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La loi sur l’ouverture du mariage et de l’adoption aux couples de même sexe du 17 mai 2013 en France et les débats qu’elle continue d’alimenter mettent en évidence les mutations à l’oeuvre dans les familles. La controverse qui agite la société française depuis l’automne 2012 autour de cette loi s’analyse aussi dans un continuum d’événements au travers des évocations de la thématique du genre (les manuels scolaires en 2011, les ABCD de l’égalité[2] et le retrait de la loi famille en 2014[3]). À chaque étape une constante ressurgit, « la théorie du genre », et il semble qu’il ne suffit plus de répéter qu’elle n’existe pas pour la faire disparaître. Elle en arrive à avoir une existence, une réalité psychique[4] pourrait-on dire, celle d’une chimère, à la fois illusion et monstre fantasmatique. Développer cet écran théorique permet de cacher l’architecture d’un ordre de genre[5] agissant dans la société française et plus particulièrement au sein des familles qui demeurent des lieux de transmission du genre.

La loi de 2013 a aussi provoqué des réactions car le débat convoquait les thématiques de la filiation, de la parenté et la figure « des enfants innocents » mis en danger par des configurations familiales non hétéronormées. La transgression opérée par la loi du 15 novembre 1999 sur le pacte civil de solidarité (Pacs), qui consistait à penser le couple en dehors du modèle hétéronormatif, semblait dépassée par une autre plus menaçante encore : celle de concevoir que des enfants pouvaient échapper à ce modèle.

Après avoir exposé notre conception de la notion de genre, notre contribution explore les effets du genre sur la fabrication de la loi de 2013 en France avec une dimension comparative en Espagne et en Grande-Bretagne. Nous poursuivons par une analyse du fonctionnement dévoilé du genre en empruntant un détour par la mythologie grecque et romaine afin d’éclairer la notion de « monsterisation ». Nous aborderons le repli dans l’imaginaire qui suit l’effritement de l’ordre symbolique et nous terminerons par l’évocation d’autres pistes théoriques pour penser les familles françaises.

Notre démarche de recherche s’appuie largement sur les comptes rendus des discours parlementaires des deux chambres (Assemblée nationale et Sénat) lors de la discussion du texte entre janvier et avril 2013. Le corpus de données est aussi constitué par les auditions de la commission des lois de l’Assemblée nationale entre novembre 2012 et janvier 2013.

Notre conception du genre

Il nous apparaît nécessaire dans cette discussion de définir notre conception du genre tant le concept est polysémique et soumis à de multiples interprétations et reconstructions idéologiques.

Le genre est souvent utilisé au pluriel et pris pour sexe social, donc ramené à une catégorie qui comporte un danger de re-naturalisation. Notre conception est autre, elle est influencée par le féminisme matérialiste français (Delphy, Mathieu, Guillaumin, Tabet) qui a introduit la notion de rapports sociaux de sexe. Selon cette ligne théorique, le genre est un système socialement construit qui organise les rapports sociaux de sexe (Parini, 2006 : 35) et qui se fonde sur un double principe de différenciation binaire et de hiérarchisation des sexes et des sexualités. Nous l’envisageons comme un système complexe et dynamique en constante évolution aux changements difficilement prévisibles. La loi de 2013 peut être interprétée comme une rupture dans l’évolution du système de genre. Soucieuse d’échapper à une confusion sexe / genre / sexualité, notre conception est celle d’une articulation selon laquelle le genre précède le sexe (Delphy, 2009 [2001]) et que la sexualité ramenée à l’hétérosexualité reproductive obligatoire (Rubin, 2010) précède le genre (Dorlin, 2008).

Le système de genre utilise l’hétéronormativité introduite par Judith Butler (2005 [1990]) et qui institue l’hétérosexualité reproductive obligatoire comme le cadre normatif de référence (Descoutures, 2010) et l’homophobie comme un outil de régulation (Perrin, 2006). Le genre produit aussi l’hétérosexisme, pensé comme une « homophobie sociale » (Dayer, 2010 : 95) et renvoyant à la hiérarchisation des sexualités.

Nous signalons le risque de réification par l’usage social des catégories de sexe et de sexualité qui tend à une réduction binaire et qui induit « un retournement essentiel », une inversion de « la représentation des rapports du pouvoir à la sexualité » (Foucault, 1976 : 204).

Nous ajouterons que les argumentaires des parlementaires dévoilent aussi que le genre différencie et hiérarchise les familles et les enfants puisque certains souhaiteraient instaurer un contrat spécifique aux couples de même sexe à partir du postulat d’une différence structurelle indépassable. Par là, il faudrait réserver le mariage aux couples de sexe différent. L’ampleur prise par le débat français rappelle que la famille est un pilier de l’ordre de genre et que s’attaquer à la déconstruction de ses principes hétéronormatifs de différenciation et de hiérarchisation conduit à affaiblir le genre. Nous rappellerons que Gayle Rubin en 1975 appelait le féminisme à une révolution de la parenté qui serait une des étapes vers un processus d’après-genre (Lefeuvre, 2008 ; Delphy, 2009).

1. Ce que le genre fait à la loi

Il s’agit de montrer comment les mécanismes du genre agissent jusque dans les esprits des législateurs dans la fabrique de la loi. Nous utiliserons le  discours parlementaire car il « constitue un matériau privilégié pour comprendre les nuances d’un discours politique » et « la nature du travail mené dans l’enceinte d’un Parlement impose le déploiement d’un argumentaire souvent poussé » (Paternotte, 2011 : 21).

1.1. La quête affirmée de l’égalité

L’objectif annoncé dès le début des discussions de la loi est l’égalité entre les couples et entre les enfants comme l’illustrent les déclarations lors de la présentation du projet de loi aux deux chambres du Parlement français. Christiane Taubira (Parti radical de gauche), garde des Sceaux et ministre de la Justice, l’exprime ainsi :

Le mariage, qui a réussi à se détacher du sacrement, va en effet se détacher également d’un ordre social fondé sur une conception patriarcale de la société […], conception qui fait du mari et du père le propriétaire, le possesseur du patrimoine, bien entendu, mais aussi de l’épouse et des enfants. Cette évolution du mariage et du divorce, qui permettra dorénavant aux couples de choisir librement l’organisation de leur vie, sera inscrite dans la loi parce que, depuis deux siècles, l’institution du mariage connaît une évolution vers l’égalité, et c’est bien ce que nous sommes en train de faire aujourd’hui : parachever l’évolution vers l’égalité de cette institution […] née avec la laïcisation de la société et du mariage. […] Nous proclamons par ce texte l’égalité de tous les couples, de toutes les familles[6].

