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Introduction

La notion de « parentalité » – qui vise les individus en tant que parents et non pas le couple ou encore l’ensemble de la cellule familiale – est au coeur de l'« éducation familiale » contemporaine (Saint-Jacques et al., 2012; Neyrand, 2011). Pour Benoît Bastard (2006 : 16), la parentalité s’opérationnalise par « la mise en place d’un ensemble de prescriptions nouvelles relatives au rapport enfants-parents, et qui, pour diffuses et générales qu’elles soient, n’en finissent pas moins par former un nouvel "ordre parental" ». Comme tout discours à caractère normatif (Taylor, 1973), ces prescriptions légitiment une évaluation binaire (bon/mauvais, normal/anormal) et, incidemment, une classification des comportements entre exemplaires ou convenables et déviants, voire marginaux (Ghitti, 2004). Cette classification ne vise pas l’exclusion, mais plutôt la transformation – la « normalisation » –, notamment par la « classification permanente des individus » (Foucault, 1976).

Mais comment déterminer les critères de classification? Il s’agit ici d’objectiver, de rationaliser, de mettre au jour une « vérité ». À cet égard, le savoir scientifique permet de dégager un discours spécifique, crédible et visible, appuyé par un lexique et une méthodologie propres, et énoncé sur un mode d’expression déclaratif : il ne décrit pas, il détermine. Le discours scientifique dit la vérité – ou, du moins, une vérité – acceptée en tant que telle en raison du statut de la science et de celui qui la maîtrise (Lyotard, 1979). Le contrôle ne porterait pas sur le contenu de l’énoncé, mais plutôt sur la personne qui parle : était-elle qualifiée pour le faire? La reconnaissance du statut d’« expert » permet à la fois de cristalliser et de diffuser le discours scientifique, notamment à travers les appareils politiques et judiciaires : par un jeu de passages et d’interalimentation, les discours scientifique et normatif sont les résultats d’une coconstruction dynamique. Le discours scientifique sert de base à l’élaboration du discours normatif, justifie et légitime l’action politique et modélise l’opinion publique, bénéficiant en retour d’une légitimation nouvelle (Gori, 2009). Si le débat reste ouvert quant à l’instrumentalisation de l’un ou l’autre discours (Foucault, 1976; Lyotard, 1979), leur valorisation respective dénoterait néanmoins de l’assouvissement d’un besoin de repères laissé vacant par la perte des référents moraux et traditionnels (Queval, 2008). Dans ce contexte, le droit et les institutions de justice seraient intégrés à un système normatif global, dans un exercice utilitaire – le droit étant la seule norme permettant la mise en place d’un contrôle social formel.

Les politiques régulatrices et normalisantes s’établissent sous la forme de droits opposables – des droits fondamentaux – dont la valeur est plus morale que juridique (Bailleux, 2005 : 100) et qui sous-tendraient imperceptiblement « l’extension de la surveillance » (Martuccelli, 2006 : 18). Le rôle des tribunaux dans ce cadre est d'autant plus important qu'ils se voient investis d’une mission nouvelle : l’appréciation d’intérêts, de besoins, d’aptitudes (Ost, 2007). L’intervention de l’expert prend ici tout son sens, puisque le droit fait bien souvent dépendre l'issue d'éléments non juridiques. Discours expert et norme juridique sont ainsi placés dans une position d’échange, où, si les impératifs de la procédure judiciaire circonscrivent le travail expert en amont, l’opinion ainsi produite ferait bien souvent, devant la cour, office de « savoir » (Bonis et Bourcier, 1999).

Le domaine de la protection de la jeunesse, parce qu'il suppose « l'ingérence directe de l'État dans le lien parent-enfant » (Nouveau-Brunswick (Ministère de la santé et des services communautaires) c. L. (M.), 1998 : 61), et donc une atteinte directe aux droits fondamentaux des parents au nom de l'intérêt supérieur de l'enfant (Ghitti, 2004; Loi sur la protection de la jeunesse : art. 3 [LPJ]), est à cet égard un laboratoire d'étude privilégié. Depuis quelques décennies se sont développés parallèlement deux discours en la matière : celui sur la nécessité de protéger les enfants contre d'éventuels abus et celui sur les droits de la personne, notamment à l'encontre des interventions de l'État (Office des services à l’enfant et à la famille de Winnipeg, c. K.L.W., 1993 : 76). Notons également que depuis le milieu des années 1990, « bien que le nombre de signalements en protection de la jeunesse ait augmenté légèrement [...], on constate une hausse nettement plus marquée [...] du volume des dossiers judiciaires » (Gouvernement du Québec, 2004 : 31). Environ 8000 dossiers de protection ou d’adoption sont ouverts chaque année à la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec (Cour du Québec, 2011 : 34).

