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L’objectif de cet article est de mieux comprendre l’articulation entre l’ancrage résidentiel des adolescents habitant dans des quartiers ségrégués et leurs pratiques de mobilité dans la ville. Nous nous appuyons pour cela sur le cas des adolescents de catégories populaires et moyennes qui habitent dans des zones urbaines sensibles (ZUS) franciliennes ou à proximité de ces quartiers. Les ZUS sont les quartiers ciblés par la politique de la ville française depuis 1996.

S’intéresser à la mobilité des adolescents de ZUS permet de compléter les approches de la ségrégation, entendue comme l’inégale distribution résidentielle des groupes sociaux dans l’espace urbain (Oppenchaim, 2009). Nous prenons ainsi acte de l’augmentation de la concentration résidentielle de populations d’une même origine sociale ou ethnique dans un certain nombre de ZUS franciliennes (Preteceille, 2009). Nous ne nous intéressons pas aux mécanismes qui conduisent à cette concentration et aux mesures qui permettraient de l’empêcher. Nous portons au contraire notre attention sur les conséquences de l’absence de mixité résidentielle pour les habitants de ces quartiers. Cela explique que nous nous appuyons sur le découpage politique des ZUS. En effet, l’action publique à destination des populations défavorisées s’est fortement territorialisée depuis une vingtaine d’années : le quartier s’est imposé comme une catégorie d’action publique dominante (Tissot, 2007). Il est devenu un problème en soi, en France (Dikeç, 2007) et dans les pays anglo-saxons (Darcy, 2010). L’objectif affiché par la politique de la ville d’introduire plus de mixité en ZUS semble indiquer que résider dans ces quartiers serait pénalisant pour les habitants au-delà de leurs propriétés individuelles : la concentration dans ces quartiers de populations d’une même origine ethnique et sociale serait un problème, car elle entraînerait des difficultés supplémentaires pour les habitants (Bacqué et Fol, 2007). C’est ce postulat des externalités négatives de la ségrégation résidentielle pour les habitants de ZUS que notre travail permet de questionner.

En ce qui concerne les adolescents, la ségrégation urbaine aurait une influence néfaste, non seulement sur leur réussite scolaire, mais également sur leur socialisation : l’absence de contacts avec des catégories porteuses d’autres normes sociales que celles en vigueur dans leur quartier conduirait à des façons d’agir spécifiques qui compliqueraient leur future insertion sociale (Wilson, 1994). Réfléchir aux conséquences négatives de la ségrégation sur les façons d’agir des adolescents suppose néanmoins de prendre en compte le rôle socialisant des mobilités à l’adolescence. En effet, la concentration résidentielle des quartiers ségrégués ne signifie pas mécaniquement un ancrage quotidien exclusif dans le quartier. La mobilité dans la ville participe au processus de socialisation des adolescents et à leur construction identitaire (Watt, 1998), notamment parce qu’elle est le support du passage progressif du monde familier au domaine public urbain (Breviglieri, 2007). Elle ne permet pas seulement aux adolescents de s’affranchir de la tutelle de leurs parents, mais surtout de découvrir et d’explorer des espaces publics inconnus situés en dehors du quartier. Ces mobilités mettent alors à l’épreuve les façons d’agir qu’ils ont acquises dans leur quartier, dans leur famille ou dans les institutions, notamment scolaires, qu’ils fréquentent. Elles donnent ainsi lieu à des interactions qui, si elles sont d’une autre nature que dans ces trois sphères, n’en sont a priori pas moins socialisantes (Devaux et Oppenchaim, 2012).

Il est nécessaire d’articuler cette fonction socialisante de la mobilité avec la socialisation exercée par le quartier de résidence. En effet, si la mobilité participe de la socialisation des adolescents, elle est une pratique qui repose sur des habitudes. Prendre le RER, fréquenter les espaces publics urbains, interagir avec des inconnus… ne sont pas des compétences innées, elles supposent un apprentissage : il existe une socialisation à la mobilité. La manière dont les adolescents se déplacent est tout d’abord fortement influencée par leur environnement familial (Kaufman et al., 2005). Mais elle est également fortement déterminée par le ou les contextes résidentiels qu’ils ont expérimentés (Devaux et Oppenchaim, 2012). Le quartier de résidence influe ainsi sur les pratiques de mobilité, que ce soit en raison de l’influence des pairs qui jouent un rôle croissant dans la socialisation des jeunes adolescents (Pasquier, 2005), d’un contexte résidentiel plus ou moins favorable à l’autonomie des enfants dans la mobilité (Depeau, 2008) ou à l’utilisation d’un mode de transport donné. Vivre dans un quartier ségrégué n’est alors pas sans influence sur les pratiques de mobilité des adolescents.

Le concept de manière d’habiter, entendu comme les rapports entretenus par l’individu à son logement, à l’espace local et à l’ensemble de la ville, nous permet d’articuler la socialisation exercée par le quartier et celle exercée par les mobilités. Ce concept permet d’analyser conjointement les pratiques de mobilité des adolescents et leur ancrage résidentiel, c’est-à-dire leurs usages du quartier, leurs pratiques de sociabilité avec les autres habitants et le rôle du quartier dans la construction de leur identité sociale (Authier, 2001). Nous nous inscrivons de ce fait dans la continuité de travaux de sociologie (Gustafson, 2001), de géographie (Stock, 2004) et de psychologie sociale (Ramadier, 2007), montrant qu’il n’y a pas nécessairement d’opposition entre la mobilité et l’ancrage, mais plutôt une relation de continuité. Les individus ne s’ancrent pas seulement dans leur logement ou leur quartier de résidence, mais également dans des lieux qu’ils fréquentent durant leurs mobilités. Réciproquement, la fréquentation et l’usage de ces lieux dépendent aussi des habitudes acquises dans l’espace de résidence. Nous cherchons en conséquence à étudier l’influence de l’environnement résidentiel et social des adolescents sur leurs manières d’habiter, en tenant compte du contexte urbain spécifique des ZUS, mais également de la diversité géographique de ces quartiers et de l’hétérogénéité sociale des adolescents. Ces quartiers n’ont ainsi pas la même histoire urbaine, ils ne comportent pas la même proportion de personnes avec des difficultés sociales, ils ne connaissent pas les mêmes enclavements et éloignements du centre de l’agglomération, ils ne possèdent pas la même image auprès des autres citadins. Réciproquement, les adolescents de ces quartiers se différencient entre eux par leur sexe, leur classe sociale, le pays d’origine des parents, leur destin scolaire ou leur attitude vis-à-vis des institutions (Kokoreff, 2007).