Cet objectif affirmé de façon itérative de recherche d’égalité, qui suit un principe juridique d’égalité selon lequel le droit doit traiter de manière similaire des personnes se trouvant dans des situations comparables, apparaît partiellement atteint. Des parlementaires ont retourné l’argument d’égalité afin de discréditer la loi en affirmant que les couples de même sexe et ceux de sexe différent ne peuvent pas être égaux car ils sont différents, comme l’explique Charles Revet (UMP) :

D’ailleurs, lorsque ces personnes ont, à plusieurs reprises, manifesté leurs revendications, ne voulaient-elles pas être reconnues dans leur différence ?
L’égalité à laquelle vous faites référence pour justifier le texte qui nous est soumis revient-elle à mettre tout le monde dans le même moule, alors que, par nature, un homme, une femme sont différents, alors que deux hommes ou deux femmes ensemble ne pourront jamais procréer ? L’égalité, me semble-t-il, c’est que, à situation équivalente, hommes et femmes soient traités de la même manière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Pour ce faire, nous devons revoir certaines dispositions, législatives ou réglementaires, mais il ne s’agit pas de fondre dans le même ensemble des situations qui sont voulues et reconnues comme différentes[7].

1.2. Un processus d’égalité inachevé

La loi de 2013 a surpris par son caractère inachevé qui était aussi manifeste dans la loi instaurant le Pacs en 1999. La famille est prise en considération, mais laquelle ? La loi de 2013 a été élaborée par le même groupe politique que celui qui avait présenté le Pacs en 1998. Le législateur avait alors bâti un argumentaire qui reconnaissait le couple avec l’intention affirmée de ne pas inclure les familles homoparentales :

Une famille ce n’est pas simplement deux individus qui contractent pour organiser leur vie commune. C’est l’articulation et l’institutionnalisation de la différence des sexes. C’est la construction des rapports entre les générations qui nous précèdent et celles qui vont nous suivre. C’est aussi la promesse et la venue de l’enfant, lequel nous inscrit dans une histoire qui n’a pas commencé avec nous et ne se terminera pas avec nous. […] Mais il fallait aussi bien marquer qu’au regard de l’enfant, couples homosexuels et hétérosexuels sont dans des situations différentes. La non-discrimination n’est pas l’indifférenciation. Le domaine dans lequel la différence entre hommes et femmes est fondatrice, et d’ailleurs constitutive de l’humanité, c’est bien celui de la filiation. […] Un enfant a droit à un père et une mère, quel que soit le statut juridique du couple de ses parents[8].

Concernant la loi de 2013, le législateur était animé par le souci de régler les situations des familles homoparentales existantes. Il n’est plus question d’élargir l’accès à la procréation médicalement assistée (PMA), ni de reconnaître les familles à configuration pluriparentale ni celles comprenant des enfants conçus par gestation pour autrui (GPA). Une partie des familles homoparentales sont donc oubliées et sont maintenues dans l’invisibilité car non regardées.

1.3. L’homoparentalité en Europe : les exemples espagnol et britannique

Dans notre analyse de la loi de 2013, nous élargissons notre perspective à d’autres pays européens, en apportant des éléments comparatifs. Nous avons choisi de considérer l’Espagne et la Grande-Bretagne qui, comme la France, ont ouvert le mariage civil aux couples de même sexe. Cependant, au-delà des convergences observées, nous évoquerons aussi les spécificités nationales.

Le contexte français présente des similitudes avec le contexte espagnol puisque ces deux pays possèdent un code civil hérité du code napoléonien (1889 pour l’Espagne et 1804 pour la France), que l’aggiornamento de la revendication du mariage a été semblable, et que l’Église catholique a été présente dans les débats – ce qui surprend moins en Espagne qu’en France. L’histoire espagnole reste néanmoins marquée par l’expérience de la dictature franquiste qui a perduré jusqu’en 1975 et a instauré des lois répressives à l’encontre des minorités sexuelles. L’expérience dictatoriale et la transition démocratique demeurent des références présentes dans les débats sur l’ouverture du mariage qui révèlent la grande sensibilité des députés espagnols à la privation de droits civils (Paternotte, 2011). L’Espagne se caractérise de plus par un régime de pluralité législative qui permet une répartition des compétences entre l’État et les Communautés autonomes en matière de droit civil, ce qui a autorisé l’émergence d’unions de couple stables à partir de 1998 (ouvertes à tous les couples). D’autre part, les débats espagnols sur le mariage ont rapidement été influencés par une vision centrale et englobante de la famille propre à l’Espagne qui n’opère pas de dissociation des enjeux liés au couple et à la famille.

En matière de filiation, l’adoption par les couples de personnes de même sexe a été possible dès 2000 grâce à la loi Navarre 6/2000, du 3 juillet pour l’égalité juridique des couples stables. Cette loi Navarre sur la famille homoparentale a précédé l’ouverture du mariage de 2005 qui a aussi permis l’adoption conjointe.

Le législateur espagnol a également ouvert l’accès à la PMA pour toutes les femmes en 2006. En 2007 il autorisa l’établissement de la double filiation maternelle pour les couples de femmes ayant recours à la PMA par simple déclaration formelle du consentement auprès du Service de l’état civil avant la naissance de l’enfant (loi 14/2006 ; loi 3/2007). Cette réforme permet d’éviter la procédure d’adoption de l’enfant de la conjointe qui prévaut en France depuis la loi de 2013 alors que l’accès à la PMA est interdit aux lesbiennes et aux femmes célibataires. La présomption de paternité (et a fortiori la présomption de maternité) n’existe pas pour les couples de même sexe mariés ni dans le droit français ni dans le droit espagnol. Cette disposition a longtemps été considérée comme le coeur du mariage instauré par le code napoléonien s’inspirant des principes de droit romain « mater semper certa est » et « pater is est quemnuptiae demonstrant » (« l’identité de la mère est toujours certaine », « le père est celui que le mariage désigne »). Le traitement différencié opéré par les législateurs français et espagnol met en évidence la centralité du caractère volitif de la filiation adoptive et de la filiation par procréation assistée.