L'intervention de l'expert est indispensable, non seulement pour faire l'évaluation de l'éventuelle situation de compromission et des « compétences parentales » (LPJ : art. 38.2, 86), mais également pour recommander des mesures de soutien aux familles dans le meilleur intérêt de l'enfant. Les experts appliquent des normes implicites liées au milieu de développement « normal » de l'enfant (Woodhead, 2005) et aux « bonnes » qualités parentales (Azar et al., 2005; Holt, 2009). D'après certains, ces normes seraient de plus en plus sexuées, les femmes jouant le rôle d’« acteur négatif » dans une perspective globale de gestion des risques, de prévention de la délinquance et de la pauvreté (Foucault, 1999; Castel, 2003). « Mères seules, violentes, trop ou pas assez protectrices [...], les mères des classes populaires seraient la clef dans la lutte contre la violence et l’insécurité sociale » (Cardy, 2007 : 27-28). Or il est convenu que les femmes, surtout monoparentales, sont particulièrement vulnérables à la pauvreté et aux contraintes systémiques (McAll, 2008; Statistique Canada, 2007; Langlois et Fortin, 1994). D’où l’intérêt que présente leur situation particulière.

La notion de « compétences parentales » semble difficile à définir et à évaluer (Pouliot et al., 2008); il apparaît néanmoins que la maladie mentale y est associée négativement (Cloutier et al., 2008; Jacob et Laberge, 2001). Trente-neuf pour cent (39 %) des enfants pris en charge par le Directeur de la protection de la jeunesse [DPJ] ont au moins un parent souffrant de maladie mentale (Laporte, 2007) et les femmes ayant fait l'objet d'une hospitalisation psychiatrique déclarent éprouver « de sérieuses difficultés quant à la garde de leurs enfants » (Gouvernement du Québec, 1997 : 25). C’est à la lumière de ces informations que nous avons choisi d’étudier l’issue des recours en protection de la jeunesse concernant des mères souffrant de maladie mentale, voire ayant fait l’objet d’un internement psychiatrique. Dans cet article, nous nous intéressons au rôle des professionnels, des experts et des tribunaux dans la diffusion d’un discours normalisant sur les compétences parentales.

Il n'est ici aucunement question de mettre en cause la nécessité de mécanismes de protection de l'enfance, bien au contraire. Notre analyse s’inscrit plutôt dans la foulée des travaux sur le rôle de la justice dans les processus d’exclusion (Sadaune de Oliveira, 1999; Bernheim, 2012).

1. Tribunaux et experts en matière de protection de la jeunesse

La situation de l'expert judiciaire est exceptionnelle. Il est le seul témoin à pouvoir présenter une opinion (Loi sur la preuve au Canada : art. 7) qui peut être de surcroît fondée sur du ouï-dire, malgré sa non-admissibilité en preuve. Il reviendra au tribunal, de manière discrétionnaire, d’apprécier « la force probante du témoignage » (Code civil du Québec : art. 2845; R. c. Abbey, 1982; R. c. B. (K.G.), 1993; William, 1996).

1.1 L’expertise judiciaire : principes généraux

Les règles d’admission du témoignage expert font l’objet d’une riche interprétation jurisprudentielle depuis plusieurs décennies et des critères clairs concernant son admissibilité ont été établis (R. c. Mohan, 1994). Dans tous les cas cependant, sa valeur probante ne doit pas être surpassée par son effet potentiel préjudiciable : l’expertise revêtant un caractère scientifique « mystique » (R. c. Béland, 1997 : 434) – difficilement accessible sans connaissances spécialisées –, sa valeur pourrait être surévaluée, niant de facto au tribunal son pouvoir décisionnel (Proulx, 2003). Pour assurer une limite étanche entre expertise et travail judiciaire, l’expert ne devrait pas traiter de questions fondamentales pour l'issue du litige (R. c. Burns, 1994).

La qualité de la preuve experte fait l'objet de nombreux débats. Contrairement à ce qui peut se faire ailleurs, l’activité d’expertise judiciaire n’est pas régulée au Québec : aucun corps de métier des experts, aucun agrément d’une agence gouvernementale, aucun ordre professionnel spécifique. Si cette liberté garantit l’indépendance des experts, elle met également en péril la protection du public : il est difficile de savoir qui est un expert de qualité tant qu’aucune mission ne lui aura été confiée (Curtis, 2009). On remet en question l’impartialité et l’apparence d'impartialité des experts, notamment en raison du « magasinage » des parties, de la pression que leur feraient subir les avocats, de leur rémunération et de leur absence de perspective critique. La nature même des procédures judiciaires aurait une influence négative sur le travail des experts, orientant leur questionnement, contraignant leur liberté d'expression, favorisant le désaccord (Poirier, 2002). Paradoxalement, malgré ces difficultés majeures, le recours aux experts judiciaires n'a cessé de s'intensifier (R. c. D.D., 2000).