Nous nous demanderons alors si les adolescents de ZUS ont une mobilité dans la ville différente de celle des adolescents franciliens d’un autre milieu social et résidentiel, mais également si les différenciations sociospatiales à l’intérieur de ces quartiers se traduisent par des manières d’habiter différenciées, et donc par des articulations différentes entre mobilité et ancrage dans un quartier ségrégué. Afin de répondre à ces deux questions, nous présenterons tout d’abord le cadre théorique et méthodologique sur lequel nous nous appuyons. Puis, nous montrerons comment la mobilité et l’ancrage résidentiels des adolescents de ZUS, en particulier des filles, sont fortement influencés par le contexte social et territorial dans lequel ils grandissent. Enfin, nous présenterons une typologie des différentes manières d’habiter des adolescents de ZUS. Dans cette dernière partie, nous présenterons tout d’abord brièvement les trois manières d’habiter qui concernent plus particulièrement les garçons de ces quartiers. Puis, en nous focalisant sur les différentes manières d’habiter des filles de ZUS, nous mettrons en évidence le lien, non univoque, entre les pratiques de mobilité de ces adolescentes et leur ancrage résidentiel.

1. Un cadre théorique et méthodologique pluriel

Afin de répondre à nos deux questions de recherche, nous nous appuyons sur un cadre théorique et méthodologique varié. Nous appréhendons tout d’abord les pratiques de mobilité avec différentes théories sociologiques de l’action : l’action rationnelle en finalité, l’incorporation de dispositions à agir et l’agir créatif. Ces théories permettent de dégager trois outils de description ou d’explication des pratiques de mobilité (Oppenchaim, 2011). Ce cadre théorique pluriel permet de prendre en compte l’influence sur la mobilité des ressources dont les adolescents disposent pour se déplacer et celle des habitudes qu’ils ont incorporées dans la sphère familiale ou résidentielle. Mais il permet aussi d’intégrer l’effet de la mobilité sur ces façons d’agir.

Dans l’approche en termes d’accessibilité, la mobilité est considérée comme le moyen d’accéder à une activité, elle est déterminée conjointement par les capacités d’organisation de l’individu, le système de transport et la localisation relative des résidences et des aménités urbaines. Cette approche permet de mettre en évidence les déterminants structurels, sociaux et spatiaux jouant sur les potentiels de mobilité. Cette notion de potentiel, ou chez certains auteurs, de « motilité » (Kaufmann, 2007), est centrale, car elle différencie les déplacements effectués de la capacité des individus à se déplacer.

L’outil des dispositions considère quant à lui la mobilité non pas comme le moyen de réaliser une activité, mais comme l’exercice d’une pratique en soi. Il permet de poser l’hypothèse que les individus ont, en fonction de leur socialisation, des dispositions différentes à agir et penser dans diverses dimensions des pratiques de mobilité quotidienne : l’utilisation des modes de transport, le rapport à l’anonymat urbain et à la coprésence avec des inconnus, la perception des différents territoires urbains… Cet outil des dispositions permet ainsi de prendre en compte l’influence exercée par la famille, les camarades et le contexte urbain de résidence sur les pratiques de mobilité des adolescents.

Enfin, nous utilisons une dernière approche qui considère les situations d’interaction se produisant durant les déplacements comme des épreuves, car les adolescents y sont confrontés à d’autres citadins ne partageant pas nécessairement les mêmes façons d’agir qu’eux. Le terme « épreuve » désigne ces situations problématiques qui remettent en question les habitudes d’action et dont la résolution nécessite un accord entre les différents acteurs. Si des rapports de force structurent chaque épreuve, l’issue de cette dernière est toujours incertaine : il ne peut être prévu si un accord permettra, ou non, le retour à un cours normal de l’interaction. Cette incertitude sur l’issue de l’épreuve permet d’inclure la dimension d’apprentissage, non traitée par les deux outils précédents : toute épreuve, lorsqu’elle est surmontée, peut créer un précédent, et par là même faire évoluer les façons d’agir des adolescents. Mais l’adolescent peut également échouer lorsque le désaccord avec les autres citadins ne donne pas lieu à une résolution de l’épreuve grâce à un accord partagé. La répétition d’échecs peut alors conduire certains adolescents au refus de se confronter aux épreuves en se repliant sur le monde familier.

Parallèlement à ce cadre théorique varié, nous nous appuyons sur différentes méthodes, car aucune ne permet, seule, de répondre à nos deux questions de recherche. Nous nous appuyons ainsi principalement sur trois matériaux. Le premier est l’Enquête globale transport (EGT) francilienne de 2002. Dans l’exploitation de cette enquête, nous avons distingué les adolescents interrogés (11-18 ans) selon qu’ils résident ou non en ZUS, mais également en fonction de leur catégorie sociale, élaborée à partir du revenu par unité de consommation du ménage, de la profession des parents et de leur niveau d’études (Oppenchaim, 2011). Cette double distinction permet d’interroger l’effet des variables sociales et territoriales sur les potentiels de mobilité des adolescents. Elle explique également la présentation des résultats statistiques avec des intervalles de confiance à 95 % plutôt qu’avec le test habituel du khi-deux (il convient en effet de tester la significativité de la liaison entre la variable analysée et l’origine sociale des adolescents, puis la significativité de la liaison entre la variable analysée et la résidence en ZUS en se concentrant uniquement sur les adolescents de catégories populaires ou moyennes). Nous complétons ce matériau par des indicateurs d’accessibilité aux transports en commun (temps mis à pied ou en bus pour se rendre à l’infrastructure lourde la plus proche) et au centre de l’agglomération, calculés à partir du réseau de voirie et de transports en commun francilien. Cependant, l’enquête EGT souffre d’une relative faiblesse de l’échantillon (2309 adolescents sont interrogés sur leurs déplacements un jour de semaine hors week-end, 810 sur leurs déplacements durant le week-end). Elle ne permet pas de distinguer les profils à l’intérieur des ZUS autrement que par le genre et l’éloignement du centre de l’agglomération. Elle n’offre également qu’une description sommaire, mais nécessaire, des pratiques de mobilité (fréquence, portée et longueur des déplacements; usage des différents modes de transport; autonomie dans les déplacements…). Enfin, elle apporte assez peu d’informations sur l’ancrage résidentiel des adolescents.

