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Il existe maintenant, dans la plupart des pays occidentaux, un consensus social quant à la nécessité de protéger et de soutenir les enfants et les adolescents qui sont exposés à la violence conjugale. Malgré ce consensus, des divergences importantes persistent dans la définition et dans l’explication de la violence conjugale, ainsi que dans les stratégies d’intervention et de prévention à privilégier. Pendant plusieurs décennies, le débat s’est articulé autour de deux principales perspectives, soit la perspective féministe et celle de la « violence familiale » (Johnson, 2008). Plus récemment, la perspective masculiniste, qui s’est fermement opposée à la perspective féministe, a pris une ampleur considérable (Romito, 2006 ; Brossard, 2008). Ces divergences se sont manifestées, entre autres, dans les recherches, dans les discours et les actions politiques, et dans les pratiques professionnelles. Les médias ont aussi constitué un lieu de transmission et parfois même de confrontation de ces différentes perspectives.

Mais qu’en est-il du point de vue des enfants et des adolescents exposés à la violence conjugale ? Comment définissent-ils la violence conjugale ? Dans quelle mesure leurs propos reflètent-ils les différentes perspectives mentionnées ci-dessus ? Jusqu’à maintenant, une attention limitée a été portée à leur expérience et à leur point de vue, tant sur leur propre situation familiale que sur la violence conjugale en tant que phénomène social (Lapierre, 2010 ; Øverlien, 2010). Les enfants et les adolescents ont donc peu participé à ce débat, même s’ils sont directement concernés par celui-ci. À cet égard, Goddard et Bedi (2010 : 11) notent une tendance marquée à présumer que leur point de vue n’est pas aussi crédible que celui des adultes :

Unfortunately, experiences that silence children include not just abuse; children may also be silenced by the legal and medical systems that seek to assist them (Goddard, 1996). In research terms, this is reflected in methodologies that privilege expert/clinical perspectives and the perceptions of parents over those of children.

S’appuyant sur les résultats d’une recherche empirique réalisée avec des enfants et des adolescents qui ont été exposés à la violence conjugale, cet article s’intéresse à la façon dont ces derniers définissent la violence conjugale. Les trois premières parties de l’article examinent les principales perspectives mentionnées ci-dessus, portant une attention particulière à la façon dont elles définissent la violence conjugale et positionnent les enfants et les adolescents exposés à la violence conjugale dans leurs discours et leurs pratiques. L’approche méthodologique privilégiée et les résultats de la recherche sont présentés dans les sections subséquentes, suivies d’une discussion et des implications pour les recherches, les politiques et les pratiques.

1. Quelles définitions des violences ?

1.1. La perspective féministe : l’expérience des femmes, des enfants et des adolescents victimes de violence masculine dans une société patriarcale

C’est le travail de militantes et de chercheures féministes qui, dans les années 1970, a mené à une reconnaissance sociale et politique de la violence faite aux femmes, incluant la violence faite aux femmes en contexte conjugal (Dobash et Dobash, 1992). À partir d’une mise en commun de l’expérience individuelle de nombreuses femmes, les féministes ont proposé une définition de la violence conjugale comme une manifestation du contrôle, du pouvoir et de la domination des hommes sur les femmes, qui est légitimée par les institutions et les structures sociales patriarcales (Dobash et Dobash, 1979 ; Schecter, 1982 ; Kelly, 1988 ; Mullender, 1996). Les inégalités de pouvoir liées au genre sont donc au centre de l’analyse féministe de la violence conjugale, même si d’autres vecteurs d’inégalités sont aussi considérés, incluant l’âge, la classe sociale, l’origine ethnoculturelle, l’orientation sexuelle, etc. (Corbeil et Marchand, 2006).

Les féministes ont mis en lumière les multiples formes de violence exercée par les hommes à l’endroit de leur conjointe (physique, sexuelle, verbale, psychologique, économique, etc.) ainsi que l’existence d’un cycle de la violence (Walker, 1979). Plus récemment, Evan Starks (2007) a mis de l’avant le concept de « contrôle coercitif », qui permet de comprendre que les agresseurs n’ont pas toujours recours à des gestes d’agression, puisque la violence conjugale est davantage le fait d’un ensemble d’attitudes et d’actions visant à contrôler et à dominer leur conjointe. Il mentionne, par exemple, que l’isolement est souvent plus dévastateur à long terme que les gestes d’agression physique. Ainsi, plutôt que d’être à la recherche d’incidents spécifiques, tous les actes doivent être compris dans un contexte d’accumulation.

Les intervenantes féministes travaillant en maison d’hébergement pour femmes victimes de violence conjugale ont été les premières à se préoccuper de la situation des enfants et des adolescents vivant dans un contexte de violence et à développer des pratiques et des programmes adaptés à leurs besoins (Jaffe et al., 1990 ; Mullender et al., 1998). Au cours des dernières décennies, des chercheures féministes se sont aussi intéressées à la situation de ces enfants et de ces adolescents, examinant notamment les liens entre la violence des hommes à l’endroit des femmes et de leurs enfants (Bowker et al., 1988 ; Kelly, 1994 ; Mullender et Morley, 1994). Dans cette perspective, les femmes, les enfants et les adolescents partagent une position de victime face à la violence masculine. La citation suivante illustre l’approche générale privilégiée par les féministes en matière d’exposition à la violence conjugale :

Women’s and children’s interests may conflict but, except where this is demonstrably and irresolvably the case, the most effective and cost effective way to help children is to understand what is happening to their mothers and to work in alliance with them.