Longtemps, les questions sur la pertinence et la nécessité des expertises ne se sont posées qu’au sujet des sciences dites « exactes » (les sciences physiques ou naturelles), le juge et le jury étant considérés comme les experts du comportement humain. En 1990, la Cour suprême du Canada reconnaît l'utilité d'une preuve psychiatrique sur le syndrome de la femme battue afin de dissiper les « mythes et stéréotypes » éventuellement entretenus par le jury (R. c. Lavallée, 1990) . Ce faisant, la Cour remettait en question la capacité des juges et des jurés de comprendre le comportement humain à la lumière du sens commun (Paciocco, 1999). Depuis, l'admissibilité des expertises de sciences sociales répond aux mêmes exigences que celles des sciences « exactes », pour lesquelles les critères ont généralement été établis. Plusieurs remettent en question l'usage de ces expertises dans un objectif de standardisation et de classification visant une généralisation, les analyses de sciences sociales étant intrinsèquement liées au contexte. Dans ce cadre, l'utilisation des statistiques et des échelles visant à réifier des faits particuliers sans considération pour le contexte, parce qu'elle crée une impression de fiabilité et d'infaillibilité, serait particulièrement problématique (Nowlin, 2001; Paciocco, 1999). L’expert des sciences sociales aurait tendance à se faire une opinion en amalgamant plusieurs théories et méthodologies et aurait régulièrement recours au ouï-dire.

[L]es opinions d’expert découlent généralement de la documentation scientifique et d’entrevues extrajudiciaires, car ces informations ne sont pas attestées sous serment et ne peuvent pas faire l’objet d’un contre-interrogatoire. Bien qu’en principe elles ne soient pas admissibles en tant que preuve de leur contenu, ces informations finissent généralement par faire partie des procédures parce que [...] « si l’on permet à un expert de donner son opinion, on devrait lui permettre de divulguer les circonstances sur lesquelles celle-ci se fonde » [...].

R. c. D.D., 2000: 55

D’après plusieurs auteurs, et même d’après la jurisprudence, l’expérience montrerait que le tribunal ne possède généralement pas les connaissances voulues pour juger de la fiabilité de l’expertise (Haack, 2004; Patenaude, 2001), notamment sur le plan méthodologique (Kovera et al., 2002). La cour ne ferait pas la différence entre la qualification de l’expert et la qualité de son exposé dès lors que les théories sur lesquelles il se base sont reconnues par la communauté scientifique (Skurka et Renzella, 1998). De même, plus l’expert serait renommé et âgé, moins son expertise serait contestée (Patenaude, 2001).

1.2 Principes particuliers en matière de protection de la jeunesse

L’intérêt de l’enfant constitue depuis de nombreuses années « la pierre angulaire des décisions prises à son endroit » ((G.) c. V. F.(T.), 1987 : 42). En matière de protection de la jeunesse, lorsque l’intérêt de l’enfant justifie de le retirer de son milieu, « la décision doit tendre à lui assurer la continuité des soins et la stabilité des liens et des conditions de vie appropriées à ses besoins et à son âge de façon permanente » tout en favorisant l’implication parentale (LPJ : art. 4 (2), (3)). L’évaluation de la situation de compromission et du comportement des parents doit « être objective, s'effectuer du point de vue de l'enfant et ne pas tenir compte d'éventuels motifs justifiant les carences parentales » (Adoption – 11228 : 28). Il est en effet convenu que « [t]out parent doit faire passer l’intérêt de son enfant avant le sien » (Nouveau-Brunswick (Ministère de la santé et des services communautaires), c. L. (M.), 1998 : 52).

L'intérêt de l'enfant est la considération première à laquelle le Tribunal doit se référer pour déterminer la durée d'un placement et non pas la souffrance, l'inexpérience et les difficultés des parents. Ce sont là des considérants, mais pris en compte comme source de compromission pour l'enfant. C'est leur motivation et détermination à régler ces difficultés qui constituent l'élément important pour prouver qu'il peut être dans l'intérêt de l'enfant de le maintenir avec eux. Leur volonté démontre une expectative raisonnable de responsabilisation.