La filiation se détermine ici légalement par la volonté, l’intention ou la décision que l’enfant soit né dans un projet parental consenti, comme l’a très vite signalé le civiliste F. Rivero Hernandez : « […] les autres éléments biologiques (et/ou génétiques) peuvent tous être substitués. […] Ce que personne ne peut remplacer, dans chaque cas concret pour une naissance déterminée, est l’acte de volonté […] »

Quiñones Escámez, 2012 : 57

Quant à la pluriparentalité, elle n’est, ni en Espagne ni en France, régulée par le droit, seuls les parents biologiques étant considérés comme les parents légaux. Pourtant les familles homoparentales qui se sont composées selon cette configuration existent dans les deux pays.

Le droit espagnol (loi 14/2006 du 26 mai) comme le droit français (article 16-7 du Code civil) établit que les conventions portant sur la GPA sont nulles. Ces dispositions concernent autant les couples de mêmes sexe, les couples de sexe différent et les célibataires. Cependant dans les deux pays les législations sont amenées à traiter la question de la transcription des actes de naissance étrangers d’enfants conçus par GPA dans un autre pays. La GPA s’est retrouvée au coeur du débat parlementaire en France alors que la loi de mai 2013 ne prévoyait pas de l’aborder.

En Grande-Bretagne, la revendication du mariage s’est révélée peu mobilisatrice dans un premier temps pour les lesbiennes et les gays (Paternotte, 2011) qui ont concentré leurs énergies sur l’élaboration d’un Civil Partnership. Il s’agit d’un contrat qui diffère sensiblement du Pacs français puisqu’il est réservé aux couples de même sexe et ses dispositions sont semblables à celles du mariage. Le Civil Partnership Act de 2004 a été perçu par ses opposants comme un élément du processus de « déshétérosexualisation » du mariage et comme un acte fort de transformation de l’ordre de genre pour la société britannique dans son ensemble (Weeks, 2008 : 46). La loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe a été adoptée par la Chambre des communes le 16 juillet 2013. Cette reconnaissance supplémentaire des couples de même sexe n’a que peu de conséquences sur les droits des familles homoparentales car la loi de 2004 avait déjà provoqué l’émergence d’une reconnaissance des familles homoparentales par le droit britanniques. Le droit britannique est caractérisé par une conception très souple de la parenté.

En effet le Children Act de 1989, véritable mini-code du droit de la filiation, ne donne pas de définition générale de la notion de parenté ce qui a permis de conférer le statut de parent à des adultes autres que les parents biologiques mais qui étaient toutefois impliqués affectivement dans la vie d’un enfant

Steiner, 2012 : 107

En matière d’homoparentalité, une loi de 2002 sur les enfants et l’adoption accorde les mêmes droits aux couples de même sexe et aux couples de sexe différent. L’adoption conjointe est possible pour les couples de même sexe depuis 2005 et la PMA est accessible pour les lesbiennes depuis 2008. Une loi de 2009 permet la reconnaissance légale de la double maternité dès la conception par don de sperme.

Le recours à la coparentalité est aussi une option britannique, bien que le droit ne reconnaisse que deux parents légaux pour un enfant. La femme qui accouche est toujours considérée comme la mère de l’enfant et le statut légal des autres parents dépend de la situation conjugale de la mère biologique.

La Grande-Bretagne se distingue surtout des droits français et espagnol par son décalage concernant la GPA (surrogacy pour les anglophones) qui est ouverte aux couples de même sexe depuis 2010. Le Human Fertilisation and Embryology Act de 2008 autorise les accords portant sur la GPA mais interdit les contrats commerciaux, les intermédiaires et la publicité autour des « mères de substitution ». D’après l’organisation britannique de défense des lesbiennes, des gays et des personnes bisexuelles Stonewall, ces restrictions décourageraient les couples d’hommes d’avoir davantage recours à la GPA. La femme qui accouche est désignée sur le certificat de naissance comme étant la mère de l’enfant. Les droits parentaux sont restitués ensuite aux parents d’intention après un contrôle judiciaire qui met fin aux droits de la « mère de substitution » et à ceux de son mari ou partenaire et modifie le certificat de naissance.

Il ressort de ces éléments comparatifs que le modèle britannique en matière d’homoparentalité n’oblige pas à passer par le mariage pour légitimer la famille.

La loi française, par contre, contraint les couples de femmes à se marier avant de s’engager sur la voie de la reconnaissance légale de leur famille, celle-ci ne pouvant être effective qu’après un parcours d’adoption de l’enfant de la conjointe. Autrement dit : hors du mariage pas de famille reconnue par la loi. En convoquant de nouveau l’ordre familial du XIXe siècle qui instituait une filiation fortement « matrimonialisée», le législateur a-t-il souhaité faire de ces couples des couples « respectables » ? A-t-il répondu aux injonctions des opposants d’appliquer un principe de précaution ? Le refus de reconnaître une présomption de parenté sur le modèle de la présomption de paternité, coeur du mariage du XIXe siècle (Théry, 2013), révèle une résistance du législateur qui constitue un indicateur de l’ordre de genre français, défenseur d’un ordre naturel, et par conséquent d’une vraisemblance biologique.

Cette résistance illustre les limites de la loi de 2013, récemment mises en évidence par une décision du Tribunal de grande instance de Versailles du 30 avril 2014 qui a refusé une requête d’adoption de l’enfant de la conjointe déposée par l’épouse de la mère biologique.

Le tribunal de Versailles a ainsi estimé que « le procédé qui consiste à bénéficier d’une assistance médicale à la procréation interdite en France, puis à demander l’adoption de l’enfant, conçu conformément à la loi étrangère mais en violation de la loi française, constitue une fraude […] et interdit donc l’adoption de l’enfant illégalement conçu ». Les juges affirment aussi qu’autoriser les adoptions au sein des couples de femmes reviendrait à « établir une distinction avec les couples homosexuels hommes, pour lesquels le recours à la gestation pour autrui est pénalement répréhensible », ce qui porterait atteinte au principe d’égalité devant la loi[9].

2. Ce que la loi fait au genre

Nous abordons à présent ce qui dans les discours dévoile l’instance organisatrice des freins à l’avancée en égalité, l’ordre de genre. La loi de 2013 révèle les vulnérabilités du système de genre lors de la mise en visibilité de ses mécanismes et de ses effets. La violence des réactions de ses défenseurs indique le degré de menace que comporte un processus de dévoilement appliqué au genre lorsqu’il concerne l’un de ses piliers, la famille.

Les débats de l’Assemblée nationale et du Sénat permettent d’étudier l’hypothèse selon laquelle les réactions d’opposition à la loi ont été générées par la mise en visibilité des ressorts du système de genre. Les efforts mobilisés pour son maintien dans l’invisible, pour un non-dévoilement de ses éléments constitutifs, oeuvrent à sa perpétuation et viennent percuter les efforts de promotion de l’égalité. La mise en visibilité des familles homoparentales s’accompagne d’une menace de dévoilement de l’ordre de genre et de ses stratégies de dissimulation.

