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L’adolescence est une période difficile pour de nombreux jeunes. Ils peuvent vivre des crises identitaires ainsi que des difficultés à l’école, avec leurs camarades, dans leur famille et même au sein de leur communauté. Les jeunes inuit vivent des difficultés semblables aux autres adolescents, mais leurs problèmes sont accentués par le fait qu’ils vivent dans de petites communautés éloignées, encore marquées par les séquelles de la colonisation et des pensionnats, et parce qu’ils sont contraints d’étudier dans une langue autre que leur langue maternelle, avec du matériel pédagogique peu adapté à leur contexte (Garakani, 2015).

Sans vouloir négliger l’importance et l’urgence des problèmes structurels et sociaux qui affectent la vie quotidienne des communautés inuit, nous nous concentrons dans nos travaux sur le rôle que l’environnement de l’école et la relation entre l’enseignant et l’élève peuvent jouer pour soutenir la résilience et la motivation des élèves (Green et al., 2008). Le but de cette recherche, conçue avec l’appui de la Commission scolaire Kativik (CSK) et financée par le Fonds de recherche du Québec – Société et culture (FRQSC) et le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (MELS), était de décrire les différences de perception et de compréhension existant entre élèves inuit et enseignants (qallunaat[1] et inuit) vis-à-vis des méthodes/pratiques/approches pédagogiques et des attitudes en classe, et de comprendre leurs conséquences/influences sur la persévérance scolaire et la résilience des élèves.

Cet article est basé sur une partie des données recueillies, plus précisément celles qui concernent le lien avec la famille et la communauté, ainsi que l’importance de la langue inuktitut et de la culture inuit, tels qu’abordés par les élèves et leurs enseignants. Nous commencerons par donner un aperçu du contexte de recherche et du cadre conceptuel qui a balisé le projet. Une description de la méthodologie de recherche, les méthodes de collecte et le profil des participants seront ensuite détaillés. Les résultats de la recherche afférents au thème de cet article seront présentés sous quatre rubriques : 1) l’importance de la famille ; 2) l’attachement aux activités culturelles ; 3) la langue inuktitut ; 4) les identités des jeunes inuit.

Contexte de recherche et cadre conceptuel

La principale recherche a été réalisée au Nunavik, au nord de la province du Québec, où 12 720 personnes vivent dans 14 communautés dispersées sur un large territoire couvrant une superficie de 443 684,71 km2. Une proportion de 40 % de la population du Nunavik a moins de 15 ans, alors qu’au Québec ce taux atteint seulement 17 % (Nunavik Inuit Health Survey 2004 cité parAnctil, 2008.

La CSK a été créée à la suite de la signature de la Convention de la Baie-James et du Nord québécois en 1975 avec, notamment, la prérogative de développer des programmes précis pour répondre aux besoins de la population inuit du Nunavik (Vick-Westgate, 2002). Pour favoriser l’apprentissage de la langue inuktitut, de la maternelle à la deuxième année, les élèves inuit étudient exclusivement dans leur langue maternelle. La troisième année du primaire est une année de transition : les jeunes étudient la moitié du temps en inuktitut et l’autre moitié, en anglais ou en français. À partir de la quatrième année, ils sont envoyés en immersion (secteur francophone ou anglophone) pour suivre un enseignement en langue seconde donné principalement par des enseignants non inuit. Les élèves sont donc non seulement confrontés à un changement de langue, mais aussi d’approche, de philosophie, de perception et de pratiques éducatives (Garakani, 2015).

Comme cela a été détaillé dans le rapport de recherche (Garakani, 2015), de nombreux efforts ont permis d’opérer des changements considérables pour améliorer la réussite des élèves inuit du Nunavik ; toutefois, l’écart entre ces derniers et les élèves québécois reste important en ce qui a trait à la proportion de jeunes qui sortent du secondaire sans diplôme. Pour l’année scolaire 2009-2010, le taux de décrochage se situait à 80,1 %, alors que la moyenne pour l’ensemble du Québec était de 17,4 % (MELS, 2013).

Plusieurs études ont examiné la situation des jeunes au Nunavik. L’accent a généralement été mis sur les défis vécus par les élèves dans le système scolaire et dans leur communauté. Il s’agit notamment des séquelles de la colonisation et des pensionnats (Ives et al., 2012) ; de la fréquence élevée de rotation des enseignants non inuit (Mueller, 2006) ; des pratiques pédagogiques non adaptées à des apprenants en langue seconde (Berger et Epp, 2005; McGregor, 2010 ; Tompkins, 1998 ; Vick-Westgate, 2002) ; et du peu de participation et d’engagement des parents et des communautés à l’égard de l’école (Vick-Westgate, 2002).

Nous avons voulu nous distancier des discours de victimisation des communautés autochtones (Stout et Kipling, 2003 ; Tuck, 2009) et des pratiques scientifiques occidentales centrées sur les carences et les dommages (deficit and damage centred research approach) (Smith, 2012 ; Tuck, 2010 ; Kovach, 2009) qui confinent ces communautés dans une vision négative d’elles-mêmes et de leur histoire. Nous voulions souligner le travail, la détermination, le courage, la résilience, la volonté, l’initiative et l’espoir qui façonnent le quotidien des communautés inuit. Nous avons voulu privilégier ces histoires positives en examinant la résilience des élèves inuit, les approches pédagogiques qui fonctionnent, et la perception des élèves et de leurs enseignants. Ainsi, dans le contexte de cette recherche, introduire le concept de résilience nous a permis de mettre l’accent sur les dimensions positives tout en reconnaissant les difficultés rencontrées.

Les termes motivation (Bandura, 1982 ; Lai, 2011), engagement (Archambault, 2006 ; Carrier, 2009), persévérance (Archambault, 2010 ; Ménard, 2009 ; Savoie-Zajc et Lanaris, 2005), résilience (Kinard, 1998) sont souvent utilisés, parfois de façon interchangeable, pour encadrer et expliquer les facteurs de la réussite scolaire. Même si l’ensemble de ces concepts a servi à encadrer notre recherche et notre analyse, nous avons privilégié les facteurs et les manifestations de la résilience, car celle-ci porte sur la manière dont les jeunes font face aux difficultés et surmontent l’adversité grâce au soutien de facteurs positifs (personnels, environnementaux et sociaux) (Kinard, 1998 ; Reis et al., 2005).