Protection de la jeunesse – 10734, 2010 : 26

Outre l’étude sur la situation sociale de l’enfant produite par le DPJ, ainsi que ses recommandations, le tribunal doit tenir compte des compétences parentales actuelles et projetées (LPJ : art. 86; Protection de la jeunesse – 065506, 2006 : 36). Il s’agit d’évaluer les possibilités pour les parents, à court et moyen terme, d’assurer à l’enfant la satisfaction de ses besoins affectifs, intellectuels, physiques et moraux (LPJ : art. 3; Young c. Young). Étant donné la vulnérabilité des enfants, notamment en raison de leur dépendance pour les nécessités quotidiennes de même que pour leur développement et leur bien être, aucun préjudice n’est nécessaire pour justifier l’intervention de protection.

Attendre l'arrivée d'un préjudice [...] est non seulement contraire au meilleur intérêt de l'enfant, mais encore reporte les risques d'erreur sur l'enfant et met l'accent a posteriori plutôt qu'a priori. C'est l'enfant [...] qui doit toujours être le point de mire, et non les intérêts ou les besoins des parents. [...] Le meilleur intérêt de l'enfant et la simple absence de préjudice ne sont pas des notions équivalentes. L'intérêt de l'enfant suppose une myriade de considérations. [...] Puisque les décisions relatives à la garde et à l'accès relèvent principalement de l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire, la grande latitude que laisse le critère de l'intérêt permet aux tribunaux de tenir compte de toute la gamme des facteurs susceptibles d'avoir sur un enfant une influence à la fois positive et négative.

P. (D.) c. S. (C.), 1993 : 176-178

Dans le cadre d’une intervention a priori, comment évaluer les compétences parentales de façon à anticiper l’évolution à long terme d’une situation, voire prévoir la survenance de l’abus ou de la négligence? Outre « l'attitude du parent envers l'intervention sociale et son degré de collaboration avec les différents intervenants; l'attitude et la ponctualité lors des visites supervisées; le sérieux des mesures prises pour remédier aux problèmes à l'origine du placement; et les manifestations d'entretien, de soin et d'éducation offertes à l'endroit de l'enfant » (Adoption – 11228, 2011 : 27; Archambault et Boisclair, 1994), c’est par le biais de l’expertise qu’un pronostic pourra être établi (Kushner, 2003). Il s’agit non seulement de connaître l’état contemporain des compétences parentales, mais surtout ce que constitue le meilleur intérêt de l’enfant et les capacités des parents d’y répondre dans l’avenir.

Au-delà des considérations dont nous avons parlé plus haut au sujet des sciences du comportement, certains évoquent des difficultés liées à la nature des expertises produites en matière familiale, et plus précisément dans les cas de protection de la jeunesse. Dans un premier temps, le critère du meilleur intérêt qui, s’il laisse une importante latitude au tribunal dans son appréciation de la situation de l’enfant, serait « informe » (Thompson, 2003 : 249) et « moralement chargé » (Bala et Saunders, 2002 : 281; Artis, 2004). Le manque de connaissances théoriques et l’absence de consensus sur les outils méthodologiques à appliquer pour évaluer les compétences parentales et l’intérêt de l’enfant mèneraient parfois les experts à tenir compte de leurs valeurs et de leurs émotions dans le processus d’évaluation (Bala et Saunders, 2002). Dans un second temps, la sensibilité du sujet et l’imprécision du critère pousseraient bien souvent les tribunaux à s’en remettre aux experts :

En l'absence de présomptions légales claires quant à l'intérêt de l'enfant, les juges ont été amenés à se fonder de plus en plus sur les recommandations des experts pour trancher les questions de garde et d'accès, estimant que ces experts, forts de leurs « connaissances » scientifiques objectives, peuvent, de fait, connaître l'intérêt de l'enfant.

Young c. Young, 1993 : 213

Soulignons également que le recours aux experts allonge les délais, alourdit le coût des procédures et ne permettrait pas forcément de tenir compte du point de vue de l’enfant. Le processus d’évaluation lui-même, intrusif et stressant, pourrait causer des dégâts dans les rapports interpersonnels du couple et entre les parents et les enfants (Semple, 2010; Bala et Saunders, 2002).

Dans ce contexte, comme dans d’autres, l’issue du litige dépendrait de la « qualité » des experts engagés par les parties, l’instance devenant au mieux une « bataille d’experts ». Dans le cas où une des parties n’est pas en mesure d’obtenir les services d’un expert, le déséquilibre serait d’autant plus grand (Comités des usagers des Centres Jeunesse de la Montérégie, de Montréal et de Québec et Regroupement provincial des comités d’usagers : Journal des débats de la Commission permanente des affaires sociales, 25 janvier 2006) que les tribunaux auraient tendance à accorder plus de poids au témoignage d’un expert qu’à celui d’un parent éventuellement abusif ou négligent (Kushner, 2003).