Le deuxième matériau est une enquête ethnographique d’un an avec de jeunes garçons (13-18 ans) fréquentant la maison de quartier d’une ZUS de grande couronne. La présence quotidienne parmi ces jeunes, dans le quartier et dans les trains, l’accompagnement de sorties, la réalisation de 20 entretiens ethnographiques nous ont permis de mieux comprendre les pratiques de mobilité d’une partie des adolescents de ZUS, par exemple les interactions conflictuelles qu’ils pouvaient avoir avec d’autres citadins. C’est à partir de cette enquête que nous avons commencé à élaborer la grille de lecture théorique de la mobilité dont nous nous sommes servi dans le reste de notre recherche. Cette enquête a également fait émerger certaines dimensions centrales des manières d’habiter des adolescents de ZUS, notamment l’articulation entre l’ancrage résidentiel et les pratiques de mobilité. Enfin, elle nous a permis de formuler certaines hypothèses explicatives sur les différences internes de pratiques de ces adolescents, liées par exemple à un accès différent aux ressources associatives locales pour se déplacer. Cependant, cette enquête ne donnait accès qu’aux seuls adolescents présents dans l’espace public de résidence, excluant les jeunes très mobiles ou restant chez eux. Ces adolescents étant très majoritairement issus de ménages fragiles économiquement, les adolescents d’autres milieux sociaux ou d’autres quartiers ne pouvaient également pas servir d’outil de comparaison.

Nous avons donc mené des projets avec sept établissements scolaires dont le bassin de recrutement est situé en partie en ZUS (deux classes de seconde générale en petite et grande couronne, une de seconde professionnelle en petite couronne et quatre de troisième, dont deux à Paris). Ces projets comportent des ateliers thématiques sur la mobilité (photographies et écriture de textes) et 92 entretiens semi-directifs d’une heure (41 avec des filles)[1]. Ce troisième matériau nous a permis d’accéder à une diversité de profils d’adolescents de ZUS peu investigués dans la littérature, notamment ceux qui sont faiblement présents dans l’espace public de résidence. Notre typologie des manières d’habiter des adolescents de ZUS a été principalement construite à partir de ce matériau. Celui-ci nous a également permis de comparer l’ancrage résidentiel et les pratiques de mobilité de ces adolescents avec ceux de jeunes issus d’autres catégories sociales ou d’autres quartiers.

2. Un moindre potentiel de mobilité en ZUS, notamment pour les filles

Les adolescents de ZUS ont un potentiel de mobilité différent de celui des autres adolescents franciliens (Oppenchaim, 2009). Cette spécificité est avant tout liée à la moindre disponibilité de leurs parents en temps et en voiture. Cette moindre disponibilité pèse plus particulièrement sur les filles, en raison du contexte urbain spécifique des ZUS.

2.1. Une moindre disponibilité des parents

Contrairement aux idées reçues, les adolescents de ZUS ne souffrent pas d’un moins bon accès en transports en commun aux centralités urbaines franciliennes que les autres adolescents. Ils sont en effet surreprésentés en petite couronne alors que la majorité des adolescents franciliens résident en grande couronne.

La principale contrainte qui pèse sur leur mobilité est au contraire la moindre disponibilité en temps et en voiture de leurs parents. Cette moindre disponibilité s’explique en grande partie par des horaires d’emploi atypiques et par les caractéristiques de la structure familiale, notamment une taille plus élevée de la fratrie en ZUS et un nombre plus important de familles monoparentales parmi les catégories populaires en général. Elle entraîne un accompagnement en voiture beaucoup moins fréquent des adolescents de ZUS pour réaliser des activités extrascolaires.

Tableau 1

Adolescents ayant été véhiculés le week-end afin de réaliser des activités extrascolaires

Adolescents ayant été véhiculés le week-end afin de réaliser des activités extrascolaires

Lecture : 23,5 % des adolescents de catégories populaires de ZUS ont été véhiculés le week-end pour réaliser des activités extrascolaires.

Source : EGT 2002. Calculs de l’auteur

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Cette moindre disponibilité des parents pèse plus spécifiquement sur les filles de ZUS, en raison du contrôle différencié des mobilités selon le sexe. En effet, alors que dans tous les autres quartiers les filles de moins de quinze ans sont plus accompagnées que les garçons, cela n’est pas le cas en ZUS. Les filles de ces quartiers sont alors beaucoup moins nombreuses que les autres adolescentes franciliennes à être véhiculées par leurs parents avant quinze ans. Ce moindre accompagnement n’est compensé qu’en partie par un usage autonome plus précoce des transports en commun. Il entraîne ainsi des sorties en dehors du domicile beaucoup moins nombreuses des filles de ZUS, notamment en soirée, ainsi qu’un programme d’activités axé sur les visites amicales ou les promenades et beaucoup moins d’activités de loisirs ou de visites familiales que les autres adolescentes. À l’inverse, les garçons de ZUS sont aussi nombreux que les autres adolescents de catégories populaires et moyennes à réaliser sans leurs parents des activités extrascolaires en dehors de leur commune grâce à l’usage fréquent et précoce des transports en commun.

Tableau 2

Adolescentes n'ayant pas réalisé d'activités extrascolaires durant le week-end

Adolescentes n'ayant pas réalisé d'activités extrascolaires durant le week-end

Lecture : 30,5 % des filles de ZUS de catégories populaires n’ont réalisé aucune activité extrascolaire en dehors de leur domicile durant le week-end, ce qui est le cas de 20,6 % des filles de catégories populaires en général.

Source : EGT 2002. Calculs de l’auteur

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2.2. Un effet particulier du cadre urbain sur les pratiques des filles

L’enquête EGT laisse percevoir un effet du cadre urbain des ZUS sur le potentiel de mobilité des adolescentes qui viendrait se surajouter à la moindre disponibilité des parents. En effet, alors que dans tous les autres quartiers la montée en âge entraîne un moindre accompagnement des filles et une augmentation de leurs déplacements autonomes, les adolescentes de ZUS sont au contraire plus accompagnées après quatorze ans. Cette spécificité s’explique par un « effet village » lié à la configuration urbaine de ces quartiers et à l’interconnaissance entre ses habitants (Welzer-Lang et Kebaza, 2003). Il amplifie les craintes des parents sur la vertu amoureuse ou sexuelle de leurs filles, car il entraîne une circulation rapide de rumeurs de voisinage sur les mobilités de ces adolescentes et le laxisme des parents. Le poids de ces rumeurs peut alors conduire à une restriction des déplacements, en particulier lorsque la confiance entre les parents et l’adolescente est faible. Les parents délèguent également parfois la surveillance de la mobilité à des membres plus âgés de la famille, voire de la communauté d’origine.