En nous basant sur les travaux de Reis et al. (2005), de Kinard (1998), de Larose et al. (2001), nous avons élaboré un modèle pour résumer les sources et les manifestations de la résilience. De fait, plusieurs facteurs favorisent ou freinent la résilience des élèves. Nous en avons regroupé les sources en trois catégories : 1) environnementale (facteurs socioéconomiques, abus de substances, violence) ; 2) individuelle (motivation, estime de soi, espoir, traumatisme vécu) ; 3) sociale-relationnelle (rapport avec les pairs, la famille, la communauté, l’école). Néanmoins, la résilience reste difficilement mesurable. Nous avons donc privilégié la manifestation de la résilience dans deux domaines : les aspects comportementaux et les aspects cognitifs, autrement dit les capacités, les stratégies et les compétences déployées pour s’adapter.

Le concept de résilience n’est pas nouveau chez les Inuit. La résilience est la capacité de transformation, de changement et d’adaptation aux imprévus, ce qui a de tout temps été transmis aux jeunes inuit. Les chercheurs autochtones HeavyRunner et Morris expliquent : « Our innate human capacity for transformation and change, our resilience, is ever present; like the circle of life it is unbroken and unending » (HeavyRunner et Morris, 1997 : 1).

Dans le cadre de travaux portant sur des communautés autochtones, HeavyRunner et Morris (1997), cités dans Stout et Kipling, ont identifié dix valeurs ou actes qui favorisent la résilience, à savoir : « la spiritualité, l’importance accordée à l’éducation des enfants et à la famille élargie, le respect des personnes âgées, la sagesse et la tradition, le respect de la nature, la générosité et le partage, la collaboration et l’harmonie du groupe, l’autonomie et le respect des autres, le calme et la patience, la relativité du temps et les communications non verbales » (Stout et Kipling, 2003 : 26). Brokenleg explicite quant à lui quatre dimensions nécessaires à la résilience, qu’il nomme belonging (le sentiment qu’une personne ou un groupe se soucie de soi), mastery (l’apprentissage et la réalisation), independance (la compréhension de son propre pouvoir de décision sur sa vie), et generosity (le sentiment d’être utile à d’autres). Fasta et Collin-Vézina soulignent l’apport de la culture et des valeurs, ainsi que l’autodétermination pour ce qui est de la résilience communautaire.

Les définitions de la résilience, ses sources et ses manifestations doivent prendre en compte les expériences des populations locales, marginalisées, ainsi que les perceptions des individus de leur propre résilience (Ungar, 2004 ; Ungar et al., 2008). Ces perceptions peuvent en effet différer de celles d’autres membres d’une même communauté qui ont, quant à eux, accès à davantage de ressources (Ungar et al., 2008). La définition et l’appréciation par les élèves de leur propre succès et de l’importance des obstacles vécus entrent ainsi directement en considération. Nous avons donc privilégié l’approche centrée sur la personne[2] d’Ungar (2004), en nous intéressant aux trajectoires de vie qui permettent la résilience. Cette approche vise à « compare people who have different profiles within or across time on sets of criteria to ascertain what differentiates resilient children from other groups of children » (Masten, 2001 : 229), en incluant, à l’instar de peu d’études , la perspective des élèves vis-à-vis de leur propre résilience.

Nous nous sommes donc intéressés à une vision multidimensionnelle de la résilience, qui n’est pas uniquement définie par les notions de persévérance et de réussite scolaire telles qu’habituellement acceptées, c’est-à-dire l’assiduité en classe et des résultats satisfaisants. Il s’agissait ici d’éviter la « fausse dichotomie » entre élèves résilients et non résilients (Ungar, 2004 : 352). Néanmoins, nous avons considéré que dans le contexte scolaire, la résilience d’un élève par rapport à des difficultés et à l’adversité – quelles qu’en soient les formes (Bellenger, 2010), rendrait possible sa persévérance et éventuellement sa réussite scolaire.

Description de la méthodologie et des participants

Nous avons conçu la présente étude en nous basant sur les méthodologies critiques autochtones (critical indigenous methodologies) (Smith, 2012 ; Kovach, 2010) ainsi que sur les guides et les directives proposant une démarche alternative s’inscrivant davantage dans les valeurs et l’éthique autochtones, et plus particulièrement inuit (Inuit Tapiriit Kanatami et Nunavut Research Institute, 2007 ; Inuit Tuttarvingat du National Aboriginal Health Organization et Inuit Tapiriit Kanatami, 2010).

L’étude s’est déroulée du printemps 2011 au printemps 2014. Quatre classes multiniveaux de secondaire (niveaux 2/3 et 4/5, secteurs anglophone et francophone) et leurs enseignants inuit, francophones et anglophones ont pris part à la recherche. Pour favoriser la participation d’un maximum d’acteurs, plusieurs outils ont été conçus et adaptés : 1) groupes de discussion ; 2) entretiens individuels semi-dirigés ; 3) observations en classe et hors classe ; 4) questionnaire hebdomadaire sur la motivation (auto-évaluation) ; 5) questionnaire d’évaluation des perceptions des enseignants sur la motivation des étudiants ; 6) questionnaire par cours ; 7) questionnaire thématique ; 8) questionnaire de fin d’année ; 9) emploi du temps rêvé ; 10) récits numériques ; 11) écriture d’une histoire collective ; 12) questionnaire interactif (Garakani, 2015). Chaque participant décidait du degré de sa propre participation à tout moment des travaux.

L’ensemble du personnel enseignant de l’école a participé au minimum à une activité de recherche. Sur ces 27 participants, on trouve 7 hommes et 20 femmes ; 10 enseignants inuit et 17 enseignants qallunaat, dont 8 anglophones et 9 francophones. Sur les 10 enseignants inuit, seulement deux exerçaient au niveau secondaire. Tous les enseignants inuit ont participé aux entrevues et aux groupes de discussions.

