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Introduction

La famille est un acteur incontournable de l’hospitalisation à domicile (HAD), particulièrement dans les situations de fin de vie. En effet, si le contexte médico-administratif est jugé compatible avec une HAD (état de santé du patient, charge de travail du service d’HAD), la mise en place effective du dispositif repose essentiellement sur trois éléments. Premièrement, l’hôtellerie et les soins courants sont externalisés de l’hôpital et doivent donc être assurés par la famille ou les proches. Cette externalisation constitue l’attrait économique de l’HAD, les coûts d’hôtellerie n’étant plus à la charge de l’établissement hospitalier (Sentilhes-Monkam, 2005). La famille est ainsi impliquée dans le travail de care inhérent à toute situation de cette nature. Ce travail existe bien sûr hors de la situation d’HAD et la participation de la famille aux soins a déjà été décrite comme « essentielle » : les « soins profanes » procèdent d’une « division sociale du travail de soin » indispensable à la survie des individus (Cresson, 2006). Pour autant, c’est sans doute dans le cadre de l’HAD que ce travail est le plus pensé, le plus explicité, car le plus visiblement nécessaire, aux yeux même des soignants professionnels. Deuxièmement, une vigilance et un travail de « relais » et de témoignage vers les équipes soignantes incombent aux proches familiaux. Ce travail peut être perçu comme une sous-tâche du travail de care précédemment présenté. Toutefois, il mérite d’être mis en exergue puisque les proches ne se voient pas conférer un travail vis-à-vis du patient seulement : ils sont également mobilisés par les professionnels de la santé qui sollicitent une description de l’évolution de l’état de santé du patient (apparition de nouveaux troubles, évolution des symptômes, etc.). Là encore, cette caractéristique n’est pas propre à l’HAD, mais elle y trouve sa forme la plus exacerbée. Troisièmement, le domicile doit être mis à disposition des professionnels de la santé. Plus précisément, certains lieux doivent subir une transformation légère ou importante pour accueillir le patient dans les meilleures conditions. L’installation d’une rampe d’accès ou d’un lit médicalisé, le réagencement des meubles pour permettre une configuration spatiale facilitant le travail de soin sont deux exemples de tâches nécessitant l’accord et la participation active de la famille.

Logiquement, les acteurs clés que sont les proches familiaux sont fréquemment mentionnés dans la littérature portant sur les soins terminaux à domicile ; trois figures que nous présenterons dans la partie suivante permettent d’analyser leur place dans le dispositif.

La figure du proche témoin

Les proches sont mobilisés en tant que témoins des conditions de vie de la personne malade. Leurs évaluations s’ajoutent à celles des soignants professionnels, voire à celles des patients eux-mêmes, et contribuent à l’examen comparé de l’hospitalisation à domicile avec d’autres formes d’hospitalisation (Lack et Buckingham, 1978 ; Murray, 1980, 1985 ; Hinton, 1994). Elles sont relevées au long du parcours de soin à domicile et/ou rétrospectivement, après le décès du patient.

L’intégration de telles données produites par des « profanes » peut être perçue comme le reflet de la place privilégiée qu’occupent les proches familiaux soignants (carers dans la littérature anglophone), quotidiennement attentifs à l’évolution de santé du proche mourant. Mais elle répond également à une difficulté méthodologique de ce type d’enquêtes : en fin de vie, les personnes malades sont parfois trop faibles pour répondre à l’enquêteur ou bien échappent au dispositif de collecte des données. De surcroît, le recueil de données de certaines enquêtes est réalisé post-mortem. C’est à l’aide du témoignage des proches familiaux que le parcours du patient est alors reconstruit.

La figure du proche touché

Les aidants familiaux sont aussi plus directement l’objet des recherches relatives à l’hospitalisation à domicile. Il s’agit alors de s’intéresser à leurs propres souffrances, leurs préférences concernant le lieu approprié de la mort de la personne malade, leur charge de travail ou encore leur épuisement physique ou mental. C’est donc davantage la figure d’un proche lui-même « touché » par la réalité de l’HAD qui est ici considérée.

Il est très clair que l’hospitalisation à domicile est synonyme d’augmentation de la charge de travail pour les proches aidants et d’une réduction du temps accordé à leurs activités personnelles (Murray, 1980 ; Greer et al., 1986 ; Hinton, 1994 ; Saillant et Gagnon, 2001 ; Cresson, 2006). Ancrée dans le contexte anglais de l’époque et comparant les soins terminaux délivrés dans les hôpitaux, les hospices et le domicile, une enquête de Murray (1985) aboutissait à des conclusions assez pessimistes sur la qualité des soins prodigués à domicile. Elle soulignait en effet que les douleurs de la personne mourante et l’anxiété de ses proches étaient plus élevées lors des périodes à domicile du parcours de soin que lors des phases en hospice. Paradoxalement, la présence d’un domiciliary staff (équipe de soignants professionnels se rendant au domicile du patient) n’améliorait pas les choses, car elle allongeait les périodes au domicile et donc l’apparition de symptômes en ce lieu, symptômes qui, à leur tour, accroissaient l’anxiété des proches.

Si toutes les enquêtes ne relèvent pas ce niveau de difficulté, une préoccupation commune de la littérature portant sur l’évaluation du dispositif de l’HAD est un paradoxe au cœur même de celle-ci : on assure le bien-être d’un malade en risquant celui de ses aidants familiaux. Cette préoccupation ressort lorsqu’on s’intéresse à la troisième figure, celle du proche soignant.

La figure du proche soignant

La figure du proche soignant rend compte d'une division complexe du travail de soin où la frontière entre care et cure est poreuse. Nombreux sont les articles qui insistent sur la construction du caractère « naturel » des soins réalisés en famille, à l’égard desquels les femmes occupent une position particulière (Saint-Charles et Martin, 2001 ; Hervier, 2006 ; Damamme et Paperman, 2009).

Le contenu des tâches assurées par les aidants est pluriel ; il peut directement concerner le corps du patient (qu’il s’agit de laver, de nourrir, ou à qui il est nécessaire d’administrer un médicament, par exemple), mais également son environnement immédiat (adaptation des lieux du soin).

Questionnements de recherche et contexte de l’étude

Nombre des études précitées attestent qu’il est nécessaire de considérer les préférences exprimées par les malades et leurs proches comme révélatrices d’un choix ancré dans un moment particulier du parcours de la personne mourante. Si la question du lieu préféré du mourir, adressée à une population générale, peut indiquer la place symbolique qu’occupent le domicile ou l’hôpital dans le processus du mourir, les chiffres produits par de telles enquêtes ne sauraient rendre compte du contenu de telles préférences en situation. En effet, l’adhésion des proches au dispositif de l’HAD ne signifie pas qu’ils considèrent le domicile comme le lieu idéal du mourir. Ainsi, ayant interrogé 71 proches de malades en phase terminale de cancer, Hinton (1994) indique que 64 (93 %) préfèrent les soins à domicile aux soins à l’hôpital, mais ils ne sont plus que 22 à souhaiter que la personne malade décède à domicile, la majorité préférant l’hospice (47 personnes, soit 66 %). Pour Hinton, cela montre combien la mort demeure un épisode particulier de la fin de vie, distinguable de la situation antérieure, et qui nécessite d’avoir son lieu propre.