Cette restriction des déplacements ne concerne pas uniquement les mobilités en ville, les filles de ZUS ayant beaucoup moins d’activités extrascolaires dans leur commune que les garçons. Ce constat statistique est confirmé par nos matériaux qualitatifs, qui montrent une occupation différenciée de l’espace public de résidence avec une moindre visibilité des filles, ce dont témoignent également d’autres enquêtes (Buffet, 2003). L’occupation différenciée de l’espace public n’est pas une spécificité des ZUS, elle caractérise également les villages ruraux ou les communes périurbaines (Goyon, 2009). Les espaces publics ont ainsi toujours été des espaces sexués (Buffet, 2003). Ils sont socialement construits comme des espaces dangereux pour les femmes, plus vulnérables que les hommes, car elles feraient l’objet de plus d’agressions et elles seraient moins capables de se défendre. Cette occupation différenciée de l’espace public est cependant renforcée par le contexte urbain spécifique des ZUS. Celui-ci contribue à faire du quartier un espace sous contrôle, notamment celui des garçons, adolescents et jeunes adultes, qui stationnent dans l’espace public (Clair, 2008). La présence des filles dans l’espace public de résidence est perçue comme une atteinte à « l’ordre du genre », c'est-à-dire à l’injonction de se conformer à l’image d’une fille ne pouvant devenir un être pleinement sexualisé qu’après le mariage et devant donc faire preuve de réserve dans son comportement. Les filles doivent avoir une bonne raison pour se déplacer dans le quartier, elles ne doivent pas y stationner ou être seules au milieu de garçons. En contrevenant à ces règles d’occupation de l’espace public, les filles de ZUS sont menacées d’avoir mauvaise réputation (Clair, 2008), donc d’engager celle de leur famille ou de faire éventuellement l’objet d’agressions verbales et physiques.

3. Différentes manières d’habiter un quartier ségrégué

Les différences internes aux adolescents de ZUS ne se résument cependant pas uniquement à la question du genre. Insister sur le moindre potentiel de mobilité des filles de ZUS ou sur leur faible présence dans l’espace public de résidence ne doit ainsi pas masquer les distinctions internes à ces adolescentes. Si les filles de ZUS sont en moyenne moins mobiles que les autres adolescentes, il ne s’agit que de moyenne et certaines peuvent se déplacer beaucoup plus fréquemment que les autres adolescentes ou que les garçons de leur quartier. Réciproquement, si les garçons de ZUS sont plus présents que les filles dans l’espace public de résidence, certains d’entre eux passent très peu de temps dans leur quartier.

Nos matériaux qualitatifs font ainsi apparaître trois grands types d’ancrage résidentiel des adolescents de ZUS, déjà observés par d’autres auteurs (Beaud, 2002; Mohammed, 2011). Ces types d’ancrage dépendent fortement du genre, mais ils ne s’y résument pas. Le premier type correspond à des adolescents qui ont un fort ancrage résidentiel. Ces adolescents passent une grande partie de leur temps dans le quartier, que ce soit dans l’espace public, des associations locales, des équipements sportifs, des espaces verts ou devant les établissements scolaires. Leur réseau amical comprend essentiellement des jeunes du quartier, de leur âge ou plus âgés. Enfin, ils se définissent en grande partie à partir de leur appartenance résidentielle, même s’il existe une gradation dans la manière dont celle-ci structure la définition de soi des adolescents. Le second type, le plus fréquent dans notre échantillon, correspond à des adolescents qui, tout en témoignant un attachement à leur quartier de résidence, n’y sont présents que de manière ponctuelle. Ils y fréquentent essentiellement des équipements sportifs ou culturels, certains stationnent brièvement à proximité de leur immeuble. Ils ont des amis dans le quartier, mais ils passent la plus grande partie de leur temps en dehors, car ils se sont lassés du contexte urbain de résidence. Ils opèrent d’ailleurs une distinction entre les résidants, valorisés, et le quartier en lui-même, dévalorisé. Enfin, le dernier type, le moins répandu dans notre échantillon, correspond à des adolescents qui rejettent leur quartier de résidence en raison notamment de la crainte d’agressions et du poids du contrôle social ou des rumeurs. Leur réseau amical dans le quartier comprend rarement plus de deux personnes. Ces adolescents sont invisibles dans l’espace public de résidence, certains passent la totalité de leur temps libre au domicile, d’autres à l’extérieur du quartier.

Ces différentes formes d’ancrage résidentiel doivent être croisées avec les pratiques de mobilité des adolescents. En effet, celles-ci portent très fortement la trace de l’ancrage résidentiel, que ce soit chez les jeunes qui aiment transporter le quartier avec eux lorsqu’ils se déplacent ou chez ceux qui établissent au contraire une coupure stricte entre l’usage de l’espace qu’ils peuvent avoir dans le quartier et en dehors. Surtout, des adolescents ayant un ancrage similaire dans leur quartier peuvent avoir des pratiques de mobilité très différentes. Ainsi, nous avons construit une typologie permettant de distinguer sept manières d’habiter une ZUS ou à proximité. Ces manières typiques articulent de manière cohérente l’ancrage résidentiel des adolescents et différentes caractéristiques de leurs pratiques de mobilité, tels les lieux fréquentés, le rapport aux différents modes de transports ou les modalités de cohabitation avec les citadins d’une autre origine sociale et résidentielle.

3.1. Trois manières d’habiter typiques des garçons de ZUS

Ces manières d’habiter sont certes influencées par l’âge des adolescents et leur sexe. Certaines sont ainsi exclusivement composées de garçons, comme celle des adolescents du quartier élaborée à partir de 20 entretiens. Ces jeunes se caractérisent par une forte identité territoriale. Ils passent la plus grande partie de leur temps libre dans l’espace public de résidence, ils y possèdent la majorité de leurs amis et ils ont appris à maîtriser les codes qui y sont en vigueur. Ils se déplacent en groupe de manière improvisée à la recherche d’une animation qui fait défaut dans le quartier. Ces déplacements sont fortement structurés par la place que joue le quartier dans la définition de leur identité, en particulier par le sentiment d’opposition que ces adolescents développent avec les citadins d’une autre origine résidentielle et sociale. Ils se sentent ainsi porteurs d’un triple stigmate social, ethnique et d’âge dans les interactions avec ces citadins. Ils développent en conséquence une cartographie mentale qui représente l’espace extérieur au quartier comme un monde urbain clivé entre les lieux fréquentés par des jeunes de même origine sociale et ethnique qu’eux, et les lieux fréquentés par les autres citadins et où ils ne sont pas les bienvenus. Cela peut les conduire à retourner ce stigmate en mettant en scène leur virilité lorsqu’ils cherchent à séduire des filles ou à provoquer les citadins dont ils perçoivent l’hostilité, et ce, pour renforcer leur visibilité dans l’espace public. Mais ils peuvent également privilégier les déplacements dans des lieux routiniers comme les centres commerciaux situés à proximité, ou, pour certains, se replier sur le quartier de résidence. Cette manière d’habiter est influencée par la faible disponibilité économique et en temps de leurs parents, mais aussi par des dispositions héritées de la vie dans un quartier ségrégué, d’une trajectoire scolaire chaotique et d’expériences répétées de discrimination dans leur famille ou leurs mobilités.