Au total, 46 % des étudiants du secteur francophone et 37 % du secteur anglophone ont participé à la recherche. Avec les élèves, nous avons commencé par des activités avec lesquelles ils étaient plus à l’aise, et avons reporté les entretiens semi-dirigés à la fin de la troisième année de la recherche, nous laissant ainsi le temps de nous « apprivoiser » mutuellement et d’établir une relation de confiance. Le tableau ci-après précise la contribution des groupes de participants en fonction des outils utilisés et de la période de la recherche (année 1, 2 ou 3).

Tableau 1 : Participants par outil de collecte de données et par année de recherche

Tableau 1 : Participants par outil de collecte de données et par année de recherche

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La section suivante présente des précisions supplémentaires sur le déroulement de certaines activités de recherche, telles que les récits numériques et l’histoire collective, et ce, dans le but de mieux contextualiser les propos des élèves.

Résultats

Le rapport de cette recherche (Garakani, 2015) présente les données relatives à la persévérance des enseignants et des élèves, et croise également la perception des enseignants et des élèves en les regroupant, cette fois, sous les facteurs liés plus précisément à la résilience, telle que présentée dans le cadre conceptuel. En revanche, dans cet article, nous abordons plus spécifiquement les éléments évoqués par les jeunes et leurs enseignants inuit en lien avec l’importance de la famille, la culture inuit et la langue inuktitut. Enfin, nous réservons une section particulière aux identités des jeunes et à leur vision de leur futur.

La famille (Ilaginniq) : l’importance de la famille à travers une histoire collective

Comme le récent rapport Parnasimautik, publié en novembre 2014 par l’Administration régionale Kativik, le précise, la famille(ilagiinniq) occupe traditionnellement une place centrale dans la vie sociale, économique et politique des Inuit (ARK, 2014). Dans le contexte inuit, la famille inclut la famille élargie. Les termes de parenté (tursurautiniq) sont utilisés dès le plus jeune âge et permettent de créer un sentiment d’appartenance, d’identité et de responsabilité envers la communauté. Une grande importance est attachée à la responsabilité parentale.

L’importance de la famille a souvent été évoquée par les élèves, directement et indirectement. Durant une activité de recherche avec les élèves de secondaire 2 et 3 du secteur francophone, nous avons proposé la rédaction d’une histoire collective. L’activité a commencé avec des remue-méninges. Quand l’attention du groupe a commencé à se dissiper, afin d’aider les jeunes à avancer et à arriver à des consensus, nous leur avons proposé des options : « Pensez-vous que votre personnage ferait (a), (b) ou (c) ? » Lorsque l’histoire a pris forme, elle a été rédigée comme un scénario – une action par page. Le lendemain, l’histoire a été relue au groupe, et chaque élève a tiré une page au hasard, qu’il ou elle a illustrée en utilisant une application iPad ou du papier et des crayons de couleur. Le texte a été enregistré par deux élèves. Le montage final contenait une combinaison de textes, de dessins collectifs et de voix[3].

Pour plaisanter, les jeunes ont donné le nom de « Aatsuuk » (je ne sais pas) au personnage de l’histoire. C’était leur façon de reconnaître leur propension à se dérober derrière une réplique automatique : « je ne sais pas ». Le personnage de l’histoire est une jeune fille chauve avec des lunettes qui s’ennuie à l’école et qui, un jour, décide de monter sur le dos d’un béluga volant pour traverser la terre et se rendre en Antarctique retrouver ses parents et ses 15 frères et sœurs. Pour célébrer leurs retrouvailles, ils partent chasser ensemble.

Elle s’assoit sur le dos du mammifère.

Il lui dit : « Où veux-tu aller ? »

Aatsuuk lui répond : « Je ne sais pas »

Le béluga réplique : « Viens ! Monte ! »

Aatsuuk et le béluga entreprennent un long voyage de Kangiqsualujjuaq jusqu’en Antarctique.

Fig. 1

Figure 1. Extrait de récit numérique conçu par les élèves de secondaire 2 et 3

Figure 1. Extrait de récit numérique conçu par les élèves de secondaire 2 et 3

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Ce petit exercice collectif illustre l’importance de l’idéal familial dans l’imaginaire des jeunes. Il touche également à la gêne et à l’incertitude qui empêchent souvent les élèves de prendre la parole, autant en classe que dans le milieu communautaire. La multiplicité des outils était absolument nécessaire pour pouvoir faire resurgir la voix des jeunes.

Il était généralement très difficile d’aborder le contexte familial avec les élèves, même avec ceux que nous avions appris à connaître durant plusieurs années. Pour laisser aux jeunes la liberté de discuter de ce qu’ils voulaient pendant les entretiens individuels, nous abordions le sujet de façon très générale, en leur demandant par exemple de nous parler de l’expérience de grandir au Nunavik. Généralement, les élèves parlaient avec beaucoup d’hésitation de leur famille et de la communauté. « Je ne me rappelle pas… non je ne me rappelle pas de mon expérience de grandir à Nunavik » (E13F, étudiante, secondaire 4/5[4]).

Dans la majorité des cas, ils s’en tenaient à des propos généraux pour expliquer les difficultés vécues dans leur famille et la communauté, peut-être pour éviter de mettre en cause leur loyauté à l’égard de leur communauté. Les élèves préféraient nous parler de leur expérience de camping, des activités qui les rapprochent du territoire et de leurs traditions. Mais ils glissaient quelques propos, ici et là, sur la situation familiale : « Il faut corriger la situation à la maison. Ça te préoccupe, tu y penses à l’école… tu finis par déprimer. Le sport ou les activités sur la terre aident beaucoup, ça aide à rafraîchir ton esprit » (E15H, étudiant, secondaire 4/5).

Tant au secondaire qu’au collège, l’influence positive des parents sur la persévérance et sur le succès scolaire était soulignée par la plupart des jeunes. Par ailleurs, plusieurs élèves de secondaire 4/5 avaient un parent ou un grand-parent qui travaillait à l’école. Pour les élèves, le soutien des parents se traduisait par des gestes simples, tel le fait de les réveiller le matin ou de leur dire de faire leurs devoirs : « Oh, ma grand-mère me réveille tous les matins. Et mon père me dit de faire mes devoirs » (E9F, étudiante, secondaire 2/3).