Mullender et Morley, 1994 : 10

Par ailleurs, la volonté des chercheures féministes de cerner l’expérience des victimes de violence et de leur donner une voix à travers leurs recherches (Skinner et al., 2005) a mené au développement d’études empiriques documentant l’expérience et le point de vue des enfants et des adolescents exposés à la violence conjugale. À cet égard, notons que la première recherche qualitative d’envergure avec des enfants et des enfants exposés à la violence conjugale a été réalisée par la chercheure féministe britannique Audrey Mullender et ses collègues (2002). Les résultats de cette étude ont d’ailleurs mis en lumière différentes composantes de l’expérience des enfants et des adolescents exposés à la violence conjugale. Par la suite, d’autres recherches ont donné la parole aux enfants et aux adolescents exposés à la violence conjugale dans le but d’approfondir certaines dimensions particulières de leur leur vécu, telles que les enjeux en lien avec le logement (Baker, 2005) ou leurs actions lors des épisodes de violence (Øverlien et Hyden, 2009). Malgré ces importantes contributions, la perspective féministe a été marginalisée au cours des dernières années, au profit de la perspective de la « violence familiale » (Lapierre, 2010).

1.2. La perspective de la « violence familiale » : les enfants et les adolescents vivant dans une dynamique familiale « dysfonctionnelle »

La perspective de la « violence familiale » s’inscrit dans un paradigme systémique définissant la violence conjugale comme le produit d’une dynamique relationnelle « dysfonctionnelle » (Winstok, 2007 ; Straus, 2011). Contrairement aux féministes, qui perçoivent la violence conjugale comme une manifestation du contrôle, du pouvoir et de la domination des hommes sur les femmes, les tenants de la perspective de la « violence familiale » la perçoivent plutôt comme l’exacerbation de conflits entre les conjoints (Dutton et al., 2010 ; Strauss, 2011). S’appuyant principalement sur les résultats d’études populationnelles, ces derniers mettent l’accent sur le caractère mutuel de la violence conjugale et soutiennent qu’il y a une symétrie entre la violence exercée par les hommes à l’endroit de leur conjointe et celle exercée par les femmes à l’endroit de leur conjoint.

Comment ces deux groupes peuvent-ils arriver à des conclusions aussi contradictoires, particulièrement lorsqu’ils s’appuient sur des études scientifiques rigoureuses ? Pour mieux comprendre les disparités parmi les résultats de recherches dans ce domaine, le sociologue américain Michael P. Johnson (2008) a élaboré une typologie de la violence conjugale. En somme, il soutient que ces deux groupes étudient des phénomènes distincts. Le premier type de violence est la « violence de couple situationnelle », qui correspond au problème mesuré dans les études populationnelles réalisées par les chercheurs qui s’inscrivent dans la perspective de la « violence familiale ». Le phénomène mesuré dans ces études n’est effectivement pas une manifestation de pouvoir et de contrôle ; il fait plutôt référence aux situations de conflits qui peuvent comporter une agression de la part d’un conjoint – femme ou homme – à l’endroit de l’autre conjoint. Néanmoins, plusieurs auteurs ont mis en évidence les limites des instruments de mesure utilisés par ces chercheurs, notamment l’Échelle des tactiques de conflits (Conflict Tactics Scale). Par exemple, ces auteurs soutiennent que l’Échelle des tactiques de conflits ne tient pas compte de l’intensité, de la chronicité et des conséquences de la violence, qui sont beaucoup plus graves chez les femmes que chez les hommes (Kimmel, 2002 ; Dobash et Dobash, 2004 ; Damant et Guay, 2005 ; Johnson, 2008). Ainsi, ces études populationnelles ignorent le deuxième type de violence identifié par Johnson (2008), soit le « terrorisme intime ». Le « terrorisme intime » est la manifestation du pouvoir et du contrôle des hommes sur les femmes ; c’est ce type de violence que vivent les femmes qui sont en contact avec les services – maisons d’hébergement, services policiers, services de protection de l’enfance, etc. – et qui est représenté dans les études réalisées par des chercheures féministes.

Les tenants de la perspective de la « violence familiale » se sont aussi intéressés à la situation des enfants et des adolescents exposés à la violence conjugale, se penchant principalement sur l’ampleur du phénomène et sur les conséquences sur leur santé, leur développement et leur fonctionnement. S’appuyant sur les résultats d’études populationnelles, ils soutiennent que ces enfants et ces adolescents sont majoritairement exposés à la violence perpétrée par leurs deux parents et que l’exposition à la violence perpétrée par leur mère constitue un problème aussi important que l’exposition à la violence perpétrée par leur père (Strauss et Michel-Smith, 2013). Cependant, les conséquences ont principalement été mesurées à partir d’instruments standardisés, occultant la façon dont ces enfants et ces adolescents appréhendent leur situation, la diversité et la complexité des expériences vécues, ainsi que le caractère social et politique du phénomène (Lapierre, 2010 ; Øverlien, 2010).

1.3. La perspective masculiniste : réaffirmation des privilèges masculins au détriment de la sécurité et du bien-être des enfants, des adolescents et de leur mère

La perspective masculiniste est clairement une perspective antiféministe, puisqu’elle repose essentiellement sur l’idée que l’égalité entre les femmes et les hommes a été atteinte dans les sociétés occidentales, que les féministes sont allées trop loin, ou encore que ce sont maintenant les femmes qui dominent les hommes et les institutions sociales (Thiers-Vidal, 2002 ; Blais et Dupuis-Déri, 2008). Si relativement peu de chercheurs ou d’intervenants s’identifient ouvertement au mouvement masculiniste, surtout dans ses propos et ses actions les plus extrêmes, il n’en demeure pas moins que la perspective masculiniste a eu une influence notable au cours des dernières années, tant dans la recherche que dans les politiques et les pratiques d’intervention (Lapierre et Côté, 2014).

