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D’un terrain à l’autre

L’initiative de faire un terrain dans une maison d’adolescents a fait suite à une recherche menée en collaboration avec des psychiatres et anthropologues français et japonais qui travaillaient sur la question des jeunes en retrait, nommés hikikomori au Japon. Si le phénomène est clairement identifié dans ce pays, et considéré comme une question de santé publique[1], la claustration à domicile est en France classée le plus souvent sous d’autres diagnostics. Seule une consultation est spécialement dédiée aux désignés hikikomori à l’hôpital Saint-Anne. La particularité de ce phénomène est d’être considéré comme une nouvelle forme de plainte liée, notamment, à la pression scolaire et au monde contemporain où l’injonction à la réussite provoque un stress important et insurmontable pour certains. Si le Japon est réputé pour son élitisme, la France n’est pas si éloignée dans son idéal de réussite sociale et c’est pourquoi les collègues japonais ont souhaité travailler avec des chercheurs français[2].

D’un point de vue anthropologique, la recherche se centrait sur la question de l’invisibilité des corps d’enfants qui, s’enfermant dans une chambre, ou, au moins, ne s’offrant plus au regard extérieur, deviennent un problème pour la famille, qui subit la honte d’un échec éducatif (Figueiredo, 2014a). La société, quant à elle, se voit privée d’une partie de sa jeunesse qui devrait pérenniser l’idéal social. Il était aussi question d’interroger le traitement politique de ces corps d’enfants devenus invisibles, dans l’espace public, et aussi privé (lorsque l’enfermement est total, dans une pièce de la maison par ex.). En faire une affaire d’État rend le phénomène de retrait visible et, par là même, redonne une certaine présence physique à ces adolescents et jeunes retirés.

Je souhaite, dans cet article, montrer que la dialectique de l’invisibilité versus visibilité des jeunes en retrait et de l’enfermement comme préparation à une autre entrée dans le monde est aussi présente, d’une autre manière, dans le cas des suivis et des hospitalisations dans les maisons d’adolescents. Les professionnels travaillant avec les adolescents en souffrance percevraient ainsi le corps adolescent retiré un temps du monde, comme une certaine forme de contenance des corps enfantins et une alternative d’accompagnement à une meilleure façon d’être dans le monde. Sortir de l’hôpital permettrait de réintégrer le monde avec un statut plus assuré et reconnu, avec un corps gouverné.

Dans la perspective d’identifier des jeunes en retrait catégorisés sous d’autres critères diagnostiques en France, j’ai suivi pendant un an une journée de consultation par semaine, à côté d’un pédopsychiatre. Pendant cette année, j’ai aussi mené des entretiens avec 5 garçons, dits en retrait, suivis dans cette structure. Ces entretiens se sont parfois répétés, seuls, ou en famille. Je me suis aussi entretenue avec leur père ou leur mère, parfois les deux. D’autres fois je n’ai rencontré que les mères. Parallèlement à ces entretiens, d’autres ont été menés auprès de jeunes identifiés dans d’autres structures. Au total, 27 cas de jeunes en retrait ont pu être étudiés dans la recherche collective en France.

Pendant l’année où je suivais la consultation, d’une pédopsychiatre d’abord, puis d’un pédopsychiatre, j’ai vu de nombreux jeunes venant pour différentes raisons. Le médecin demandait systématiquement si ma présence dérangeait. J’étais désignée comme anthropologue, statut qu’il fallait parfois définir. Certaines fois il arrivait que le ou la patient.e refuse ma présence. Je m’installais alors dans la salle d’attente et observais les personnes qui attendaient : des adolescent.es, des parents, des grands-parents, des éducateurs. Je notais leurs interactions à découvert, car je portais un badge de l’institution où mon nom et le titre « anthropologue » étaient inscrits. Notre équipe avait reçu l’autorisation de recherche du comité d’éthique de l’Université Paris Descartes.

Au-delà du « recrutement » de cas pour l’étude comparative, cette année d’observation, riche en questions et étonnements, m’a donné envie de mener une recherche en hospitalisation. Il m’intéressait d’observer comment des jeunes absents de l’espace privé familial et amical, et de l’espace public que constituent l’institution scolaire et les autres lieux investis à ces âges, vivaient cette situation de retrait et d’enfermement. Mon entrée dans le service d’hospitalisation a été entendue avec la cheffe de service, à condition que je ne mène pas d’entretiens formels tant que les adolescent.es étaient hospitalisés. Évidemment, libres à eux de me parler dans les couloirs, les chambres et les autres lieux auxquels ils avaient accès. Toujours avec mon badge, j’ai souhaité cette fois être le moins possible assimilée aux soignants. J’étais présente tous les lundis après-midi, jusqu’au coucher de tous. Je revenais le mardi matin et restais toute la journée jusqu’après le goûter. J’ai pris les repas avec les jeunes, fait des jeux de société, regardé la télé et suivis les mêmes ateliers, me positionnant dans la place d’apprenante et non pas d’accompagnatrice. J’ai parfois joué ce rôle à la demande du personnel se trouvant en sous-effectif et aussi lors de sorties. Avec ces filles et garçons âgés de 11 à 20 ans, dans la queue qui menait au poste de soin pour prendre le traitement, dans celle menant au réfectoire, dans les canapés du dit « club » où nous regardions des séries ou des films tout en discutant, ou dans celui à côté du babyfoot, j’ai recueilli des propos, écouté de longues confidences et j’ai pu observer comment l’appréhension par chacun de son corps, à travers l’investissement de la pathologie, est un chemin pour arriver à se sentir une personne singulière au sein d’un corps collectif. Il s’agira ici de montrer comment la « corporéisation du mal-être » (Brossard, 2014)[3] se normalise dans le cadre d’une maison d’adolescents et d’observer comment la singularité individuelle devient et s’exprime dans une certaine norme partagée de ce qu’est être adolescent.e et devenir adulte (Figueiredo, 2013). Ce travail s’inscrit dans une anthropologie de l’enfance qui, comme la sociologie de l’enfance (Sirota, 2006), donne à voir les enfants comme étant des sujets à part entière qui agissent sur le monde qui les entoure, n’étant nullement, ni uniquement, des êtres subissant les injonctions sociales et culturelles, toujours actifs, même lorsqu’une forme de passivité, ou d’arrêt des interactions obligées, semble s’opérer. Les cas des adolescent.es suivis en pédopsychiatrie sont en cela un exemple original que je propose de développer ici.

Maison d’accueil, d’écoute, de soin, de crise à anticiper ou à contenir

L’endroit, au cœur d’une grande ville, a été inauguré par deux personnalités d’importance à leur époque puisqu’il s’agit de l’épouse d’un homme politique et une journaliste très connue, toutes les deux ayant des enfants avec la même pathologie. L’idée était qu’il fallait donner plus de visibilité aux souffrances psychiques et aux maladies mentales ne faisant pas l’objet de la catégorie « handicap » comme l’autisme, la schizophrénie ou la psychose. Une visibilité protégée par un toit accueillant, dont la transparence – car l’architecture est essentiellement vitrée – peut surprendre à plus d’un titre lorsqu’il s’agit de préserver l’intimité.

Au départ de cette maison se trouve donc un projet politique porté par les motivations personnelles de deux figures médiatiques. Forcément, le public qui a eu recours aux services de soins de cette institution se trouvait venir des classes sociales plutôt supérieures, du fait aussi de l’emplacement privilégié. Aller à la « Maison d’Anna », prénom de la fille décédée de l’une des personnalités, était moins stigmatisant que d’aller au CMP (Centre médico-psychologique) ou au CMPP (centre médico-psychopédagogique) ou même chez le psy, voire même prestigieux.