Deux autres manières typiques concernent aussi majoritairement des garçons, celles des flâneurs et des passionnés, élaborées respectivement à partir de 23 et 13 entretiens. Ces adolescents ont une présence intermittente dans le quartier. Les premiers se déplacent très fréquemment en transports en commun, à Châtelet ou dans d’autres quartiers touristiques de la capitale. S’ils planifient leurs déplacements en dehors du quartier, ils aiment, une fois sur place, se perdre et laisser le hasard jouer un rôle important dans le déroulement de l’après-midi. En effet, ils n’ont pas d’objectif précis en se déplaçant si ce n’est ce que permettent la diversité et l’anonymat de la foule urbaine : se mettre en scène et adopter des comportements non tolérés dans le quartier; être dépaysé par des spectacles de rue, des événements spontanés et les différents styles vestimentaires des citadins; rencontrer, même de manière éphémère, des jeunes qu’ils ne connaissent pas; séduire d’autres adolescents. Ce profil est favorisé par une bonne desserte du quartier en transports en commun, des dispositions favorables des parents vis-à-vis de la mobilité, l’expérimentation de différents contextes résidentiels, une familiarisation précoce à l’anonymat urbain, mais également la confrontation réussie et répétée aux épreuves de la coprésence avec des citadins d’une autre origine sociale et résidentielle. Contrairement aux flâneurs qui résident quasi exclusivement en ZUS, les pratiques des passionnés se rapprochent quant à elles fortement de celles des adolescents de catégorie moyenne n’habitant pas en ZUS. L’exercice d’une passion ou d’un hobby structure en grande partie la manière dont ces adolescents habitent leur quartier et leur mobilité, au sens où leurs déplacements ne sauraient être que fonctionnels. Ils n’aiment ainsi guère passer du temps à flâner, à se perdre dans les foules urbaines et à utiliser les transports en commun. Ils affichent à l’inverse la volonté de passer le plus rapidement possible leur permis de conduire. Cette manière d’habiter est favorisée par la présence de membres plus âgés de la famille incitant les adolescents à investir leur passion ainsi que par la connaissance d’amis plus âgés, rencontrés dans le cadre de leur passion, qui peuvent les véhiculer.

3.2. Quatre manières d’habiter typiques des filles de ZUS

Nous allons revenir plus longuement sur les quatre autres manières typiques d’habiter qui concernent majoritairement ou exclusivement des filles, car ces dernières sont moins présentes dans la littérature sociologique que les garçons de ZUS. Nous insisterons plus particulièrement sur l’ancrage résidentiel et les modalités de cohabitation de ces adolescentes avec des citadins d’une autre origine résidentielle et sociale afin de montrer les interrelations entre l’acquisition de façons d’agir dans l’espace de résidence et dans la mobilité. Cela nous permettra également de montrer qu’avoir un fort ancrage territorial ou au contraire détester son quartier sont des variables qui, seules, ne résument pas une manière d’habiter. Pour chacun de ces types, nous dégagerons également des facteurs explicatifs issus des trois outils théoriques sur la mobilité présentés dans la première section.

3.2.1. Les « filles de bonne famille » et les « guerrières »

Deux manières typiques se caractérisent tout d’abord par une forte identité territoriale, au sens où le quartier de résidence joue un rôle déterminant dans la définition de soi : celles des filles de bonne famille et des guerrières, élaborées respectivement à partir de 6 et 5 entretiens. L’ancrage résidentiel de ces adolescentes diffère cependant fortement. Les filles de bonne famille sont très attachées à leur quartier, dans lequel elles passent une grande partie de leur temps libre et où elles possèdent la majorité de leur réseau amical, qui est constitué exclusivement de filles. De nombreux membres de leur famille résident également dans leur commune, ce qui les conduit à être soucieuses de leur réputation. Leurs parents laissent à ces adolescentes une grande liberté de déplacements dans l’espace local, mais ils appréhendent au contraire les mobilités plus lointaines de leurs filles. Les filles de bonne famille trouvent donc leur place dans l’espace public de résidence grâce à leur ancrage familial et à l’entretien d’une réputation de fille sérieuse. Elles sont cependant moins visibles que les adolescents du quartier dans l’espace public, car elles doivent y négocier leur présence avec certains jeunes plus âgés. Elles évitent de stationner trop longtemps dans le quartier, si ce n’est dans des endroits qui ne sont fréquentés que par des filles de leur âge. À l’inverse, elles ne fréquentent pas les lieux qui sont appropriés par les garçons, notamment en soirée. Une fois la nuit tombée, lorsqu’elles ne sont pas chez elles, elles restent dans les escaliers ou le porche de leur bâtiment, à portée de vue de leurs parents.

Je me vois pas rester avec une foule de garçons autour de nous. Bon, y a quand même des lieux où on peut aller, on s’éloigne un petit peu, on n’est pas obligées d’être à côté des garçons. On aime bien aller vers le stade parce que là-bas on est à l’aise, y a personne et on peut parler comme on veut, on peut faire ce qu’on veut, on est à l’aise [...] Après, vers vingt heures, il est hors de question d’aller dans ma cité, c’est hors de question. C’est pas que c’est dangereux, mais voilà, ça ferait un peu mauvaise réputation. On va dire que les gens là-bas, ils sont pas comme… Ils sont normaux, ils sont gentils, y a pas de problème par rapport à ça, c’est juste que voilà, leur attitude, tout ça… J’ai toujours appris qu’il fallait éviter, mais je passe normal, y a pas de problème par rapport à ça, c’est pas ça le problème, mais c’est juste que je fais attention. Après, des fois je traîne dans mon quartier jusqu’à vingt-deux heures, vingt-deux heures trente, c’est un peu la limite dans le quartier, mais je suis juste en bas de chez moi, donc ma mère, elle sait très bien que je suis en bas de chez moi, quand elle m’appelle, j’y vais

Lycéenne, 17 ans

Le rôle du quartier dans la construction identitaire des guerrières est complètement différent. Afin de trouver leur place dans le quartier, elles adoptent les principaux codes de comportement des garçons qui stationnent dans l’espace public sans pour autant sacrifier leur féminité. Elles jaugent les autres filles qui sont présentes dans ces espaces, elles ne baissent pas les yeux lorsqu’elles croisent un groupe qu’elles ne connaissent pas et elles affichent leur détermination à ne pas se laisser faire en cas de provocation, en haussant le ton et en montrant qu’elles n’ont pas peur de se battre. Il leur arrive également de provoquer d’autres filles. Ces situations d’intimidation débouchent cependant rarement sur des affrontements physiques. La reprise de ces codes de comportement s’effectue plus fréquemment à l’extérieur du quartier, car elle est plus difficile à mettre en oeuvre dans un espace local dominé par des garçons plus âgés. Ces adolescentes aiment passer du temps dans leur quartier, dont elles apprécient l’ambiance. Elles stationnent plus fréquemment que les filles de bonne famille dans des lieux fréquentés par des garçons. Si elles ne sont amies qu’avec quelques filles, elles développent également plus de liens amicaux ou amoureux avec des garçons plus âgés du quartier.