2. À la jonction de l’expertise et de la justice : l’indétermination de la notion de compétences parentales

Ce qui caractérise le champ de la protection de la jeunesse, et plus particulièrement celui des compétences parentales, c’est la pluralité des professionnels reconnus comme compétents en la matière. Or, étant donné l’indéfinition de la notion (2.1) et les différences marquées tant dans la formation que la pratique de ces différents professionnels (2.2), les informations dont dispose la cour sont fort hétérogènes. Les méthodes d’évaluation de ces différents professionnels sont très critiquées, mais constituent néanmoins le cadre opératoire actuel de la notion devant les tribunaux (2.3).

2.1 Une notion indéfinie

Bien qu’aucune définition de ce que représentent les compétences parentales ne fait consensus (Pouliot et al., 2008), ces dernières sont réputées être à la base de la capacité des parents d’assumer l’ensemble des activités nécessaires au développement positif de l’enfant. Le rôle parental étant celui de favoriser le « développement d’enfants aptes à bien fonctionner dans une société donnée » et de gérer les situations familiales conformément aux « standards généralement acceptés » (Côté, 2000 : 1, 5, 6), les compétences parentales seraient composées de différentes habiletés et connaissances de nature intellectuelles, relationnelles et comportementales. Elles se développent « par la reconnaissance des forces et des potentiels des parents » (Saint-Jacques et al., 2012 : 6).

L’objectif des évaluations menées par le DPJ lors d'un signalement est d’apprécier l’environnement familial afin de déceler les situations de compromission, ou de risque de compromission, de la sécurité ou du développement de l’enfant de même que la capacité des parents à remédier à la situation (Jacob et al., 1998; Hurley et al., 2003; Brown, 1995). Cette capacité des parents est celle qui s’observe dans le présent et peut être totale, partielle ou inexistante, mais peut également faire l’objet d’un pronostic par lequel est projetée la possibilité de développer ou d’améliorer les compétences parentales. Aucune méthodologie particulière n'est officiellement reconnue pour évaluer les compétences parentales (Bala et Leschield, 2008; Clarey et al., 1999) et la qualité des expertises serait très variable (Jaffé, 2002). Une récente méta-analyse préparée pour le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec recense 26 outils d’évaluation des « conduites parentales » (2012 : 50).

De manière générale, les experts tiennent compte de la réponse des parents aux demandes et aux besoins quotidiens des enfants, de l’histoire personnelle des parents et de leur situation culturelle, sociale et économique (Cardinal, 2010). Ils peuvent utiliser différentes méthodes : l’observation directe au domicile familial, l’entretien au bureau du professionnel ou ailleurs, la multiplication des sources d'information tels les témoignages de professeurs, de médecins ou de membres de la famille élargie, ce qui permet de connaître plus précisément la situation (Budd, 2005).

Le défi est d'autant plus important que les différents professionnels impliqués possèdent des formations et des méthodes de travail variées. La littérature dénote un recours indifférencié aux psychologues, aux psychiatres ou aux travailleurs sociaux, mais nous avons pu recenser dans la jurisprudence des interventions d'autre nature, comme celle d'éducateurs spécialisés, d'agents de relations humaines et, plus rarement, d'auxiliaires familiaux. Le travail de ces derniers professionnels ne semble cependant pas faire l’objet de travaux particuliers et nous n’avons pas pu documenter leurs pratiques. La teneur de leurs évaluations n'a pas la forme d'une expertise; il s'agit plutôt de consigner les interventions professionnelles. Ils ne se prononcent pas formellement sur les compétences parentales, mais font part de leurs observations générales dans leur contact avec les familles. C’est du moins ce que l’analyse des décisions judiciaires permet d’avancer.