Dans le domaine de la violence conjugale, les masculinistes ont vivement critiqué l’analyse féministe, accusant les féministes de malhonnêteté intellectuelle lorsqu’elles mentionnent la violence exercée par les hommes à l’endroit des femmes (Romito, 2006 ; Brossard, 2008). Ils dénoncent également le rôle des féministes et des organismes étatiques dans ce qu’ils perçoivent comme étant un vaste complot contre les hommes, notamment dans l’allocation des ressources et dans l’administration de la justice (Romito, 2006). De plus, certains d’entre eux soutiennent que la position précaire dans laquelle se retrouveraient actuellement les hommes, dans une société dominée par les femmes, permettrait d’expliquer – et même de justifier – la violence masculine (voir Dallaire, 2001).

Ainsi, même si la perspective de la « violence familiale » et la perspective masculiniste se distinguent sur plusieurs dimensions, incluant la rigueur intellectuelle et les stratégies de communication de leurs idées, toutes deux soutiennent un discours sur la symétrie de la violence conjugale, c’est-à-dire l’idée que les femmes sont aussi violentes que les hommes. En fait, les masculinistes ont tendance à utiliser les résultats d’études réalisées dans une perspective de « violence familiale » pour soutenir l’idée que les femmes sont aussi violentes – parfois même plus violentes – que les hommes (Brossard, 2008).

La situation des enfants et des adolescents exposés à la violence conjugale constitue un enjeu important pour les masculinistes, notamment en ce qui a trait à la garde et aux droits de visite en contexte post-séparation (Dalton, 1999 ; Girard, 2009). Cependant, il s’avère que les masculinistes sont davantage préoccupés par les droits des hommes et des pères que par le point de vue, les besoins et les droits des enfants (Lavoie, 2008). Leurs propos et leurs actions visent à réaffirmer les privilèges masculins, au détriment de la sécurité et du bien-être des enfants, des adolescents et de leur mère.

2. Notre démarche de recherche

Cet article présente les résultats d’une recherche empirique dont l’objectif principal était de documenter l’expérience et le point de vue d’enfants et d’adolescents québécois et franco-ontariens qui ont été exposés à la violence conjugale. Plus particulièrement, cette recherche, financée par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) du Canada, visait à documenter les aspects suivants de leur expérience, à partir de leur propre point de vue : a) leur compréhension de la situation de violence conjugale à laquelle ils ont été exposés et de ses conséquences ; b) leur compréhension du phénomène de la violence conjugale ; c) leurs attitudes par rapport à la violence conjugale ; d) les relations qu’ils entretiennent avec leurs parents, leur fratrie et leurs pairs, et la façon dont la violence conjugale affecte ces relations ; e) les stratégies qu’ils développent dans ces circonstances ; f) leur évaluation des services psychosociaux, judiciaires et éducatifs en place pour répondre aux besoins des jeunes exposés à la violence conjugale.

Si notre recherche s’appuie sur les repères épistémologiques, méthodologiques et éthiques développés par les chercheures féministes mentionnées ci-dessus (McGee, 2000 ; Mullender et al. 2002 ; Baker, 2005 ; Øverlien et Hyden, 2009), nous avons voulu pousser plus loin la réflexion sur la reconnaissance des enfants et des adolescents comme des acteurs sociaux complets et compétents. En effet, contrairement à ce qui est le cas dans les autres études, nous n’avons pas mis les propos des enfants et des adolescents en relation avec ceux de leur mère ou d’autres adultes ; nous avons reconnu la valeur intrinsèque de leur point de vue. De plus, nous avions une volonté de les reconnaître comme les experts de leur situation, comme ceux qui sont dans la meilleure position pour comprendre leur réalité et leurs préoccupations. Nous voulions aussi déterminer la meilleure manière de faire la recherche avec les enfants et les adolescents exposés à la violence conjugale. Cette recherche se démarque donc des recherches précédentes par la méthodologie participative privilégiée, qui a permis d’impliquer les enfants et les adolescents aux différentes étapes du processus de recherche (voir ci-dessous). Nous n’avions pas identifié, à priori, les dimensions de l’expérience des enfants et des adolescents qui seraient traitées dans la recherche, mais avons plutôt abordé les préoccupations identifiées par les participants eux-mêmes. Le caractère francophone de cette recherche la distingue aussi des autres recherches.

La première étape de l’étude, réalisée en 2011, consistait à mettre en place trois groupes de discussion avec un total de 20 enfants et adolescents qui ont été exposés à la violence conjugale, dans le but d’entamer avec eux un dialogue sur la nature et les modalités de la recherche. Ce sont ces données qui ont permis d’assurer que l’étude se centrait sur les préoccupations des enfants et des adolescents. Cette façon de faire a aussi permis de mieux cerner les conditions à mettre en place et les éléments à éviter lors de la collecte des données, ainsi que les stratégies à privilégier pour la diffusion des résultats.