Lors du changement de direction de cet établissement, le médecin désigné - succédant à une autre figure médiatique, du champ médical, qui dirigeait la maison d’Anna - venait d’une structure dans une banlieue défavorisée à fort taux d’immigration. Y ayant créé une maison d’adolescents accueillant des jeunes aux profils socioculturels très divers, sa première initiative - qui n’a pas été au goût de tout le monde et a occasionné des changements dans les équipes - a été d’introduire la diversité sociale et culturelle au sein de cette maison qui, bien qu’elle affiche encore sur sa façade le prénom de l’enfant décédé, a beaucoup plus investi l’idée d’être la « Maison des ados ». Des « ados » de toute origine, représentant une société française riche de ces apports - selon le souhait de la médecin-cheffe - se rencontrent aujourd’hui dans la salle d’attente et en hospitalisation. Cependant, la sectorisation des hôpitaux induit un accueil plus important de jeunes dont la résidence principale se trouve à proximité. Le public accueilli est donc forcément différent de celui des maisons d’adolescents de secteurs plus défavorisés et la visibilité des pathologies qui semblent toucher davantage des milieux favorisés et des bons élèves, comme dans le cas de l’automutilation (Brossard, 2014) et de l’anorexie mentale (Darmon, 2008), est plus importante.

En hospitalisation cependant, l’équipe reste vigilante à maintenir la mixité, de genre et de milieu social, autant que faire se peut. J’ai pu constater les efforts déployés pour maintenir ce cap et les jeunes côtoyés pendant toute l’année d’observation en hospitalisation venaient d’origines diverses, du centre-ville et de la banlieue.

Les maisons d’adolescents voient le jour dans un contexte où se sont multipliés les lieux d’écoutes dédiés. Dans un rapport d'information (n° 242-2002-2003) de Jean-Louis Lorrain, fait au nom de la commission des affaires sociales, déposé le 3 avril 2003, rapport nommé « l’adolescence en crise »[4], tous les grands thèmes autour de l’adolescence sont retenus pour lutter contre la délinquance et la souffrance. L’adolescent présenté est forcément en crise. Les institutions ne jouent plus leur rôle d’autorité, y compris les éducateurs qui ne sont plus en mesure de poser des limites, car ils sont contrés par la famille, les règles ne sont plus respectées, à l’image d’une société où tout est de plus en plus possible et où les parents sont littéralement démunis, dans le sens où ils ont (ou auraient) le sentiment de n’être plus des référents, leurs valeurs sont dépassées et le processus de transmission est rompu voire se renverse[5]. Dans le rapport cité ci-dessus, le député rapporteur fait état d’une absolue nécessité de redonner des limites, et donc des points de repères, aux adolescents et tous les professionnels auditionnés - essentiellement des médecins (ce qu’il est lui-même).Des psychologues et des éducateurs s’accordent pour dire que les adolescents ont besoin que des structures d’accueil leur soient consacrées afin qu’ils y trouvent le moment de répit nécessaire à la réflexion.

À partir de ces débats, le développement de maisons d’adolescents est largement encouragé. Une structure où il est possible d’être accompagné et de trouver une place à la mesure de l’âge adolescent et où les règles et l’autorité sont remises au goût du jour. L’idée est de créer un lieu pour remettre de l’ordre et protéger les corps des enfants souffrants[6].

Le choix du terme « maison » pour accueillir les adolescents a forcément une connotation pensée et discutée par les différents professionnels. Dans un travail de réflexion autour de ce terme écrit par un collectif de pédopsychiatres, les maisons des adolescents sont présentées comme un espace à investir : « L’espace de la maison des adolescents n’a pas de connotation institutionnelle marquée et il n’est pas nécessaire d’annoncer par avance ce qu’on vient y faire. Il suffit de venir, d’être là, de retrouver d’autres sans motivation explicite. » (Pripis et al., 2011 : 20). Pourtant la « motivation » sous-jacente aux nombreux professionnels à leur tête, et à l’origine de leur création, est bien de « motiver » un déplacement de lieu d’écoute : « Par le déplacement qu’elle opère, la maison des adolescents va permettre aux jeunes qui la fréquentent d’exprimer ce qu’ils sont obligés de réprimer dans les lieux des parents et d’assurer un lien avec l’aspect nostalgique de leur enfance. » (Ibidem).

Cette volonté, affichée dans d’autres travaux[7], de penser l’adolescence comme une étape ayant besoin d’un lieu de transition, peut faire penser à une manière de voir le passage à l’âge adulte rencontrée sur les terrains plus familiers aux anthropologues. Dans les sociétés à initiation, l’isolement dans des cases dédiées à des enfants en phase de quitter ce statut protégé de l’enfance pour devenir un adulte est alors fréquent. Les maîtres d’initiation se substituent aux parents et opèrent une sorte de rapt des enfants, arrachés aux manifestations ostentatoires des mères qui hurlent leur douleur de voir leur enfant partir à jamais. Pourtant, comme lors de l’accompagnement dans les maisons des adolescents, les adultes, malgré des discussions, s’opposent rarement à la séparation. Comme si une question se posait : quel adulte ne voudrait pas que son enfant grandisse et s’émancipe de l’attachement qui empêche une parole plus autonome et l’empêche de devenir un membre reconnu par la société ? C’est peut-être la question politique qui sous-tend les objectifs des maisons d’adolescents et qui permet, ou induit, les parents à y déposer leur enfant en s’inscrivant dans ce que R. Rechtman a nommé « l’aveu généralisé de l’intime » (Rechtman 2004 : 132). Parler de soi devient une forme d’obligation à laquelle les adolescents doivent être initiés en dehors du cadre de la maison de leurs parents. L’idée serait ainsi de les extraire du cadre de leur socialisation primaire pour incorporer les normes d’autres formes de socialisation que peut produire l’entrée, par exemple, dans une carrière de souffrant (Darmon, 2008).

En outre, si le corps des adolescents est devenu un étendard de la souffrance et des changements qui s’opèrent à cet âge, en fonction là aussi de normes balisées par les discours médicaux, il s’agit aussi de faire reconnaître la souffrance, dans une parole qui s’extériorise et qui devient visible autrement que par le corps affecté, et de proposer une diversité de manières d’être adolescent, dans un cadre où les limites sont sans cesse discutées. L’invisibilisation de ces jeunes du cadre familial et scolaire, et leur visibilité dans le cadre médical, justifie, d’un point de vue politique et de santé publique, l’existence de ces structures d’accueil et engage les adultes à envoyer les enfants dans ces maisons dès que des dysfonctionnements dans les comportements sont identifiés[8].

Une idée générale sur l’adolescence comme crise obligée

Le monde médical est aujourd’hui une référence pour expliquer les adolescents, leurs paradoxes et leurs difficultés, et contribue largement à l’élaboration de la catégorie « adolescence » (Cozzi, 2015 ; Vinel, 2015). Ainsi, soignants, médecins, mais aussi éducateurs et enseignants accompagnant les adolescents en souffrance, se réfèrent fréquemment à des constats sociaux qui viennent nourrir l’idée selon laquelle le mal-être adolescent est la conséquence des différentes faillites des modes de socialisation, que ce soit au sein de la famille, de l’école, entre pairs et dans le monde en général. Les réseaux sociaux et les cultures dites « jeunes » sont bien sûr pointés du doigt par les différents acteurs du cadrage adolescent[9]. L’abandon des rites de passage, plus particulièrement des rites de puberté (Goguel d’Allondans, 2016), ont, pour les professionnels, largement contribué à mettre en difficulté les changements de statut dans l’enfance.