Thomas et al. (2004) fournissent une synthèse des significations attachées aux préférences des mourants quant au lieu de la mort. Ils valident l’énoncé de Higginson et Sen-Gupta selon lequel « a preference for home care or death may be an empowered expression of wishes or an aversion from the perceived disadvantages of hospital care » (Thomas et al., 2004 : 2433), en précisant que ces deux raisons peuvent agir en même temps. Ils les rejoignent également pour affirmer que « a preference for hospital or hospice care may indicate a resigned acceptance of the inevitability of inpatient care, a desire to save relatives and close friends the burden of caring at home, a belief in better care being provided » (ibid. : 2433).

Mais, insistent-ils, la préférence exprimée quant au lieu du mourir est toujours socialement contingente, elle est une tendance plus qu’une décision abstraite prise une fois pour toutes.

Dans la perspective ouverte par ces travaux, l’objectif de cet article est de saisir comment se produit, concrètement, un travail de contrôle de la situation par les proches familiaux − la situation étant caractérisée par l’immixtion de l’hôpital dans le domicile et par la présence d’un corps mourant auquel on confère des soins. Comment un lieu qui n’est pas a priori pensé comme celui du soin (cure) est-il vécu et transformé dans une telle situation ? Comment les occupants de ce lieu pensent-ils leurs actions, comment envisagent-ils leurs pratiques ? Pour répondre à ces deux questions, le domicile apparaît logiquement comme le premier objet de l’analyse ; il est un lieu devant répondre à des exigences diverses, qu’il faut parvenir à concilier : autoriser un soin hospitalier de qualité tout en évitant « l’envahissement » de l’ensemble du foyer par l’hôpital, la maladie, voire la mort. Par la suite, une typologie des pratiques déployées par les proches familiaux sera proposée pour rendre compte de leurs représentations de la « bonne » prise en charge, qui entrent potentiellement en conflit avec les conceptions professionnelles de celle-ci.

L’HAD en France : contexte et terrain de l’étude

L’hospitalisation à domicile se développe depuis quelques années en France[1]. Elle est présentée par les pouvoirs publics comme une solution de rechange à l’hospitalisation « classique » en institution de soin. Elle consiste à soigner un patient à son domicile, en lui prodiguant des soins médicaux et paramédicaux trop complexes ou trop lourds pour être réalisés en dehors d’un cadre hospitalier (c’est-à-dire en ville, par des professionnels soignants). Ces soins sont alors accomplis par une équipe pluridisciplinaire, composée de soignants (médecin coordinateur, infirmières, aides-soignantes, psychologue, cadre de santé) et d’acteurs du social (assistante sociale, bénévoles). Il s’agit dès lors d’amener l’institution hospitalière au domicile du patient afin d’éviter une hospitalisation dans une structure spécialisée.

Bien que présentant de nombreux avantages (réponse au désir de rester au domicile, du côté des patients et/ou de leurs proches ; intérêt économique, du côté des institutions et de leurs représentants, par exemple), cette immixtion de l’hôpital dans le lieu privé qu’est le domicile ne se fait pas sans résistances, adaptations et reconfigurations des rôles des différents acteurs. Concrètement, elle ne peut être mise en place sans la participation des familles, acteurs quasi invisibles dans l’institution hospitalière classique, qui prennent ici un rôle et une place essentielle. Notamment dans le cas de l’hospitalisation à domicile en situation de soins palliatifs[2], les proches apparaissent indispensables : ils réalisent un travail quotidien que nous pouvons appeler un care domestique, qui prend place en parallèle des soins apportés par l’équipe pluridisciplinaire de l’HAD. Ainsi, en fonction des situations rencontrées, les proches peuvent s’occuper de l’administration des repas, de la toilette, etc. Plus généralement, ils effectuent fréquemment un travail de surveillance de l’état général du patient, de son bien-être, ou encore de l’évolution de la maladie et de ses symptômes.

Les données recueillies pour cet article résultent de travaux de recherche en cours : l’étude HADOM (Hospitalisation à domicile)[3], portant sur les expériences de soins palliatifs à domicile du point de vue des professionnels, des patients et de leur entourage, et une thèse en cours de réalisation, qui traite des expériences du cancer et de la fin de vie[4].

Le domicile comme lieu du mourir

Dans les situations rencontrées, la prise en charge au domicile est présentée par les acteurs comme une solution de rechange à l’hospitalisation possédant de nombreux avantages : réponse au désir du malade de rester au sein de son foyer, cadre plus familier et chaleureux, en présence constante de gens aimants, intérêt économique (pour les institutions), notamment. Plus largement, les acteurs mentionnent les dimensions positives du domicile, défini comme un lieu intime, privé, sécurisant (car situé à l’écart de la violence des espaces publics), comme un espace où se déploient les solidarités familiales, comme un lieu d’amour apaisant et apaisé, propice à la sérénité. En opposition, l’hôpital est perçu comme un espace froid, impersonnel, participant à une mort anonyme, voire déshumanisante, comme un espace privé des solidarités et de l’accompagnement familial, où la manifestation des marques d’amour et les pratiques de prise en charge par des proches attentionnés sont réduites par l’impersonnalité et les règles institutionnelles qui s’y déploient. Le domicile, ainsi opposé à l’hôpital, est donc pensé a priori comme un lieu propice à une « bonne fin de vie ».

Or, ces représentations idéalisées du domicile et dévalorisées de l’hôpital ne reflètent pas nécessairement la réalité des vécus tout au long d’une prise en charge. L’hôpital peut également être vécu comme un espace sécurisant, au travers de la présence constante de professionnels attentifs, comme un espace dont les proches ne sont pas exclus, mais où ils sont, au contraire, invités à partager des moments d’amour et d’attention. De plus, au sein du domicile, des conflits intrafamiliaux peuvent préexister à la prise en charge, le domicile pouvant également être le lieu de la manifestation et de l’exacerbation de violences familiales. Ou encore, le domicile n’est pas un lieu conçu pour accueillir des individus malades ou mourants, nécessitant des soins de care et de cure quotidiens parfois très lourds – physiquement et émotionnellement –, autant pour le soigné que pour ses proches.