Les enseignants, pour leur part, étaient plus prompts à souligner le manque de soutien et de présence des parents dans la vie quotidienne de leurs élèves. Ils étaient désolés de voir les jeunes arriver fatigués en classe, au primaire comme au secondaire. Ils associaient cette insuffisance de sommeil au manque d’implication parentale.

Il y a beaucoup de problèmes avec les élèves qui se couchent très tard. Ce n’était pas comme ça dans mon temps. Aujourd’hui, les adolescents semblent être fiers de se coucher à deux ou trois heures du matin. Mais on essaie de leur dire que c’est mieux d’avoir une bonne nuit de sommeil pour pouvoir commencer la journée tôt… (I7, enseignante[5] inuk)

On a certaines difficultés… les élèves ont des difficultés pour apprendre, car ils sont fatigués, ils ne dorment pas assez… on essaie de les aider… mais on ne peut pas faire grand-chose quand un élève est fatigué. On peut le laisser dormir un peu… (I9, enseignante inuk)

Les jeunes admettaient se coucher tard et être souvent très fatigués. Certains d’entre eux se baladaient dans le centre communautaire, ou dans un autre lieu, pour s’évader un peu des logements surpeuplés. D’autres suivaient leurs amis, et pour certains c’était un acte de défiance.

Les élèves comme les enseignants s’accordaient sur les conséquences négatives de certains milieux familiaux, qui accentuaient les préoccupations des élèves et limitaient leur capacité à étudier.

Aller à l’école est difficile pour moi, parce que je vois les élèves qui ne sont pas prêts à travailler, ils veulent juste niaiser dans les couloirs… Je ne les blâme pas, parce qu’ils ne savent pas comment agir autrement. Ils ne savent pas... ils n’ont pas appris de leurs parents. C’est un cycle. Si les parents n’ont pas appris, ils ne peuvent pas enseigner à leurs enfants comment être forts et travailler à l’école… (E2F, étudiante, secondaire 4/5)

Il faut motiver les parents. Je sais que certains parents ne supportent pas vraiment l’école. Ils ne s’y intéressent pas. Mais ils doivent vraiment motiver leurs enfants d’aller à l’école. (E14H, étudiant, secondaire 4/5)

Certains élèves viennent de milieux difficiles… habituellement ils ne sont pas si influencés… mais des fois je remarque qu’un élève rentre en classe avec une autre attitude… je sais tout de suite que ça vient de la maison. (I10, enseignante inuk)

Malgré certaines difficultés, l’attachement à la famille était très présent dans le discours des jeunes. Plusieurs ne voulaient pas poursuivre des études postsecondaires à Montréal, car ils n’avaient pas envie d’être éloignés de leur famille et de leur communauté. Cet attachement était souvent cité par les étudiants inuit qui avaient interrompu leurs études collégiales à Montréal.

Moi, je n’aime pas voyager. Je n’aime pas m’éloigner pour trop longtemps. Je pense que c’est pour ça que c’est difficile de continuer d’étudier après l’école. Parce qu’on grandit avec la famille… elle ne nous quitte jamais. (I1, enseignante inuk qui explique pourquoi elle n’a pas poursuivi ses études)

Nos jeunes participants ne vivaient pas toujours avec leurs parents. En fait, la plupart des jeunes interrogés vivaient avec leurs grands-parents ou avec d’autres membres de leur famille élargie. En général, les grands-parents jouaient un rôle prépondérant. Une élève de secondaire nous confiait, de façon très émotive, ce qui fait d’elle une personne motivée et très engagée :

Je ne sais pas... Je suppose que j’ai été élevée comme ça... un peu moins avec mes parents, mais avec mon grand-père. Il m’a toujours poussée et m’a raconté les choses qui se passent au Nunavik... ce qui n’est pas bon et ce qui est bon, et il m’a toujours dit et m’a encouragé à ne jamais abandonner.(E2F, étudiante, secondaire 4/5)

Selon le rapport Parnasimautik (ARK, 2014), l’adoption a toujours fait partie des pratiques inuit. Elle est basée sur les besoins de la famille, la réglementation sociale et les considérations spirituelles. Plusieurs enfants ont donc été élevés par leurs grands-parents. De plus, comme de nombreux Inuit ont des enfants à un jeune âge, le taux d’adoption par les grands-parents a augmenté et ce n’est pas toujours par choix.

Certaines jeunes filles et enseignantes ont évoqué des problèmes de grossesses précoces, qui empêchent les adolescentes de terminer leurs études secondaires. De fait, elles soulignaient l’importance d’avoir accès à des moyens de contraception.

Les adolescentes deviennent enceintes. Il faut avoir des cours d’éducation sexuelle. Certains parents ne seront peut-être pas d’accord, mais les jeunes devraient savoir comment utiliser des moyens de contraception… (I19, enseignante inuk)

Toutefois, comme les enfants occupent une place importante dans la société inuit, les grossesses précoces ne sont pas mal vues. Cela implique que certaines filles peuvent associer le fait de devenir mère à une réalisation de soi et à l’obtention d’un statut plus important au sein de la communauté.

La culture : l’attachement aux activités traditionnelles

Dans son rapport sur la prévention du suicide, Korhonen nous rappelle que « les Inuit ont survécu à l’un des plus dangereux environnements de la planète, guidés par des valeurs et des croyances qui ont permis de vaincre de grandes difficultés climatiques, mais aussi émotionnelles et sociales » (Korhonen, 2006 : 4). Selon ce rapport, les aînés inuit auraient beaucoup à transmettre sur la résilience, dans le but d’aider les jeunes à trouver des solutions positives. De plus, les « activités traditionnelles » enseignent et renforcent, par la pratique, des habiletés qui améliorent l’estime de soi et contribuent ainsi au bien-être collectif et personnel. Ces activités modèlent les pensées et les émotions qui sont essentielles dans un processus de résilience. La chasse, par exemple, exige de la patience, de la détermination, de la confiance, et la capacité de vaincre les difficultés présentes dans l’environnement.