Avant, j’étais calme, on va dire, c’est pas que j’étais bolos, parce que j’allais parler quand même, j’avais un fort caractère et fallait pas me chercher. Mais là, même si tu me cherches pas, ben tu me trouves. Je suis toujours sur la défensive, je suis dure. Aux Beaudottes, je parle pas aux filles. Là-bas, les filles elles me regardent et je les regarde aussi. Comme on est sur un chemin opposé, tant qu’elle est pas derrière moi, je continue à la regarder. Mais elles font ça avec tout le monde, tout le monde fait ça avec tout le monde, donc c’est pas grave. Bon y a juste les bolos, eux, ils regardent par terre généralement

Lycéenne, 17 ans

Les modalités d’interaction avec les citadins d’une autre origine sociale et résidentielle différencient également ces deux catégories d’adolescentes. Elles portent aussi la trace de leurs ancrages résidentiels spécifiques. Les filles de bonne famille se déplacent majoritairement dans des centralités commerciales situées à proximité de leur quartier, dans lesquelles elles aiment se retrouver entre amies. Elles se rendent beaucoup moins fréquemment à Paris, où elles ne recherchent ni l’anonymat urbain ni les possibilités de rencontres. Elles se déplacent occasionnellement pour réaliser des achats dans le Forum des Halles ou sur les Champs-Élysées, un lieu qu’elles associent au luxe et à la réussite sociale. Elles développent une perception ambivalente de ces mobilités, mêlant une fascination pour le mode de vie des Parisiens, mais également le sentiment de ne pas être à leur place. Elles ont l’impression de s’aventurer dans un monde étranger dont elles ne maîtrisent pas totalement les codes et où elles doivent se mettre en scène. Les déplacements à Paris sont vécus comme une expédition « dans un autre pays », d’autant plus qu’elles ne s’y sont jamais rendues plus jeunes avec leurs parents. Ces déplacements impliquent alors un soin particulier apporté à leurs tenues afin de respecter les normes vestimentaires qu’elles jugent appropriées à Paris et de ne pas jurer avec les éléments du décor. Malgré le souci qu’elles accordent à leur allure extérieure, elles ont l’impression d’attirer l’attention des autres citadins en raison de leur origine résidentielle et sociale. Elles ne développent cependant pas un sentiment de stigmatisation analogue à celui des adolescents du quartier, mais celui d’être de passage dans des lieux où elles n’ont pas leur place. Ces adolescentes ne s’approprient pas les lieux qu’elles fréquentent lors de leurs déplacements à Paris, adoptant le comportement de touristes qui ne sont là que pour une courte durée. Ce sentiment de ne pas être à sa place conduit à faire des déplacements à Paris une épreuve, au sens où elles ont l’impression de devoir faire en permanence des efforts afin de ne pas attirer le regard des autres citadins. Elles apprécient alors le retour dans leur quartier, qui sert de coulisse à ce travail de mise en scène de soi.

Quand on va sur Paris, on s’habille plus classe que quand on va au lycée, on se prépare pour y aller, on veut donner une bonne image. Là-bas, les gens, ils sont plus classes, ils sortent avec un gros porte-monnaie dans la main, ils ont tous des sacs Louis Vuitton, et nous, si on se ramène avec nos petits sacs du marché, ça le fait pas trop. Bon, je sors pas non plus en truc, mais c’est plus classe qu’au lycée. C’est pas vulgaire non plus, mes parents, ils le voient comment je m’habille […] Moi, j’aime bien me sentir bien habillée. Sur les Champs, c’est plus des gens distingués, j’aime bien la classe, le luxe. Je suis pas trop superficielle, mais c’est vrai que ça m’attire. Parinor [NDLA : centre commercial de banlieue parisienne], c’est pas comme ça, c’est pas des clochards non plus, mais c’est pas non plus les gens qui se promènent avec des Guess et tout

Lycéenne, 17 ans

À l’inverse, les guerrières se déplacent beaucoup plus fréquemment en dehors de leur commune, le plus souvent avec quelques amies. Elles cherchent à séduire des garçons de ZUS et à s’amuser en transgressant certaines règles d’interaction, comme l’inattention civile, ou en ne sauvegardant pas la coopération interactionnelle avec des marginaux et en se moquant de citadins qu’elles jugent ridicules. Ces adolescentes revendiquent pleinement cette transgression en se désignant elles-mêmes comme des « folles ». Cette transgression des règles d’inattention civile et de sauvegarde de la coopération interactionnelle prolonge en quelque sorte la manière dont elles ont trouvé leur place dans l’espace public de résidence. Elle porte ainsi la trace de leur détermination à ne pas se laisser faire et de la reprise des codes de comportement des garçons qui stationnent dans l’espace public de résidence. Cette transgression est plus ou moins ludique selon les situations. Elle peut parfois déboucher sur des situations plus conflictuelles lorsque les guerrières jugent qu’elles ont été provoquées ou qu’elles se sentent agressées. Elles considèrent alors qu’elles ne sont pas à l’origine de la rupture des normes habituelles d’interaction. C’est par exemple le cas lorsqu’elles se sentent fixées avec attention, en particulier par des citadins âgés dont elles ne supportent pas le regard jugé libidineux. Les lieux fréquentés dans la mobilité deviennent aussi régulièrement le théâtre de provocations et d’affrontements verbaux avec d’autres filles de ZUS même si la recherche de cette animation ne constitue pas l’objectif premier des déplacements.

Ceux qui me font le plus rire, c’est ceux qui sont habillés bizarre, qui sont mal habillés, genre, ils ont des pantalons trop courts. Ça y en a beaucoup à Châtelet, quand je les vois, je fais « cassos », ça fait rire les autres. Des fois, c’est ma façon de parler qui les fait rire, mais je dis pas que ça, pendant cinq minutes, je vais parler sur le cas de la personne. Je vais parler, parler, je vais le terminer, mais pas devant lui. Je vais pas aller le voir pour lui dire « nananina », il va dire : « Je te connais pas, il t’arrive quoi? » Ça s’appelle « pilletor », on aime bien pilletor. C’est à Châtelet qu’on pilletor, parce que y a plein de gothiques là-bas, y a plein de mecs cheulous, y a toutes les différences : y a les « cainri », y a les gothiques, y a les fashion, y a les normals (sic). Les tecktonicks, ça rentre nulle part, je les aime pas, eux, c’est ridicule, c’est plus moche qu’autre chose, trop de couleurs tue la couleur. Ceux que je pilletor le plus, c’est les gothiques [...] Je suis folle, moi, quand la personne, elle va me regarder, ben je vais mal lui répondre ou je vais le fixer jusqu’à ce qu’il baisse les yeux. Je suis méchante, je le fais tout le temps, ça m’arrive tout le temps. C’est quand on me fixe sans raison. J’ai l’impression qu’on me juge, que dans sa tête, l’autre, il est en train de me juger. Ça arrive toujours en dehors de ma cité, parce qu’ici on connaît les gens, en fait. Même les grands de la cité, ils savent que voilà… Ils me fixent, mais c’est pas comme en dehors, ils le font pour s’amuser. Ce qui m’énerve, c’est quand c’est des gens qui me connaissent pas qui me fixent. Surtout quand c’est des mecs vieux, des papas, des papis quoi. C’est des pervers. Eux, c’est différent, ils me regardent et je sais, ils sont mariés, ils ont des enfants, ils ont trente ans, quarante ans. Moi je regarde, je fixe jusqu’à ce que la personne, elle baisse les yeux