Dans la majorité des décisions de notre corpus, le DPJ a eu recours à plusieurs professionnels pour faire la démonstration de la situation de compromission et des difficultés de la mère à y faire face. Étant donnée la nature des décisions étudiées – la demande de placement ou d'admissibilité à l'adoption d'enfants dont la mère a un diagnostic psychiatrique et a parfois fait l’objet d’une garde en établissement –, il n'est pas surprenant de retrouver une proportion relativement importante de décisions où une expertise psychiatrique est produite en preuve. Dans certains cas, l'expertise psychiatrique est la seule preuve et établit à la fois un diagnostic, des observations de nature clinique, l'opinion du psychiatre sur la situation de compromission et sur les compétences parentales. Bien que le tribunal reconnaît généralement que « [l]'aspect médical n'est qu'un facteur et [que] le tribunal doit évaluer l'ensemble des autres pour en arriver à déterminer si la sécurité et le développement de l'enfant sont compromis » (Protection de la jeunesse – 086760 : 40), il accepte généralement l'opinion psychiatrique sous tous ces aspects. Dans plusieurs cas, cependant, le psychiatre ne fait qu'établir un diagnostic et des observations cliniques (par exemple lors d'une hospitalisation) et l'évaluation des compétences parentales est menée par un autre expert, comme un psychologue ou un intervenant social du DPJ (sans que l'on sache s'il s'agit du professionnel responsable du dossier). Ainsi, régulièrement, le DPJ produit deux, trois, voire quatre rapports différents au soutien de ses prétentions sur les compétences parentales.

2.2 Une pluralité d’experts

Les psychologues

De manière générale, les psychologues privilégient des tests qui permettent d'évaluer l'état psychologique et la personnalité du parent (Emery et al., 2005). Dans la jurisprudence étudiée, il est question de l'estime de soi de la mère, de son « manque d'imagination et de créativité » (Dans la situation de X, 2006, QCCQ 8027 : 13), de son immaturité ou de son instabilité sur le plan affectif. Par exemple :

[M]adame A fonctionne sous l'égide d'une personnalité complexe empreinte de tromperie de soi et des autres. [...]

Certains aspects de sa personnalité dévoilent une structure de personnalité caractérisée par de « l'instabilité émotionnelle » et par « un besoin d'être le centre d'attention ». [...]

On identifie une sérieuse difficulté sur le plan de sa capacité de changement étant donné la présence d'une rigidité de fonctionnement psychologique.

Protection de la jeunesse – 11104, 2011 : 42

Bien qu’il existe un guide d’expertise en matière de garde d’enfants rédigé par l’Ordre des psychologues du Québec (2006), une variété de tests d’évaluation des compétences parentales s'est développée depuis une vingtaine d’années (Grisso, 2003). Le choix des tests administrés et leur utilisation dans le processus d'expertise relèvent de la discrétion de l'expert (Association of Family and Conciliation Courts Child Custody Consultant Task Force, 2011).

Les tests psychologiques se présentent sous forme d’échelles. Alors que certains emploient un système de points, d’autres font appel à des appréciations (du type « suffisant, moyennement suffisant, insuffisant, inexistant, etc. ») ou encore à des pourcentages. Certains de ces tests évaluent des données objectives (le niveau de scolarité, le revenu, l'état des rapports avec la famille élargie), alors que d'autres font appel aux perceptions de l'enfant sur son parent.

La validité des tests psychologiques est fortement remise en question. Les liens entre le type de mesures prises par les psychologues et les comportements ou décisions relevant de la garde des enfants seraient inexistants et certains mettent en doute dans ce contexte la possibilité d'établir de réels pronostics (Budd, 2005; Heinze et Grisso, 1996). Le manque d’uniformisation des outils pose de sérieuses difficultés quant à la protection des familles et l'imputabilité des experts, mais également par rapport à la protection de ces derniers contre des plaintes frivoles ou vexatoires (Fidler et Birnbaum, 2006).

Les psychiatres

Contrairement aux psychologues ou aux travailleurs sociaux, les psychiatres ne disposent pas de lignes directrices claires pour encadrer leurs évaluations. Le Collège des médecins du Québec (2006) a bien établi un guide sur la médecine d’expertise, mais il ne concerne pas particulièrement l'évaluation des compétences parentales ni l'évaluation en contexte de protection de la jeunesse. Ce guide prévoit expressément l’absence de lien thérapeutique entre la personne faisant l’objet de l’examen et le médecin. Or bien souvent, les psychiatres amenés à se prononcer sur les compétences parentales en matière de protection de la jeunesse sont les médecins traitants ou les médecins intervenus au moment d'une hospitalisation. Dans les décisions étudiées, les psychiatres discutent les diagnostics, les symptômes, les traitements et la « collaboration ». Les capacités parentales peuvent être appréhendées en lien avec les effets de la maladie, comme le « jugement altéré » (Protection de la jeunesse – 111435, 2011 : 43), le manque d'autocritique ou l'impulsivité.

Bien que nous ne disposions de beaucoup moins de littérature sur leurs expertises que sur celles des psychologues ou des travailleurs sociaux, diverses critiques sont adressées aux psychiatres dans ce contexte. On relève notamment qu'ils sont peu familiers avec ce genre d'évaluation et qu'ils ont tendance à confondre des états cliniques avec des états légaux, par exemple la psychose et l'incapacité (Applebaum, 2008; Bala et Leschield, 2008).

