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Masculinités et familles : mise en contexte et définitions

Les familles, les hommes et les masculinités sont en pleine transformation. La famille est même au cœur de ce que certains qualifient de révolution du genre (Goldscheider et al., 2014a). En effet, en s’appuyant sur des recherches récentes sur la présence et l’implication des hommes au sein des familles dans plusieurs pays (États-Unis, Canada et 25 pays d’Europe), ces auteurs avancent que de profonds changements sont à l’œuvre au sein de cette institution (Goldscheider et al., 2014a, 2014b). Ils identifient ainsi un mouvement en deux temps. La première transformation est constituée par l’émancipation des femmes de la sphère intime et domestique, ce qui est visible notamment par leur intégration au marché du travail et, plus largement, à la sphère publique. La seconde transformation relevée est celle d’une implication accrue des hommes dans les familles – ce qui se manifeste, entre autres, par une implication plus grande dans les tâches domestiques, par le partage des congés parentaux et par l’engagement accentué des pères dans les soins aux enfants (Goldscheider et al., 2014a ; 2014b).

Des transformations sont également visibles dans l’intérêt grandissant accordé aux réalités masculines. Par exemple, les études sur les masculinités et l’intervention auprès des hommes se sont développées et consolidées depuis une quarantaine d’années. Après avoir été longtemps taboues, par exemple en Europe (Castelain Meunier, 1988), elles sont devenues un domaine en pleine expansion dans la majorité des pays anglo-saxons et par la suite dans de nombreux autres pays. Il y a déjà plus de dix ans, Connell et ses collaborateurs (2005) mentionnaient l’existence à l’échelle internationale de dizaines de milliers d’écrits sur les hommes et les masculinités : des revues scientifiques leur sont dédiées, des bases de données spécifiques sont accessibles en ligne (Flood, 2016), des collectifs de recherche présentent des travaux à ce sujet dans des dizaines de pays. On relève également des publications sur la dimension internationale des masculinités, notamment dans le cadre d’un projet de recherche impliquant dix pays d’Europe (Hearn et al., 2002) ou d’une étude de l’UNESCO (Breines et al., 2000). Plus récemment, un état de la question sur les hommes et la famille a été réalisé par le Département des affaires économiques et sociales des Nations Unies (2011), mettant en lumière la paternité comme l’un des thèmes les plus explorés à l’échelle internationale dans les études sur les hommes et les masculinités. De même, un inventaire des écrits sur les questions masculines, réalisé au Québec, a permis de constater que la paternité représentait 40 % des publications recensées sur le masculin (Genest Dufault et Dulac, 2010). Ainsi, les masculinités et les familles sont des thèmes étroitement liés.

Afin de bien préciser le contexte de ce numéro, il importe de définir les notions de genre et de masculinité. Le concept de genre a émergé en Occident au début des années 1960, avec les études féministes qui questionnaient comment la société était pensée « par » et « pour » les hommes, ces derniers faisant figure jusqu’alors de référent normatif. Ce concept a été introduit pour étudier et identifier la construction des spécificités sociales et culturelles des réalités des femmes ainsi que son impact sur l’émergence et le maintien des inégalités entre les hommes et les femmes. En ce sens, alors que le « sexe » est utilisé pour faire référence aux dimensions physiologiques telles que les hormones, les gènes et les structures anatomiques, le « genre » réfère aux rôles sociaux et aux comportements, mais également aux normes qui les alimentent, notamment les attitudes et attentes sociales (Connell, 2002 ; Kilmartin, 2007).

Les définitions de la « masculinité » sont multiples et varient selon le contexte sociohistorique auquel elles renvoient (Adams et Coltrane, 2005). De manière générale, la masculinité sert à qualifier les rôles, les comportements et les identités des hommes. Or, le genre présente une certaine plasticité au sein d’une même société et à un moment donné : c’est un assemblage fluide de sens et de comportements constamment en changement (Addis et Cohane, 2005). Ainsi, la coexistence de possibilités multiples d’être, d’agir et de s’identifier comme homme réfute l’idée d’un modèle unique de masculinité – d’où l’utilisation du terme masculinités plurielles (Connell et Messerschmidt, 2005 ; Kimmel, 2004). Cette pluralité souligne l’évolution des masculinités selon les cultures et les périodes historiques, mais également leur caractère variable au cours de la vie des individus.

Si le genre et les masculinités sont pluriels, les angles d’analyse pour les comprendre sont également multiples. Différents paradigmes ou cadres interprétatifs coexistent dans les études et les pratiques concernées (Genest Dufault et Tremblay, 2010 ; Kilmartin, 2007). Historiquement, trois paradigmes ont coexisté. Un premier courant théorique met l’accent sur les processus de socialisation genrée des hommes (et sur les contraintes de rôle qu’ils impliquent), en prenant en compte leurs effets sur la santé physique et mentale (O’Neil, 2008). Une seconde approche, qui constitue une part importante des écrits réalisés, s’inscrit pour sa part dans une perspective critique des masculinités, en s’intéressant à la compréhension des dynamiques de pouvoir entre les hommes et les femmes, et entre les hommes eux-mêmes. À ce titre, le concept de masculinité hégémonique est souvent utilisé afin de mettre en évidence la façon dont les hommes appartiennent à un groupe privilégié dans de nombreux domaines, au détriment des femmes, tout en reconnaissant comment les différentes configurations du masculin sont hiérarchisées entre elles (Connell, 1995 ; Connell et Messerschmidt, 2005). Un troisième paradigme propose d’appréhender le genre (Butler, 1990) et les masculinités (Petersen, 2003) comme une performance de soi au sein de contextes hautement normatifs, soulignant la possibilité, voire la nécessité, de déconstruire ou de réinventer le genre.