Dans la deuxième étape de l’étude, réalisée entre septembre 2011 et août 2014, les données ont été recueillies auprès de 46 jeunes québécois et franco-ontariens qui ont été exposés à la violence conjugale, recrutés en maisons d’hébergement et dans les services de protection de l’enfance. Des entrevues individuelles semi-dirigées, d’une durée variant entre 30 et 60 minutes, ont été réalisées avec les participants. Le guide d’entrevue, développé à partir des données recueillies lors de l’étape précédente, était divisé en cinq sections : a) leur compréhension du phénomène de la violence conjugale ; b) les situations de violence conjugale auxquelles ils ont été exposés ; c) leurs relations avec les membres de leur famille ; d) leur réseau social et le milieu scolaire ; e) les services qu’ils ont reçus et leur évaluation de ces services. Une période de « debriefing » avait lieu à la fin de chaque entrevue. Le guide d’entrevue a été expérimenté auprès d’une première cohorte de participants afin d’assurer que les questions et la terminologie utilisée étaient, d’une part, comprises par les participants et, d’autre part, appropriées dans le contexte d’une telle recherche.

Suite à une suggestion émise par les participants lors des groupes de discussion, ces derniers étaient aussi invités à faire un dessin ou un bricolage représentant leur situation personnelle, familiale et sociale. Cela permettait d’entrer plus facilement en relation avec les participants, surtout les plus jeunes, et d’avoir accès à certains éléments qu’ils ont davantage de difficultés à verbaliser. Même si les dessins et les bricolages n’ont pas été analysés, ils fournissaient des indices aux personnes réalisant les entrevues quant aux préoccupations des participants. Le dessin est une façon « constructive » d’engager les enfants et les adolescents dans la recherche (Hogan et O’Reilly, 2007). Il leur permet également d’être plus à l’aise pendant l’entretien, notamment en enlevant la pression qu’engendre le maintien du contact visuel avec le chercheur (Harden et al., 2000), réduisant du même coup l’enjeu de pouvoir entre l’adulte et l’enfant ou l’adolescent (Punch, 2002).

Toutes les entrevues ont été enregistrées, pour ensuite être transcrites en format verbatim et codifiées avec le logiciel N’Vivo 10.2. Le matériel a ainsi été classifié à partir d’un arbre de codification comportant huit grandes catégories, chacune comportant un certain nombre de sous-catégories. Ces codes ont été établis suite à une première lecture du matériel et à une discussion entre le chercheur principal et deux assistantes de recherche. Suite à l’élaboration de l’arbre de codification, deux entrevues ont été codifiées séparément par deux assistantes de recherche, pour ensuite faire l’objet d’une entente inter-juges. Puisque la codification suivait les principes du modèle mixte (Mayer et Deslauriers, 2000), d’autres codes ont été intégrés à l’arbre de codification en cours de processus.

Cette étude a reçu l’approbation des comités d’éthique de la recherche de l’Université d’Ottawa et de l’Université Laval, du Centre jeunesse de Montréal - Institut universitaire et du Centre jeunesse de l’Outaouais. Puisque cette recherche était réalisée auprès d’une population considérée « vulnérable », une attention particulière a été portée à la sécurité, au consentement et à la confidentialité. Le consentement des participants et de leur mère était nécessaire pour prendre part à la recherche et toutes les entrevues ont été réalisées dans un endroit sécuritaire. Les enfants et les adolescents ont reçu un montant de 25 $ comme dédommagement pour leur participation. De plus, comme tous les participants étaient mineurs au moment des entrevues, un protocole a été établi afin de signaler les situations où la sécurité et le développement des enfants et des adolescents auraient été compromis au sens de la Loi sur la protection de la jeunesse (Québec) et de la Loi sur les services à l’enfance et à la famille (Ontario).

Cette étude comporte un certain nombre de limites. D’abord, tous les participants ont été en contact avec des services, ce qui n’est pas représentatif de l’ensemble des enfants et des adolescents exposés à la violence conjugale et limite la diversité de l’échantillon. En effet, plusieurs des enfants et des adolescents qui sont exposés à la violence conjugale ne seront jamais en contact avec les services et, de manière générale, ceux qui ont séjourné en maison d’hébergement et ceux dont la situation a été signalée aux services de protection de l’enfance ont souvent été exposés à des situations de violence sévère, ou ont aussi été eux-mêmes victimes de violence. De plus, il est possible que les intervenantes impliquées dans le processus de recrutement des participants aient joué un rôle de « gatekeepers », sélectionnant les jeunes qui s’expriment plus facilement, qui présentent moins de difficultés ou qui ont une vision plus positive des services. Finalement, malgré une volonté de donner la parole aux enfants et aux adolescents pour comprendre leur point de vue et leur expérience, l’analyse des données a été réalisée par l’équipe de recherche ; les résultats perpétuent ainsi un regard « adulte » sur les données recueillies auprès des enfants et des adolescents.

Les prochaines sections présentent les résultats de la recherche. Elles s’intéressent au point de vue des enfants et des adolescents qui ont participé à cette étude, particulièrement à la façon dont ils définissent la violence conjugale. Lors des entrevues, ils ont donné leur point de vue sur le phénomène de la violence conjugale ainsi que sur des situations concrètes auxquelles ils avaient été confrontés, faisant référence à des incidents particuliers et au contexte dans lequel ces incidents prenaient place ; tous ces éléments sont importants et témoignent de leur façon d’appréhender la violence conjugale.