Les soignants, médecins et personnels éducatifs s’accordent donc pour désigner les pathologies psychiques comme résultats de failles sociales dont n’importe quel adolescent, subissant des transformations physiques et de statut qui le rendent vulnérable, peut être la victime. Ces professionnels vont œuvrer à proposer des modalités de « gouvernement des corps »[10] de ces jeunes qui sont perçus dans une étape entre deux : le fameux ni plus enfant ni pas encore adulte. La création des maisons d’adolescents est l’une des réponses.

L’adolescence peut aussi être définie comme un temps d’expériences créatives, de challenge, de la séparation nécessaire à l’individuation, le moment clé de l’individualisation et une marche vers l’autonomisation. Cependant, cette étape est considérée souvent critique, voire dangereuse et, dans tous les cas, à surveiller de près.

Cette perception de jeunes corps à surveiller et contenir n’est pas nouvelle. Dans le vaste travail de recherche sur le corps des préadolescents, N. Diasio et V. Vinel (2017) ont recueilli un corpus sur le traitement de ce « nouvel âge » en France et en Italie montrant comment le corps de ces enfants, pourtant lieu de l’intimité du sujet, est défini par les normes attribuées à des âges. Il est donc aussi une question d’État, qui assigne aux âges du corps des attributions de normalité et de lieux à fréquenter. À ce titre, la question de l’environnement des jeunes a largement été évoquée, au moins depuis l’instauration de l’obligation scolaire au 19ème siècle. Cela a régulé, par exemple, la décision judiciaire de placer les enfants dits « en danger », en contrôlant l’éventuel maintien des plus jeunes dans leur famille et la décision d’envoyer les plus vieux en maison de correction (Yvorel, 2011). Le changement de paradigme depuis quelques décennies, semble-t-il, est l’importance que prend, pour les professionnels, l’impact de nouvelles formes de visibilité, et plus particulièrement depuis le développement des réseaux sociaux. Sont avancées aussi les théories sur la transformation pubertaire et de l’émergence du sexuel qui induisent une autre manière d’être et de percevoir le monde. Toutefois, le discours le plus communément rencontré auprès des personnels et des familles lors de mon enquête, touche la manière dont l’ambiance générale entérine l’idée de la crise et la souffrance adolescentes en ordonnant la visibilité des corps adolescents.

Lors de rencontres avec les médecins qui travaillent avec les adolescents, il est fréquent qu’après présentations faites, ils s’adressent à l’anthropologue en anticipant mes questions, essayant d’offrir spontanément des réponses à ce que je suis supposée être venue vérifier. Ainsi, un jour où je me trouvais dans le poste de soin, en hospitalisation adolescente, un interne est venu s’asseoir à côté de moi pour me parler de la psychiatrisation des troubles adolescents. Il me fit alors une synthèse des travaux de Didier Fassin, Richard Retchman et d’Alain Ehrenberg, notamment. En somme, les travaux de ces sociologues, entre autres chercheurs en sciences sociales, ont pour lui déjà donné les clés de compréhension de l’augmentation des hospitalisations à l’adolescence et des troubles des conduites de cet âge en plus d’avoir mis en relief la hiérarchisation des prises en charge en fonction du statut social et des lieux de consultation (Paris, Banlieue ou Province). Dans la diatribe de ce jeune médecin, la question des adolescents comme sujets actifs évoluant dans une société en mouvement n’était pas centrale[11], il les voyait plutôt comme témoins de la crise de la société, des institutions, de la famille et, enfin, de la crise du lien. Il manquait cependant une question au débat : comment les pédopsychiatres et psychothérapeutes, et aussi les autres soignants s’occupant des adolescent.es, participent à fabriquer cette représentation de l’adolescence et, de ce fait, justifient leur prise en charge dans une maison d’adolescents ?

Ce remplacement du discours clinique par un discours sociologique, où le global se substitue à l’individuel, je l’ai retrouvé chez de nombreux professionnels : les jeunes et leur famille sont victimes des dysfonctionnements qui les entourent et devenir malade est plus une conséquence qu’une façon de réagir, ou simplement d’agir.

Le retrait à domicile (Fansten et al., 2014a), les addictions, y compris aux écrans (Tisseron et al., 2012), les phobies (Benoit, 2015), y compris scolaire, la dépression, sont, pour les professionnels de santé, en nette augmentation. On trouve d’ailleurs des articles de presse au titre alarmiste comme dans le journal Le Monde de septembre 2014 : « Près de la moitié des ados français en état de « souffrance psychologique », selon l'Unicef »[12]. Les statistiques sont pourtant bien plus positives. Une enquête d’IPSOS réalisée en 2015[13] donne à voir des adolescents qui vont bien en grande majorité ; 9 sur 10 affirment même aller bien dans leur corps. La conclusion de l’enquête est que le mal-être inhérent aux adolescents est davantage une représentation des adultes plutôt qu’une énonciation des adolescents eux-mêmes[14].

En somme, l’adolescence est le plus souvent perçue, par les adultes, comme une pathologie sociale et les enfants comme des êtres inachevés, victimes d’un système, dont le corps est soumis aux différentes injonctions sociales[15]. Ce dernier finit par porter/supporter les conséquences de l’environnement défaillant au point de devenir l’étendard de l’adolescence malmenée par la mondialisation de modes et de pratiques où le corps est toujours, et paradoxalement, à la fois sublimé et mis en danger (Le Breton, 2016).

L’idée ici n’est pas de remettre en question que des enfants souffrent et ont besoin de soins. Il s’agit essentiellement de voir comment la confrontation aux souffrances adolescentes, et à leurs différents degrés, induisent une généralisation du trouble de cet âge et autorise les médecins et les pouvoirs publics à convaincre les enfants et les familles que des lieux de soin, comme la maison des adolescents, sont adaptés pour redonner une forme au corps adolescent qui échappe à la famille.

Des points de vue sur l’hospitalisation qui se croisent et se décroisent.

La démarche d’accepter de remettre son enfant entre les mains de professionnels, et que cet enfant l’accepte, peut parfois paraître une véritable épreuve initiatique. Car il n’est pas simple de faire de son corps l’étendard de la souffrance psychique, bien que ce même corps soit bel et bien au centre de la construction identitaire et de l’exposition de soi (Bromberger et al., 2005). Dans l’expression de son désarroi, le jeune en souffrance s’adresse à un entourage qui semble mieux voir les maux du corps qu’il n’entend les mots de l’esprit. Ces derniers sont plus souvent relativisés, réinterprétés au gré des théories sur le mal-être adolescent, dont il a été question plus haut, sur l’obligation de « passer par là pour grandir ». Aller mal est presque devenu normal à l’adolescence, pour beaucoup de professionnels de l’éducation, de la santé, et pour les familles. Mais avoir mal peut devenir inquiétant.