Les travailleurs sociaux

De manière générale, les évaluations faites par les travailleurs sociaux sont plus factuelles que celles des psychologues ou des psychiatres, qui sont plus cliniques (Bala et Saunders, 2002) : capacités des parents de répondre aux besoins quotidiens – hygiène, décodage des pleurs, stabilité ou sécurité –, comportements observés lors des visites au domicile de la famille ou lors de contacts supervisés (par exemple le fait que la mère soit passive ou au contraire envahissante).

Les travailleurs sociaux bénéficient de formations organisées par l'Ordre des travailleurs sociaux et des thérapeutes conjugaux et familiaux du Québec et disposent de plusieurs outils. Ils peuvent réaliser des entretiens avec les familles, observer directement les comportements des parents en se rendant à leur résidence et se servir d'éléments inscrits aux dossiers. Ils disposent d’échelles pour procéder à certains aspects de l'évaluation (Centre Rosalie-Jetté, 1993).

Une difficulté particulière consiste dans le double statut que peuvent détenir certains travailleurs sociaux dans la conduite des dossiers, lorsqu’ils sont à la fois responsables des dossiers et évaluateurs. Dans ces cas, ils apprécient la situation de compromission, évaluent la situation familiale et les compétences parentales, émettent des recommandations. Tout au long de leur enquête, ils se doivent de constituer un dossier qui pourra être présenté au tribunal (Jacob et Laberge, 2001); ils ne sont donc pas considérés comme des experts au sens classique du terme, plutôt comme des « tiers-experts » (Rolland, 2006 : 97), mais sont tout de même autorisés à conseiller le tribunal et à donner leur opinion. Le fait que les travailleurs sociaux se rendent aux domiciles des familles, leur proposent un soutien et créent un certain rapport de confiance n'est pas conforme à la posture de neutralité dans laquelle l'expert devrait se cantonner (Legault, 2006).

La fiabilité et la qualité des évaluations des travailleurs sociaux sont remises en question, notamment en raison de l'absence d'outils objectivants (Clarey et al., 1999) : leurs convictions sur l'aspect positif ou négatif des placements influenceraient leur évaluation du risque de compromission (Arad-Davidzon et Benbenishty, 2008). De même, le jeune âge et le manque d'expérience des travailleurs sociaux du DPJ entraineraient des conflits avec les familles qui désavoueraient leurs évaluations et leurs recommandations (Curtis, 2009).

2.3 La pratique judiciaire

En matière de protection de la jeunesse, le rôle des tribunaux revêt un caractère exceptionnel, puisque ceux-ci doivent expressément « procéder [...] à toute l'enquête qui donne ouverture à [leur] décision » (Mercier, 1992 : 402), ce qui leur permet d'intervenir directement dans la recherche des éléments de preuve et notamment l'assignation de témoins. Les tribunaux peuvent requérir « une évaluation psychologique ou médicale de l'enfant ou des membres de sa famille ou toute autre expertise qui peut être utile » (LPJ : art. 86 (2)). Alors que le DPJ produit lui-même une ou plusieurs évaluations sur la situation de compromission et les compétences parentales, pour les mères – qui peuvent théoriquement recourir à la contre-expertise –, le coût financier, social et personnel reste difficile à assumer (Kelly et Ramsey, 2009; Emery et al., 2005). Dans l'ensemble des décisions étudiées, aucune n'y avait recours, et une seule faisait appel à l’intervenante sociale d'une ressource communautaire de laquelle elle recevait des services (En matière d'adoption, 2006, QCCQ 9567 : 25).

L’étude de la jurisprudence nous permet de constater que si le tribunal semble rarement demander des évaluations, se contentant du dossier tel qu’il est présenté par le DPJ, il ne questionne généralement pas les méthodes d’évaluation ou la compétence des experts, si ce n’est lorsque ces derniers n’ont pas rencontré la mère lors du processus d’évaluation des compétences parentales (Protection de la jeunesse – 0720 : 33). Ces observations sont conformes aux résultats de recherche selon lesquels, en matière de garde d’enfant, les tribunaux se conformeraient très généralement aux évaluations expertes (Kushner, 2003 : 298), favorisant généralement la preuve soumise par un expert au statut plus élevé, comme le psychologue ou le psychiatre (Bala et Saunders, 2002). Selon Noel Semple (2011), les perspectives des travailleurs sociaux et des juges sur le meilleur intérêt de l’enfant divergeraient d’ailleurs de manière importante.