Dans les années 1950, lorsque les Inuit ont commencé à vivre dans les grandes collectivités, les familles revenaient dans leurs camps familiaux chaque été. Le camping saisonnier leur permettait ainsi de maintenir des liens étroits avec leurs familles et de conserver les traditions familiales et le patrimoine culturel. Selon le rapport Parnasimautik, cette tradition a continué dans les années 1970, mais elle est aujourd’hui beaucoup moins répandue (ARK, 2014). Ce changement serait dû aux obligations de travail de certains membres de la famille qui ne peuvent se libérer pour des périodes prolongées. Le rapport souligne aussi que le manque d’intérêt des jeunes à être sur leurs terres avec leur famille peut être un facteur potentiel.

Avant, on avait l’habitude d’écouter notre mère et notre père. Mais lorsque les colonies ont commencé à grandir, nous avons commencé à perdre notre langue et notre culture. Nous avions l’habitude de faire du camping un mois au printemps et un mois à l’automne. Mais ces occasions sont éliminées par l’école, car ils disent qu’il faut étudier maintenant. Vous ne pouvez plus prendre des vacances au printemps ou à l’automne pour partir avec vos parents. Nous sommes en train de perdre notre langue et notre culture. Certainespersonnes essayent de les préserver, ce qui est bon, mais pas aussi bon qu’avant. (I7, enseignante inuk)

Cependant, tous les élèves interrogés attachaient une grande importance à pouvoir pratiquer des activités sur leur territoire (land based activities). Mais plusieurs vivaient avec des grands-parents qui n’avaient plus la force physique ou les moyens nécessaires pour faire du camping de façon régulière. Plusieurs familles n’avaient ni motoneige ni traîneau à chien pour se rendre au camping. C’est avec regret que les jeunes mentionnaient l’impossibilité de retourner sur leurs terres ou de chasser. Comme cela est souligné dans la section sur les récits numériques, la plupart des jeunes avaient photographié des motoneiges, de l’essence et des fusils de chasse comme des éléments essentiels qui leur permettaient de rester en contact avec leurs pratiques culturelles.

Oui c’est difficile d’impliquer les jeunes dans des activités… mais ils seront plus impliqués si c’est plus pertinent à leurs besoins. Si c’est plus excitant, ou quelque chose de différent. Les jeunes participeraient volontiers au camping… Je pense même que c’est important que les enseignants non inuit campent avec les jeunes… Parce que comme Inuit on est fier de ça. On n’a pas tendance à verbaliser beaucoup, mais si les enseignants passent du temps avec nous, ils peuvent apprendre, faire des meilleurs liens, et voir dans quoi on est bon. (E2F, étudiante, secondaire 4/5)

Les enseignants inuit se sont montrés très soucieux à propos de l’apprentissage de la langue et de la culture inuit. Ils considéraient que l’enseignement de la culture était devenu trop abstrait et pas suffisamment pratique. Plusieurs regrettaient de ne plus avoir l’occasion d’amener les jeunes faire du camping sur une période prolongée.

Je crois que nous avons besoin de commencer à enseigner des activités culturelles pendant les vacances d’été. Les élèves n’ont pas tous un emploi d’été, il y a donc beaucoup de jeunes qui se promènent sans but tout l’été. Nous devons trouver un moyen d’organiser des sorties pour enseigner aux élèves le camping et les principes de chasse, pour qu’ils comprennent les différentes zones de camping et le type d’aliments qu’elles fournissent. Nous savons tous que les enfants adorent être sur la terre. La meilleure façon d’enseigner la culture c’est par le camping, ou ils peuvent apprendre à chasser et comment traiter la chasse. Si ces façons de faire ne sont pas enseignées, elles seront perdues, et nous savons que la meilleure façon d’apprendre est de voir et de faire… (I11,enseignante inuk, primaire)

La langue inuktitut

L’apprentissage et la conservation de la langue inuktitut faisaient partie des préoccupations partagées par les jeunes et les adultes.

Les jeunes sont en train de perdre leur langue… Ils ne parlent pas aussi bien qu’avant. Par exemple, ils utilisent juste un mot sans faire une phrase complète. Je demande par exemple : qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? On me répond : manger. Ils utilisent juste un mot, sans savoir comment faire la phrase complète. Ça commence à devenir un problème. (I10, enseignante inuk)

Les enseignants inuit partageaient leurs réflexions sur la qualité de l’enseignement de la culture et de la langue inuit, ainsi que sur la nécessité de mobiliser les aînés, les parents et la communauté dans cet objectif.

Nous avons besoin de prendre notre rôle comme enseignants de langue et culture inuit au sérieux. Nous avons besoin d’être très attentifs à ce que nous disons, quels mots nous utilisons. Les enseignants de la langue et de la culture devraient collaborer de plus près et on devrait compter plus sur le soutien et la connaissance des aînés. (I7, enseignante inuk)

En effet, la majorité des élèves témoignaient de leur difficulté à maîtriser l’inuktitut et souhaitaient avoir une meilleure formation. Pour plusieurs, l’inuktitut n’était pas valorisé autant que le français ou l’anglais pouvaient l’être. Ils souhaitaient, entre autres, que son importance, la qualité des cours et le temps qui lui est alloué soient accrus dans le système scolaire : « J’aimerais que l’inuktitut prenne plus d’importance » (E2F, étudiante, secondaire 4/5).

Une élève, douée à l’école et très impliquée au sein de sa communauté, nous a parlé de sa participation à un projet qui cherchait à rapprocher les jeunes et les aînés. Pour ce faire, elle devait s’entretenir avec quelques aînés :

Oui, j’ai passé en entrevue trois aînés… et un homme de cette communauté ne parlait pas du tout anglais. Je pense que je commence à être plus forte en anglais qu’en inuktitut. C’est triste… alors c’est vraiment difficile pour moi de parler avec les aînés. Parce que mon inuktitut n’est pas assez fort, je sens des grands écarts. (E16F, étudiante, secondaire 4/5).