3. Des chicanes à la domination des hommes sur les femmes

3.1. « Deux parents qui s’chicanent tout le temps » : violence, conflits et symétrie

Lorsqu’ils étaient invités à définir le phénomène de la violence conjugale – ou de la « violence entre les parents » – les participants ont mentionné d’emblée différents comportements d’agression verbale et physique, incluant les cris, les insultes, les coups, etc. Ne faisant pas nécessairement référence à des situations concrètes auxquelles ils avaient été confrontés, ils avaient tendance à ne pas attribuer les comportements d’agression à un parent en particulier, ou encore à attribuer explicitement ces comportements aux deux parents. Voici quelques exemples :

Comme dire des choses méchantes ou frapper… ou insulter.

P72

Genre comme qu’est-ce qui s’est passé ici, ils se sont étranglés, ils se sont frappés.

P83

Pour moi, la violence c’est comme quelque chose que si [tu] peux rester assis, les deux calmes, pis parler doucement à la place de crier pis d’utiliser des mots méchants, parce que ça va servir à rien. Pis les mots ça blesse plus que les gestes.

P84

Si certains de ces propos illustraient clairement des situations de violence mutuelle entre les parents – « ils se sont frappés » –, d’autres faisaient référence à la violence d’un « parent » à l’endroit de l’autre « parent ». Ces propos reflètent l’idée que la violence conjugale n’est pas perpétrée exclusivement, ou même principalement, par les femmes ou par les hommes. Ils traduisent donc un discours sur la symétrie de la violence, qui est central dans la perspective de la « violence familiale » et dans la perspective masculiniste.

Dans ce contexte, les participants décrivaient également la violence conjugale comme étant le fait de l’exacerbation de situations conflictuelles ou de « chicanes » entre les parents, comme en témoignent les deux extraits suivants :

Deux parents qui s’chicanent tout le temps ou qui s’insultent… qui s’frappent… c’est ça là.

P66

Ben la violence entre les parents, c’est comme les deux parents que euh, qui euh, ils se chicanent, comme entre mari et femme ils se chicanent beaucoup. Là des fois quand qui s’chicanent, à chaque fois ça entraîne des conséquences.

P96

En définissant ainsi la violence conjugale, les participants laissaient sous-entendre que la responsabilité pour cette violence est partagée entre les deux parents. En fait, ces propos suggéraient que le problème se situe essentiellement au niveau d’une dynamique dysfonctionnelle au sein du couple – et non dans les comportements d’un des deux parents. À cet égard, les participants mentionnaient que les conflits peuvent être reliés, par exemple, à la distribution des tâches domestiques, à la gestion des ressources financières, ou encore à la fidélité dans le couple :

Parce que je trouve que maintenant dans la société si ils se chicanent, c’est plus pour le budget financier. C’est pas vraiment pour l’amour ou la famille, c’est toujours l’argent soit que un dépense plus que l’autre ou l’autre qui dépense pas.

P82

Euh, c’est parce qu’ils arrivent pas à communiquer pis des fois si la femme ou le mari rentre tard ben y vont toujours penser que « ah y m’a trompé » ou « ah y est allé jouer » si y’a des problèmes de jeu…

P82

Dans le même sens, plusieurs participants soutenaient également qu’un problème de communication entre les parents serait à l’origine des conflits et de la violence conjugale, comme dans les deux extraits suivants :

Ok, pour moi, la violence c’est deux personnes qui se crient toujours après pis ils arrivent pas à communiquer tranquillement, mais leur seule façon de communiquer, c’est de se crier après pis se traiter des noms méchants.

P75

Ben peut-être parce qui sont pas d’accord sur quelque chose ou entre les deux ça comme... ils se communiquent pas bien, ils se comprennent pas bien pis… c’est ça.

P70

Dans l’ensemble, ces résultats démontrent que, lorsque les participants définissaient la violence conjugale de manière plus générale, sans faire référence à des situations concrètes auxquelles ils avaient été confrontés, leurs propos avaient tendance à traduire une analyse systémique et à renforcer l’idée de la symétrie de la violence. Ainsi, la violence conjugale était présentée soit comme une violence mutuelle, soit comme une violence perpétrée par les hommes à l’endroit de leur conjointe ou par les femmes à l’endroit de leur conjoint. Les participants décrivaient également cette violence comme étant le fait de l’exacerbation des situations conflictuelles entre les parents, attribuant ainsi aux deux parents une responsabilité partagée pour cette violence.

Tous ces éléments semblent concorder avec la perspective de la « violence familiale » et, dans une certaine mesure, avec la perspective masculiniste. Toutefois, notons qu’aucun participant n’a affirmé que les femmes sont plus violentes que les hommes ou n’a laissé entendre que les hommes occupent une position précaire dans la société, ce qui rejoindrait une perspective masculiniste. De plus, aucun participant n’a exprimé des propos ouvertement antiféministes lors des entrevues.

Ces résultats peuvent aussi témoigner de la popularité de la perspective de la « violence familiale » et de la perspective masculiniste, qui occupent une place importante dans les propos des enfants et des adolescents, tout comme dans les recherches, dans les discours et les actions politiques, dans les pratiques professionnelles, ainsi que dans la sphère médiatique (Romito, 2006 ; Brossard, 2008). Ces considérations sont d’autant plus importantes que les données présentées dans les prochaines sections révèlent un portrait très différent de celui qui a émergé dans cette section. Ainsi, lorsque les participants rapportaient des situations auxquelles ils avaient été confrontés, considérant à la fois les incidents de violence et le contexte dans lequel ces incidents prennaient place, la violence conjugale était clairement décrite comme un exercice de contrôle et de pouvoir des hommes sur les femmes ainsi que sur les autres membres de la famille.