Lycéenne, 17 ans

Contrairement à certains garçons de ZUS, leurs nombreuses interactions conflictuelles avec d’autres citadins ne conduisent cependant pas à un repli sur le quartier. En effet, les guerrières ne souffrent pas d’être stigmatisées par ces citadins et elles ont conscience que, le plus souvent, la source de ces conflits provient de leur comportement volontairement transgressif. Elles cherchent ainsi, par leur comportement exubérant, à tester la perméabilité du domaine public aux règles de comportements des adolescents, notamment la logique du jeu. Elles transgressent d’ailleurs moins fréquemment les normes d’interaction lorsqu’elles deviennent plus âgées.

Ces deux manières d’habiter traduisent donc deux articulations différentes entre l’ancrage résidentiel et la mobilité. Elles diffèrent principalement par l’origine sociale des adolescentes (les filles de bonne famille sont issues des couches supérieures des classes populaires) et le pays d’origine de leurs parents (les filles de bonne famille sont majoritairement d’origine maghrébine, les parents des guerrières sont originaires d’Afrique subsaharienne ou des Antilles). Ces adolescentes se différencient également par leur accessibilité au centre de l’agglomération (les guerrières habitent dans des quartiers mieux desservis par les transports en commun que les filles de bonne famille). Enfin, elles n’ont pas hérité des mêmes dispositions vis-à-vis de la mobilité dans la sphère familiale (les guerrières ont été beaucoup plus habituées à prendre le métro dans leur enfance), dans leur trajectoire résidentielle (qui est essentiellement locale pour les filles de bonne famille) ou dans leur trajectoire scolaire (les filles de bonne famille réussissent dans leurs études alors que les guerrières ont bien souvent des rapports conflictuels avec leurs enseignants).

3.2.2. Les « flâneuses exclusives » et les « encadrées à faible mobilité »

Ces différents facteurs expliquent également les différences entre les manières d’habiter des flâneuses exclusives et des encadrées à faible mobilité, élaborées respectivement à partir de 12 et 14 entretiens. Ces deux types concernent des filles qui rejettent leur quartier et ne fréquentent jamais l’espace public de résidence. Ils se distinguent néanmoins par la localisation résidentielle des adolescentes (les premières vivent plus fréquemment dans des ZUS bien desservies par les transports en commun, les secondes, dans des quartiers plus éloignés du centre de l’agglomération), leur origine sociale (les flâneuses exclusives sont plus fréquemment issues des couches supérieures des classes populaires), mais également par leur apprentissage de la mobilité et les dispositions de leurs parents. Les flâneuses exclusives évoluent dans un environnement familial qui valorise la mobilité des adolescents et la découverte du monde extérieur. Leurs parents ont souvent expérimenté une mobilité longue distance nationale ou transnationale et ont vécu en ville. Ces adolescentes ont été habituées à prendre très tôt avec leurs parents les transports en commun pour se rendre à Paris et ont eu accès avant les autres jeunes du quartier à la carte Imagin’R, qui permet un usage illimité des transports durant le week-end et les vacances scolaires. Au contraire, les encadrées ont une mobilité très contrôlée par leur famille, en raison de crainte d’agressions, notamment dans les transports en commun. Elles sont issues de familles socioéconomiquement fragiles, souvent monoparentales, d’une origine ethnique minoritaire dans le quartier. Ces adolescentes ont rarement la carte Imagin’R et sont le plus souvent accompagnées par les parents en voiture ou par un aîné dans les transports en commun. Ces différentes dispositions sont incorporées par les adolescentes lors de leur apprentissage de la mobilité. Elles expliquent les différences entre ces deux catégories d’adolescentes dans trois dimensions de leurs mobilités :

  • Les modes de transport utilisés : alors que les flâneuses exclusives maîtrisent parfaitement les transports en commun, aiment y passer du temps et les empruntent parfois au hasard, les encadrées partagent en grande partie les craintes de leurs parents. Peu habituées à utiliser le métro ou le RER, les rares déplacements avec ce mode de transport sont fortement appréhendés. L’utilisation du bus est pour elles beaucoup moins anxiogène en raison de la présence du conducteur. Et comme le bus est un mode de transport non souterrain, elles ont l’impression de pouvoir le quitter plus facilement à tout moment.

  • Le rapport à l’anonymat : habituées très jeunes à fréquenter la capitale, les flâneuses exclusives recherchent en priorité dans leurs déplacements l’accès à un anonymat qui leur permet d’adopter des comportements non tolérés dans leur quartier. Au contraire, les encadrées développent une véritable phobie des foules urbaines, non seulement en raison de crainte d’agression, mais également parce qu’elles ont peur de s’y perdre et sont gênées par la promiscuité physique avec des inconnus.

  • Les situations de coprésence avec les autres citadins : alors que les flâneuses exclusives apprécient la sociabilité éphémère qui règne dans les rassemblements urbains, les encadrées craignent le plus souvent les interactions avec des inconnus, notamment par peur de rencontrer des « pervers ». Elles ont ainsi des difficultés à interpréter les moments de mise en suspens de l’indifférence mutuelle (sourires, regards appuyés, plaisanteries), en particulier dans leurs rares déplacements vers Paris.