Lors des premières consultations suivies dans le service de pédopsychiatrie, il est étonnant de constater l’état d’adolescents consultant pour la première fois alors que déjà une hospitalisation d’urgence s’impose. Il est ainsi courant que l’IMC[16] soit bien en dessous des recommandations, depuis plusieurs mois, ou que le jeune se fasse vomir dix fois par jour depuis plusieurs semaines, ou fume du haschich à longueur de journée depuis un an avant une consultation alliant prise en charge psychique et corporelle. Parfois les adolescents arrivent avec d’impressionnants stigmates liés à l’automutilation, devenue chronique depuis si longtemps que les cicatrices ressemblent à des scarifications rituelles. D’autre fois encore le surpoids est tel que différentes douleurs insoutenables envahissent le jeune. Qu’est-ce qui a retardé la prise en charge ? Les diverses consultations dans le secteur privé ? Ou une forme de déni, du jeune et de sa famille, de la souffrance ? Comme s’il y avait une sorte de consensus selon lequel « cela passera, c’est l’âge ». Cette remarque est souvent entendue en consultation, les parents déclarent que l’adolescence favorise les expériences multiples et qu’il vaut mieux laisser faire un temps, en accompagnant le mouvement de leurs enfants, dans leurs régimes répétés, car « les ados sont un peu trop gourmands avec la puberté »[17], ou s’arrangeant avec la nouvelle lubie de leur enfant qui s’empiffre d’un aliment particulier, ou ne cesse de dire que de « fumer me permet de mieux dormir »[18]. Le corps amaigri, engraissé, blessé, est normal tant qu’il prend le chemin de la normalité à suivre : sortir et aller en cours. B. Brossard a remarqué dans son travail sur les jeunes s’automutilant que tant que les résultats scolaires suivent, les parents ne s’alarment pas. Les cas qu’il a recueillis n’ont pas forcément fait appel à des thérapeutes ou des structures de soin. C’est la déscolarisation, la désocialisation qu’elle entraîne et la peur, pour les parents, que leur enfant ne reproduise pas le modèle attendu qui peut déclencher les rendez-vous médicaux (Brossard, 2010, 2014).

C’est ainsi le plus souvent lorsque le corps s’arrête, lorsqu’il ne peut plus se mettre en mouvement, notamment pour aller à l’école, car « il n’a plus de forces », ou que « ça fait trop mal », qu’il devient invisible au regard extérieur, alors qu’il ne cessait d’essayer de rendre visible le mal-être, que finalement les visites chez les différents médecins s’enclenchent. L’invisibilité des adolescents de l’espace public qui leur est destiné, comme l’institution scolaire, et les chemins qui permettent de s’y rendre, démarre alors, soit parce qu’ils ne peuvent y aller, soit parce que la visibilité de leur mal-être dérange ; s’y substitue une forme de visibilité dans d’autres espaces dédiés, mais qu’ils n’ont jamais, ou rarement, visités : les salles d’attente des médecins et psychologues spécialistes de l’adolescence et les maisons d’adolescents.

A l’issue de ce parcours médical, lorsque l’hospitalisation est proposée, un nouveau dilemme se présente. Le jeune se sent dans la contrainte de répondre à l’injonction médicale, parfois menacé d’être hospitalisé de force s’il n’accepte pas le traitement proposé. La famille s’inquiète de voir son enfant trop médicalisé et retiré de leur contrôle. À cette contrainte physique, hors de l’espace domestique, s’ajoute l’administration d’antidépresseurs et/ou d’anxiolytiques. Dans l’esprit des parents, ces médicaments sont associés aux adultes soumis à la pression sociale et professionnelle, pas au soin d’un enfant. « Mais s’il commence à son âge (13 ans), comment il va faire plus tard ? » s’exclament ces parents à l’annonce du protocole proposé par le médecin pour enrayer la dépression de leur enfant qui fait des crises d’angoisse et s’absente régulièrement de l’école. Le médecin explique alors que pour avancer dans le soin, il faut contenir le corps, le mettre en arrêt, soit à domicile soit à l’hôpital. Le corps, dont la mise au repos est entérinée par le professionnel, accueillera différemment les pensées qui seront elles aussi canalisées par les échanges avec le médecin, et avec l’aide des médicaments. Le corps et l’esprit apaisés, contenus, l’enfant devrait progressivement pouvoir se remettre en route, être rescolarisé, avoir des activités de son âge, redevenir visible. C’est en tout cas l’objectif visé. Le travail du médecin va être de créer une alliance avec les parents et les enfants. Il est possible de dire que c’est là où commence vraiment le rituel : lorsque des négociations s’engagent pour convaincre qu’il est nécessaire de se séparer d’une représentation de l’adolescence exclusive à l’expérience de ce seul enfant, qu’il est nécessaire de l’engager dans une représentation plus collective, y compris dans la singularité qu’il présente du fait de sa pathologie. Et indéniablement, le processus rituel est une façon d’inscrire les jeunes dans un ordre symbolique (Goguel D’Allondans, 2016) qui est aussi politique puisqu’il donne la voie à suivre pour s’intégrer dans sa culture, sa société.

Lorsque le jeune est porteur d’une maladie génétique ou chronique, les médecins constatent qu’au moment de l’adolescence une résistance aux traitements surgit fréquemment. Le traitement répété et continu contraint l’adolescent.e en quête d’autonomie à une discipline sévère (comme dans le cas du traitement de diabètes, d’insuffisance rénale ou d’épilepsie, par exemple). Là encore, l’hospitalisation peut s’avérer impérative et le même objectif est annoncé : protéger en contenant les corps de ces jeunes en souffrance, physique et psychique. La décision d’hospitaliser vise à rediscipliner des corps malmenés par la maladie et sa difficile maîtrise. L’adolescent.e, qui, négligeant ses traitements, cherche une voie de sortie de la dépendance, repasse ici par une obligation de suivre le rythme hospitalier et redevient alors un enfant à surveiller.

Loris, 16 ans (atteint d’un diabète de type 1), revient quelques jours en hospitalisation. Il se met régulièrement en danger, car il « oublie » de prendre son insuline, fait la fête avec ses copains, ne contrôle pas ses taux et se retrouve régulièrement aux urgences, dans un état de santé très critique.[19]

La surveillance des corps adolescents, l’ordre de décider de leur visibilité, est à comparer à bien d’autres formes de cloisonnement des corps dans des espaces institutionnels, comme l’école ou la prison (Foucault, 2003 [1975]) et aussi l’hôpital psychiatrique (Goffman, 2003 [1968]). La nuance dans la prise en charge des adolescent.e.s en pédopsychiatrie est que les intéressés sont régulièrement consultés ; les médecins cherchent leur adhésion et ont des arguments pour les convaincre, ainsi que leur famille. La situation se retourne parfois : le corps de l’enfant qui peut faire honte à la famille, dans ce qu’il dénonce de l’ordre imposé, va disparaître un temps et cette disparition va être bénéfique pour tout le monde.

Fanny se nourrit n’importe comment. Elle est très apathique, ne soigne pas son apparence, ne se lave pas et elle rend sa mère « folle ». Elle a récemment frappé son père ce qui a justifié son hospitalisation et ce ne fut pas simple : il a fallu 3 heures de négociation pour qu’elle monte en hospitalisation. La mère, qui souhaite un changement radical dans le comportement de sa fille qu’elle ne supporte plus, pleurait et se demandait s’il ne valait mieux pas qu’elles rentrent.[20]

Cette attitude des parents et des enfants vis-à-vis de l’hospitalisation est courante. Bien qu’elle ne soit pas toujours aussi ostentatoire, elle nous ramène à nouveau à cette analogie avec les rituels de séparation dans les sociétés à initiation : l’entrée génère des doutes, des crises, de l’angoisse. Les soignants se présentent comme ceux qui à présent vont prendre soin des corps et des esprits, offrir une pause dans la contrainte du quotidien de ces enfants/élèves/fils/filles/sujet, une pause pour les enfants et les parents. La phase liminaire du rituel démarre alors. L’individu est perçu et approché dans une certaine globalité qui ne le limite pas à sa maladie : le bien-être (futur) est recherché et l’hospitalisation est présentée comme un temps de retrait bénéfique pour la santé physique et le repos mental. Ce qui n’est pas dit est qu’il devrait se produire une transformation et que lors de ce passage on attend qu’il n’y ait pas de retour en arrière. Pourtant, à la différence des rites de passage dans les sociétés à initiation, des reculs se produisent dans le cas des adolescents pris en charge dans cette structure. Des enfants qui fuguent, qui découragent l’équipe, qui partent et reviennent parfois, parce que les parents, ne sachant plus quoi en faire, n’en veulent plus à la maison, leur maison, qui n’est plus celle de leur enfant.