Plus récemment, on assiste à l’émergence de courants de pensée qui reconnaissent l’existence et l’effet des relations de pouvoir tout en soulignant la nécessité de les situer dans leur contexte. Ainsi, une attention particulière est accordée aux conditions de vie des hommes et à la façon de les améliorer, par exemple par l’adoption de politiques sociales ou de santé publique qui prennent en compte leurs réalités (ex. : congé de paternité, offre de services psychosociaux) (Macdonald, 2005). D’autres approches distinguent une masculinité dite inclusive en comparaison avec une masculinité qualifiée d’orthodoxe (Anderson, 2005, 2009). Ces manières de concevoir le masculin tentent de montrer le changement des masculinités dans une perspective d’inclusion de la diversité potentielle des modèles masculins plutôt que sur le mode distinctif et ségrégatif (Anderson, 2005, 2009). Ces manières de concevoir les masculinités misent sur la reconnaissance de la subjectivité des hommes et de la valeur de leurs expériences (Dulac, 2000 ; Kilmartin, 2007). On s’intéresse au sens que les hommes donnent à leur vie, à leur masculinité et à leur identité, dans l’espoir de mieux les comprendre et de sortir d’une logique où ils seraient vus essentiellement par le biais de leurs déficits (Dulac, 2001).

En ce qui concerne la famille, on s’interroge également sur ses changements, certains avançant qu’elle est désormais incertaine (Roussel, 1992), voire qu’on assiste à la fin d’un modèle unique, celui de la famille moderne (Dagenais, 2000). Cela se constate par une dynamique de décomposition-recomposition de son organisation, qui se traduit par la présence d’un ensemble de césures entre : la filiation/l’alliance, la sexualité/la procréation, la conjugalité/la parentalité, le sexe/le rôle (Castelain Meunier, 2005). De plus, le caractère pluriel associé aux masculinités est également présent dans la famille (Godelier, 2010 ; Lacharité et Gagnier, 2009). On parle désormais de « parentalités » (Parent et al., 2008) et de « familles plurielles » afin de rendre compte de la diversité des configurations potentielles (famille nucléaire, monoparentale, recomposée, adoptive, mixte, homoparentale, migrante, etc.).

Par-delà ces particularités communes entre les familles et les masculinités, notamment d’être plurielles et en transformation, on constate que ce sont des champs d’études et d’actions fortement politisés. Ainsi, les études sur les hommes et les masculinités constituent un domaine de recherche et d’intervention traversé par de nombreuses idéologies allant de l’antiféminisme au proféminisme. Il en est de même pour les études sur la famille, par exemple en ce qui concerne les rapports hommes-femmes et la contribution de chacun à la vie domestique. À cet égard, le rôle de l’État envers la famille est aussi une question délicate (Lacharité et Gagnier, 2009). En effet, on assiste parfois à une forme de politisation de la thématique familiale puisque cette dernière « constitue une réalité plurielle, polymorphe qui incite tout un chacun à l’harnacher, à la dompter ou à la simplifier en la définissant en fonction de convictions et de valeurs personnelles ou partagées au sein de groupes sociaux particuliers » (Lacharité et Gagnier, 2009 : 4). La thématique des hommes et de la famille est donc particulièrement complexe, car elle se retrouve au carrefour des dimensions identitaire, relationnelle, institutionnelle et politique.

Famille et socialisation masculine

La famille présente de multiples fonctions telles que « la reproduction biologique et la protection des individus, la transmission sociale des ressources économiques et culturelles, et la reproduction des statuts sociaux et des rapports entre les sexes » (Lacharité et Gagnier, 2009 : 5). Dans le contexte moderne avancé, hypermoderne ou encore postindustriel (Charles, 2007 ; Dulac, 2003 ; Taylor, 1992 ; Touraine, 2006), les individus ont la possibilité, mais également la responsabilité ou le devoir de s’inventer soi-même et d’être performants (Ehrenberg, 1998). À cet égard, une fonction de plus en plus occupée par la famille est d’être la première instance du développement personnel des individus (Lacharité et Gagnier, 2009).

Puisque la famille est un des premiers lieux de socialisation des garçons et des filles, des hommes et des femmes (par la manière dont ses membres s’organisent, entrent en relation les uns avec les autres et encadrent moralement les comportements et les attitudes), elle constitue un vecteur de ressources important dans la socialisation genrée (Adams et Coltrane, 2005 ; Dafflon Novelle, 2006). Au même titre que d’autres structures et institutions sociales (ex. : l’école, le travail), la famille contribue donc à la reproduction des masculinités (Connell et Messerschmidt, 2005 ; Kimmel, 1987 ; Petersen, 2003). Cependant, il importe de reconnaître que la socialisation n’est pas un processus à sens unique d’assujettissement des individus aux structures sociales. Les pratiques individuelles transforment aussi les institutions par leur potentiel subversif (Connell, 2002). Par conséquent, si la famille influence les hommes, ces derniers possèdent aussi le pouvoir d’intervenir pour la modifier. Les sociologues soucieux de l’interactionnisme institutionnel (Bourdieu, 1972 ; Giddens, 1991, 1997), et d’autres comme Kaufmann (2004) et Seidler (2006) ont bien rendu compte de ces pratiques de réciprocité mutuelle entre les individus et les institutions.

Puisque la famille est un des lieux premiers de socialisation des garçons et des hommes, il importe de décrire davantage ce qu’impliquent ces processus de construction des identités, mais également leurs effets. Rapidement dans leur vie, les garçons sont exposés à des représentations d’un masculin idéalisé à travers une variété de stéréotypes vers lesquels ils doivent tendre : de réelles normes de genre à suivre (Kilmartin, 2007 ; Tremblay et L’heureux, 2010). Kilmartin (2007) met en lumière les principales caractéristiques de cette masculinité souvent qualifiée de traditionnelle. Celle-ci implique l’adhésion à des traits de personnalité (compétitivité, force, agressivité) et à certaines formes d’action et activités (résolution de problèmes, être en contrôle, gagner de l’argent), mais aussi l’évitement d’attitudes ou de comportements (proximité émotionnelle entre hommes, demande d’aide, pleurs). Les configurations de cette masculinité en Occident ont en commun quatre thèmes fondateurs (Brannon, 1985) :

  • L’antiféminité (No Sissy Stuff), c’est-à-dire l’impératif pour les hommes d’éviter des manières d’être, des attitudes et des champs d’intérêts associés au monde féminin (ex. : les professions de relation d’aide, la vulnérabilité, l’expression des émotions) ;

  • La réussite, le statut et la performance (The Big Wheel) qui constituent des valeurs masculines recherchées (ex. : performance au travail, compétition dans les sports) ;

  • L’indépendance et la stoïcité (The Sturdy Oak, The Male Machine) qui impliquent de demeurer en contrôle des situations, de ne pas montrer ses faiblesses et de résoudre seuls les difficultés ;

  • Enfin, l’agressivité et la témérité (Give’ Em Hell) qui sont des attitudes qui requièrent pour les hommes de prendre des risques, dont des risques physiques (ex. : sports extrêmes), voire d’user de violence.