Dès lors, la prise en charge d’un proche en fin de vie à son domicile ne peut se faire sans adaptations et reconfigurations non seulement des espaces du foyer, mais également de l’organisation familiale, des rôles et des pratiques des acteurs qui agissent en son sein – proches et professionnels. Or, ces modifications ne sont évidemment pas « naturelles », mais dépendent des possibilités existantes (par exemple, les possibilités économiques des malades et de leurs accompagnants) et des représentations que se font ces acteurs de ce qui constitue une bonne prise en charge.

Enfin, accompagner une fin de vie à domicile recouvre une dimension paradoxale : le lieu de vie intime et privé de la vie familiale devient également un lieu professionnel, investi par le monde médical et ses acteurs. Pour les proches, il s’agit d’accueillir au domicile le monde médical au travers de ses objets et de ses acteurs, de vivre « au rythme » de la maladie et des soins prodigués au malade, tout en trouvant une place au sein de cette nouvelle organisation et en préservant des espaces d’intimité dans le lieu ainsi investi. Pour les professionnels, il convient d’intervenir auprès du malade – c’est-à-dire prodiguer les soins de cure et de care au mieux possible – tout en respectant l’intimité du lieu dans lequel ils ne sont qu’« invités », en composant avec la présence constante – et nécessaire – des proches accompagnants. Les professionnels et les proches peuvent donc avoir à négocier l’adaptation et la réorganisation des espaces du domicile ainsi que la définition des rôles et des « bonnes » pratiques à mettre en œuvre pour cet accompagnement de la fin de vie à domicile.

Adapter le domicile à la prise en charge de la fin de vie sous le prisme de l’intimité du lieu

Rendre disponible

Comme nous l’avons souligné précédemment, le domicile n’est pas, au préalable, un lieu adapté à la prise en charge d’un malade en fin de vie. Il est donc nécessaire de le modifier, de le reconfigurer pour le rendre plus adapté à cette prise en charge.

Tout d’abord, cette adaptation du domicile se traduit par l’arrivée de matériel médical[5] parfois encombrant, qui modifie la « physionomie » des pièces dans lesquelles il prendra place et sera utilisé. Si le domicile est un lieu de continuité de l’identité, signe et symbole de ce que la personne est (Balard et Somme, 2011), en plus d’être le lieu de l’expression des intimités et du « soi », l’introduction de ce matériel donne à voir un nouveau statut, celui de malade : le domicile se « médicalise », glissant d’un lieu privé à un lieu professionnalisé dont plusieurs éléments rappellent aux occupants la maladie et le spectre de la mort. L’ensemble de ce matériel sera nécessaire, que ce soit pour les soins et le confort du soigné (matelas à escarre, potence, etc.), pour faciliter le travail des soignants (qui vont entreposer du matériel plutôt que de l’emmener à chaque venue) ou pour permettre aux proches d’assurer avec plus de facilité certains soins eux-mêmes (lit médicalisé pour faciliter la levée du malade ou sa toilette, par exemple) ; il contribue à une immixtion de l’hôpital et du monde médical dans le foyer.

Cette introduction de matériel de soins modifie également la fonction initiale des pièces puisqu’elle a des répercussions sur les espaces de vie domestique et conduit alors les proches à réaménager les pièces du logement en leur accordant une nouvelle fonction, celle d’espace de soins. Ainsi, selon les représentations qu’ils se font d’une bonne prise en charge et des impératifs qui en découlent, ils peuvent dédier des espaces à cet usage unique, le soin du malade. L’exemple de la chambre à coucher conjugale est révélateur de ce glissement dans les fonctions initiales du lieu lorsqu’un lit médicalisé y est installé. Il s’agit alors de déplacer ou enlever le lit conjugal afin de faire place au lit médicalisé et aux éléments annexes l’accompagnant (matelas à escarre, potence, mais également compartiments de rangements pour les poches, compresses, etc.). Éventuellement, il y a ajout également d’une couche individuelle pour le conjoint, quand ce dernier ne s’installe pas dans une autre pièce du foyer, dont la fonction initiale sera alors également modifiée. Les éléments ajoutés médicalisent la chambre à coucher, et peuvent aller jusqu’à effacer sa fonction « conjugale » − la chambre à coucher devenant alors un lieu dédié au malade et à ses soins.

Préserver les espaces d’intimité

L’immixtion du monde hospitalier dans le foyer ne conduit pas uniquement à une modification du domicile en vue de l’adapter aux soins du malade. Une logique complémentaire consiste en effet à préserver des espaces d’intimité, à séparer le « public » professionnel du « privé » familial, au travers de la mise en place de « frontières », de lieux interdits d’accès aux soignants ou préservés de leur intervention et des marqueurs de la maladie. S’il peut prendre la forme d’un acte unique, ce mouvement est par nature double : toute mise à distance est dialogique, puisqu’il s’agit d’isoler quelqu’un ou quelque chose de quelqu’un d’autre ou d’une autre chose. Ce double mouvement est donc celui d’une mise à distance de la maladie et d’un éloignement des bien-portants.

Mise à distance de la maladie

La mise à distance de la maladie témoigne de la représentation du corps du malade comme une source de souillure (Douglas, 2001 [1967]) : un corps souffrant, malade, producteur d’éléments bactériologiquement, mais aussi symboliquement, dangereux ; un corps qui nécessite donc d’être géré, contrôlé et, ici, mis à distance.

Elle peut se traduire de différentes manières, à l’initiative des proches : gestion du linge (celui du malade étant lavé séparément, voire avec des lessives entrecoupées de « lavage à vide », protection symbolique irréductible à une représentation d’une supposée nécessité hygiénique) ; protections en tissu, papier ou plastique apposées sur les meubles pour éviter toute trace de souillure ou d’éventuelles coulures émanant du corps du malade ou des produits de soin, qui risqueraient de « contaminer » l’environnement ; séparation des lieux autorisés et interdits aux soins et aux soignants. Sur ce dernier point, citons l’exemple d’une famille qui a expressément interdit l’entrée dans la cuisine – proche de la chambre du malade − aux soignants au profit de la salle de bain – plus éloignée − au motif que l’espace et l’eau de la cuisine (celle de la nourriture et de la vaisselle) ne devaient pas être mélangés à l’espace et l’eau des soins :

On mélange pas ce qui est salle de bain avec ce qui est cuisine. Ça se fait pas. Niveau toute règle d’hygiène, ça ne se fait pas. Donc j’ai condamné la cuisine par rapport… […] Tout ce qui est alimentaire c’est la cuisine, et tout est hygiène, tout ce qui est soin, et hygiène, c’est la salle de bain. (Madame S.)

Cette mise à distance de la maladie s’appuie sur des représentations – dangerosité symbolique de la maladie par exemple − qui se répercutent dès lors sur l’organisation de la prise en charge : aux soignants et au malade la chambre et la salle de bains, aux bien-portants les pièces à vivre comme la cuisine. Ainsi la spécialisation des espaces n’est-elle pas seulement à comprendre au travers de leur aménagement propre et de l’inclusion d’un matériel médical particulier, mais aussi par contraste avec la spécialisation d’autres espaces « interdits » à l’univers hospitalier.