Des enfants acteurs dans l’enfermement hospitalier

Une fois hospitalisés, les ados ne sont pas seulement soumis à la contrainte du repos obligé[21] ou des devoirs scolaires. Différents ateliers sont proposés : boxe, yoga, stretching, aïkido, théâtre, chant, radio, cinéma, autant d’activités collectives qui distraient pendant une heure ou deux dans la journée, sous la supervision d’un ou d’une animateur/trice, et d’un ou une soignant-e. Les professionnels voient dans ces débuts d’échanges entre pairs une forme de médiation corporelle permettant une socialisation normalisée, sous le contrôle des adultes. Annonçant peut-être un retour au familial, au public, à la visibilité, aucune garantie n’est cependant donnée, beaucoup de paramètres conditionnent ce travail de remise en lumière, voire de mise en lumière. C’est néanmoins une forme de communitas qui est mise en œuvre, selon le terme employé par Turner (1969), qui dans son ouvrage Le phénomène rituel, cite Buber (1961) « La communauté, c’est le fait de ne plus être côte à côte (…), mais les uns avec les autres (…) » (p.124).

Les parents, restés dehors, hors de la structure hospitalière, hors de la communitas et de la liminarité, délèguent en partie leur contrôle et leur autorité tout en s’interrogeant sur leur rôle. Cette préoccupation apparaît aussi lors des consultations, lorsque le médecin demande aux parents de sortir pour avoir un entretien seul avec leur enfant. Si un consentement se manifeste par leur sortie quasi immédiate du cabinet, la tension de cette séparation est aussi visible, car ils se sentent dépossédés de ce qui peut se dire, ou se décider sans eux. Dans le tête-à-tête avec le médecin, il est fréquent que la parole de l’enfant se libère. À l’opinion partagée avec les parents, ou l’absence de dire, se substitue progressivement une plainte individuelle non expliquée, non argumentée par les liens de cause à effet qu’ont précédemment exprimés les adultes. Puis, une certaine forme d’expression, ou d’acceptation, de la nécessité de se séparer, de quitter le foyer pour l’hospitalisation apparaît. Mais n’est-ce pas là encore adhérer à l’opinion d’un adulte, ici celle du médecin ? Le refus du jeune peut être catégorique, même après avoir accepté d’entrer il peut revenir sur sa décision, comme me raconte Armand :

(…) je prends mon courage, entre guillemets, à deux mains, et je vais voir le bureau des soignants. Je leur demande d’appeler ma mère parce que, moi, c’est pas possible que je reste ici. Et là, ils en sont restés un peu bouche bée parce que c’était la première fois que ça arrivait chez eux, ce genre de réaction. Moi, je leur dis : « écoutez, c’est pas possible que je reste ici, je me sens vraiment trop mal, je vais péter un câble, enfin je sais pas ce que je vais faire, mais en tout cas, je suis pas bien ici, c’est pas possible que je reste ici ». Finalement, ils ont appelé ma mère. Ma mère arrive, tout ça. Je lui dis : « voilà, écoute je peux pas rester ici ». Donc, on rentre à la maison, le soir même.

Malgré ces mises en échec de l’alliance thérapeutique avec le patient, pour les médecins et soignants rencontrés sur le terrain, l’hospitalisation offre la possibilité au jeune et à l’équipe de faire un bilan plus objectif, au-delà du regard familial. Il ne s’agit ni d’arracher à l’enfance ni aux parents. L’hospitalisation est désignée comme un lieu et un espace où le corps souffrant apprendra à s’individualiser, une forme de possible renaissance où l’enfant n’est plus seulement ce corps déambulant comme un fantôme de la salle d’attente au cabinet du médecin, soutenu et tenu par les parents.

Un autre paramètre entre en compte dans la plainte adressée au médecin : la crainte de la sortie de la maladie : « je ne serai plus jamais comme avant », dit l’une et « j’ai l’impression que je pourrai jamais me réadapter », dit l’autre. La construction d’une identité décorrelée du symptôme peut être perçue comme une perte, de contrôle de ce corps affecté, de déconstruction de la fabrique du soi malade qui offre, malgré tout, une existence dans la différence. Muriel Darmon, en parlant de « carrière anorexique », explique que cela est « entre autres choses, une carrière de la modification corporelle. » (Darmon, 2006 : 439). Le corps blessé exprime une résistance du patient ou de la patiente à ce qu’il ou elle pense être la norme parentale et sociétale, comme le constate B. Brossard dans le cas des automutilants (2014). En outre, après le mal-être il n’y a pas forcément le bien-être, ou des regards bienveillants sur un corps marqué par le temps du retrait. Trouver de nouvelles ressources pour être soi, exister dans un monde duquel il ou elle a été momentanément tenu.e à l’écart, apparaît comme un chantier insurmontable pour l’adolescent.e dont le corps a forcément changé : différence de taille, de poids, d’apparence, de manière d’être au monde. Parents et proches seront-ils prêts à le ou la reconnaître ? « Mon père n’a pas accepté ma maladie (génétique) et ma mère a fait une dépression. Du coup je vis avec ma grand-mère. Pourtant on se ressemble tous beaucoup, physiquement. » Dit Maël, 17 ans, hospitalisé régulièrement en raison de la dépression qui l’amène à négliger ses multiples soins quotidiens qu’oblige sa maladie chronique. La mise en invisibilité chez la grand-mère l’a plongé dans une souffrance qu’une autre forme d’invisibilité cherche à rendre visible dans le cadre de la maison des ados. Comment réintégrera-t-il la visibilité à l’extérieur de la structure ? Peut-être en s’engageant dans un projet scolaire : passer son bac et « faire une fac de bio ». En attendant, parler de ses projets avec les cohospitalisés semble préparer Maël, et chaque jeune qui s’y prête, à une autre forme d’énonciation, qui n’est pas celle avec les soignants, mais avec des pairs qui, pendant ce temps, font partie de la même communitas.

Redéfinir les espaces de visibilité et les ports d’attache

L’analyse des entretiens et des observations auprès des adolescent-e-s, montre que, pour eux, les explications des professionnels autour de l’adolescence opèrent comme une sorte de contamination, dans le sens où l’entend Mary Douglas, comme une inoculation permettant d’accepter, d’incorporer et de faire sienne une autre vision du monde, indépendante, ou coexistant avec les épreuves familiales et personnelles de chacun et chacune. Comme si la compréhension de la société – en tous cas une certaine perception de celle-ci – et sa comparaison avec la sphère familiale permettaient de mieux distinguer l’espace privé de l’espace public et ainsi de mieux se protéger des influences extérieures. Pour exemple, lors d’un débat lancé pendant l’activité radio[22], sur l’influence des réseaux sociaux, tous les jeunes participants les ont critiqués, disant qu’ils les utilisaient peu, qu’ils contribuent à la surexposition de soi et que « c’est devenu comme une obligation » (d’être sur les réseaux, d’y participer), comme si les jeunes cherchaient à normaliser leur discours, à le rendre conforme à ce qu’en disent les adultes.

Parler des maux de « notre société moderne » offre ainsi la possibilité aux adolescents de ne pas se sentir totalement responsables du malaise, de pouvoir mettre à distance la culpabilité de la « panne » à laquelle ils sont confrontés, et de trouver la disponibilité de redevenir enfant, adolescent, en acceptant la singularité de leur parcours. Cela permet aussi de ne pas avoir à parler davantage des maux de leur propre corps et d’une certaine forme d’auto-exclusion des réseaux et des forums divers. Car inévitablement, le retrait de la sphère publique, en restant à domicile ou en hospitalisation prolongée, ne permet pas d’entretenir les réseaux qui s’y sont créés, même si certains restent en lien en communiquant avec des amis de façon individuelle, notamment par SMS dans les moments où ils peuvent utiliser leur téléphone portable. L’invisibilité s’opère là aussi, dans le virtuel. Et les professionnels l’entendent bien comme une étape nécessaire à l’initiation qu’ils guident.