Bien que ces stéréotypes soient remis en question et que d’autres modèles de masculinités coexistent avec eux (Anderson, 2005, 2009), ils constituent encore largement une forme de référence à laquelle les hommes occidentaux tentent de se conformer.

En ce qui concerne les pratiques éducatives et le fonctionnement des familles, ces stéréotypes ou normes de genre ont en commun une appréciation forte de l’indépendance chez les garçons. Pollack (2001) souligne que les parents peuvent avoir tendance à valoriser l’attachement chez les filles et l’autonomie chez les garçons. Plus encore, ces normes de genre et les pratiques éducatives qu’elles impliquent ne sont pas sans conséquence pour les garçons et les hommes. Ces derniers peuvent se construire une carapace, qualifiée de « camisole de force » par Pollack (2001), une forme de code de la masculinité qui les place sous tension dans leur rapport au monde et à eux-mêmes. À ce sujet, Tremblay et L’heureux (2010) soulignent au moins quatre effets de la socialisation masculine.

Une première conséquence de la socialisation masculine est la présence de difficultés d’ajustement psychosocial, en rapport notamment avec l’intimité. Par leur désir d’être autonomes, des hommes peuvent en venir à éviter différentes formes d’affiliation et d’attachement (Dulac, 2003 ; Kilmartin 2007 ; Pollack, 2001) ou encore à moduler leur manière d’être en relation. Par exemple, plus les hommes se rapprochent des stéréotypes de genre traditionnels, nommés précédemment, plus leurs comportements avec les femmes s’inscriraient dans un rapport de séduction ou de domination. Pour sa part, la norme de l’antiféminité est reliée à l’homophobie et à l’hétérosexisme chez les hommes. Ainsi, Welzer-Lang et ses collaborateurs (1994) proposent que l’homophobie serait une forme d’intolérance et de peur de l’autre en soi. Elle découlerait de la pression pour les hommes de ne pas se comporter en femmes et donc de ne pas aimer ou désirer intimement un homme. De son côté, l’hétérosexisme réfère au biais par lequel la relation de couple « normale » se doit d’être hétérosexuelle. Le rejet du féminin influence aussi les liens entre les hommes, qui peuvent éviter d’avoir des rapports d’intimité et d’affection entre eux, ce qui peut engendrer ou renforcer leur isolement affectif (Tremblay et L’heureux, 2010).

Un second effet de la socialisation masculine relevé est ce que Tremblay et L’heureux (2010) nomment la triple dissociation. La première dissociation constatée est physique et implique que les hommes se coupent de leurs sensations et de leur corps. Ce dernier est abordé comme une machine ou un outil à utiliser. Cela peut avoir pour effet d’évaluer trop positivement l’état de santé et d’amoindrir les problèmes vécus, par une sorte de biais optimiste (Tremblay et al., 2005). Une seconde dissociation concerne le rapport aux émotions. Par exemple, les hommes intègrent rapidement dans leur vie que la tristesse, et plus largement le monde des affects, est féminin, hormis certaines émotions comme la colère et l’agressivité. La troisième dissociation concerne la qualité des relations. Si bon nombre d’hommes ont un large réseau de connaissances et d’amis, plusieurs auraient des relations centrées sur les activités partagées, moins soutenantes et riches d’un point de vue affectif – ce qui implique souvent un sentiment d’isolement affectif, surtout lors de difficultés vécues.

Le sentiment de honte est une troisième conséquence de la socialisation masculine. Sachant que de nombreux hommes ont l’impression qu’ils doivent prouver et performer leur identité masculine en se conformant aux stéréotypes mentionnés, certains se sentent inadéquats quand ils n’y parviennent pas. Cela peut conduire à l’émergence d’une expérience de honte de soi et de sa valeur (Dulac, 2001 ; Keefler et Rondeau, 2002 ; Tremblay et L’heureux, 2010), une expérience proche parente du sentiment d’humiliation.

Une dernière conséquence possible de la socialisation masculine découle de ce sentiment de honte, qui limite les hommes dans certaines sphères de leur vie et spécialement pour la demande d’aide. En effet, les enjeux pour bien des hommes de demander de l’aide ou d’accepter le soutien formel ou informel sont bien documentés (Brooks, 1998 ; Dulac, 2001 ; Kilmartin, 2007 ; Turcotte et al., 2002). Puisque la triple dissociation éloigne des hommes de leur expérience intérieure, ils demandent de l’aide plus tardivement, souvent en crise et sous l’influence ou la pression d’une tierce personne comme la conjointe ou la famille. La triple dissociation a aussi pour conséquence qu’ils ne parlent pas de leurs difficultés et de leur détresse, et tentent de résoudre seuls leurs problèmes. Dans la mesure où ils demandent de l’aide, certains hommes entretiennent souvent une forme de méfiance et connaissent généralement peu les ressources disponibles, surtout celles psychosociales (Tremblay et al., 2005).

En somme, la famille est un lieu majeur dans la construction sociale des garçons et des hommes et elle participe en conséquence à la reproduction des identités genrées de ces derniers. Or, les représentations des hommes et du masculin sont en transformation, ce qui n’est pas étranger au fait que la famille est également en changement (Castelain Meunier, 2004, 2013). Afin d’éclairer les transformations des hommes et des masculinités, il importe de s’attarder aux processus de changements sociaux en présence, et particulièrement à la réalité des hommes plus jeunes, qui sont au cœur de la mouvance actuelle.