2.1. Les mécanismes du genre dévoilés

Nous évoquerons le naturalisme, qui consacre la nature comme principe fondamental et qui l’investit d’une fonction normative dans le champ de la famille, et la spécification qui nous conduit à élaborer la notion de « monsterisation ».

2.1.1. Le naturalisme

Le recours au naturalisme dans sa dimension moderne, que Nicole Claude Mathieu rapproche du biologisme, est omniprésent dans les pratiques discursives autour de la loi de 2013 et plus largement autour du genre. Nous avançons l’idée que le même processus de traitement différencié des deux sexes, qui « renvoie les sexes à des en-soi séparés […] [qui] évite de concevoir les sexes comme construits dans et par des rapports sociaux, et notamment des rapports de pouvoir » (Mathieu, 2000 : 118-119) est également à l’oeuvre dans la bi-catégorisation des sexualités. Le genre produit la réification des catégories et une vision différentialiste des sexes et des sexualités, voire des familles. L’argument naturaliste est utilisé à plusieurs reprises par les parlementaires, notamment Henri Guaino (UMP) qui déclare :

Ouvrir le mariage aux couples de même sexe, c’est donner le droit d’avoir des enfants à des couples auxquels la loi de la nature ne le permet pas. […] Il faut l’homme et la femme, le père et la mère, pour engendrer et guider l’enfant sur le chemin de la vie. Oui, c’est une loi de la nature, une loi qu’aucune communauté humaine ne peut abolir. […] Vous ne voulez pas seulement que l’homme domine la nature. Vous voulez que le social triomphe de la nature et que sa victoire soit sans partage. Vous tournez ainsi le dos à la raison, car c’est la déraison qui commande à l’homme de vouloir nier sa nature. Où cela nous mènerait-il, sinon sur les voies les plus dangereuses[10] ?

La nature dictant la raison prescrirait une norme familiale exclusive, c’est-à-dire une famille composée d’une mère, d’un père et de leurs enfants. Une loi naturelle[11], voire un ordre naturel, qui serait commune à « l’homme » et aux animaux[12] régirait la filiation et la parenté et en définitive l’organisation sociale[13]. Cet argumentaire rappelle celui de la psychologie évolutionniste et de la sociobiologie dans lequel la nature fournit la matière première de la construction des organisations sociales (Weeks, 2014 [1986] ; Jonas, 2011). Le législateur serait soumis au pouvoir organisateur et civilisateur de l’ordre naturel[14] qui permet de circonscrire le domaine de l’humanité.

La conception de cette « famille naturelle », restée figée quasiment hors de l’histoire, convoque la notion de « l’éternisation » (Bourdieu, 1998) de la famille comme de l’institution matrimoniale. Alain Gournac (UMP) utilise ainsi « l’invariant anthropologique millénaire du mariage homme-femme[15] » alors que selon Véronique Besse (Debout la République) le mariage est une « institution multiséculaire reposant sur l’altérité homme-femme, qui est destinée à assurer la continuité et la stabilité de la société[16] ».

« La famille éternelle » qui a hiérarchisé les filiations maternelle et paternelle et a fixé les rôles parentaux sexués s’appuie sur une vision maternaliste de la famille dans laquelle la mère est l’unique figure d’attachement primaire de l’enfant. Philippe Darniche (Debout la République) rappelle que par son étymologie latine le mariage « a pour but de rendre une femme mère, mater[17] » et Patrick Hetzel (UMP) insiste sur la primauté maternelle :

On va encore nous dire que nous énonçons des évidences : eh bien, oui, ce sont les femmes qui donnent naissance aux enfants ! Il y a bien une primauté de la relation mère-enfant. Et parce qu’il existe une telle primauté, nous souhaitons qu’elle puisse être inscrite dans le texte de la loi[18].

Le mariage serait étayé par un principe d’altérité et de complémentarité des sexes et par l’obligation de procréation comme l’explique Bruno Nestor Azerot (Mouvement initiative populaire) :

À l’origine, en établissant le mariage comme institution, la société a donné un cadre juridique à une donnée naturelle : l’union d’un homme et d’une femme en vue de la procréation d’un enfant. Or, à l’évidence, il ne peut en être ainsi avec le mariage gay. […] car ce désir d’enfants est légitime. Toutefois, ce n’est pas le droit qui refuse aux homosexuels d’avoir un enfant, c’est la nature[19].

Selon Michel Mercier (UDI), le législateur doit se conformer à une obligation d’altérité des sexes considérée comme « un élément fondateur de l’institution du mariage[20] ».

Cette « loi de la nature universelle[21] », s’imposant à celle des hommes[22], empêcherait les couples de même sexe de faire famille et de se marier. Il serait en effet malvenu au législateur de permettre aux couples de même sexe de se marier et de réaliser « un projet contre-nature[23] ».

L’argument de la nature est ici utilisé comme justification d’un ordre social qui prolonge l’ordre naturel dans lequel la sexualité est subordonnée à l’impératif de la procréation. Les débats parlementaires de 2013 rappellent ceux[24] qui ont eu lieu à l’occasion de l’élaboration des textes légalisant la contraception en 1967[25] et l’avortement en 1975[26]. Les acteurs et les actrices politiques (l’opposition à la loi en 2013 a été surtout portée par la « Manif pour tous ») et le paysage religieux français (l’Église catholique est encore en première ligne en 2013) ont changé, mais nous remarquons une continuité dans les argumentaires. En 1967 comme en 2013, ils identifient des actes « contre nature » et ils prônent une sexualité dirigée vers la procréation. Ils affirment que ces lois sont autant de menaces pour « la famille » et la société car elles portent le germe de la dissolution des moeurs. En 1973, Émile Bizet (Union des démocrates pour la République) avait ainsi proclamé comme une prédiction annonciatrice de catastrophe : « demain vous nous demanderez de légaliser le mariage des homosexuels[27] ». Enfin, ils avancent qu’elles nourrissent le danger de la dénatalité qui favoriserait le déclin de la société française au profit de « l’Étranger ».

Nous signalerons que l’argument naturaliste, largement employé par les opposants à la loi se réclamant d’une confession religieuse, rappelle « le déplacement de la légitimation de la domination du domaine du religieux à celui de la nature » (Varikas, 2000 : 104) qui s’opère en Europe à l’ère moderne.