La prise en charge médicale de ces jeunes, leur accompagnement en hospitalisation, transforme progressivement leur perception, les amène à des réflexions désubjectivisées, décentrées d’eux-mêmes. Les maux individuels, les tensions avec la famille s’estompent à travers les discours sur les maux collectifs. La famille, même désorganisée, en crise, voire maltraitante, apparaît plus explicitement comme une référence dans les discours. Pour les adolescents, elle est un port d’attache où amarrer le fragile corps, bateau portant les diverses sensations et émotions vécues dans lesquelles ils ont le sentiment de se noyer. Mais dans les moments où les adolescents se sentent submergés par leurs ressentis, ils se mettent à accuser et insulter : les pairs, les soignants présents, et les parents absents. Les enfants reprennent alors des mots entendus à différents endroits : « ma mère est maltraitante, elle ne vient pas me voir » (…) « elle a honte de me montrer », ou « Il/elle m’a dit qu’il/elle faisait autre chose de son corps à mon âge, tant mieux, je suis différent(e) ». Les jeunes soudain formulent des plaintes : « ma mère est très belle, ma sœur aussi, je suis pas du tout comme elles, ça fait tache ». La visibilité du conflit familial ressurgit, de la colère, de la honte sont exprimées. Peut-être est-ce là l’effet du rituel : la mise en mots de l’éprouvé (Houseman, 2008).

Malgré le conflit qui peut exister entre les ados et leurs parents, il y a, au fond, le souhait d’être reconnu par eux. Isabelle Coutant (2012) relate ainsi l’exemple d’une jeune Cambodgienne qui ne parle pas avec son père et avec qui le dialogue va se remettre en place grâce à la médiation des thérapeutes, des soignants, du corps qui n’est plus transparent, sentiment qu’elle éprouvait au sein de la maison familiale. Il s’agit ainsi, par le corps, par la parole qui se rétablit ou les mots qui circulent, d'un désir d’être, visible aux yeux des parents. Et, comme l’a également observé I. Coutant, les professionnels évaluent, en partie, l’efficacité de leur travail dans cette capacité à réinstituer des rôles, ici de parents et d’enfants. De nouveaux statuts qui préparent la sortie et un engagement dans des relations où chacun se sent reconnu dans sa place.

L’ambiguïté de la relation aux parents se retrouve dans les conversations informelles des couloirs et du réfectoire. Parfois, ce n’est que timidement que des propos sont avancés par les ados, sur l’incompréhension ou la dureté de certains parents. D’autres fois, des phrases comme « ma mère est comme si » ou « mon père est comme ça » fusent entre les jeunes. Il est ici intéressant de remarquer que, dans tous les cas, de rébellion ou de difficultés à s’en séparer, les parents restent des référents. Si les enfants apprennent progressivement à se détacher de leurs manières d’être au monde, ils restent cependant très attachés aux modèles familiaux, les évoquent pour se comparer, se justifier, s’identifier[23]. Critiquer démesurément la famille reviendrait à se priver d’une filiation et d’une inscription dans le monde. Cette impossibilité d’être au monde s’exécute dans certaines pathologies et s’inscrit dans le corps comme une démonstration de cette physicalité familiale parfois difficile à porter. Le corps de l’enfant atteint interpelle les proches et celles et ceux qui l’observe. Les parents, lorsque cela devient nécessaire, acceptent l’idée selon laquelle la mise en invisibilité dans un cadre institutionnel permettra de remettre de l’ordre dans les corps et les esprits. La question qu’ils formulent fréquemment au médecin qui propose l’hospitalisation est comment leur enfant va continuer à se construire dans un espace isolé du monde ? Comment cette nouvelle temporalité, hors de la norme générale de l’adolescent scolarisé, va être un atout plutôt qu’un frein ? Comment les enfants vont-ils redevenir visibles et pouvoir réintégrer l’espace public ? Or les médecins n’ont pas de réponse à ces questions. Ils proposent des idées mais l’expérience du corps éprouvé dans la structure et ce que le sujet en fait est singulière à chacun. Comme dans l’expérience rituelle, l’hospitalisation est une phase liminaire où chacun.e apprend au quotidien à s’éprouver indépendamment des repères rassurants de l’intimité familiale et de celles des amis et camarades rencontrés dans les lieux dédiés à l’enfance. Là, l’attente va peut-être opérer un mouvement : une rencontre de l’altérité, des autres dans la même catégorie d’âge avec des histoires et des physicalités différentes. Les intériorités, au fil de leur construction, peuvent se rencontrer et participer, ensemble, à cette expérience. Il ne s’agit pas d’efficacité symbolique, comme l’a supposé Lévi-Strauss en comparant le travail du chaman et celui de la cure psychanalytique, mais plutôt de ce qui justement fait cette dite « culture jeune » en Occident, appelée classe d’âge dans d’autres sociétés : la rencontre avec les autres dans un cadre circonscrit, si elle peut être anxiogène dans un premier temps, au point que certain.e.s le refusent, opère une situation d’apprentissage. Cette dernière Tim Ingold (2018) la qualifie de partage des compétences entre pairs, une confrontation et, dans l’idéal, une solidarité entre impétrants permettant de créer les conditions de l’émergence d’une attention - que l’on pourrait associer à la notion de rapport au savoir en sciences de l’éducation -, à soi, aux autres, soi et non-soi. Plus encore, le cadre hospitalier, qui, dans cette structure pédopsychiatrique, a la particularité de laisser médecins, soignants et patients avec leurs atours vestimentaires, pourrait être comparé au cadre de l’après-séparation dans le contexte rituel, lorsque les novices se retrouvent confrontés à leurs émotions, à leurs corps affectés autrement que par leurs propres flagellations ; lorsque le partage des émotions devient un « phénomène relationnel » (Houseman, 2008).

« Si ces relations rituelles se distinguent des liens interpersonnels quotidiens par les conditions hors du commun qui président à leur émergence, elles partagent néanmoins avec eux la qualité d’une expérience vécue dont l’idiome privilégié est celui de l’expression intentionnelle et émotionnelle. Bref, dans un contexte rituel, les émotions sont subordonnées aux actions qui sont elles-mêmes subordonnées à l’actualisation de relations. » (Ibidem, p. 2).

Un déroulé de rituels quotidiens et des enfants toujours en apprentissage.

Le lundi est le jour des nouvelles entrées dans ce service de pédopsychiatrie adolescente. En fin de journée, les valises ayant été rangées dans la chambre attribuée, individuelle ou partagée, selon les cas et les disponibilités, l’attente commence. Parmi les entrants, il y a des novices, à l’affût d’instructions, et d’autres qui reviennent après quelques temps passés dehors, entre deux périodes d’hospitalisation. Ce premier soir, dans la file qui mène au réfectoire, ou autour de la table, dans un moment de groupe plutôt que dans l’intimité d’une chambre, se présente le moment où quelqu’un ose poser la question « tu es là pourquoi ? ». Certains patients ne sont pas interrogés tout de suite, leur corps crie la pathologie qui s’expose dans la maigreur, le visage boursouflé, le surpoids ou les blessures. Les symptômes corporels désignent la pathologie qui n’a pas besoin d’être énoncée et dont on parlera plus tard, dans un cadre plus intimiste. Pour ceux et celles dont le corps n’est pas explicitement bavard, la question rituelle s’impose. Parfois, des démonstrations quasi théâtrales font irruption dans les espaces communs. Peut-être ce jeune n’a-t-il/elle pas été interrogé, peut-être a-t-il/elle besoin d’exprimer son désarroi. L’adolescent.e se lève alors de table brusquement, respirant fort, en larmes, criant, sort dans le couloir sans demander l’autorisation, ne s’éloigne pas trop et est ainsi rattrapé par quelqu’un : un autre jeune, un soignant, l’anthropologue qui prend le relai quand tous sont occupés. Le corps secoué par le hoquet de la panique ne cherche pas l’isolement complet. Cette autre présence physique est nécessaire à la mise en scène du malaise, à la réception des mots qui sortent brusquement : « Je pense à mon père, je veux le voir, je veux le voir ! ». « Où es ton père ? » « Il est mort ». L’absence est insupportable et ne pas le dire l’est plus encore. Si tout le monde sait cette absence dans le quotidien de la vie familiale, pouvoir l’exposer dans ce nouveau lieu s’apparente à une première scène de l’initiation. L’absence du père justifie la visibilité à cet endroit de la scène.