Masculinités, « crises » et changement

Les changements des repères sociaux de la masculinité touchent de manière particulière les garçons et les hommes plus jeunes, qui sont à une étape de leur développement où l’adhésion à des normes de genre est importante dans la construction de leur identité (Seidler, 2006). Les valeurs et rôles masculins ont été remis en question dans les dernières années pour différentes raisons, ce qui conduit certains auteurs à avancer que l’identité masculine serait en « crise » (Clare, 2004 ; Dorais, 1988 ; Haddad, 1993). En ce qui concerne la situation au Québec, ce questionnement profond sur les hommes aurait émergé au tournant des années 1960-1970, à la suite de la révolution contre-culturelle, que Dumont (1968) a qualifié de « la mort du père ». De même, l’apport du mouvement gai et spécialement l’apparition d’un nouveau féminisme auraient contribué à cette critique des hommes et des masculinités (Lindsay et al., 2010). Selon cette analyse, certains hommes, confrontés à des femmes davantage présentes qu’auparavant dans la sphère publique (ex. : le monde du travail) se seraient sentis remis en question, en perte de repère, ou du moins en redéfinition. Comment être homme alors que les femmes travaillent, que la technologie rend la force physique moins importante et que la reproduction peut se faire avec une contribution restreinte de l’homme ? Quel est le sens d’être un homme si ce dernier ne peut être défini par ses rôles de pourvoyeur, de reproducteur et de protecteur (Dulac, 2001) ? Si les femmes investissaient de nouveaux rôles à cette époque, les hommes peinaient pour leur part à s’engager davantage dans la sphère intime et domestique (Dulac, 2003).

Alors que des stéréotypes d’une masculinité dite traditionnelle demeurent aujourd’hui présents, d’autres repères émergent (Welzer-Lang, 2004). Par exemple, le rapport à la paternité est en changement (Castelain-Meunier, 2005), tout comme le rapport à l’intime (Giddens, 1992 ; Seidler, 2006). Quéniart (2004) a ainsi démontré que les jeunes pères sont plus présents et manifestent davantage d’affection envers les enfants que les pères plus âgés. Devant ces changements, les plus jeunes sont confrontés à un phénomène de double contrainte où « on leur demande d’être forts et virils, de se tailler une place dans le monde du travail, mais aussi de s’occuper des enfants et de refuser de s’engager dans une quelconque voie qui les mènerait à supplanter les femmes » (Dulac, 2003 : 29). Ces garçons et ces hommes sont devant un enjeu délicat comme le début de l’âge adulte est une période charnière quant au développement de l’identité de genre (Catlett, 1998). C’est en quelque sorte une situation paradoxale entre le désir de se conformer pour se sentir appartenir à un groupe social de référence, en comparaison avec l’impératif de s’émanciper de normes remises en question socialement. Si certains hommes vivent difficilement ce paradoxe, d’autres s’inscrivent dans une renégociation de leur masculinité en choisissant d’adhérer davantage à certains comportements et normes, et moins à d’autres. À titre d’exemple, on peut assister à une forme de médiatisation de l’expression des émotions, où des hommes décident de se permettre de pleurer et de vivre de la tristesse plus qu’auparavant, mais en privé ou en des occasions limitées (Dulac, 2003).

Au-delà de l’identité et des rôles, le discours social sur le masculin est également en transformation, et la nécessité de répondre aux besoins et aux difficultés des hommes est plus que jamais mise en avant. Le développement du champ d’intervention et de recherche sur les hommes et les masculinités en est un révélateur important. De manière générale, si les attributs et caractéristiques de la masculinité dite traditionnelle sont bien connus, les alternatives de repères identitaires possibles pour les hommes demeurent peu documentées, quoique cela commence à changer (Anderson, 2005, 2009). Comment se caractérisent les nouvelles masculinités ? L’une des difficultés rencontrées pour les cerner découle du fait que les modèles d’identité unidimensionnelle et clairement définie sont de moins en moins la norme dans la société actuelle, qui mise sur l’invention de soi (Kaufmann, 2004). Néanmoins, alors que les repères contemporains pour le masculin sont en mouvance et difficilement saisissables, les ressources génératrices des vies individuelles et collectives disponibles socialement peuvent apporter un éclairage nouveau sur les changements relatifs aux hommes – changements qui seront alors perçus moins comme une crise de la masculinité que comme une crise de la modernité.

Le terme de crise de la modernité réfère au passage d’un type d’organisation sociale à un autre, en émergence, ce dernier étant qualifié de postmodernité (Lyotard, 1979), de modernité avancée (Giddens, 1991), de modernité liquide (Bauman, 2006) ou d’hypermodernité (Charles, 2007 ; Lipovetsky et Charles 2004). Dans tous les cas, ce passage induit des transformations individuelles et collectives importantes, notamment une démocratisation des rapports sociaux, de l’intimité et de l’amour (Giddens, 1992), de même qu’une conception davantage fluide et plastique des identités (Butler, 1990 ; Taylor, 1998). On constate néanmoins une forme de crispation devant l’érosion des repères de la tradition, une crispation qui repose sur la crainte d’un avenir incertain au sein d’un monde mondialisé et complexifié. En d’autres termes, tout peut être source d’inquiétude et de peur (Charles, 2007). Chaque personne est confrontée à la liberté, voire au devoir, de vivre sa vie comme elle le souhaite, tout en portant la responsabilité ontologique que cela induit : un poids des possibles ou une réelle fatigue d’être soi, comme le propose Ehrenberg (1998).

Ainsi, cette prise en compte de ce double mouvement de libération et de responsabilisation des individus dans l’analyse permet de repenser la question de la « crise » de la masculinité et ses causes identifiées non plus uniquement en fonction des transformations des rôles de genre, mais aussi en regard de changements sociohistoriques beaucoup plus vastes.

En ce sens, ce passage à une nouvelle forme d’organisation sociale où la construction de soi est non seulement possible, mais exigée n’est pas sans effet sur la masculinité actuelle. Par exemple, cette mort symbolique du père (pater familias ou autorité paternelle) (Dumont, 1968) signifie-t-elle la fin d’une masculinité restrictive ? De même, le discours sur le masculin en « crise » peut être considéré comme une tentative de récupération politique et sociale des hommes sur les femmes, sorte de discours de la plainte (Dulac, 1994). Cependant, il peut aussi être envisagé comme un signe que quelque chose ne va plus. Cela devient alors une opportunité d’aider les hommes à traverser cette redéfinition de leur identité et de leurs rôles en vue de plus de santé et de bien-être, pour eux et pour leurs proches.