Éloignement des bien-portants

Second élément, l’éloignement des bien-portants se traduit par des espaces réservés à leur usage et présence, par des espaces préservés de la maladie et du monde médical et revendiqués comme tels. L’exemple mentionné plus haut de la chambre à coucher traduit également ce souci : dans la situation d’où est extrait cet exemple, la chambre à coucher, transformée par l’introduction d’un lit médicalisé et par le retrait du lit conjugal, est devenue un espace réservé au malade. Le conjoint a donc investi une autre pièce, qui à l’origine faisait office de bureau, et l’a transformée en une chambre réservée à son usage. Cet investissement, appuyé par un discours prononcé de possession et d’appropriation de cet espace (il parle de la chambre conjugale comme étant celle de sa femme, du bureau comme de sa chambre à lui), est le résultat de cet éloignement, légitimé par un médecin lui ayant indiqué qu’il ne pouvait plus dormir avec sa femme, mais également au travers d’un souci de préservation de soi, afin de « ne plus l’entendre gémir ». Cet éloignement du proche bien-portant est ainsi revendiqué selon un souci de préservation vis-à-vis de la souffrance engendrée par le processus de fin de vie.

Plus largement, ces « frontières » visant à éloigner les bien-portants de la maladie et du monde hospitalier peuvent également être mises en place au travers de règles, suivies ou non, demandées par les proches, comme le refus des venues des professionnels à certains moments où les proches souhaitent être préservés de leurs interventions et du rappel à la maladie (les moments de repas en famille par exemple).

Ainsi, face à l’immixtion du monde hospitalier et de la maladie au sein du domicile, les proches tentent d’éloigner la maladie selon une logique/des représentations d’évitement de la souillure (réelle ou symbolique), et tentent de préserver des espaces et des moments selon une logique/des représentations de « l’intimité » ou du « privé ». Deux éléments agissent ici, deux logiques qui se conjuguent pour préserver le propre et le sain, le privé et l’intime : l’isolement de la maladie et l’éloignement des bien-portants.

Des représentations divergentes

Ces adaptations du domicile et ces règles d’organisation reflètent le désir des proches de mettre en place un « bon » accompagnement tout en préservant le lieu de vie et ses occupants, ce à quoi, dans l’idée, les professionnels adhèrent. Néanmoins, les représentations de la bonne prise en charge mises en œuvre ou imaginées par les proches peuvent être divergentes de celles des professionnels.

Ainsi, concernant par exemple les « règles » de passage des soignants, si ces derniers tentent au mieux de les respecter, les aléas de leur travail (une complication chez un autre malade leur faisant prendre du retard sur le suivant) les empêchent de toujours les honorer. Et, bien évidemment, leurs représentations de la bonne prise en charge passent d’abord par le souci de fournir des soins de qualité – donc en prenant le temps nécessaire auprès de chaque malade − aux dépens de ces règles informelles demandées par certaines familles.

De même, la séparation entre espaces dédiés au soin et ceux réservés aux proches peut leur sembler non adaptée. Dans une des situations rencontrées, le lit médicalisé a été placé dans la chambre initiale de la malade, qui se trouve à l’étage de la maison, alors que les soignants trouvaient plus adapté qu’il soit installé dans le salon, situé au rez-de-chaussée – ce à quoi la malade et les proches se sont opposés, ne voulant pas que « le salon devienne un hôpital ». Dans une autre situation observée, une famille a demandé aux soignants d’entreposer le matériel et réaliser certains soins dans la cuisine plutôt que dans le salon, ce qu’auraient préféré les soignants, qui déplorent alors de « poser les pansements à côté du saucisson » − pourtant bien séparés −, la dimension hygiénique étant souvent associée aux représentations professionnelles d’une bonne prise en charge.

Dès lors, pour faire accepter leurs propres représentations sans pour autant empiéter sur les modes de vie des familles et respecter leur intimité, les soignants développent des stratégies diverses, tentent de négocier et de faire adhérer les aidants familiaux à leurs propres logiques.

Le premier exemple ici présenté relate le récit d’une professionnelle confrontée à une famille dont le mode de vie, et plus particulièrement l’hygiène du domicile, apparaissait comme un obstacle à une bonne prise en charge. Dans un premier temps, elle a proposé une aide-ménagère, en accentuant l’idée de préserver la famille des efforts réalisés en sus de ceux de la prise en charge du malade. Cette première stratégie, insistant sur le bien-être, le confort, la préservation des proches, n’a pas été fructueuse, ces derniers la jugeant inutile. Dans un second temps, la professionnelle a alors mis en avant l’idée de reproduire les conditions d’une hospitalisation, en jouant sur les représentations véhiculées du lieu comme aseptisé, stérilisé, exempt de toute infection (alors que l’hôpital peut en réalité être également source de bactéries), ce qui a finalement conduit la famille à accepter cette proposition. Ainsi, cette professionnelle n’a pas dévoilé le ressenti véritable de l’équipe (qui percevait le domicile comme sale et peu propice à une bonne prise en charge) et n’a pas tenté de moraliser le mode de vie familial, mais elle a privilégié l’appel à des représentations profanes pour faire adhérer la famille concernée aux conceptions professionnelles.

Outre la mobilisation de représentations de l’hôpital comme lieu aseptisé, d’autres stratégies peuvent faire appel à des représentations profanes du monde médical : ainsi, un autre soignant a négocié l’introduction d’un lit médicalisé en mettant l’accent sur les aspects sécuritaires reproduisant les conditions de l’hôpital (éviter une chute du malade dans la nuit) alors que la revendication principale des professionnels exprimée lors des réunions observées n’était pas la sécurité du malade, mais la facilité de l’exercice professionnel des soignants et la préservation de leur propre corps.

Bien sûr, d’autres manières de faire adhérer les familles peuvent être plus directes et coercitives, à l’instar d’un médecin qui n’a pas hésité à dire à une femme qui souhaitait continuer à partager le lit conjugal avec son mari et refusait donc le lit médicalisé « c’est soit ça, soit l’hôpital », prévenant ainsi que le refus conduirait à un retrait des soignants, à la rupture du partenariat mis en place.

Ainsi, lorsque les représentations des adaptations du domicile véhiculées et mises en œuvre par les proches sont divergentes des attentes ou desiderata des professionnels, ces derniers mettent en œuvre diverses stratégies pour faire adhérer les familles à leurs propres représentations d’une bonne prise en charge. De plus, comme nous allons le montrer dans la dernière partie, la prise en charge d’un malade en fin de vie à son domicile ne se traduit pas seulement par une adaptation des lieux, mais aussi par une réorganisation des rôles et une participation active des proches en vue d’un « bon » accompagnement.