Les lieux de passage sont particulièrement propices aux échanges et aux crises. Le couloir qui dessert les chambres, le poste de soin et ledit « club » - salon télé, de jeux et de discussions – se prêtent tant aux silences qu’aux cris : « Je vais le tuer, donnez-moi quelque chose pour me calmer, car je vais le tuer ! », dit cet.te ado pris.e régulièrement de crises d’angoisses. Ici il s’agissait encore du père, celui-là trop présent.

D’autres fois, c’est d’une chambre d’où provient le vacarme de meubles bousculés, de coups de poing dans les murs ou de hurlements. Une autre crise d’angoisse, une perfusion arrachée, un sevrage difficile, une crise d’épilepsie, des douleurs insupportables, une envie de tout casser, autant de raisons que les cloisons des chambres ne sauraient retenir. L’hospitalisation contient les corps sans pour autant empêcher l’expression démesurée des souffrances : « il faut leur laisser cette possibilité, tout en les calmant après coup, nous sommes habitués » dit un infirmier, accompagné d’un aide-soignant. Ils ne se pressent pas pour aller voir ce qu’il se passe.

Les soignants ne s’inquiètent pas de ces crises, qu’elles soient clastiques ou douloureuses, « il faut parfois passer par là » disent-ils. Pour ces derniers, la crise est une manière de s’exprimer dans une ambiance moins pathogène que le cadre familial où elle est devenue habituelle, où la famille s’est accommodée de ces réactions, ne sachant plus quoi faire. C’est ainsi qu’est perçu ce lieu d’hospitalisation : un endroit où on a le droit de dire et de montrer que ça ne va pas, de dire qu’on ne sait pas forcément pourquoi, d’essayer de nommer ce mal et de l’accepter, voire le transformer lorsque c’est possible. Comme en consultation, le bilan fait en hospitalisation ressemble à un rituel de dation du nom : nommer la maladie pour nommer un corps qui nous échappe, un corps tellement contrôlé qu’il n’a plus de place dans l’espace de l’adolescence où l’on s’attend à un corps dans les normes, répondant aux règles tout en trouvant son originalité… Un programme insurmontable pour tous, et encore plus lorsque la maladie est là. Alors l’originalité du nom peut-être « anorexie », « boulimie », « borderline », « addict », « conduite à risque en état de maladie chronique », « dépression » ou rien, juste « ça ne va pas »… Expérimenter de le dire ici est comme une répétition générale avant la première : lorsque l’énonciation se fera au dehors, lorsqu’elle passera du statut de non-dit à dit, d’invisible à visible[24].

D’autres corps se faufilent dans les espaces communs, plus muets, plus timides dans la démonstration de la souffrance. L’institution, en les plaçant là, au milieu des autres cas plus démonstratifs, espère une resocialisation de ces corps solitaires, et les retrouvailles avec un rythme en accord avec le monde extérieur, grâce à la médiation des pairs. Car les heures du lever, des repas, des activités, des temps libres, et du coucher sont strictes. Très peu de jeunes peuvent y échapper, sauf si l’état de santé physique l’oblige. D’autres fois, il faut renoncer à l’hospitalisation continue et proposer l’hôpital de jour, car se révéler au monde, y compris celui restreint de la vingtaine d’enfants hospitalisés, peut être ressenti de manière violente :

« Nous sommes montés sur la terrasse » dit Aymeric, 16 ans, « et j’ai eu le sentiment que tout le monde me regardait, que toute la ville me regardait, et je me sentais tellement mal ! ».

Pourtant, en hospitalisation, la présentation de soi se voudrait quelque peu débarrassée des codes vestimentaires du dehors. Beaucoup d’ados portent des vêtements confortables, se mettent en pyjama le soir après le dîner, chaussent des pantoufles enfantines. Des liens se tissent entre personnes de présentation très différente, mais les affinités restent liées à des critères plus sociaux, des styles et des pathologies... La maladie nommée est portée comme un vêtement rendant visible un mal qui invisibilise le corps tout en le montrant de manière ostentatoire. La plupart des anorexiques restent ensemble, comme les phobiques et les boulimiques, par exemple, leur carrière hospitalière est largement débattue, entre des échanges sur des films, des livres, des évènements divers et la mode. Or, là encore, des rituels s’opèrent, sont attendus, particulièrement lorsqu’on passe de la « théra » - la salle dédiée aux anorexiques et autres troubles du comportement alimentaires (TCA) – au « self », là où le contrôle se fait moins pressant. Ce passage, rituel, est désigné, parfois applaudi, même si le retour en salle thérapeutique est toujours possible.

L’institution est là présente, elle ordonne, malgré ses aménagements, ses règles moins strictes que dans les services de pédiatrie ou de psychiatrie adulte, elle garde son identité d’institution totale en maintenant un cadre réservé aux reclus. Les ados n’en sont pas dupes :

Ce midi au self, le cadre de santé est venu et a crié sur tout le monde, car il y avait trop d’agitation et l’organisation de la queue était trop encombrante. Il nous fait attendre à l’extérieur et laisse passer les personnes une à une. Imane se retourne vers moi et me dit : « c’est une manière d’exercer son pouvoir et de montrer qui est le chef ».[25]

En outre, se présenter aux autres dans l’espace privé de l’hôpital est entendu, par les soignants, comme une étape de réengagement dans le social. Les jeunes reprennent cette idée et l’expriment lors du groupe de paroles du jeudi matin[26] : « les ados ici ils sont plus gentils, ils te jugent moins parce qu’on sait qu’on est malade. Dehors c’est la jungle. » Pourtant plusieurs d’entre eux ne vivent plus ce dehors depuis plusieurs mois. La représentation qu’ils s’en font est fabriquée autour d’informations lues et vécues, expérimentées lors de permissions de sorties ponctuelles, de courte durée, de façon à ne pas replonger les jeunes dans les problématiques qu’ils vivaient avant d’entrer à l’hôpital, afin que le travail de séparation entre le dedans et le dehors ne soit pas remis en cause par une rechute ou un refus de revenir. La représentation de l’extérieur se forge à partir d’un mélange des dires des adultes et de la perception d’autres jeunes hospitalisés. Elle vient confirmer aux uns et aux autres, toutes générations confondues, que les enfants au corps défaillant, ou simplement différent, seraient plus mûrs psychiquement, lorsque la pathologie est nommée, prise en charge et que le travail de deuil d’une représentation de la normalité enfantine est entamé. C’est là où le travail sur la sortie, la réagrégation selon Van Gennep, va démarrer : la remise en route, à l’extérieur, de ces jeunes au corps maîtrisé, remis dans un ordre présentable au monde. Progressivement, par des permissions le week-end ou pendant les vacances, par des jours dédiés au retour au collège ou au lycée, par une sortie et une réinsertion définitive, avec un suivi thérapeutique d’accompagnement.