En somme, s’il est complexe de circonscrire les nouvelles masculinités, il est clair que des changements profonds sont en cours. Bien que certains se soient intéressés à ces questions (Gutterman, 1994 ; Petersen, 1998, 2003 ; Whitehead, 2002), on en sait toujours trop peu sur les jeunes hommes. Plusieurs questions demeurent, par exemple de savoir comment ils conçoivent le rapport à leur identité de genre ; comment se déroule leur socialisation alors que les repères pour devenir homme ont changé, sont multiples et parfois contradictoires ; comment cela influence ou non leur manière d’être et d’agir dans le monde et dans leurs relations familiales et intimes. Il est essentiel d’approfondir ces questions afin de mieux comprendre l’avenir de ces jeunes, et par le fait même des familles, tout en considérant les enjeux auxquels font face ces masculinités contemporaines :

La conception moderne de l’être masculin dévalorise les rôles au profit d’une fidélité à sa propre originalité, celle que le sujet masculin peut encore découvrir : l’authenticité. Ce qui compte désormais c’est justement l’expression de soi, cette partie de soi la plus personnelle, la plus intime. On comprendra que la question de l’intime et du masculin est d’autant plus cruciale que l’on assiste à une rapide dévaluation de la reconnaissance sociale des capitaux et attributs fondateurs de la masculinité traditionnelle. (Dulac, 2003 : 10)

Seidler (2006) est l’un des auteurs qui se sont intéressés de près aux jeunes hommes dans un contexte global. Selon lui, les jeunes hommes ont davantage conscience de la part genrée de leur identité. Ces derniers se sentiraient parfois pris entre leurs efforts pour s’autodéfinir et les repères dits traditionnels des masculinités. Certains vivraient un paradoxe entre la nécessité d’entretenir des relations égalitaires dans un monde de plus en plus inégal à différents points de vue, dont économique. Par ailleurs, les hommes plus jeunes sentiraient qu’ils ont le droit plus qu’avant d’explorer leurs désirs et identités en refusant d’adhérer à des étiquettes simplificatrices pouvant stigmatiser leur expérience. D’aucuns ne voudraient pas être identifiés par leur genre ou leur orientation sexuelle et seraient plutôt à la recherche d’identités souples et authentiques (Seidler, 2006). L’auteur précise cependant que ces hommes maintiendraient leur vie intime secrète tout en l’explorant sur Internet, donnant en exemple des jeunes qui se questionnent sur leur orientation sexuelle. Pour Seidler, cela confirme la nécessité de réfléchir aux préoccupations actuelles des hommes, qui peuvent être forts différentes de celles de leurs aînés. Il donne en exemple les processus de métissage et de migration qui participent à l’émergence de nouvelles identités masculines. L’auteur poursuit en mentionnant comment la société actuelle peine à repenser l’amour et l’intimité tels que vécus par les plus jeunes, qui ont évolué dans un monde mondialisé, inégal d’un point de vue économique, mais qui demande une plus grande égalité entre les sexes. Cette place centrale de l’intimité pour comprendre les hommes et les masculinités rejoint le propos de Dulac, qui précise comment la sphère relationnelle implique désormais davantage de fluidité, mais demeure à négocier :

C’est dans la vie privée que le débat est maintenant porté, plus précisément dans l’intimité des relations humaines, qu’elles soient amicales, amoureuses, conjugales, parentales ou professionnelles. Comprendre le fonctionnement de l’intimité en regard des codes de la masculinité hégémonique, c’est entrer de plain-pied dans ce que Giddens (1992 : 3) nomme la recalibration postmoderne de l’intimité redéfinie comme négociation. (Dulac, 2003 : 29-30)

En somme, concernant les réalités des hommes dans les familles, on commence à pouvoir parler de démocratie de l’intimité, particulièrement avec les jeunes générations (Castelain Meunier, 2013). Par exemple, il est désormais devenu possible qu’un homme soit « l’âme du foyer » et s’occupe de l’entretien d’une famille, de l’éducation et des enfants. Dans le domaine de la sexualité, on peut aussi constater à quel point les jeunes hommes se soucient davantage des attentes et des désirs de la partenaire, d’autant plus que dans le cas de relations hétérosexuelles, la femme est plus à même qu’auparavant d’exprimer des demandes à l’égard de l’homme, qu’il s’agisse de plus de respect vis-à-vis de sa sensibilité, de ses sensations ou de ses émotions. En quelque sorte, la femme pousse l’homme à changer, au nom du masculin sensible – ce qui n’est pas simple sachant que ces dernières souhaitent souvent en même temps que leur conjoint demeure viril et affiche les attributs plus traditionnels de la masculinité (Castelain Meunier, 2013 ; Seidler, 2006).

Reconnaître et accompagner les transformations des hommes et des familles

Les liens indissociables entre les familles et les masculinités ont été jusqu’ici rappelés, notamment en ce qui concerne la socialisation des garçons et des hommes, mais également quant aux transformations profondes auxquelles toutes deux sont confrontées. L’ensemble de la réflexion attire l’attention sur le phénomène majeur des tensions et des contradictions, voire de l’incompatibilité, qui existent entre les masculinités traditionnelles et la vulnérabilité. De même, le caractère antinomique entre les caractéristiques associées à la masculinité dite traditionnelle et l’aide (Brooks, 1998) contribue à ce que les hommes demandent peu de soutien et acceptent plus difficilement d’en recevoir (Dulac, 2001). Cela contribue au maintien de deux enjeux indissociables : la légitimité de s’intéresser aux hommes et aux masculinités en recherche et en intervention, d’une part, et l’importance d’offrir et d’adapter des réponses sociales (services sociaux et de santé), d’autre part.

D’abord, la pertinence du champ d’études sur les hommes et les masculinités semble toujours à prouver sur le plan social, et ce, malgré une histoire de plus de 30 ans de recherches et d’interventions. Kilmartin (2007) identifie différents enjeux de légitimité qui peuvent se poser lorsqu’on étudie les réalités masculines. Certains suggèrent par exemple qu’il n’est pas légitime de s’intéresser aux problématiques associées aux hommes alors que ces derniers sont dans des positions où ils détiennent le pouvoir, qu’accorder une attention aux difficultés masculines implique de se situer contre les femmes ou que les hommes ne vivent que peu de difficultés. Pour Kilmartin (2007), ces enjeux témoignent d’une incompréhension et de biais envers les études sur les hommes et les masculinités ; il propose quelques pistes pour y pallier.