Réorganisation des rôles et places des accompagnants : représentations des « bonnes » pratiques

L’analyse des aménagements du domicile accueillant l’HAD a donné à voir différentes pratiques de contrôle de l’environnement visant à contenir l’immixtion réelle et symbolique de la maladie et de l’hôpital au sein du foyer. Ces pratiques s’insèrent toutefois dans des registres plus larges qui définissent différents modes de gestion de l’HAD par les aidants familiaux. Nous avons ainsi identifié trois registres de pratiques exprimant la pluralité des modes d’implication des proches dans le dispositif. À ces modes d’implication répondent des pratiques professionnelles sous-tendues par des conceptions potentiellement divergentes de la bonne prise en charge.

Trois registres de pratiques déployées par les aidants familiaux

Dès la mise en place de l’accompagnement à domicile, voire plus tôt dans la trajectoire de la maladie, les proches sont amenés à effectuer un certain nombre d’actes s’inscrivant dans les registres du cure et du care. Ainsi, en fonction des besoins du malade, ils peuvent réaliser les toilettes, le nourrir, gérer les prises de médicaments, l’aider à se déplacer, changer des pansements, poser des poches, etc. – c’est-à-dire réaliser des actes de soin qui, en milieu hospitalier, sont habituellement du ressort des professionnels. D’une manière générale, ils assurent un travail de surveillance, en constatant l’évolution globale de l’état de santé du malade et les modifications qui surviennent (perte de poids importante, difficultés ou refus d’alimentation, apparition de nouveaux symptômes ou de nouvelles difficultés physiques) et en informant les professionnels susceptibles de prendre des décisions (ajustement des traitements, appel à d’autres professionnels, etc.).

Notre terrain nous a permis de mettre en évidence un modèle idéal-typique de pratiques déployées par les proches. Ce modèle a pour intérêt de rendre compte de différents modes d’implication dans l’HAD. Ceux-ci ne doivent cependant pas être considérés comme rigides et n’excluent pas le passage d’un registre à un autre au long du parcours de soin.

Le premier registre de pratiques caractérise un proche pouvant être qualifié de « soignant informel ». Il correspond à la pratique de l’aidant familial qui assiste, qui aide les professionnels en « donnant un coup de main ». Cet aidant prend ainsi en charge un certain nombre de soins des registres du care (en réalisant la toilette, les changes, en aidant le malade à se lever, se déplacer, etc.) et du cure (changement de pansements, pose de perfusions, etc.). Ses aptitudes physiques et ses connaissances, acquises soit avant la maladie, soit tout au long de la trajectoire, au travers des conseils des professionnels ou non, sont mises à profit pour une « bonne » prise en charge. Il présente ainsi la figure d’un soignant informel, en charge d’un certain nombre de soins pour lesquels les professionnels comptent sur lui – actes qui lors d’une hospitalisation reviendraient aux soignants : « le remplacement de la poche cassée […], c’est moi qui le faisais. Bon je ne “devais” pas, je pense, mais ils étaient contents que je le fasse » (Madame C.).

Le second registre de pratiques peut être qualifié de « gestionnaire ». Il renvoie à l’attitude du proche qui a délégué une partie des soins (care et cure) aux professionnels médicaux mais qui garde néanmoins une place particulière dans le dispositif d’accompagnement : en effectuant un travail moins visible immédiatement, celui d’organiser une partie de la prise en charge, afin de faciliter le travail des professionnels selon sa conception d’une « bonne » prise en charge. En fonction de ses capacités personnelles, et pour faciliter le travail des professionnels et le vécu du malade, le « gestionnaire » aménage les lieux du domicile, achète du matériel (médical ou non), met en relation le malade et les soignants avec d’autres professionnels (non médicaux), mobilise ses compétences propres, etc.

Oui, l’organisation je l’ai faite moi. Parce qu’il a fallu enlever le grand lit, faire beaucoup de, enfin pas mal de place pour tous les matériaux […] acheter des meubles […] c’est une initiative qui vient de moi, parce que c’est moi qui ai décidé de faire ce système-là, parce que le matériel était éparpillé dans la chambre, au départ pour les infirmières libérales, et j’ai dit on va leur mettre un meuble, on va mettre un bac de rangement […] (Madame S.)

C’est moi qui ai tout mis en place. Bon, comme je m’y connais en électricité, c’est moi qui ai fait toute l’installation de façon à ce que ce soit aux normes, et puis qui y’ai pas de produits qui tombent dessus, que ça fasse péter les plombs. (Monsieur A.)

On a réussi à trouver la coiffeuse médicale et du coup, pour la HAD, on a fait de la pub pour elle et on a pu la garder, ils font aussi appel à elle maintenant pour d’autres personnes. (Monsieur A.)

Le troisième registre de pratiques est le registre « décisionnaire ». Il concerne le proche qui a totalement délégué les soins (care et cure) aux professionnels de l’HAD, mais qui prend les décisions principales concernant son proche malade – parfois à l’encontre des recommandations des soignants. Il peut également inclure la fonction de tuteur. Le proche « décisionnaire » est vigilant à toutes les actions des professionnels, sans pour autant participer physiquement – afin de laisser les professionnels faire leur travail (« Je les laisse faire, je ne suis pas dans leurs pattes pour les soins », dit Monsieur A.), mais prend néanmoins part activement à toutes les discussions et fait valoir son avis et ses opinions : « C’est madame N. [femme du malade] qui a demandé ces examens, pas nous […] la chef, c’est madame N. » (médecin). Le « décisionnaire » peut ainsi s’opposer à certains traitements ou soins, ou encore être à l’origine de la demande d’examens complémentaires, soit en formulant le souhait auprès des professionnels de l’HAD, soit en contactant d’autres professionnels rattachés à l’institution hospitalière, s’impliquant ainsi, d’une manière différente, dans la prise en charge médicale. De même, ses décisions peuvent concerner non plus la prise en charge du soin, mais l’aménagement du domicile, en séparant clairement les espaces, en distinguant ceux à usage médical, ouvert aux professionnels, de ceux à usage privé, dans lesquels les professionnels ne seront pas admis : « On a imposé la salle de bain pour question d’hygiène quoi. Que ça ne soit pas mélangé avec la bouffe. »

Ces différentes configurations idéal-typiques de pratiques déployées par les proches montrent de quelle manière ces derniers tentent de trouver une place dans le dispositif d’accompagnement − une place correspondant à leurs représentations d’un bon accompagnement. Leur utilité et leur rôle sont alors vus comme ceux « d’aidant des aidants » (soignant informel), comme «facilitateur » de prise en charge (gestionnaire) ou encore comme responsable des décisions et garant des intérêts du proche malade (décisionnaire) ; ils s’inscrivent autant dans les registres du soin (cure et care) que dans celui de l’organisation globale de la prise en charge, dans le but d’apporter le « meilleur » accompagnement possible au proche en fin de vie.