Les encadrées ont donc incorporé des dispositions qui leur font craindre les déplacements en transports en commun et la fréquentation des foules urbaines. Néanmoins, les épreuves qu’elles rencontrent lors de déplacements occasionnels avec des amies de leur quartier plus familiarisées aux trajets en transports en commun peuvent, lorsqu’elles sont passées avec succès, infléchir les dispositions qu’elles ont acquises dans la sphère familiale. Si les encadrées se sentent peu en confiance durant ces déplacements, elles sont sécurisées par la présence de leurs amies. Certaines sont alors séduites par la brièveté des interactions urbaines qui leur offre la possibilité de rire des autres citadins, voire d’en être la cible, sans que cela prête à conséquence, contrairement à ce qui peut se passer dans leur quartier. Posséder, ou non, des liens d’amitié avec une flâneuse exclusive influe alors fortement sur la perception qu’ont les encadrées de la surveillance de leurs mobilités par les parents. Cette surveillance peut ainsi être acceptée ou au contraire être de plus en plus perçue comme une contrainte à mesure que ces adolescentes apprivoisent leurs peurs avec une amie en se déplaçant en transports en commun.

Mes copines, elles ont confiance, elles vont partout. Des fois, je vais avec elles, mais j’ai pas confiance. Mais j’ai une pote, elle a une gazeuse sur elle, elle l’a achetée spécial pour moi. Quand je suis avec elles, ça va, on rigole, je pense pas à ce que je vais me faire agresser et tout, parce qu’elles savent comment faire pour pas que je pense à ça, mais j’aime quand même pas trop le trajet […] La dernière fois qu’on est allées à Paris, je me suis fait agresser, parce qu’on passait et on a commencé à rigoler d’un mec parce qu’il avait un vélo bizarre, j’ai fait : « Ah! comment il est moche son vélo ». Il s’est arrêté et il a commencé à m’agresser. Avec les mots, parce que s’il me touchait je devenais ouf, je serais partie en vrille. Il m’a terminée. Comme j’avais un slim rose, il me faisait : « Ouais, avec ta tenue de cochon », il commençait à sortir des trucs comme ça : « Ouais, retourne dans ta banlieue », et les autres, elles arrêtaient pas de rigoler, elles étaient par terre. Mais bon, c’est pas grave, je m’en fous, il a dit ça, mais il m’a pas insultée, il m’a pas insultée comme ici ils insultent : « Ouais, sale pute, salope », des trucs comme ça. Là-bas, ça m’a fait rire de m’embrouiller, alors qu’ici les embrouilles, ça dure longtemps parce qu’après ça parle, ça parle, y en a d’autres qui s’y mettent… Mais là-bas, c’était drôle, on était morts de rire après

Lycéenne, 16 ans

Conclusion

La description des différentes manières dont les adolescents de ZUS articulent mobilité et ancrage résidentiel permettra, nous l’espérons, d’avoir une meilleure compréhension de l’hétérogénéité des habitants de ces quartiers. Certaines manières d’habiter concernent uniquement les adolescents de catégories populaires de ZUS, d’autres sont aussi présentes chez ceux qui résident à proximité de ces quartiers. Ces manières d’habiter sont fortement influencées par le contexte urbain de résidence : les adolescents de ZUS se distinguent par un usage précoce des transports en commun et une immobilité plus importante des filles. Elles sont également déterminées par l’âge des adolescents, leur trajectoire scolaire et résidentielle, leur structure familiale, leur apprentissage de la mobilité et les dispositions de leurs parents vis-à-vis de la mobilité. Les adolescents de ZUS ont un potentiel de mobilité inférieur à celui des autres adolescents, mais vivre dans un quartier ségrégué ne signifie pas nécessairement une absence de fréquentation du reste de la ville.

Plus largement, cet article montre qu’un ancrage dans le quartier de résidence n’est pas antinomique de déplacements très fréquents, comme c’est le cas pour les flâneurs et les passionnés. Réciproquement, rejeter son quartier n’est pas toujours synonyme d’une mobilité fréquente dans la ville, comme le montre l’exemple des encadrées. Les différents ancrages résidentiels influencent certes très fortement les pratiques de mobilité des adolescents en dehors du quartier, mais ils ne résument pas, seuls, la vie des adolescents dans un quartier ségrégué.

Croiser l’ancrage résidentiel avec la mobilité permet également d’identifier les manières d’habiter qui induisent difficultés ou souffrances pour les adolescents de ZUS. Chez les garçons, les effets négatifs de la ségrégation résidentielle concernent une minorité des adolescents du quartier pour lesquels le stigmate dont ils se sentent porteurs conduit à un repli sur le quartier. Ils n’en sortent qu’en compagnie d’un nombre de jeunes suffisamment important pour s’approprier l’espace des transports en commun et s’amuser sans s’exposer à la présence d’autres citadins. Parmi les filles, ce sont essentiellement les encadrées à faible mobilité qui ont un rapport problématique à la mobilité, car elles ne se sentent pas bien dans leur quartier, mais elles en sortent peu et elles appréhendent les interactions avec les inconnus sous le registre de la méfiance. Il convient aussi de ne pas oublier les flâneurs exclusifs sans cesse à l’extérieur de leur quartier, car ils ne s’y sentent pas bien.

Néanmoins, ces manières d’habiter ne sont pas figées. Certains adolescents modifient ainsi à un moment donné leur manière d’habiter sous l’effet de trois éléments qui se combinent le plus souvent. Les potentiels de mobilité évoluent tout d’abord avec la montée en âge et l’accès à la carte Imagin’R. De plus, un événement plus ou moins contingent (le refus d’une carte de séjour, un début d’insertion professionnelle) déstabilise parfois les habitudes d’action des adolescents et active certaines dispositions vis-à-vis de la mobilité qui étaient jusque-là en veille. Enfin, sous l’impulsion de camarades ou d’une relation amoureuse, les adolescents peuvent modifier leurs pratiques de mobilité et s’aventurer dans des territoires inconnus. La confrontation réussie et répétée aux épreuves de la coprésence avec les autres citadins infléchit ou transforme les dispositions qu’ils avaient initialement acquises vis-à-vis de la mobilité et modifie leurs façons d’agir.

L’enjeu est alors d’accompagner les adolescents dans l’évolution de leur manière d’habiter un quartier ségrégué lorsque celle-ci leur pose problème. Nous avons montré précédemment qu’il convenait d’analyser conjointement l’ancrage résidentiel des adolescents et leurs mobilités dans la ville. En effet, le quartier et les lieux fréquentés durant la mobilité sont non seulement deux espaces socialisants, mais qui entretiennent également une relation circulaire : les adolescents de ZUS ne se déplacent pas de la même manière selon les habitudes acquises dans leur quartier, mais réciproquement la socialisation exercée par la mobilité peut modifier leur ancrage résidentiel. Une action ambitieuse vis-à-vis des adolescents de ZUS ne peut alors négliger aucun de ces deux espaces socialisants. Elle doit sans aucun doute aider les adolescents à surmonter les épreuves qu’ils rencontrent durant leur mobilité, mais également dans leur quartier. Ces adolescents doivent pouvoir profiter d’espaces de fixation et d’espaces de mobilité afin de se séparer de leur environnement familier sans sacrifier les attaches qu’ils y ont tissées.