriam Simard sur l’attraction et la rétention de nouvelles populations, notamment de jeunes familles, dans les territoires ruraux québécois s’inscriraient dans cet axe thématique peu investi. Ils appartiennent à un courant de recherche sur les migrations internes et la ruralité qui n’est d’ailleurs pas d’emblée identifié à des préoccupations relatives à la famille. Ces recherches permettent pourtant de montrer que les gens qui s’installent dans les petites municipalités rurales ou carrément en campagne ne s’intègrent durablement dans leur nouveau milieu que s’ils y trouvent l’opportunité d’une vie familiale satisfaisante, correspondant à leurs aspirations à une « qualité de vie ». Quand ils ne peuvent concilier harmonieusement travail et vie familiale (cf. la surcharge de travail des médecins, par exemple), que leur conjoint(e) ne peut se réaliser professionnellement dans ce milieu ou qu’il ne favorise pas la poursuite des études supérieures de leurs enfants, ils choisissent de retourner vivre dans un grand centre urbain. Ce sont souvent ceux qui ont antérieurement connu la vie en milieu rural à travers leur famille d’origine qui s’adaptent le mieux au contraste avec la grande ville, particulièrement parmi les immigrants. Ces résultats de recherche impliquent que les décideurs publics et les administrations locales soucieuses de stimuler l’installation durable de nouvelles familles ne doivent pas limiter leur aide aux individus recrutés et à la seule période initiale de leur installation. Ils doivent aussi s’efforcer de comprendre comment s’évalue la qualité de vie des différents membres de la famille.

Conclusion

Plusieurs facteurs peuvent expliquer l’intensité des redéfinitions de la famille qui sont présentement en cours dans divers secteurs de la vie sociale et que mettent en lumière les sujets de recherche traités ici : l’évolution de la sociologie de la famille, les luttes pour une politique familiale, les services médicaux de procréation assistée, les familles homoparentales, l’usage de la notion de revenu familial, l’encadrement juridique des unions, les politiques municipales d’attraction des familles... Ces facteurs sont reliés à l’individualisme contemporain et à la démocratisation croissante des choix familiaux, mais aussi à une présence toujours plus affirmée, dans le champ familial, des acteurs gouvernementaux ou paragouvernementaux (ministères, institutions de recherche ou de financement de la recherche, services de santé, services de garde…) et de divers acteurs privés non « familiaux » (dans les secteurs de la santé, de l’éducation, des médias et des communications, du droit et des affaires…). D’une part, les acteurs individuels ont maintenant un plus grand poids qu’auparavant dans la balance des pouvoirs qui peuvent influencer la construction sociale de la famille. Ils bénéficient d’une reconnaissance plus grande de leurs droits égaux et de leur capacité de choisir ou de promouvoir leurs engagements conjugaux et parentaux, ainsi que le type de « famille » dans laquelle ils voudraient vivre. De plus, les savoirs scientifiques indispensables à une pensée réflexive sur la famille sont l’objet d’une circulation élargie en dehors des cercles académiques et favorisent ainsi à la fois la critique des cadres familiaux établis et l’énoncé de nouvelles propositions qui tiendraient mieux compte des réalités vécues et des intérêts de chacun. D’autre part, cependant, le décentrement qui s’ensuit des sources de définition du fait familial, tel que souligné par Michel Messu, suscite une intensification des formes d’interpellation des autorités politiques et législatives, ce qui ramène constamment dans la sphère publique la question familiale. Les débats sur la politique familiale, sur les procréations assistées ou sur la reconnaissance légale des unions de fait ou de filiations homoparentales, par exemple, réunissent sur une même scène, mais pour des motifs différents, des politiciens de diverses allégeances, des ministères gouvernementaux, des juristes universitaires, des associations familiales, des groupes de gais et lesbiennes, l’Église catholique, des professionnels de la protection de l’enfance, des chercheurs des sciences sociales, des groupes de personnes adoptées, des groupes féministes, des comités de syndicats, etc. Plus que jamais, tous ces acteurs demandent des interventions législatives. Au bout du compte, s’il est clair que la famille n’est plus aujourd’hui instituée comme une entité unifiée qui serait sans conteste possible la seule forme « naturelle » et légitime, s’il est clair que sa signification a changé, il est aussi indéniable qu’elle demeure l’objet d’un travail d’institution (renouvelé, mais toujours à comprendre) au sens où l’entendait Bourdieu (1993) et un enjeu sociétal cristallisant des forces de mobilisation qui fonctionnent à d’autres égards en ordre dispersé.