Cette dernière affirmation ne peut être corroborée par notre étude de jurisprudence, bien au contraire. Dans les décisions répertoriées, à l’exception de certains cas, le tribunal tient compte de façon expresse de la collaboration de la mère avec les intervenants du DPJ, qu’il s’agisse de suivis et de traitements psychiatriques, de participation à des activités visant l’amélioration des compétences parentales ou encore de divulgation d’informations. Si l’absence de collaboration de la mère correspond parfois à un abandon de son enfant, elle semble cependant être le plus souvent déduite d’un comportement ne correspondant pas aux attentes des intervenants sociaux. De même, le fait de ne pas être en accord avec les conclusions de l’évaluation et les recommandations du travailleur social responsable du dossier semble constituer pour les familles de réels obstacles au maintien de leurs liens avec l’enfant (Dans la situation de X, 2006, QCCQ 8027 : 35; Protection de la jeunesse – 0720, 2007 : 22, 39).

Malgré l'incohérence et l'inconsistance qui résulte du foisonnement des évaluations de nature différente sur les compétences parentales, leur acceptation quasi systématique par les tribunaux, sans en baliser formellement les contours, constitue une forme de légitimation d’un système de critères qui s’est mis en place au fil du temps, de manière insidieuse. Ces critères, au crible desquels les comportements et décisions sont évalués puis « partagés » entre acceptables et inacceptables, entre normaux et déviants, témoignent de l’émergence, dans la sphère judiciaire, d’une norme de la mère normale.

Conclusion : de l'émergence d'une norme de la mère normale

Pour plusieurs, tant le choix des outils d'évaluation que l’interprétation des résultats dépendent de la « représentation sociale » que les professionnels se font de la parentalité (Saint-Jacques et al., 2012; Boulanger et al., 2010). En établissant implicitement la différence entre les comportements acceptables et le bon comportement – voire le comportement obligatoire –, le processus d'évaluation établit de facto les critères de classification entre normal et anormal. Si cet exercice d’objectivation et de rationalisation est nécessaire au processus judiciaire (Noreau, 1998), il semble avoir comme conséquence la diffusion d’une norme de la mère normale, génératrice de stigmates (Goffman, 1975). La question de la normalité est en effet celle de la trame du tissu social, de la marginalité et de l’exclusion.

Pour les mères souffrant de troubles mentaux, l’interprétation et la réduction de la complexité de leur situation et de leur vie par les experts et les intervenants sociaux – en plus de les catégoriser comme déviantes – feraient le plus souvent abstraction de leur condition socioéconomique (Neyrand, 2011). Pourtant, les familles auprès desquelles interviennent les services de protection de l’enfance sont majoritairement défavorisées (Mayer, 2007). Pour Coline Cardy (2007 : 28) :

La figure de la mauvaise mère incarne [...] une des formes de la déviance des femmes et le genre, tel qu’il est défini et assigné aux classes populaires, semble prendre une forme particulièrement traditionnelle : il participe à la fois du processus de distinction entre le masculin et le féminin et entre les classes sociales.

Le fait de lier l’histoire personnelle des mères – maltraitance dans l’enfance, niveau de scolarité, situation socioprofessionnelle et économique, dépendances, relation avec sa famille proche – et les compétences parentales est particulièrement préjudiciable pour certains groupes sociaux (Curtis, 2009; Éthier et al., 1999; Houde, 1981; Heinze et Grisso, 1996; Bow et Quinell, 2001). L’intervention du DPJ viserait dans ce contexte à « compenser les carences éducatives attribuées aux parents, en particulier qui appartiennent à des milieux socio-économiquement faibles » (Boulanger et al., 2010 : 154). Ce type d’intervention viserait spécifiquement la transformation et la normalisation : il s’agirait de faire accepter aux mères défavorisées une définition des compétences parentales standardisée plutôt que de tenir compte de la leur (Bouchard et al., 1996).

Comme nous le présentions en introduction, et conformément aux prétentions de Benoît Bastard (2006), des prescriptions du nouvel « ordre parental » par lesquelles les comportements sont classés entre acceptables ou déviants, bons ou mauvais, découlent une catégorisation. Cette catégorisation est rendue opérationnelle par « l’appréc[iation], l’interpr[étation] et l’expli[cation] du réel » par les experts (Dumoulin, 2007 : 108), au coeur du processus judiciaire. Il s’ensuit que la notion de « compétences parentales » – parce qu’elle est floue et indéfinie, favorisant des interprétations subjectives et empreintes de moralisme – est le support de l’émergence d’une norme de la mère normale, retransmise et formalisée par nos institutions de justice, devenues relais normalisateurs.