D’abord, Kilmartin souligne que les hommes ont du pouvoir comme groupe social et que l’égalité entre hommes et femmes demeure une lutte à poursuivre. Néanmoins, la répartition du pouvoir entre les hommes est très variable et inégale, comme l’a bien démontré Connell (1995). En effet, les hommes ne sont pas tous dans des positions de pouvoir et certains peuvent vivre différents contextes de vulnérabilité selon des caractéristiques comme l’orientation sexuelle, l’origine ethnique, les conditions socioéconomiques, etc. (Connell, 1995). De manière générale, cela revient au paradoxe de la souffrance ou domination proposé par Cloutier (2004), selon lequel il est difficile d’envisager les personnes appartenant à des groupes sociaux identifiés comme dominants sous l’angle des vulnérabilités qu’elles peuvent vivre. En fait, la masculinité implique non seulement son lot de bénéfices, mais aussi de coûts, notamment sur le plan de la santé (Cloutier, 2004 ; Courtenay, 2000 ; Messner, 1997 ; Pleck, 1995 ; Roy et Tremblay, 2017 ; Tremblay et Déry, 2010).

Ensuite, bien que certaines personnes qui s’intéressent aux hommes puissent être antiféministes et contre les avancées des femmes, d’autres se trouvent au contraire dans une position largement proféministe. On retrouve également, au-delà de ces positions polarisées, plusieurs autres manières de considérer les hommes (Clatterbaugh, 1997 ; Dulac, 1994 ; Lindsay et al., 2010 ; Messner, 1997). Ainsi, on ne s’intéresse pas aux hommes pour maintenir les inégalités entre les sexes, mais plutôt pour tendre vers la meilleure qualité de vie des hommes, des femmes et de la société en général.

Finalement, les hommes sont aux prises avec différents problèmes et préoccupations qui sont de plus en plus documentés. Kilmartin (2007) et plusieurs autres auteurs en identifient plusieurs, parmi lesquels : les garçons et les hommes sont encouragés dès leur jeune âge à réprimer leurs émotions, ce qui peut conduire à de multiples difficultés sur les plans psychologique, relationnel et social ; plusieurs hommes éprouvent des difficultés importantes à établir et maintenir des relations d’intimité ; certains vivent des difficultés importantes à la suite de la rupture du couple ; ils composent la majorité des personnes incarcérées et des personnes sans domicile fixe, etc. À cela, on peut ajouter nombre de problèmes pour lesquels les hommes sont surreprésentés : la toxicomanie, le suicide, les actes de violence conjugale, les homicides, le décrochage scolaire, certaines maladies mortelles, les conduites à risque (ex. : automobile), etc. (Cloutier, 2004 ; Comité de travail en matière de prévention et d’aide aux hommes, 2004 ; Dulac, 2001 ; Levant, 1996 ; Tremblay et al., 2005).

Les études à grande échelle et mettant à profit les données de la santé publique apparaissent prometteuses pour documenter la réalité de l’ensemble de la population masculine. Le récent portrait de santé réalisé par Roy et Tremblay (2017), dix ans après le premier portrait de ce type produit au Québec (Tremblay et al., 2005), présente des constats clairs qui requièrent une action de l’État puisque ce dernier a le mandat de répondre aux besoins de sa population en termes de santé et de bien-être. Par ailleurs, différentes pistes d’avenir de la recherche auprès des hommes sont identifiables, dont deux sont particulièrement importantes (Deslauriers et al., 2010).

En premier lieu, si globalement la recherche auprès des hommes maintient un appui au mouvement des femmes et à l’égalité en général, une tendance forte se dessine dans la manière de s’intéresser aux réalités masculines :

les études sur les réalités masculines ont tendance à s’éloigner du modèle pathogène qui ne voit dans la socialisation masculine que des aspects négatifs et dont l’accent dans l’intervention est essentiellement mis sur un appel aux hommes à se réformer. Au contraire, de plus en plus, les recherches et les interventions tendent à s’appuyer sur les forces, soit une approche salutogène pour reprendre l’expression de Macdonald (2005, 2010), qui s’oriente vers une perspective plus positive et constructive dans l’approche des garçons et des hommes. (Deslauriers et al., 2010 : 399)

Il ne s’agit pas ici de minimiser les difficultés rencontrées par les hommes ni leur responsabilité dans différentes problématiques. Il importe plutôt de sortir d’une logique qui alimente un portrait sombre des masculinités, de l’homme toxique et immoral, pour reprendre les propos de Dulac (2001).

En deuxième lieu, autant les données de santé publique et les études à plus grande échelle s’avèrent essentielles, autant il importe de s’attarder au sens que les hommes donnent à leurs expériences. D’une certaine manière, cela implique de redonner du crédit à leur discours (Dulac, 2000). Plusieurs articles de ce numéro en font d’ailleurs état. Cela implique d’essayer de bien cerner les contextes dans lesquels évoluent les hommes, notamment en considérant des dimensions comme l’âge, la diversité sexuelle, l’origine ethnique, etc. Dans la même veine, il est important de bien saisir le caractère évolutif du masculin contemporain pour comprendre comment les repères pour être garçon et homme changent au fil du temps, et en saisir les implications dans la vie des acteurs concernés et de leurs proches (Deslauriers et al., 2010 ; Seidler, 2006).

À la suite de ce premier enjeu de légitimité, un autre défi important qui se pose est d’offrir des réponses sociales adaptées aux hommes, notamment concernant les services sociaux et de santé, ce qui n’est pas toujours le cas (Dulac, 2001). En effet, les intervenants sont confrontés régulièrement aux enjeux d’intervenir auprès des clientèles masculines, notamment en ce qui concerne le manque de ressources spécialisées auprès des hommes, le rapport ambivalent des clientèles masculines face à la demande d’aide, la faible persévérance dans les démarches entreprises, la honte ressentie de n’avoir pas pu régler seuls leurs problèmes, etc. (Dulac, 2001). De même, bien des hommes semblent adopter une manière distincte de se comporter lors des rencontres avec un intervenant en comparaison de la clientèle générale, par exemple en étant plus souvent orientés vers l’action et la rationalité (Brooks, 1998 ; Tremblay et L’heureux, 2010).