Même si les élèves attachaient une très grande importance à l’apprentissage de la langue et de la culture inuit, ils trouvaient néanmoins les autres matières pertinentes (français, anglais, sciences sociales, mathématiques, sciences…). Certains jugeaient la durée des cours d’inuktitut insuffisante pour leur permettre d’acquérir un niveau adéquat. Un exercice a été réalisé avec les élèves afin qu’ils remplissent un emploi du temps hebdomadaire vierge en y intégrant les matières qu’ils jugeaient importantes. « L’emploi du temps rêvé » a été collecté auprès des élèves de secondaire 4 et 5 des sections francophone et anglophone au printemps 2012. L’exercice a confirmé les données recueillies lors des entrevues, à savoir que les élèves accordaient généralement autant d’importance aux matières inuit qu’aux matières non inuit.

Toutefois, pour certains enseignants, la responsabilité d’enseigner la langue et la culture repose d’abord sur les parents.

Pour veiller à ce que notre culture et notre langue soient fortes, elle doit venir de la maison. Si les parents ne le montrent pas avec fierté, la langue et la culture vont s’affaiblir. Par exemple, je dois continuellement rappeler à mes deux enfants de parler inuktitut entre elles, car elles ont tendance à parler en anglais. Je remarque que mon aînée s’affaiblit dans la façon dont elle parle l’inuktitut. Comme elle étudie principalement en anglais, c’est devenu un peu automatique pour elle de parler de cette façon. Je dois donc lui rappeler constamment. Comme parents, nous devons être prudents et conscients de cela. Mais je sais que l’inuktitut n’est pas assez important pour certains parents. Je remarque que quand ils viennent pour les bulletins, ils visitent seulement l’enseignant de langue seconde, et ne viennent pas me voir. Le respect de la culture et de la langue doit venir de la maison. (I10, enseignante inuk)

Identités : qui sont les jeunes à travers leurs récits numériques

Nous avons voulu explorer avec les jeunes leurs réalités, leurs priorités, leurs identités et leurs valeurs. Nous avons eu recours aux tablettes iPad pour les initier à la vidéo en stop motion, en utilisant des applications qui garantissaient la protection des images personnelles. L’activité était délibérément non structurée pour permettre aux élèves de se présenter comme ils le souhaitaient. Lorsque nous avons introduit quelques questions optionnelles comme « Quel est mon plat préféré ? », « Qu’est-ce qui me plaît le plus dans la vie ? », « Quelle est la personne que j’admire ? », « Quel est mon passe-temps favori ? », les élèves ont répondu avec anxiété et hésitation. Ils ont commencé à se désengager et à démontrer moins d’intérêt. Cependant, nous avons pu reprendre l’exercice en leur donnant plus de temps et en leur assurant qu’ils n’étaient pas obligés de répondre, qu’ils pouvaient choisir la question qu’ils voulaient et qu’il n’y avait pas de bonne ou de mauvaise réponse. Nous les avons invités à enregistrer leurs réponses, que nous avons ensuite ajoutées à leurs images, créant ainsi une mosaïque sur eux-mêmes, leurs goûts et leurs aversions. Ainsi, les élèves ont dit aimer particulièrement le sport, l’art, les activités culturelles, les enfants, les amis, la musique, les aînés, jouer sur l’ordinateur, et, comme de nombreux adolescents, ils détestaient se réveiller tôt le matin et faire leurs devoirs. Certains déclaraient être fiers d’aller à l’école et admirer un membre de leur famille.

À la suite d’une discussion de groupe, nous avons demandé aux jeunes de faire le tour de leur communauté et de photographier les choses qui étaient représentatives et importantes pour eux. Ils nous ont ensuite expliqué la signification de chaque photo. Les illustrations qui suivent regroupent les éléments le plus souvent cités et photographiés : 1) les aînés, les amis, la communauté ; la langue inuktitut et la culture ; 2) les activités traditionnelles telles que la chasse, la pêche et le camping ; 3) le sport et les activités parascolaires ; 4) la musique et autres divertissements ; 5) l’accès à des éléments essentiels (un logement adéquat, l’eau, l’essence pour le chauffage et le transport) ; 6) l’hygiène, les moyens de contraception et les soins ; 7) une variété d’aliments (caribou, béluga, mais aussi pizza et poutine).

Fig. 2

Figure2. Photovoix – les choses qui sont importantes pour moi – les élèves de secondaire 4 et 5

Figure2. Photovoix – les choses qui sont importantes pour moi – les élèves de secondaire 4 et 5
Crédit : Tatiana Garakani

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Les élèves se sont ensuite photographiés (en stop motion) tenant une carte affichant un de ces éléments écrits en inuktitut. Un montage a été fait de ces images avec la narration des élèves pour créer une vidéo d’une minute qui a été présentée en clôture d’une réunion communautaire sur l’avenir de la région. Ainsi, les étudiants ont rapidement vu le résultat de leur travail. Les membres de la communauté, en particulier les aînés, étaient surtout touchés de voir l’attachement des jeunes à leur langue, à leur culture et à leurs traditions, bouleversant ainsi leur perception que les jeunes sont influencés par la langue, la culture et le divertissement occidentaux, et qu’ils ne démontrent plus d’intérêt pour la langue et la culture inuit.

Fig. 3

Figure 3. Les élèves photographiés en tenant une carte qui décrit en inuktitut quelque chose qui a d’importance pour eux

Figure 3. Les élèves photographiés en tenant une carte qui décrit en inuktitut quelque chose qui a d’importance pour eux
Crédit : Tatiana Garakani

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La solitude de l’adolescence

Bien que divers problèmes soient spécifiques aux contextes de vie des jeunes, certaines préoccupations étaient similaires pour nombre d’adolescents. Pour certains élèves, l’adolescence était perçue comme une période particulièrement angoissante, avec notamment les soucis personnels et familiaux, l’augmentation du niveau de travail scolaire, les problèmes relationnels et parfois l’intimidation vécue à l’école, etc.