3.2. « Il se prenait pour le roi de la maison » : contrôle et pouvoir des hommes sur les femmes

Lorsque les participants faisaient référence à des situations concrètes auxquelles ils avaient été confrontés, leurs propos révélaient un portrait très différent de celui présenté dans la section précédente. Dans ce contexte, les comportements d’agression décrits par les participants étaient essentiellement ceux de leur père ou de leur beau-père à l’endroit de leur mère. En effet, à l’exception d’un participant qui mentionnait une situation où il était impossible d’identifier un agresseur et une victime, tous les participants rapportaient clairement des situations où l’agresseur était leur père ou leur beau-père et où la victime était leur mère. Le caractère genré de cette violence était particulièrement évident lorsqu’il était question d’incidents de violence sévère, comme les menaces de mort :

Ben, y s’chicanaient souvent, pis dans une chicane, ben, j’ai entendu dire que mon père y faisait, y’a fait des menaces de mort à ma mère pis plein d’affaires.

P14

Ben ça faisait mal au coeur, j’avais peur que ma mère, elle soit morte à cause qu’il la frappait tout le temps.

P95

Les participants expliquaient également que la violence avait tendance à augmenter progressivement en fréquence et en intensité. Il semble que, de manière générale, leur père ou leur beau-père avait d’abord eu recours aux agressions verbales, pour éventuellement passer aux agressions physiques. Cette escalade de la violence est clairement perceptible dans l’extrait suivant :

Ben c’était plutôt verbal, mais à la fin, ça devenait physique.

P18

Par ailleurs, plusieurs participants notaient également le contrôle exercé sur leur mère par leur père ou leur beau-père, ce qui ne se manifestait pas uniquement par des comportements d’agression physique ou verbale. À cet égard, des participants racontaient, par exemple, que leur mère et eux-mêmes étaient presque toujours confinés à la maison ou même à la chambre à coucher :

Je me souviens, pour pas qu’on sorte de chez nous-autres, il avait changé les serrures [qui étaient] barrées par dehors pour pas qu’on sorte.

P17

Moi puis ma mère on vivait juste dans la chambre parce que mon père prenait tout le reste. Quand on avait envie d’aller à toilette puis manger, c’était les seuls temps qu’on avait envie de sortir parce que ma mère voulait pas trop qu’on sorte.

P6

Un autre participant racontait que son père limitait les activités et le réseau social de sa mère, créant ainsi une situation d’isolement autour de la famille :

Il forçait ma mère à… Il était possessif. Ma mère avait pas l’droit de parler anglais, ça fait qu’elle avait pas l’droit d’nous apprendre l’anglais. Elle avait pas l’droit d’aller voir sa propre famille.

P17

La violence conjugale, telle que vécue par les participants, était donc une combinaison des comportements d’agression et du contrôle exercés par leur père ou leur beau-père, ce qui leur conférait un pouvoir considérable sur leur conjointe ainsi que sur tous les autres membres de la famille. Ces observations semblent correspondre au concept de « contrôle coercitif », qui met en évidence le fait que les agresseurs n’ont pas toujours recours à des gestes d’agression, mais utilisent plutôt une série d’actions visant à contrôler et à dominer leur conjointe (Starks, 2007). Dans l’extrait suivant, une participante expliquait de manière très éloquente comment elle percevait la position de pouvoir, voire de domination, de son père au sein de la famille : « C’est le roi de la maison. Il se prenait pour le roi de la maison » (P3).

Dans l’ensemble, ces résultats démontrent que, lorsque les participants faisaient référence à des situations concrètes auxquelles ils avaient été confrontés, leurs propos étaient très différents de ceux présentés dans la section précédente. En effet, leurs propos mettaient en évidence le caractère genré de la violence conjugale, qui était perpétrée par leur père ou leur beau-père à l’endroit de leur mère ; ce caractère genré était particulièrement évident lorsqu’ils rapportaient des incidents de violence sévère. À partir de leur expérience, la violence conjugale pourrait être définie comme une combinaison de comportements d’agression et de contrôle exercés par des hommes à l’endroit de leur conjointe, ce qui leur confère un pouvoir considérable sur leur conjointe ainsi que sur tous les autres membres de la famille. Cette définition correspond donc davantage au « terrorisme intime » qu’à la « violence de couple situationnelle » (Johnson, 2008).

Tous ces éléments sont cohérents avec la perspective féministe présentée ci-dessus. Même si les propos de la plupart des participants ne traduisaient pas nécessairement une analyse structurelle de la violence conjugale, les situations rapportées mettent néanmoins en évidence le caractère genré de cette violence, ainsi que l’exercice de contrôle et de pouvoir des hommes sur les femmes.

La prochaine section se penche sur les relations que les participants entretenaient avec leurs parents, ce qui permet de mieux comprendre le contexte dans lequel les situations de violence prennaient place. Si les relations familiales sont souvent complexes, les données présentées dans cette section renforcent la perception de la violence conjugale comme un exercice de contrôle et de pouvoir des hommes sur les femmes ainsi que sur l’ensemble des membres de la famille.

3.3. « Quand on a arrêté de le voir ben c’était mieux » : contexte et relations familiales

La façon dont les participants décrivaient les relations avec leurs parents était révélatrice du contexte dans lequel les situations de violence prenaient place. Ainsi, lorsque les participants parlaient de leurs relations avec leur père ou avec leur beau-père, ils faisaient surtout état du contrôle exercé sur l’ensemble des membres de la famille, comme l’illustrent certains des extraits présentés dans la section précédente. Même si des participants ont exprimé l’amour qu’ils ressentaient à l’endroit de leur père, plusieurs d’entre eux mentionnaient avoir eu peur de leur père ou de leur beau-père, comme en témoigne l’extrait suivant :

Mon père il me faisait peur. J’étais gênée devant lui puis ben, surtout avec le comportement qu’il faisait. J’avais de la difficulté à le regarder dans les yeux.