2.1.2. La spécification

Le registre de la spécification, évoqué par Irène Théry lors de son audition par la commission des lois de l’Assemblée nationale reprenant la pensée de Michel Foucault (1976), est apparu dans les débats. Irène Théry propose aux parlementaires de suivre « la voie du refus de la spécification », répondant à « la revendication [de la part des personnes des couples de même sexe et des personnes qui élèvent des enfants dans des couples de même sexe] d’être traités comme les autres. […] c’est-à-dire comme des hommes et des femmes comme les autres, des époux et des épouses comme les autres, des pères et des mères comme les autres ». Irène Théry évoque l’affirmation de Foucault: « Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est devenu une espèce » (1976 : 59). Elle souligne que le philosophe « a montré la façon dont au XIXe siècle on avait spécifié les homosexuels, comme des personnes pas comme les autres qui n’auraient pas la même humanité que les autres, pas le même fonctionnement que les autres »[28].

La spécification constitue un élément du dispositif de sexualité de Michel Foucault, qui la présente comme l’une des opérations destinées à exercer un pouvoir sur la sexualité. Elle fait de « l’homosexuel » (invention du XIXe siècle qui succède au relaps) un individu entièrement structuré et défini par sa sexualité qui lui est « consubstantielle » (id.). La spécification répond à un principe de classement et exprime la nécessité d’ordre là où règne le chaos des sexualités multiples (ibid. : 60) alors que le pouvoir sur les corps inscrirait la sexualité dans le corps comme mode de spécification des individus et comme mode de sa propre extension (ibid. : 65-66).

Nous postulons que le processus de spécification, par son effet réducteur de l’individu à sa sexualité désordonnée, conduit à l’assimilation des sexualités non hétérocentrées à des monstruosités et qu’il vise à semer la panique dans les « familles normales » par la fabrication de catégories de familles hors humanité.

La spécification résonne avec le concept freudien d’inquiétant (Das Unheimlich) dans lequel la rencontre avec l’étrangeté de l’autre inspire l’horreur et l’effroi (Freud, 1996 [1919]). Freud décrit l’inquiétant comme une partie de l’angoissant, un refoulé qui fait retour et comme ayant une nature secrète (et des forces secrètes) dévoilée mais vouée à rester cachée (ibid. : 175). L’inquiétant est finalement un « anciennement familier » (Heimlich / Heimish) qui fait retour et se produit quand les complexes infantiles sont amenés à la conscience du sujet en étant parfois corrélés avec des convictions primitives (animistes) persistantes (ibid. : 184). L’inquiétant entraîne de la part du sujet « des efforts défensifs qui le projettent hors du moi comme quelque chose d’étranger » (ibid. : 169).

La rencontre avec le sexuel étranger provoquerait le retour d’un conflit menaçant en lien avec la différence des sexes et favoriserait l’apparition de l’angoisse et de l’effroi (Bourseul, 2010). Le sujet serait alors ébranlé par un sentiment d’étrangeté qui troublerait sa perception des limites du moi et du reste du monde.

Judith Butler se réfère à l’abject qui contrairement à l’inquiétant freudien est l’objet non d’un refoulement mais d’une forclusion, d’une répudiation instrumentalisée par l’impératif hétérosexuel afin de distinguer les sexualités (et les identités sexuées) acceptables des autres. Judith Butler énonce que « l’abject désigne ces zones “invivables”, “inhabitables”, de la vie sociale, […] dont l’existence sous le signe de l’“invivable” est requise pour circonscrire le domaine du sujet » (2009 [1993] : 17). Elle évoque la notion d’abjection comme désignant « un statut méprisé ou rejeté » de « ce qui ne peut pénétrer à nouveau le champ du social sans induire un risque de psychose, c’est-à-dire de dissolution du sujet lui-même » (id.). L’auteure rapproche ce mouvement de rejet hors du psychisme « avec l’exclusion sociale aux marges des minorités sexuelles alors comprises par analogie comme le contenu rejeté, comme l’abject » (Bourseul, 2010 : 246).

La spécification et l’abjection opèrent un premier pas discursif performatif qui produit une catégorisation des familles en désignant les catégories monstrueuses. La performativité du genre est confortée par le contexte des énonciations constitué par le lieu des discours (le Parlement) et la position des énonciateurs (les députés et les sénateurs) ; elle est rendue plus efficiente par la réitération des normes sexuelles (Butler, 2009 [1993] : 104-105) repérée dans les discours des parlementaires et dans ceux des tenants de « la théorie du genre ».

2.2. Le processus de « monsterisation »

Alors que plusieurs parlementaires ont reproché au gouvernement de s’apprêter à répandre tous les maux sur l’humanité (« Vous allez ouvrir une véritable boîte de Pandore[29] »), nous soutiendrons que cette spécification contribue à la fabrication de la chimère de « la théorie du genre », maintes fois citée lors des débats parlementaires par les opposants à la loi de 2013. « La théorie du genre » apparaît comme une construction destinée à détourner l’attention d’un ordre de genre mis au jour ainsi qu’à renforcer le rejet de l’abject.

2.2.1. Un détour par la mythologie grecque et romaine

Nous emprunterons à la mythologie grecque le terme de chimère, à la fois illusion et monstre mythologique qu’Hésiode décrivait ainsi dans la Théogonie (vers 319 à 324) :

Puis c’est la Chevrette qu’elle enfantait, la

Chimère qui souffle le feu invincible,

terrible autant que grande, rapide à la course et

puissante.

Elle avait trois têtes : l’une de lion au regard

avide,

une autre de chevrette et la dernière de serpent,

de puissant dragon :

« lion par-devant, dragon par-derrière, et chevrette

au milieu

et son souffle terrible avait l’ardeur du feu

flamboyant »