On remarque d’ailleurs la présence forte des disciplines de relation d’aide comme le travail social et la psychologie dans le développement des pratiques cliniques auprès des hommes, ce qui témoigne de la préoccupation des intervenants à cet égard (Genest Dufault et Dulac, 2010). À ce titre, différents modèles d’intervention adaptés sont désormais disponibles (Tremblay et L’heureux, 2010) et des formations sont de plus en plus offertes aux intervenants psychosociaux et aux gestionnaires des services. En lien direct avec les réalités des familles, on remarque également différentes initiatives prometteuses qui s’adressent aux hommes, notamment avec l’objectif de faciliter l’engagement paternel (Dubeau et al., 2009). On peut penser par exemple aux actions réalisées par le programme Initiative amis des pères qui s’offre au Québec. L’approche de ce programme est particulièrement novatrice puisqu’elle s’efforce de rejoindre les pères dans leur milieu de vie et vise « à promouvoir l’engagement des pères au sein des familles et des communautés, notamment en développant et en intégrant des pratiques professionnelles qui sont inclusives à l’égard des pères » (Initiative amis des pères, 2017). On peut également mentionner les services offerts par le Réseau des Maisons Oxygène[1] qui offrent de l’hébergement aux pères et à leurs enfants en cas de difficultés importantes.

De manière générale, la recherche sociale sur les réalités masculines peut soutenir la légitimité de s’intéresser aux hommes et la possibilité d’offrir des réponses sociales adaptées aux problèmes qui les concernent. Plusieurs des articles de ce numéro en sont de bons exemples. L’idée est de tendre à une meilleure harmonisation entre les difficultés des hommes, les services disponibles et les politiques sociales en la matière. Dans le contexte actuel de transformations dans les familles et les masculinités – transformations qui influencent autant les personnes, les groupes et les institutions –, il importe de bien accompagner les hommes aussi, le tout dans une perspective d’égalité entre les hommes et les femmes. Pour ce faire, l’articulation entre les familles et les masculinités est une thématique qui doit demeurer centrale à l’avenir. Il apparaît évident que de mieux soutenir les familles est favorable aux hommes et, qu’en contrepartie, s’intéresser aux hommes ne peut qu’être bénéfique pour les familles.

En somme, ce numéro a été conçu à partir des diverses perspectives évoquées ci-dessus, et espère tendre vers ce que Daniel Welzer-Lang (2009) appelle la « négociation d’un nouveau contrat de genre », tout en rendant compte de l’émancipation des hommes, des femmes et des familles par rapport aux normes patriarcales (Héfez, 2004).

Structure du numéro

Plusieurs des contributions de ce numéro abordent des thèmes souvent rencontrés dans les études sur les hommes, les masculinités et la famille, notamment la paternité et la conjugalité. Elles renvoient chacune à des réalités spécifiques. Par exemple, la paternité est présentée à partir de résultats de recherche sur les pères au foyer (article de Chatot) ou encore sur les pères de nouveau-nés prématurés (article de Koliouli, Zaouche Gaudron, Casper, Berdot-Talmier et Raynaud). De même, la conjugalité est abordée par le biais d’une analyse sociologique de l’apparence (article de Braizaz). Un autre thème récurrent est celui de la négociation ou de la conciliation entre les réalités individuelles et familiales, à partir de l’expérience d’hommes pratiquant le culturisme (article de Vallet). Il en va de même pour la question de la transmission intergénérationnelle au sein de la famille, mais cette fois, en fonction des loisirs culturels dans la fratrie (article de Perronnet). Les angles privilégiés pour saisir ces réalités, accordent une place importance à l’étude des relations de pouvoir (article de Ben Salah, Henchoz et Wernli) mais également à la prise en considération de l’expérience vécue et rapportée par des hommes (article de Kettani, Zaouche Gaudron, Lacharité, Dubeau et Clément).

D’abord, Ben Salah, Henchoz et Wernli tentent de savoir si les hommes qui ont des attitudes égalitaires les mettent en pratique par un engagement accru dans le travail domestique et familial. À partir des résultats d’une vaste enquête réalisée auprès des ménages entre 2000 et 2011, ils mettent à profit une conception plurielle des masculinités en relation avec les enjeux de pouvoir au sein des familles et des couples. En considérant les idéologies de genre en présence (masculinité orthodoxe, inclusive, etc.), ils s’appuient sur l’hypothèse « que, dans l’ensemble des pays occidentaux, la masculinité et la féminité se sont essentiellement construites par une répartition sexuée du travail rémunéré et des tâches domestiques ». Ils essayent de vérifier dans quelle mesure le modèle de masculinité hégémonique est contesté par d’autres alternatives, mais en allant au-delà du seul changement de valeurs, en investiguant comment cela se transpose dans les pratiques domestiques. S’ils concluent que le modèle dominant demeure celui de l’homme en tant que pourvoyeur principal des revenus des ménages, ils en identifient différentes déclinaisons (homme professionnel, homme orthodoxe, traditionnel gestionnaire et homme inclusif) qui sont influencées par autant de considérations institutionnelles et pragmatiques.

Braizaz s’inscrit également dans une perspective interactionniste afin d’éclairer les relations de pouvoir entre les hommes et les femmes dans un contexte hautement intime, mais néanmoins décisif. Elle aborde les relations conjugales dans les familles à partir du rapport que les conjoints entretiennent quant à leur apparence, spécialement l’apparence du corps des hommes. Elle postule que « l’apparence est une théâtralisation de la composante genrée de l’identité et par conséquent, une modalité de réinvention (entre résistances/transformations) des manières de “faire le genre” ». En s’appuyant sur 60 entrevues réalisées avec des hommes et des femmes, elle conclut que les hommes et les femmes ne sont pas égaux en regard de leurs pratiques esthétiques et surtout que le couple est un espace marqué par des rapports de pouvoir genrés qui fluctuent selon la classe sociale. En effet, soulignant ce qu’elle qualifie de souveraineté féminine en la matière, elle relève différentes stratégies de résistance ou de quête d’équilibre qui sont mises à profit par les hommes.