J’avais l’habitude d’écouter mes parents, mais… maintenant je suis une adolescente, alors je veux juste m’amuser et me coucher tard… L’adolescence est vraiment difficile. (E4F, étudiante, secondaire 4/5)

Oui, je m’ennuie d’être juste un enfant, et ne penser à rien… (E7F, étudiante, secondaire 4/5)

Les élèves ont évoqué des problèmes de relations entre pairs et leurs répercussions sur leur parcours scolaire. Durant toute la recherche, nous avons observé la détérioration de la performance scolaire de certains élèves à la suite de la complexification de leurs relations amicales ou amoureuses. En effet, dans une petite communauté, les problèmes vécus avec les pairs à l’école se propagent également à l’extérieur.

Quand je suis dans les couloirs et quand je suis avec mes camarades de classe et sur Facebook, et en regardant les autres adolescents, de mon âge, plus jeunes ou plus âgés, je vois qu’ils se plaignent toujours des drames... ils font des drames... cette fille a parlé derrière mon dos… je n’aime pas cette personne… des trucs comme ça… c’est épuisant. (E2F, étudiante, secondaire 4/5)

Certains élèves avaient développé des stratégies pour résoudre leurs problèmes, notamment en allant discuter avec une personne de confiance (un adulte ou un pair) ou en s’isolant. En plus des enseignants avec lesquels certains élèves avaient tissé d’étroites relations de confiance, les élèves allaient principalement rencontrer le personnel de l’école pour partager leurs préoccupations. Ces discussions avec les enseignants ou le personnel scolaire leur ont été, selon eux, très bénéfiques.

Quand j’ai des moments difficiles, l’enseignante vient me parler, parce qu’elle peut sentir quand je suis déprimé. (E14H, étudiant, secondaire 4/5)

J’ai l’habitude de parler à [nom de l’employé de l’école] quand j’ai des problèmes de famille. Je voulais même abandonner l’école… mais je suis encore ici. (E7F, étudiante, secondaire 4/5)

Cependant, plusieurs élèves préféraient s’isoler ou s’engager dans des activités pour oublier :

Non, je ne parle à personne. J’essaie de faire des choses pour oublier, comme la couture et le tricot… (E13F, étudiante, secondaire 4/5)

J’avais l’habitude d’aller me promener sur la montagne… j’y allais pour réfléchir… et ensuite je revenais à l’école. Je ne veux pas parler aux gens de mes problèmes. (E14H, étudiant, secondaire 4/5)

Les enseignants inuit interrogés reconnaissaient l’importance d’avoir des professionnels (psychologues, conseillers) au sein de l’école pour aider plus adéquatement les élèves et les enseignants. À leur avis, il est important que la personne connaisse la langue et la culture inuit pour pouvoir travailler avec les jeunes et leurs parents dans leur propre langue.

Par ailleurs, la plupart des jeunes semblaient utiliser le sport comme un moyen de s’évader, d’oublier, de se sentir mieux : « Quand je joue au hockey, mes sentiments disparaissent » (E9F, étudiante, secondaire 2/3). De plus, les activités parascolaires aident certains élèves à prendre conscience de leurs capacités et à élargir leur vision de l’avenir.

Je n’étais pas trop impliquée au primaire. Je ne jouais même pas au hockey. Je pense que j’ai commencé à jouer quand j’avais 11 ans… et c’est en jouant au hockey et en voyageant pour les tournois que j’ai réalisé que je pouvais faire des choses, et qu’il y avait des possibilités, et que les opportunités se sont présentées à moi. (E3F, étudiante, secondaire 4/5)

Le regard des adultes

Nous avons demandé aux jeunes : « Comment pensez-vous que les adultes vous perçoivent ? » Généralement, les élèves du secondaire et du collège pensaient que les adultes leur reprochaient de ne pas s’intéresser à la culture inuit et de perdre la maîtrise de l’inuktitut.

Le regard des adultes sur les jeunes… c’est difficile, parce ce que je pense que les jeunes aujourd’hui sont un peu hors de contrôle. Ils disent ce qu’ils pensent, mais souvent ce ne sont des bonnes choses… Donc, je pense que les adultes pensent qu’ils n’ont plus de contrôle sur les jeunes… (E2F, étudiante, secondaire 4/5)

Plusieurs jeunes disaient être intimidés en présence des adultes et avoir de la difficulté à s’exprimer, aussi bien sur des sujets personnels (leur vécu) que sur des sujets plus neutres (les activités parascolaires, les matières enseignées, etc.).

Quand j’étais en secondaire 1, j’étais tellement timide. J’étais juste assise à regarder et rester timide… J’aimerais encourager les élèves de rester à l’école, mais je suis trop timide pour leur parler… (E7F, étudiante, secondaire 4/5)

Les élèves mentionnaient que le fait de ne pas maîtriser correctement l’inuktitut entamait leur confiance en eux-mêmes et par conséquent leur capacité à s’exprimer dans leur communauté, notamment avec les aînés. D’après eux, les échanges entre les jeunes et les adultes restent plutôt unidirectionnels : les jeunes écoutent, peuvent poser des questions à l’occasion, mais sont rarement interrogés en retour.

Non, les aînés ne m’ont pas interrogée. Ils répondaient juste à des questions. Pas d’excitation ou de tristesse. Juste raconter des histoires. Ce n’était pas émotif, mais très factuel. Par exemple : comment c’était de vivre dans un igloo, on avait cette maison ou l’autre, j’avais combien de frères et de sœurs, mais rien d’émotivement difficile ou confrontant… (E2F, secondaire 4/5)

Toutefois, les adultes soulignaient souvent les contextes de vie difficiles des élèves, qui s’associaient aux problèmes de comportement des jeunes :

Oui, les élèves ont changé. Ils veulent utiliser toutes sortes de machines, à la place d’écouter. Je pense que d’une certaine façon ça peut être utile, mais d’une autre façon, il me semble que c’était plus facile quand on pouvait enseigner notre propre culture sans toutes ces interférences. (I7, enseignante inuk)

Vision du futur – espoir et incertitude

Même si la majorité des élèves consultés reconnaissaient l’importance de l’éducation, ils en savaient peu sur les options qui leur étaient offertes et avaient des difficultés à se projeter dans le futur.