Dans la mythologie grecque, Chimère appartient à la lignée généalogique des Gorgones qui fait exception par sa capacité de reproduction (« La reproduction n’est donc pas totalement impossible et c’est peut-être un des traits effrayants de certains monstres qu’ils puissent se reproduire[30] »). À l’origine du monstrum latin, se situe une signification religieuse de ce qui sort de l’ordinaire mais aussi de ce qui est interprétable comme un signe des dieux. Il a emprunté un sens mythique au teras des grecs « dont il partage pratiquement tous les traits sémantiques et il renvoie donc à un être mythologique monstrueux ». Le monstre se définit comme « un être hybride ou un être métamorphosé ». Méduse, ascendante de Chimère, « vit aux confins du monde à l’écart des dieux et des hommes et elle ne paraît se concevoir que dans le hors champ de l’humanité. […] En elle s’estompent les frontières [masculin / féminin ; humain / bestial ; mort / vif] qui distinguent habituellement les êtres et c’est ce qui la désigne comme monstre ». Les Grecs auraient fait un usage politique des mythes afin de s’organiser dans la cité. Les mythes constituaient des « marqueurs identitaires grecs », au sens d’une identité politique exaltant les héros civilisateurs dont la mission est de débarrasser le monde de ces créatures repoussantes et violentes génératrices de peurs pour laisser advenir un monde plus rationnel. Le monstre qui apparaît dans les récits fondateurs grecs est lié à ces premiers temps du chaos où la nature n’était pas organisée en fonction des lois de la séparation. « Dans les récits de création du monde les monstres sont premiers, ce sont les premiers enfantements de la nature, ce sont pratiquement des erreurs de la nature. Ils sont pourvus de violence et surtout ils n’ont pas d’avenir parce qu’ils résultent de mélanges qui ne peuvent pas devenir genres. »

La Chimère d’Arezzo, bronze étrusque, Musée archéologique national de Florence.

Photo : Lucarelli, 2007 (domaine public)

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Ainsi avec la fabrication de « la théorie du genre » commence le processus de la fabrication des monstres, que nous désignerons par le terme de « monsterisation ». Nous formulons l’hypothèse que la monsterisation est le prolongement du processus d’abjection qui, une fois opéré le rejet de l’abject, le désigne à la société pour garantir son impossible retour par sa relégation dans « les zones invivables ».

La « monsterisation » assure une fonction régulatrice aujourd’hui en France, permettant de justifier le maintien d’un ordre de genre destiné à protéger les non-monstres, les vrais humains, bénéficiaires exclusifs du système de domination. Tout comme dans l’Antiquité, il s’agit de trouver des héros civilisateurs afin d’éradiquer les créatures monstres et de faire prospérer une humanité où règne la raison représentée par les piliers de l’ordre naturel dont fait partie la famille hétéronormée.

2.2.2. La résurgence de la thématique du fléau social

Les discours parlementaires français font ressurgir le souvenir du vote de l’amendement Mirguet, le 18 juillet 1960, par l’Assemblée nationale qui qualifiait l’homosexualité de « fléau social » au même titre que l’alcoolisme, la tuberculose ou le proxénétisme. Les sexualités non hétéronormées seraient assimilées aux fléaux et aux maux qui hantent la société française. L’esclavagisme est ainsi évoqué par le député ultramarin Bruno Nestor Azerot (Mouvement initiative populaire) :

Outre-mer, en revanche, la quasi-totalité de notre population est opposée à ce projet qui bouscule toutes les coutumes et toutes les valeurs sur lesquelles reposent nos sociétés ultramarines. […] La famille, pivot de notre société depuis les Constituants et la Révolution française, depuis l’émancipation de 1848, va-t-elle, au sens littéral du terme, exploser ? Notre responsabilité est grande devant l’Histoire. Moi, homme issu d’un peuple opprimé, réduit en esclavage, où le système social refusait à un homme et à une femme de pouvoir avoir un enfant et se marier légitimement, où le mariage était interdit et où il a été une conquête de la liberté, j’affirme le droit à l’égalité dans la différence et non dans le même, le semblable, l’unique ! […] Où est le progrès social ? Où est la liberté nouvelle ? Comment voulez-vous qu’un homme dont les ancêtres ont été vendus et chosifiés ne soit pas inquiété par cela[31] ?

Le député Nicolas Dhuicq (UMP) avant l’ouverture des débats à l’Assemblée nationale sur le projet de loi relie l’homoparentalité au terrorisme en affirmant que le projet de loi amènerait « la confusion des genres, le déni de la différence des sexes et la psychose[32] ! ».

Le député Philippe Cochet (UMP) évoque au cours des débats le massacre d’enfants qui serait une des conséquences de la loi de 2013 :

J’en viens au texte. Celui-ci est, selon nous, tout simplement massacré. Mais si massacrer un texte n’est pas très grave, en revanche, massacrer des enfants, ça l’est ! [...] Depuis quelques jours, nous assistons à l’abandon de l’intérêt suprême, celui de l’enfant[33].

Le thème de la polygamie est aussi revenu dans les débats grâce à Marion Maréchal-Le Pen (FN)[34] et à Christian Cambon (UMP) :

Il faudrait alors admettre toutes sortes de mariage, entre deux personnes de même sexe, entre frère et soeur – cela peut avoir un intérêt économique non négligeable –, entre trois personnes ou plus, sous peine d’être taxé de discrimination[35].

Nous rappellerons enfin les propos tenus en 2011 par la députée Brigitte Barèges lors de l’examen, en commission des lois à l’Assemblée nationale, d’une proposition de loi socialiste pour « ouvrir le mariage aux couples de même sexe », qui avait lancé : « Et pourquoi pas des unions avec des animaux ? Ou la polygamie[36] ? »

2.2.3. « La théorie du genre » et les homoparents

Les discours des parlementaires caractérisent les comportements et les motivations des homoparents en développant un argumentaire très inspiré par « la théorie du genre ».

Selon M. Philippe Bas (UMP), ces parents priveraient l’enfant de père et de mère, lui imposant une « incomplétude », car « vivant dans le manque du parent de l’autre sexe qu’il n’a pas »[37], et feraient de lui un orphelin, comme le développe Yves Nicolin (UMP) :

Aussi, je vous le dis avec gravité, ouvrir l’adoption aux couples de même sexe va créer une nouvelle catégorie d’orphelins : ceux que votre loi va priver, sans qu’ils puissent s’y opposer, d’avoir ce qu’ils attendaient le plus au monde : un père et une mère. […] Que répondrez-vous dans quelques années à ces enfants qui feront peut-être un procès à l’État pour les avoir confiés de force à deux hommes ou à deux femmes comme parents officiels, alors qu’ils auraient pu souhaiter, comme d’autres, avoir un père et une mère [38] ?

Ces parents mentiraient aux enfants sur leur conception et leurs origines[39], les destinant à devenir des délinquants, et des assistés de la société, voués aux tourments psychologiques de la recherche désespérée de leurs origines. Dominique de Legge (UMP) souligne les dangers encourus par les enfants sur le plan psychologique:

À cet égard, le projet de loi suscite mon inquiétude. En effet, dans nos territoires, nous constatons tous – et il ne nous appartient pas d’en juger – que beaucoup d’enfants sont en quête d’identité et de repères. Or je crains que l’introduction de telles dispositions dans le code civil n’aille pas en ce sens et n’aide pas à la construction de la personnalité des enfants. La violence exprimée par les enfants est souvent une interpellation envers les adultes : « Donnez-nous des repères ! Dites-nous qui nous sommes ! » Ce texte ne va dans le sens ni de la quête des repères ni de la construction de l’identité des jeunes[40].