Si la plupart de ces pratiques sont souhaitées, voire attendues par les professionnels, qui appuient la nécessité de la présence de proches investis dans l’accompagnement, des divergences peuvent néanmoins survenir entre proches et professionnels, ces derniers ayant des attentes diverses des places que doivent occuper les accompagnants familiaux.

Attentes de la part des soignants

Au travers de questionnements et d’interrogations sur les capacités des proches à être de bons accompagnants, mais également de formes d’inculcation des « bonnes » valeurs et des « bons » comportements à adopter, les représentations des soignants influent sur la prise en charge d’un individu en fin de vie.

Le « bon » accompagnant : celui qui ne « lâche » pas

Quel que soit le rôle que les proches endossent dans l’accompagnement, ils sont l’objet de réflexions de la part des professionnels sur leurs capacités à être de bons accompagnants durant le déroulement complet de la prise en charge. Nous avons déjà exposé comment les professionnels peuvent tenter de faire fléchir les représentations des proches sur le « bon » accompagnement, comment les représentations de ces derniers peuvent entrer en confrontation avec les leurs. Cependant, l’élément qui ressort des discussions des soignants relatives au « bon » accompagnement porte sur la capacité qu’ont les proches à maintenir leur rôle dans la prise en charge.

Ainsi, si les professionnels valorisent fréquemment la participation des proches – du moins lorsque cette dernière n’empiète pas sur les desiderata des soignants, comme nous l’avons montré en première partie – et comptent même sur celle-ci, ils sont conscients que l’investissement des proches peut se rompre du fait de l’épuisement physique et émotionnel qu’elle engendre chez les accompagnants familiaux.

En effet, accompagner un proche en fin de vie est une situation éprouvante et épuisante pour les accompagnants familiaux (Therrien, 1990 ; Saillant et Dandurand, 2002), ce qui conduit les professionnels à accorder une attention certaine aux capacités physiques et émotionnelles ainsi qu’à l’état de santé des aidants tout au long de la prise en charge. Dès lors, les préoccupations des soignants peuvent dépasser le patient comme seul destinataire du care pour également inscrire leur action dans une perspective de préservation des proches. Cette préservation des proches peut se traduire, par exemple, dans la proposition d’aides ménagères, dans la mise à disposition de temps de discussion visant à permettre aux proches de « vider leur sac » (psychologue) et à les conseiller dans le but de limiter les difficultés rencontrées, voire à leur proposer une hospitalisation de répit (c’est-à-dire une hospitalisation du patient, généralement de courte durée, permettant aux proches de prendre du repos). Si le patient reste le destinataire du cure, le care, quant à lui, englobe les membres de la structure familiale avec pour but affiché, chez les soignants, d’aider les proches à « tenir » le temps de l’accompagnement (et donc à ne pas « lâcher » autant le proche malade que les professionnels), c’est-à-dire à surmonter les difficultés morales et physiques susceptibles de les épuiser, voire d’altérer leur propre santé.

Les propos de ce médecin concernant un homme accompagnant sa femme malade, extraits d’une réunion de travail, illustrent ces idées :

Cliniquement, ça va. C’est le mari qui m’inquiète. Physiquement il a l’air d’être malade […] il a une gueule de m…, ça pue, il est gris […] il vomit tout le temps, il a une grosse perte de poids. […] Il cache peut-être une maladie. […] C’est pas notre problème, mais c’est la personne ressource, s’il lâche, on fait quoi ? (Médecin)

Ou encore, cette situation rapportée au travers d’une discussion entre un médecin et une cadre infirmière lors d’une autre réunion de travail, concernant l’état émotionnel de deux femmes accompagnant leur mère :

Médecin : L’ambiance dans le foyer est « hyper cool » […] les filles s’occupent au maximum de leur maman, elles sont agréables et parviennent à prendre de la distance.

Cadre : Ah mais, X a passé deux mois à pleurer […] pour les filles c’est très dur moralement, elles pleurent beaucoup et en font moins car c’est de plus en plus dur.

Médecin :J’ai zappé tout ce qui était soutien aux proches car tout avait l’air ok […] on n’a pas abordé le soutien aux proches car ça semblait bien mais en fait...

Cadre : Il y a besoin d’une aide accompagnement, j’ai été appelée par une des filles qui faisait que pleurer, il y a un besoin de l’équipe HAD mais aussi d’un soutien psy.

Médecin : Il faut lui proposer cet accompagnement, sinon, elles vont lâcher. 

Ainsi, quel que soit le registre de pratiques investi par les proches, un des questionnements principaux des professionnels sur leur capacité à être de bons accompagnants porte sur leur capacité à maintenir le partenariat mis en place et donc sur le risque de lâcher-prise encouru sur le long terme. Si face aux autres difficultés rencontrées, les professionnels parviennent généralement à mettre en place des solutions (que ce soit au travers de négociations, compromis, réévaluation des besoins, introduction de nouveau matériel, appel à d’autres professionnels, etc.), le « lâcher-prise » du proche accompagnant rompt la possibilité de maintien à domicile du malade. Le proche « qui tient » est donc valorisé au travers d’un discours faisant ressortir son courage, sa force morale et physique face à la situation rencontrée. À l’inverse, celui qui semble « malade », celui qui pleure, s’il n’est pas appelé « mauvais » accompagnant, présente pour les soignants les traits caractéristiques de celui sur lequel ils ne peuvent/pourront pas compter pour une « bonne » prise en charge.

Inculquer les « bonnes » valeurs et les « bons » comportements

De plus, les professionnels tentent régulièrement d’inculquer aux proches les « bonnes » valeurs et les « bons » comportements à adopter – entendons par là ceux qui correspondent aux représentations des soignants. Deux exemples extraits des discours des professionnels et des observations des interactions entre accompagnants familiaux et soignants peuvent illustrer cette idée : l’importance accordée aux liens familiaux maintenus ou renoués en fin de vie et le contrat moral d’une prise en charge « jusqu’au bout », c’est-à-dire jusqu’au moment de la mort. Outre les aspects de modification du domicile et l’aide physique ou organisationnelle apportée par les proches, les soignants incitent ces derniers à adopter certains comportements renvoyant à leurs propres représentations d’une « bonne » prise en charge.

L’importance des liens familiaux maintenus ou renoués en fin de vie

Tout au long de la prise en charge, et peut-être encore plus lorsque la mort se profile, les professionnels incitent les proches à nouer et renouer des liens avec le mourant au travers de gestes et de discours. Par des conseils et des gestes inculqués ou conseillés aux proches, les professionnels tentent de compenser les risques d’isolement, de désocialisation, de basculement des mourants dans un statut de « déjà-mort », et de permettre la production de « liens sociaux » même avec des malades peu conscients de ce qui les entoure.