Je ne sais pas, je pense qu’ils ont besoin d’avoir plus de rêves, comme : quand je serai plus vieux, j’aurai une belle maison, j’aurai un bon travail. Je ne pense pas qu’ils se voient comme ça. Parce qu’ils voient que leurs parents… je ne dis pas que tout est mauvais… mais en regardant leurs parents et cousins dans la drogue et l’alcool... ça n’aide pas. Les enfants ont besoin de pouvoir se voir comme des leaders potentiels... et droit d’avoir une bonne vie à l’avenir. (E2F, étudiante, secondaire 4/5)

Plusieurs jeunes semblaient préoccupés par les difficultés des adultes de la communauté :

L’avenir de ma communauté va ressembler à ça : les gens n’auront plus de stress, ils ne seront plus tristes, il y a aura des thérapeutes et travailleurs sociaux qui seront plus impliqués, pas en retirant les enfants de la communauté, mais en travaillant avec les parents main dans la main. Ouais, tout le monde va être heureux, il n’y aura plus de stress. Personne ne va taper sur les casiers, par ce que c’est tout ce qu’ils connaissent. (E2F, étudiante, secondaire 4/5)

Quelques enseignants sentaient un certain désintérêt de la collectivité et éprouvaient de la difficulté à mobiliser les membres de la communauté :

On avait l’habitude de s’aider, mais aujourd’hui c’est plus difficile de motiver les gens de s’impliquer. Par exemple, si j’invite un parent ou un aîné de venir parler dans ma classe, ils s’attendent d’être payés. Mais ce n’était pas comme ça avant. Mais aujourd’hui le coût de la vie est très cher au Nunavik… donc je comprends la situation des gens… mais j’aimerais tellement qu’on puisse compter sur le support de la communauté… on avait cette habitude… mais j’ai peur que ce soit en train de dépérir. (I7, enseignante inuk)

Les élèves exprimaient la difficulté d’être à la croisée de deux mondes (inuit et non inuit). Ils essayaient de trouver un équilibre sans renier leur langue et leur culture.

C’est vraiment difficile d’être entre deux mondes...vous êtes ici et là. Quel côté je dois aller ? Mais moi je veux rester au milieu, je ne veux pas aller trop loin d’un côté ou l’autre. C’est sûr que si on dit : oh, nous ne voulons pas des non-inuit de venir ici, nous voulons être comme nous avions l’habitude d’être dans le passé… ça ne va pas fonctionner. Parce que nous dépendons tellement à l’extérieur. Et nous ne pouvons pas simplement verrouiller et empêcher l’extérieur de venir ici, ça ne va pas marcher. Nous ne pouvons pas l’ignorer. Il faut faire des efforts des deux côtés… on doit pratiquer et essayer de devenir confortable un avec l’autre. Inuit et non-Inuit devraient faire un effort. (E2F, étudiante, secondaire 4/5)

Pour les enseignants inuit, il était primordial de mieux enseigner l’histoire, la culture et les traditions inuit aux élèves : « On doit apprendre sur nos ancêtres. Dans le curriculum, on enseigne l’histoire du “Sud” et non pas l’histoire du Nunavik » (I2, enseignante inuk).

Les élèves et les enseignants dénonçaient globalement la séparation entre l’école et la communauté. Plusieurs élèves ont exprimé le souhait que la communauté joue un rôle plus important auprès de l’école pour la soutenir, notamment en organisant des activités au sein de l’établissement et en y participant avec les jeunes. Plusieurs enseignants ont fait part de leur souhait d’inviter (avec succès) des personnes de référence de la communauté, notamment les aînés, pour qu’ils transmettent leur savoir aux plus jeunes.

Discussion et conclusion

À travers les propos des élèves et des enseignants inuit, nous avons pu constater le défi que les jeunes inuit doivent relever pour gérer leurs multiples identités, trouver un équilibre entre les exigences de leurs deux mondes (inuit et non inuit), tout en revendiquant leur langue et leur culture. Leur incapacité à maîtriser correctement l’inuktitut les empêche de développer des liens significatifs avec les aînés. Les élèves interrogés partageaient les mêmes craintes que les adultes par rapport à l’avenir de leur communauté et souhaitaient retrouver l’implication plus soutenue des familles et de la communauté.

La résilience, la fierté et l’estime de soiétablissent ensemble une relation « tissée serrée ». Selon Stout et Kipling (2003), cette « relation résiliente » s’appuie principalement sur la culture. Ils considèrent que la relation résiliente et la culture sont liées par les normes culturelles des interactions entre parents et enfants – d’où naissent des facteurs de protection –, et aussi par les manifestations d’une culture – comme les traditions, les cérémonies, le langage. Ces relations et ces dialogues culturels « constituent souvent une importante source de fierté et d’estime de soi, servant à soutenir ceux qui luttent contre l’adversité » (Stout et Kipling, 2003 : 23).

L’histoire des habitants du Nunavik démontre un grand potentiel d’adaptation et de résilience individuelle et collective. En effet, avant, pendant et après la venue des Européens, la population inuit du Nunavik a vécu des changements extrêmement rapides pour ce qui est de ses habitats, de ses modes de subsistance, de ses institutions et de ses organisations sociopolitiques.

La population du Nunavik est jeune, résiliente, créative et consciente des enjeux qui influent sur leurs parents et leurs communautés. Ils savent que le poids de la préservation de leur langue et de leur culture repose sur leurs épaules et qu’ils doivent trouver et faire valoir leurs voix. Ils cherchent à faire un pont entre le passé, le présent et le futur. Ils veulent connaître le passé, l’enseigner à leurs enfants, tout en regardant vers l’avenir. Mais ils savent que le temps est compté et qu’ils doivent agir maintenant, avant que les tutélaires de leur langue et de leur culture disparaissent.

Les récents rapports de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2015, 2012a, 2012b) ont, une fois de plus, mis en lumière les torts commis et leurs effets néfastes qui perdurent dans les communautés autochtones. On peut espérer que ces rapports mobilisent la volonté politique d’agir en posant des gestes concrets : pour affronter le passé, réparer, guérir et compenser, mais surtout fournir les conditions nécessaires pour que les peuples autochtones puissent s’épanouir tout en préservant leur langue et culture.