Les homoparents seraient animés par une logique hédoniste dont les enfants seraient les victimes. Les enfants seraient les objets de leur désir et de leur plaisir[41], des biens de consommation, des marchandises. Ces parents souhaiteraient imposer un « droit à l’enfant[42] » que Philippe Gosselin (UMP) réprouve :

Ce serait là une dérive de la société : le droit à l’enfant prendrait le pas sur le droit de l’enfant. C’est aussi la logique de l’enfant à tout prix qu’on ne saurait accepter en tant qu’elle est la satisfaction d’un désir d’enfant qui ne peut être assouvi sans intervention de l’État[43].

Alors que le recours à la nature précédemment évoqué convoquait une « bonne nature », établissant un ordre reproductif genré qui fondait l’organisation sociale, les sexualités non hétéronormées et la famille homoparentale deviennent les lieux d’expression de l’antagonisme binaire nature / culture. L’approche essentialiste des sexualités vise à masquer leur complexité pour les réduire à des forces internes autonomes, irrépressibles, débridées, difficilement maîtrisables (Weeks, 2014 [1986] : 36) qui caractériseraient les homoparents. Ceux-ci sont souvent décrits comme étant « des homosexuels et des homosexuelles » avant d’être des parents, obéissant avant tout à leur nature monstrueuse, hors de l’humanité, qui cèdent volontiers à des penchants hédonistes. Le législateur français aurait donc été bien inspiré de prévoir l’obligation du mariage avant de reconnaître la famille homoparentale afin de domestiquer cette énergie sauvage.

2.3. Le déchaînement de l’imaginaire et l’ordre symbolique

Les parlementaires français ont intégré l’argumentaire de la fabrique des monstres que certains auteurs déploient en anthropologie et en psychanalyse (Winter, Flavigny, Levy-Soussan) en affirmant, par exemple, que pour l’enfant, « la blessure symbolique n’est en aucun cas anodine. On peut craindre qu’elle se traduise, à la première génération, à la deuxième voire à la troisième, par un arrêt de la transmission de la vie : par la folie, la mort ou la stérilité » (Winter, 2000).

La loi de 2013 en France a alimenté une remise en question l’idée, développée par Jacques Lacan, d’une articulation entre les instances psychiques qui organise la primauté du symbolique sur l’imaginaire et le réel. Les parlementaires reprennent souvent les analyses des gardiens de l’ordre symbolique, que Stéphane Nadaud (2006) décrit comme étant dévoués à la défense d’un structuralisme « dégénéré ». Ce sont les « héros civilisateurs » de la France contemporaine défendant l’ordre de genre, la société et la raison contre les forces animées par l’imaginaire et représentées par des individus qui n’obéiraient qu’au principe de plaisir puisque leur développement psychique se serait arrêté prématurément avant l’Oedipe.

La différence des sexes est centrale pour les tenants de l’ordre symbolique et elle s’accompagne de l’élaboration d’une théorie narcissique de l’homosexualité qui réduit l’altérité à l’altérité sexuée. Le désir d’enfant serait ainsi profondément différent de celui des hétérosexuels qui eux seuls s’inscriraient dans un processus de renouvellement des générations et de la société. Les homosexuels considèreraient l’enfant comme un bien de consommation, comme une marchandise, confirmant le cliché qui leur est accolé de vivre dans un idéal de consommation égoïste (Nadaud, 2006 : 37). Nous ajouterons que fixer une catégorie sexuelle, à la fois objet de fascination et de répulsion, dans le champ de la jouissance permet aussi de lui assigner une fonction de transgression par procuration et alimente le fantasme.

Le discours parlementaire renseigne en outre sur la caractéristique majeure du symbolique : il est immuable, il n’est pas affecté par l’historicisation. Cette ligne théorique n’a en effet pas pris en compte que « les déliaisons contemporaines » à l’oeuvre dans les familles au cours du XXe siècle ont produit des disjonctions entre la conjugalité, la procréation et la parentalité (Gross, 2006 : 74).

Nous soutenons que le recours au fantasme, aux productions de l’imaginaire fait partie du fonctionnement du système de genre dans sa volonté de maintenir les hiérarchies entre les sexes, les sexualités et les familles (Scott, 2012 : 106-107). Nous rappellerons que lors de la polémique autour des ABCD de l’égalité[44], des messages envoyés par SMS aux parents pour les inciter à retirer les enfants des écoles signalaient que les enfants de maternelle seraient initiés à la masturbation par des homosexuels et des transsexuels. Une fois encore « la théorie du genre » a été mobilisée afin d’alerter la population française de la présence du danger au coeur même de l’institution scolaire. Le débat parlementaire a aussi mis en évidence les composantes de « la théorie du genre » comme l’exprime Bruno Retailleau (UMP) qui réclame un état des lieux de « la théorie du genre » notamment à l’école:

Je tiens à signaler que la théorie du genre est maintenant proposée à l’enseignement, non pas de philosophie, mais de SVT, les sciences de la vie et de la terre. […] Celle qui a pensé, conçu la théorie du genre, Judith Butler, a écrit un livre intitulé Trouble dans le genre : le féminisme et la subversion de l’identité. Demander un rapport, c’est savoir si nos enfants sont soumis à une subversion, et laquelle. Je vous rappelle que cette théorie pousse à une déconstruction-reconstruction en matière de genre, c’est évident, mais aussi en matière de famille, laquelle devient suspecte puisque la femme y serait maintenue dans un état de domination, soumettant aussi les enfants à un déterminisme naturel négatif. La maternité y est aussi perçue comme suspecte puisque l’idée de la seule reproduction naturelle doit être déconstruite au profit de l’idée selon laquelle l’enfant ne se reçoit pas, il se désire.[45]

Nous soulignerons que l’idéologie de « la théorie du genre » est au service d’un hétérosexisme et qu’elle agit comme un speculum des monstres afin de signifier le tabou de la similitude entre les non-monstres et les monstres.

3. Arpenter les chemins des métamorphoses

Alors que les familles homoparentales incitent la matrice hétéronormative, qui manque de repères pour les appréhender, au dés-ordre (Hefez, 2012), des chercheurs dans les disciplines des sciences humaines et sociales se sont saisis des questionnements qu’elles soulèvent afin de proposer des voies de compréhension alternatives.