Pour sa part, Vallet s’intéresse à un sujet particulièrement original, très peu étudié et qui concerne les enjeux de la négociation et de la conciliation des buts et des projets individuels avec ceux des familles. Il s’interroge sur les rapports entre le travail du corps, l’affirmation identitaire et la virilité. Il présente ainsi les résultats d’une recherche où il a réalisé des observations directes ainsi que des entrevues très approfondies auprès de 30 pratiquants de bodybuilding. Il s’intéresse à cette fonction des familles en tant que lieu de développement personnel en cette période historique de culte du soi, et au travail des corps en tant que lieu d’expression des identités genrées. Il s’attarde spécialement sur la manière dont les pratiques de ces hommes entrent en interaction avec leur engagement dans la famille, selon le niveau d’implication dans leur sport. L’auteur identifie quatre formes de modèles (égoïstes, indifférents, négociateurs et régulés). Il conclut qu’un engagement plus intense dans le bodybuilding conduit certains pratiquants à prioriser cette activité au détriment de la famille.

La question de la transmission et la pratique des loisirs culturels dans la famille est abordée par Perronnet. L’auteure a réalisé une recherche qualitative incluant des observations directes et des entretiens auprès d’une trentaine d’enfants de 10-11 ans d’un quartier populaire, l’objectif étant de voir comment de jeunes garçons construisent leur identité de genre à travers ces activités. Pour ce faire, elle s’est penchée sur le rôle des sociabilités masculines, en s’attardant par exemple sur les interactions avec les modèles masculins transmis par le père, mais aussi dans la fratrie et au sein des relations amicales. Pour l’auteure, la question des pratiques et des préférences culturelles constitue une forme d’expression de soi et de repère dans l’espace social : « si tu joues au foot, que tu aimes les jeux vidéo et que tu écoutes de la musique rap… alors tu es un garçon de milieux populaires ». Au-delà de cette affirmation qui fait figure de postulat, les résultats présentés permettent de constater comment les sociabilités de ces garçons s’opèrent essentiellement dans des univers très masculins, voire en opposition au féminin. L’auteure conclut également que les façons d’être garçon peuvent varier et être hiérarchisées, et que des stratégies de distinction sociale sont présentes au sein de ce qui est qualifié d’ordre du genre. L’ensemble conduit à remettre en question l’apparente homogénéité des groupes sociaux, en l’occurrence du masculin au sein d’une même communauté.

Les trois derniers articles s’inscrivent dans la thématique de la paternité, notamment à partir de contextes émergents et de l’expérience qu’en font les hommes.

D’abord, Chatot nous amène dans un territoire où les rôles masculins et féminins sont remis en question et potentiellement transgressés. Elle questionne comment la situation de pères au foyer peut représenter une inversion des rôles de genre traditionnels (pourvoyeur de soin et de pourvoyeur de ressources), voire constituer une nouvelle réalité dans la vie des familles et des hommes. L’auteure a pour objectif de mieux comprendre la recomposition des rôles de genre au sein de couples dont le père occupe principalement l’espace domestique, n’étant pas dans un emploi rémunéré pendant un certain temps. Les résultats de cette étude réalisée auprès de 25 pères en couple et avec enfants permettent de voir comment ces hommes oscillent entre une forme d’affirmation exacerbée de leur masculinité et la transgression d’un rôle perçu comme féminin. Malgré les risques d’être stigmatisés dans leur expérience et le désir de la mère de maintenir son engagement en tant que responsable des soins, ces pères négocient leur rôle d’homme au foyer en l’investissant par différentes pratiques jugées plus masculines comme le jeu et les activités extérieures.

Koliouli, Zaouche Gaudron, Casper, Berdot-Talmier et Raynaud abordent un autre contexte où les rôles de genre plus traditionnels entre les pères et les mères peuvent sembler remis en question. Ils ont réalisé une étude visant à élaborer un modèle compréhensif de l’expérience paternelle de pères de nouveau-nés prématurés. En étudiant la relation au nouveau-né, l’expérience du devenir père, la relation avec l’équipe soignante, de même que le degré de prématurité, ils souhaitaient pallier le manque de connaissances sur le vécu des hommes dans ce contexte pouvant être traumatique et non sans impacts sur la relation avec l’enfant. Pour ce faire, ils ont mis à profit l’écoute des pères à partir du récit de leur propre expérience, auprès de 48 pères de bébés prématurés. Les résultats relevés abordent la création du lien avec l’enfant au cœur du contexte traumatique vécu et l’importance de la relation à la mère. Les auteurs mentionnent différentes pistes intéressantes pour les pratiques d’intervention, notamment de prévention, où une attention devrait être apportée afin de faciliter l’implication affective des pères dans les soins au bébé, d’autant plus que l’équipe soignante est considérée par ces hommes comme l’une des plus importantes sources de soutien social, avec la famille.

Le dernier article se penche également sur l’expérience paternelle rapportée par des hommes. Kettani, Zaouche Gaudron, Lacharité, Dubeau et Clément avaient pour objectif d’envisager la place de l’expérience paternelle dans l’explication du lien entre la précarité socioéconomique et les conduites intériorisées des jeunes enfants. Ils ont pour ce faire conduit une étude quantitative auprès d’un échantillon de 187 pères d’enfants âgés de 2 à 6 ans, en utilisant des questionnaires mesurant les conduites intériorisées de l’enfant (ex. : anxiété, dépression, repli sur soi), l’expérience paternelle et leur situation socio-économique. Les résultats mettent en lumière la présence accrue de problèmes intériorisés chez les enfants de familles en contexte de précarité ainsi que l’engagement des pères concernés (qui vivent un plus haut niveau de stress et un sentiment de compétence paternelle plus faible que les pères de familles plus aisées). Cette analyse s’appuie sur le fait que le rôle actif des pères dans le développement affectif et social de l’enfant est bien documenté, notamment en contexte de précarité socioéconomique. La recherche amène les auteurs à souligner la nécessité de considérer la part subjective de la précarité et la façon dont elle est vécue par les pères. Ils suggèrent par exemple de mettre en place des interventions à domicile de nature préventive.

Malgré la diversité des sujets abordés dans les contributions de ce numéro, certains sujets d’intérêt et contextes de recherche en sont absents – ils constituent des pistes intéressantes pour des recherches et publications futures. Par exemple, la recherche sur les familles mixtes, migrantes, homoparentales se doit d’être encouragée. Par ailleurs, le numéro rend compte essentiellement de réalités nord-occidentales et il sera intéressant dans les publications futures d’inclure des réflexions et des résultats de recherche sur les familles et les hommes issus des pays de l’hémisphère Sud, de l’Afrique, de l’Asie, du Moyen-Orient, etc.