P96

En plus de la peur, les participants exprimaient de la tristesse, de l’incompréhension, de la frustration, de la colère et même de la haine à l’endroit de leur père ou de leur beau-père :

Présentement, j’haïs vraiment mon père pour plusieurs raisons genre. À cause de lui j’ai vécu, comme cette violence qui a attribué à ma mère, il l’a attribuée aussi à mes frères pis moi.

P75

Par ailleurs, les participants expliquaient que la relation avec leur mère avait été affectée par la violence du père ou du beau-père. Néanmoins, plusieurs participants ont témoigné d’une relation généralement positive avec leur mère, tant dans un contexte de violence que durant la période post-séparation. Dans l’extrait suivant, un participant mentionnait la complicité qu’il partageait avec sa mère :

Moi puis ma mère, ça a tout le temps été spécial parce qu’on s’est tout le temps compris dans le fond. Tu sais exemple, moi puis ma mère là pour se comprendre on a même pas besoin de se parler puis on se regarde puis on le sait là.

P27

Certains participants ont aussi expliqué qu’ils tentaient parfois de défendre leur mère, comme dans les deux extraits suivants :

Ben des fois ça allait trop loin, j’sortais pour aider ma mère là.

P66

J’ai pogné mon père, j’ai commencé à lui donner des coups, coups de coude, coups de poing.

P31

Au moment de réaliser les entrevues, plusieurs participants n’étaient plus en contact avec leur père ou avec leur beau-père, alors que d’autres participants avaient des contacts limités avec celui-ci. Plusieurs participants ont affirmé qu’ils ne voulaient plus être en contact avec leur père ou leur beau-père, à cause de la violence perpétrée dans le passé et de la crainte que les agressions et le contrôle se perpétuent, comme en témoigne l’extrait suivant :

Mon père va jamais lâcher jusqu’à tant que y va obtenir qu’est-ce qu’y veut. C’fait qu’y va continuer jusqu’à tant que y va nous voir faibles ou tristes, je sais pas. […] Je sais même pas qu’est-ce qu’il veut parce que y a pas la garde des enfants, y a pas besoin de payer la pension alimentaire.

P84

Ainsi, le fait d’avoir peu ou pas de contacts avec leur père ou leur beau-père était généralement perçu comme un soulagement par les participants. Dans l’ensemble, les participants y voyaient une amélioration de leur situation personnelle et familiale, comme en témoigne l’extrait suivant : « Quand on a arrêté de le voir, ben c’était mieux » (P7).

Néanmoins, certains participants soutenaient que la relation avec leur père s’était améliorée durant la période post-séparation. Dans la plupart des cas, ces participants n’étaient pas en contact avec leur père sur une base quotidienne. Dans l’extrait suivant, un participant exprime clairement que la relation avec son père n’aurait pas pu s’améliorer s’ils avaient continué d’habiter ensemble :

Maintenant, notre père ne frappe plus… maintenant y vit plus avec nous et ouais. Parce que si, sinon sy y vivrait encore avec nous, on aurait, y nous frapperait encore.

P72

Ces résultats présentent des relations familiales complexes. Dans l’ensemble, les situations rapportées témoignent de relations difficiles entre les participants et leur père ou leur beau-père ; ces relations étaient marquées par le contrôle et elles étaient associées à une gamme d’émotions négatives incluant la peur. Par ailleurs, si les relations avec leur mère pouvaient aussi être affectées par la violence, les propos des participants les percevaient généralement de manière plus positive. Ces observations suggèrent que les enfants, les adolescents et leur mère partageaient une position de victime, ce qui peut créer des liens de complicité et de solidarité.

Tous ces éléments sont cohérents avec la perspective féministe, renforçant ainsi les conclusions présentées dans la section précédente. De plus, certains de ces éléments remettent en question la perspective masculiniste, notamment en ce qui a trait à la garde et aux droits de visite durant la période post-séparation. Considérant les propos des participants, les revendications masculinistes qui pressent le système de justice d’octroyer davantage la garde et les droits de visite aux pères ne semblent pas refléter le point de vue et les besoins des enfants exposés à la violence conjugale.

3.4. « Comme si c’est eux qui sont supérieurs aux femmes » : dimension structurelle de la violence conjugale

Enfin, certains participants nomment plus clairement les inégalités de pouvoir entre les femmes et les hommes qui se manifestent au sein des familles et dans l’ensemble de la société. Selon ces participants, ces inégalités permettent aussi de mieux comprendre la violence conjugale, comme en témoignent les trois extraits suivants :

Ben des hommes violents, qui veulent tout contrôler, des femmes aussi là. Mais c’est plus des hommes. Parce qu’ils veulent tout contrôler les hommes.

P18

Ils mettent toujours la main comme si c’est eux qui sont supérieurs aux femmes... un moment donné comme y a plus de limites genre… il va toujours se battre pour dire « ah moi, j’ai raison ».

P75

C’est comme dans l’ancien temps, c’est eux [les hommes] qui décidaient toute, mais c’est encore comme ça aujourd’hui je suis sûr et certaine.

P66

Ces propos traduisent également une perspective féministe, puisqu’ils mettent en lumière la dimension structurelle de la violence conjugale.