Emmanuel Gratton propose d’adopter une approche constructiviste en s’appuyant sur d’autres références anthropologiques et psychanalytiques. Il fait notamment appel aux travaux de Maurice Godelier qui soutient la primauté de l’imaginaire sur le symbolique. « Pour lui, le réel n’est pas la cause du symbolique mais c’est plutôt l’imaginaire, transformé en symbolique, qui a des conséquences réelles en termes de contrôle, d’obligations et d’interdits dans une société » (Gratton, 2008 : 146). Cette conception qui inverse la hiérarchie entre imaginaire et symbolique ouvre des perspectives évolutives de transformation certes en prise avec du désordre, un déficit de structure et des incertitudes.

La discipline psychanalytique possède aussi ses références constructivistes qui invitent à la repenser jusqu’aux fondements, tels que la différence des sexes, incarnation d’une conception prescriptive de la psychanalyse d’après Sabine Prokhoris : « ce sera cela “la loi symbolique” : lorsque “ladifférencedessexes”, qu’on pourrait bien écrire en un seul mot tant sa consistance est donnée comme avérée, est dite fonctionner comme un principe structurant de tout ce qui est humain » (2002 : 121). Sabine Prokhoris qualifie « ladifférencedessexes » de déni « et des plus violents et des plus radicaux, envers d’autres façons de prendre ses marques dans la question de la sexuation » (ibid. : 127).

Une préconisation formulée aux psychanalystes serait de s’éloigner d’une vision prescriptive pour s’intéresser aux arrangements produits par les familles homoparentales, à leurs capacités d’invention comme aux conséquences sur leurs enfants des discours et des actes homophobes.

Les travaux d’Agnès Fine (2013) concernant les pluriparentalités signalent que plus de deux parents peuvent collaborer à l’engendrement d’un enfant, autant par la filiation (dans son sens juridique) que par l’élaboration d’un projet parental et par l’exercice de la parentalité. Agnès Fine plaide pour le dévoilement des rôles des multiples adultes présents auprès de l’enfant permettant d’envisager le dépassement du modèle normatif biparental adossé au couple procréatif. Cette démarche s’inscrit dans une transformation profonde du droit de la filiation français recentré autour de la notion d’engagement parental (Gross, 2006).

L’invitation d’Anne Cadoret à engager une « révolution symbolique […] de notre “système de parenté” » (2006 : 30) s’incarne notamment dans sa préférence accordée au terme homoparenté sur celui d’homoparentalité. La notion d’homoparenté comporte l’avantage de concevoir la famille comme une construction qui échappe à l’emprise du « tout biologique » où les liens de parenté sont moins des liens biologiques que des relations sociales (Weeks, 2014 [1986] ; Rubin, 2010).

Il ne s’agit pas seulement pour deux femmes ou deux hommes d’élever ensemble un enfant, d’exercer les fonctions parentales, relevant du registre de la parentalité, mais d’obtenir un statut de parents, relevant du registre de la parenté, d’où mon choix d’employer le mot homoparenté et non homoparentalité

Cadoret, 2007 : 48

La proposition d’Anne Cadoret permet de consacrer la dissociation entre procréation et filiation en distinguant le géniteur du parent. Elle offre également un supplément de visibilité aux configurations homoparentales qui incite un peu plus à considérer ces questions familiales aussi comme des questions politiques et non plus comme appartenant exclusivement au monde clos de la sphère privée. Nous ajouterons que la loi de 2013 autorise un recouvrement plus fréquent (mais non systématique) de la parenté et de la parentalité dans les familles homoparentales grâce à la reconnaissance légale de parents qui auparavant étaient non statutaires.

Cette période de métamorphoses des désirs des sujets et de l’imaginaire collectif peut être l’occasion de mettre au travail le registre symbolique construit socialement et hérité d’un imaginaire judéo-chrétien (Gratton, 2008 : 158) qui a inspiré un idéal familialiste (Chauvière, 2000). Les mutations familiales incitent à s’orienter vers de nouveaux arrangements entamés avec la modification de codes qui empêchaient les homosexuels et les homosexuelles de se projeter en tant que parents. Ce processus de transformation passe notamment par la redéfinition des modalités d’établissement de la filiation que propose le rapport dirigé par Irène Théry en déclinant trois types distincts mais égaux qui rappellent la conception du Code civil québécois : l’engendrement par procréation charnelle, l’adoption et l’engendrement avec tiers donneur. Cette déclinaison de la filiation est pensée dans le dessein de lutter contre l’exclusion et la hiérarchisation et de « faire coexister à égale dignité trois modalités d’établissement de la filiation », tout en affirmant une distinction entre l’unicité de la filiation et la pluralité de ses modalités d’établissement qui permet d’échapper aux catégorisations binaires parent biologique/parent social (Théry, 2014 :18).

Conclusion

Cet article s’est attaché à mettre en évidence comment les bouleversements des familles rendus visibles accompagnent le délitement de l’ordre de genre. L’état inachevé de la loi de 2013, révélé par ses insuffisances, indique que le législateur français est aussi influencé par les mécanismes de genre (spécification, abjection, monsterisation) qui freinent la progression de l’égalité formelle vers l’égalité réelle. L’affaiblissement du genre provoque un repli et un défoulement dans l’imaginaire qui alimentent les résistances hétérosexistes et soulève la question des modes d’action de promotion de l’égalité.

Nous avancerons que « la théorie du genre » agit comme un énoncé performatif qui circonscrit l’humain en s’inspirant d’un imaginaire qui contribue à produire « un champ de déformation qui fortifie les normes régulatrices » (Butler, 2009 [1993] : 30). Les résistances à l’effri tement de l’ordre symbolique ancien et la fabrication de « la théorie du genre » soulignent l’intérêt de la lecture par le genre dans la transformation du cadre hétéronormatif des familles. Cependant les apports de l’approche par le genre doivent s’envisager dans l’articulation du registre des représentations et du champ des rapports sociaux de sexe et de sexualité. Nous signalerons notamment l’intérêt du travail d’incar nation et de mise en récit des familles homoparentales par les médias, par les chercheurs mais aussi auprès des professionnels en lien avec l’enfance et la famille[46]. Il s’agit de réintroduire de la complexité, là où certains se contentent de manichéisme, de mettre en visibilité, de sensibiliser, d’informer, afin de combattre un syncrétisme de fantasmes, de mensonges, d’allant de soi et d’autres évidences rassemblées dans cet épouvantail grotesque, la chimère de « la théorie du genre ».