La simple présence de proches au chevet du mourant et leurs gestes d’affection (caresser le visage, tenir la main) sont ainsi valorisés par les professionnels, à l’instar de cette aide-soignante soulignant l’importance de ce lien comme témoignage d’affection, comme marque d’amour :

Une mauvaise fin de vie aussi… C’est le fait d’être seul, dans cette fin de vie. Vraiment en fin fin de course. Qu’il n’y ait personne pour leur tenir la main. Je ne sais pas, un geste, c’est tout simple. Mais bon, s’ils ne l’ont pas, je me dis qu’ils meurent comme ça, bêtement. (Aide-soignante)

Ou encore, cette cadre valorisant ces gestes :

Et le jour où, en fait il est mort, c’est une des infirmières du service, qui était avec une aide-soignante, qui en fait a eu une façon de faire vraiment super. Elle a vu qu’il était en train de mourir, elle a pris les deux garçons, elle a dit au petit « tu peux aller dire au revoir à papa, il part ». Et donc les petits, les deux enfants étaient sur le lit du papa, ils lui ont donné la main, la maman était là, et en fait le papa il est parti comme ça.(Cadre)

Les professionnels se donnent même parfois comme « mission » d’inciter les proches à renouer les liens, perçus comme intimement liés à la représentation d’une bonne mort :

Avoir une mort respectueuse et digne, c’est aussi quand on se rend compte des problèmes au niveau de la famille, c’est peut-être aussi parfois les aider à renouer certaines choses, à leur apprendre à… se retrouver autrement. (Infirmière)

Je vais parfois être difficile dans ce que je vais dire parce que parfois, y a certains cas de figure où il faut qu’on dise : « Bon voilà ! Là on arrive à la fin. Il n’y a plus de traitement à faire, vous savez que vous allez mourir. Il faut être déterminé on ne peut plus rien faire. Mais peut-être que vous avez encore des choses à vous dire. Peut-être que revoir votre fils… » Parce que des fois on rassemble des gens aussi, c’est, c’est tout ce côté-là que je trouve ça fait partie de la vie quoi. Leur dire « vous avez peut-être encore besoin de vous dire des choses », on met les gens en contact... (Infirmière)

Plus largement, certains professionnels perçoivent le « lâcher-prise » du malade comme dépendant de ces gestes visant à réunifier les liens sociaux du malade et de ses proches.

En s’appuyant sur des représentations, des discours et des récits d’expériences mettant en avant la fiction d’un « sujet se gouvernant », d’un individu qui ne « lâchera pas » tant que tout ne sera pas dit, prouvé et réglé affectivement – avec et entre les proches –, les professionnels incitent les proches à se réunir auprès du malade, à témoigner de leur amour, à dire « ce qu’ils ont à dire » :

Les patients en fin de vie, quand ils décèdent pas, ils attendent quelque chose. Alors on dit aux familles de leur dire ce qu’elles ont à leur dire. On a l’impressionqu’elles… Qu’elles choisissent voilà, qu’elles choisissent leur moment. […] Ça on en est toutes persuadées. Ils attendent des fois la venue d’une famille qui habite loin, ou un événement et puis après… (Infirmière)

Alors des fois, on leur dit : c’est vrai, le fait d’appeler un enfant qui est loin, qui vient, et une fois qu’il est passé, ça s’éteint la bougie. Enfin je compare ça bêtement. Oui, c’est vrai qu’ils attendaient peut-être cette personne-là. (Aide-soignante)

Le contrat moral d’une prise en charge à domicile jusqu’au décès du malade

Si, pour les professionnels, l’absence de ces gestes ou de proches unis/réunis autour du malade contribue à une « mauvaise » mort, une autre préoccupation récurrente rencontrée dans le cas d’un maintien à domicile mérite d’être citée ici : le lieu de la mort.

Même lorsque l’accompagnement se fait à domicile, il est fréquent que le décès n’y ait pas lieu. Une hospitalisation peut être prévue en amont par des familles ou des malades qui souhaitent rester/garder « le plus longtemps possible » à domicile, mais recourir à l’hospitalisation lorsque les soins se feront trop lourds à supporter au foyer familial :

Souvent, on sait quand même par avance, la famille est quand même claire, le patient aussi. Après, y’a des patients qui veulent décéder à la maison, d’autres surtout pas. Y’a des familles qui veulent aller jusqu’au bout, y’en a surtout pas et qui nous le disent avant. (Médecin)

Alors, y a deux cas. Soit la famille… C’est dès le départ que la personne est en soins palliatifs et elle accepte qu’il meure à la maison. Soit elle accepte le retour à la maison et elle ne veut pas de décès à la maison. Donc ça il faut qu’on le sache assez à l’avance, parce qu’on peut pas transférer quelqu’un au dernier moment. Donc quand on voit que l’état se dégrade, on repropose une réhospitalisation pour que les gens meurent à l’hôpital. C’est pas toujours faisable. Des fois le décès arrive plus tôt que prévu…(Infirmière)

Nous, tout ce qu’on veut savoir, c’est « est-ce que la famille veut que le patient décède à la maison ou pas ? » Et quand vous leur demandez ça, les gens disent « non, pour l’instant ça va. Mais quand ça n’ira plus, je ne veux pas qu’il reste là ». […] quand on sait où on va, qu’on peut en discuter avant, ça permet d’organiser les choses. Là, on a une dame, la famille avait bien dit « là, on veut garder, mais on ne veut surtout pas qu’elle décède à la maison. On s’en sent pas le courage » et la dame disait pareil. Quand on lui demandait si elle voulait rester à la maison ou à l’hôpital, elle disait « là, je suis bien, mais si ça se complique, je serais bien à l’hôpital, je veux y aller ». Et la dame s’est beaucoup dégradée, donc initialement, quand on l’a eue, la dame allait plutôt bien. Et plein de petites complications, des douleurs en plus, des œdèmes, des vomissements, de plus en plus de complications. La famille a fait la demande. La famille nous a dit clairement « ça se complique, on arrive plus à gérer. » On a discuté avec la dame, elle nous dit « oui là, ça commence à devenir difficile à la maison, je me sens plus bien. » On l’a hospitalisée puis la dame est décédée quinze jours après.C’est vraiment important d’en parler avant, et ça se passe mieux pour tout le monde. (Médecin)

Une hospitalisation peut aussi être décidée plus tard dans la prise en charge : lorsque la famille « n’en peut plus » ou lorsque le malade lui-même la demande, soit par crainte de souffrir, soit parce qu’il se rend compte de la charge émotionnelle ou physique qu’il engendre. Dans tous les cas, indiquant que ces soucis doivent être anticipés et que cela relève également de leur responsabilité, les professionnels n’hésitent pas à proposer des hospitalisations :