4. Discussion et implications pour la recherche, les politiques et les pratiques d’intervention sociale

Comme mentionné ci-dessus, une attention limitée a été portée à l’expérience et au point de vue des enfants exposés à la violence conjugale, tant sur leur propre situation familiale que sur la violence conjugale en tant que phénomène social (Lapierre, 2010 ; Øverlien, 2010). Jusqu’à maintenant, les enfants et les adolescents ont peu participé au débat public sur la définition de la violence conjugale, même s’ils sont directement concernés par celui-ci. Pourtant, les résultats de cette recherche démontrent qu’ils sont en mesure d’exprimer leur propre point de vue sur le sujet, dans la mesure où ils sont reconnus comme des acteurs sociaux complets et compétents.

De plus, il faut reconnaître que les enfants et les adolescents ont le droit de donner leur avis sur les situations qui les concernent. Les résultats de cette recherche démontrent qu’ils souhaitent partager leur expérience et qu’ils sont en mesure de donner leur point de vue sur leur situation familiale. Pour cela, les adultes doivent être réellement intéressés à les écouter et à considérer leur point de vue, et ils doivent également créer un espace sécuritaire pour que ces entretiens puissent avoir lieu. De plus, les enfants et les adolescents qui participent à des recherches doivent connaître ce qui motive ces entretiens et ils doivent savoir comment les informations fournies seront utilisées. Pour les chercheurs, cela implique de s’assurer d’obtenir le consentement éclairé des participants, même si certains comités d’éthique exigent uniquement le consentement des parents. Par la suite, les informations fournies par les enfants et les adolescents risquent d’être utilisées pour éclairer ou justifier certaines décisions relatives aux interventions, ce qui doit aussi leur être expliqué clairement au début de chaque entretien.

Ainsi, les propos des enfants et des adolescents permettent de mieux comprendre leur expérience, en plus de contribuer à une meilleure compréhension du phénomène de la violence conjugale. Leur point de vue peut être semblable ou différent de celui des adultes concernés, mais il ne devrait pas être évalué en fonction de celui des adultes. C’est d’ailleurs sur leur propre point de vue qu’il faut porter notre attention lors d’interventions avec ces jeunes, puisque la façon dont ils appréhendent leur situation a un impact important sur leurs actions et sur leurs interactions.

Un des éléments particulièrement marquants dans les résultats présentés ci-dessus est le contraste entre, d’une part, la façon dont les participants définissaient le phénomène de la violence conjugale et, d’autre part, leur propre expérience d’exposition à ces violences. En effet, lorsque les participants définissaient la violence conjugale de manière générale, sans faire référence à des situations concrètes auxquelles ils avaient été confrontés, leurs propos avaient tendance à traduire une analyse systémique et à renforcer l’idée de la symétrie de la violence, des éléments qui sont cohérents avec la perspective de la « violence familiale » et, dans une certaine mesure, avec la perspective masculiniste. Par contre, lorsque les participants rapportaient des situations auxquelles ils avaient été confrontés, considérant à la fois les incidents de violence et le contexte dans lequel ils prennent place, la violence conjugale était clairement décrite comme un exercice de contrôle et de pouvoir des hommes sur les femmes ainsi que sur les autres membres de la famille. Ces éléments reflètent plutôt la perspective féministe. Quelques participants ont également mentionné la dimension structurelle de la violence conjugale.

Comment expliquer un tel contraste dans les propos des participants ? Il est fort possible que ces résultats témoignent de la popularité de la perspective de la « violence familiale » et de la perspective masculiniste, qui occupent une place importante dans les recherches, dans les discours et les actions politiques, dans les pratiques professionnelles, ainsi que dans la sphère médiatique (Romito, 2006 ; Brossard, 2008). Dans ce cas, ils témoigneraient également de la marginalisation de la perspective féministe (Lapierre, 2010).

En effet, le point de vue des enfants et des adolescents exposés à la violence conjugale doit être considéré dans ses interactions complexes avec les différents discours qui prévalent dans la société. En tant qu’acteurs sociaux complets et compétents, les jeunes ne font pas qu’intégrer ces discours de manière passive. Il faut maintenant reconnaître que les propos des enfants et des adolescents ont aussi le potentiel de renforcer ou de contredire certains discours sociaux.

Conclusion

Malgré plusieurs décennies de recherches dans le domaine de la violence conjugale, malgré une reconnaissance plus récente de la situation des enfants et des adolescents exposés à la violence conjugale, peu d’études ont donné la parole à ces jeunes. Les résultats de cette recherche renforcent la nécessité de documenter leur expérience et leur point de vue, de manière à mieux comprendre leur situation particulière ainsi que le phénomène plus global de la violence conjugale. Pour cela, les chercheurs, les décideurs et les intervenants doivent reconnaître les enfants et les adolescents comme des acteurs sociaux complets et compétents.

Relativement au débat sur la symétrie de la violence, qui a engagé les féministes, les chercheurs s’inscrivant dans la perspective de la « violence familiale » et les groupes masculinistes et antiféministes, les propos des enfants et des adolescents viennent renforcer la définition féministe du problème. Pour l’instant, la perspective féministe semble donc être celle qui reflète le mieux l’expérience des enfants et des adolescents exposés à la violence conjugale. De la même manière que le mouvement féministe a permis aux femmes, dans les années 1960 et 1970, de définir leur réalité à partir de leurs expériences des violences, les enfants et les adolescents devraient être en mesure de définir leur propre réalité.