Certains, quand le moment arrive ou qu’il y a une dégradation complète, bah soit c’est le malade lui-même qui ne veut pas… Donner du travail en plus à la ou les personnes qu’il aime, soit c’est son entourage qui se sent un poids… C’est souvent le cas des mamans âgées, quand il n’y a plus de conjoint, ou alors pareil c’est le mari quand il n’y a plus de conjoint, et où il y a plusieurs relais, et où à un moment cette maman ou ce papa se dit « oh mais je crois que c’est trop, je leur donne trop de travail, je voudrais ne pas les épuiser et je veux les soulager, donc je veux être hospitalisé » Alors qu’au démarrage c’est lui ou elle qui aurait vraiment voulu rentrer. Mais au bout d’un moment on a ces retournements de situation. Après y a les fois où tout le monde est d’accord, et y a la fois en fait où… Il y a le cas de figure où c’est le patient ou la patiente qui finalement veut mourir à la maison, mais au bout d’un moment a plus envie, veut retourner à l’hôpital parce qu’il a peur, parce qu’il est angoissé, parce que… Il sent que la mort approche, il est paniqué, etc. Et puis il y a beaucoup de cas de figure où en fait bah ils vont se résigner parce que la famille est plus en capacité de… (Cadre infirmière)

Néanmoins, les professionnels déplorent lorsque cette demande ne vient pas du malade lui-même, mais d’une famille qui se rétracte, qui, finalement, rompt avec la demande du malade :

Il arrive que l’on prenne des patients à la maison, et au dernier moment quand l’état du malade se dégrade… la famille a peur. Elle ne se sent plus du tout en capacité de garder le patient à la maison, elle peut plus. Et là effectivement on a un dilemme parce qu’on va essayer… Alors on en discute assez longuement, parce que on se retrouve entre-deux, on va pas respecter ce dont le patient avait envie, or c’est quand même notre priorité, mais il faut aussi qu’on écoute la famille et qu’on la respecte aussi, alors on va choisir entre qui et qui… (Médecin)

Finalement cette personne a choisi de mourir à la maison, elle connait les risques, elle sait qu’on peut la retrouver morte un matin mais c’est un choix qu’elle aura fait. Pourquoi on va estimer qu’elle n’est pas en sécurité à la maison si elle a fait un choix ? Donc on va peut-être retarder nous, le moment de l’hospitalisation. (Cadre infirmière)

Enfin, les soignants déplorent particulièrement lorsque l’hospitalisation se fait « dans l’urgence », lorsque des familles « paniquent à la fin ». En effet, si la fin de l’existence du malade est « attendue » – la situation ne laisse que cette possibilité, à brève échéance –, la survenue d’une « crise » (une suffocation en pleine nuit par exemple, ou une perte de conscience après le départ des soignants) place les proches dans une situation pas nécessairement anticipée ou du moins difficilement « gérable », notamment en l’absence de professionnels du soin. Cette situation peut se traduire par une attente (attendre que « ça passe », attendre que les soignants reviennent ou encore que la mort survienne), par le choix d’agir, en tentant de se « débrouiller » pour contrer ou soulager la crise, ou encore par l’appel aux urgences afin de pallier ce moment fatidique – qui n’est d’ailleurs pas nécessairement perçu comme tel par les proches. Cette dernière situation est évoquée par les professionnels qui, tout en reconnaissant la difficulté de « laisser partir » un proche mourant, d’autant plus dans la souffrance, regrettent cette attitude des accompagnants. C’est alors une mort dans de « mauvaises conditions », qui renvoie à une forme d’échec, échec vis-à-vis du contrat moral souscrit avec le malade, à qui on soustrait la possibilité de mourir à domicile, échec dans la communication et/ou la prise en charge de la famille que l’on n’a pas réussi à « préparer » ou « accompagner » jusqu’au bout.

Et ça peut représenter un échec aussi pour nous, parce qu’on avait dit que la personne risquait de mourir, mais les enfants ne l’avaient pas intégré. (Infirmière)

Après, pour moi, l’échec c’est d’apprendre que… alors que pour nous, tout était clair. Que le patient allait décéder à la maison, on apprend qu’il est décédé aux urgences. C’est peut-être que nous, on n’a pas fait le bon travail avant. (Médecin)

C’est sûr que quand vous êtes prêt à voir quelqu’un décéder, et finalement, vous voyez ça, les gens paniquent. C’est toujours un petit échec. (Médecin)

Quand finalement on prépare une fin de vie à la maison et puis qu’on apprend finalement, catastrophe, que le patient est évacué, il décède aux urgences. (Infirmière)

Les représentations des professionnels dépassent le registre du soin et de la prise en charge médicale pour s’inscrire dans une éthique de la fin de vie, faisant intervenir des représentations spécifiques à la culture palliative et, peut-être, à une culture d’équipe (Kentish-Barnes, 2007).

Conclusion

L’étude du domicile comme lieu hospitalisé de la mort met en exergue le travail nécessaire des acteurs professionnels et profanes à la gestion de celle-ci. En ce sens, le domicile comme cadre de l’activité est un puissant révélateur de logiques sociales plus générales. Ainsi a-t-on pu voir combien l’implication des proches dans le travail de soin du proche mourant, s’il n’est pas exclusif à l’HAD, est rendu particulièrement visible par celle-ci. En effet, l’hospitalisation à domicile suppose une division sociale du travail de soin qui exige un niveau minimal d’explicitation pour fonctionner. Certes, l’explicitation n’est pas totale, c’est-à-dire que demeurent des conceptions divergentes non formulées et non formalisées des attributions de chacun, qui reposent elles-mêmes sur des conceptions plurielles de la bonne mort. Cependant, cette explicitation atteint sans doute ici son plus haut degré de reconnaissance : parce que le rôle des proches aidants est indispensable au dispositif même et qu’il fait donc l’objet d’une attention préalable par les professionnels de la santé.

Mais le domicile est également un lieu spécifique où se déploient des pratiques particulières. L’HAD oblige à une adaptation minimale de celui-ci, pour des raisons autant techniques que symboliques. Les pratiques d’adaptation à l’œuvre disent beaucoup du rôle de chacun, et particulièrement des proches, dans le dispositif. Elles répondent à des contraintes inhérentes à l’immixtion de l’hôpital, mais s’inscrivent également dans une histoire familiale singulière qui leur donne leur sens. S’il reste à étudier, selon une perspective diachronique, comment les rôles de chacun évoluent au cours du parcours de soin, il apparaît d’ores et déjà impossible d’envisager simplement le domicile comme une zone pacifiée de la « bonne mort ».