Les soignants accueillent le moment où l’enfant ne négocie plus, ne résiste plus, et intègre le protocole de soin comme une nouvelle étape. L’objectif est pour eux atteint, la formation du patient est assurée et son équilibre physique et psychique en bonne voie. Voie de sortie de l’hôpital ou de la maladie ? Qu’en est-il de l’agir de ce jeune qui, après maintes tentatives, finit par se soumettre au protocole ? Il est intéressant d’observer les différences de points de vue au sujet des négociations des jeunes avec les infirmiers : là où le chercheur observe une tentative de réappropriation de la connaissance médicale, en jugeant ce qui est bon ou mauvais pour soi, en faisant part de son expérience, les soignants voient une forme de résistance souvent associée à la pathologie. Or la transmission horizontale du savoir, telle qu’elle est présentée généralement dans le cadre scolaire, et aussi dans celui médical, est à l’opposé de ce qu’est un apprentissage, y compris en situation rituelle. Les anthropologues ont largement montré que les novices ne sont pas considérés comme des cires vierges : ils participent à la construction du savoir et du bon déroulé de l’initiation. Les maîtres doivent, à l’arrivée de chaque nouveau groupe, s’adapter à des nouveaux sujets et trouver le liant qui les fera devenir une communitas. Négocier est donc une manière d’acquérir du savoir et d’expérimenter son agir. Le paradoxe des soignants est de compter sur la communitas et en même temps de craindre qu’elle ne vienne remettre en cause leurs rôles. C’est probablement la limite de la comparaison avec le processus rituel : les soignants ne sont pas des maîtres d’initiation et la contrainte reste un élément fondamental de leurs actes. Pourtant, il serait intéressant de voir ici la manière dont l’action de ces jeunes participe à la construction politique du corps des enfants : en le déconstruisant et reconstruisant au gré de leur changement de représentations. Rien n’est jamais définitivement acquis ni défini, malgré l’énonciation des pathologies et les cadres de « l’être adolescent ». Les jeunes poussent les limites des grammaires pédopsychiatriques, des idées inculquées par les adultes, reprises par les jeunes eux-mêmes, recréées, reformulées et souvent moquées dans l’intimité des transgressions entre pairs qui se poursuivent dans les recoins qui échappent au contrôle des soignants. Des manifestations de la créativité sont ballotées entre anticonformisme affiché – comme le refus de participer aux ateliers, de suivre les traitements – et conformisme aux pratiques attendues du corps fabriqué en fonction de la représentation qu’ils ont de leur pathologie, de leur histoire, ou du comportement déterminé par la dation du nom.

Et puis il y a ces moments où tout, ou presque, vole aux éclats, où les déterminismes médico-psychologiques, et sociologiques, sont balayés par d’autres expériences sensorielles :

Une bouteille au milieu du groupe tourne et s’entame un « action ou vérité », dans le club, après le repas du soir. Il faut vérifier qu’un soignant ne passe pas par là. (…) Beaucoup de gages concernent des vêtements à enlever, des baisers langoureux à donner. Dylan (qui a tendance à faire le malin auprès des filles) n’hésite pas à embrasser fougueusement Adrien (…). Héloïse, qui sort seulement quelques heures par jour de sa chambre, et est perfusée, car elle refuse de s’alimenter, n’hésite pas à retirer ses sous-vêtements. Maël n’hésite pas à dévoiler son corps marqué par sa maladie. (Tout le monde sait que ce n’est pas contagieux). Puis il est lui aussi enlacé et embrassé. Un soignant arrive, ils cachent la bouteille, font semblant de jouer aux cartes, se remettent dans un corps d’anorexique, de boulimique, de chronique, de borderline… Le contraste est frappant.[27]

Pour revenir sur le vécu des jeunes, dans un article sur la recherche des origines des enfants nés sous X, Pascaline Gobet (2005) propose une idée : ce qui taraude les adoptés est « l’absence de savoir ». Rien ne peut combler cette ignorance, rien ne peut réparer les années passer à se demander pourquoi, comment, d’où. L’analogie avec les jeunes hospitalisés en psychiatrie me paraît intéressante. Pendant un temps, ces jeunes ne savent pas ce qu’ils ont, pourquoi ça va mal, pourquoi leur corps les empêche de poursuivre la route que leurs camarades empruntent sans heurts. S’approprier la maladie, ou la conduite[28], à travers leur corps éprouvé, reviendrait ainsi à se réapproprier le corps et commencer le travail d’humanisation et de socialisation qui a été mis au silence. Cela peut être désespérément long pour l’enfant comme pour les parents, plus encore pour ces derniers qui s’inquiètent des conséquences de cette pause pour l’avenir. D’autres fois c’est le temps écourté qui pose problème ; une hospitalisation qui dure depuis 6 mois, cela paraît si long au début puis l’enfant s’habitue. Il a des amis, des émois amoureux, il a récupéré un rythme et tout commence à aller bien. Or c’est souvent à ce moment-là que se fait l’annonce d’une envisageable sortie. Certaines et certains entrent en panique « ici on me reconnaît, je peux me dire, me montrer, mais dehors qui me reconnaîtra ? ». Pourtant, cette question de désynchronisation marque aussi le temps de l’enfance et de la jeunesse (Lachance, 2012), de différentes manières. Anne Barrère (2011) a, de son côté, observé que l’école buissonnière est un temps où les jeunes se retrouvent et selon son expression « se forment par eux-mêmes ».

Les jeunes hospitalisés, dans la désynchronisation qui s’opère dans ce temps de mise au repos où ils rencontrent d’autres jeunes, dans un cercle fermé, au milieu des règles strictes, sont paradoxalement soumis à une certaine autonomie de la parole et des corps qui règne dans la structure. Les professionnels, paradoxalement encore, y tiennent : elle vise à donner du temps et de l’espace à l’expression du corps et des affects, à l’expérimenter dans un intérieur protégé où les jeunes s’initient, se préparent à la sortie. En cela ils rejoignent à nouveau, dans leur pratique, le phénomène rituel. C’est sur ce corps éprouvé entre pairs que les maîtres d’initiation comptent également lors des épreuves auxquelles ils soumettent les futurs initiés : une solidarité dans l’affectation au sein d’une même classe d’âge. Et même la contrainte apparaît finalement comme l’autre versant du processus, comme le démontre bien Houseman (1992) dans un texte qu’il intitule « Double contrainte et paradoxe rituel ». Contraindre pour éprouver le corps, faire sortir la plainte, la rendre publique, la resocialiser et redonner une visibilité avec un corps qui ne sera jamais plus ce qu’il était. Le paradoxe rituel est d’ordonner dans les règles de la société tout en présentant la singularité de chacun. Le corps singulier fondu, et visible, car ayant acquis une place, par le processus de séparation et de transformation, dans le corps collectif.

Cette dialectique du dedans et du dehors est celle que l’on retrouve dans les cas de retrait social. L’enfermement dans l’intimité de la chambre, à l’intérieur du domicile familial, de celui entretenu par la mère, est une manière de se séparer d’un trop-plein de l’extérieur, une façon de faire le vide. Mais ce vide n’est ni plus ni moins que la démonstration d’un corps absent de son essence, vidé de sa vitalité, de son existence même (Figueiredo, 2019).

L’incorporation du discours global : autre forme d’invisibilité ?

Lors des consultations la plupart des parents révèlent leur détresse face à l’enfant au corps souffrant qu’ils n’arrivent plus ni à protéger ni à obliger, qu’ils ne reconnaissent plus. Ils sont confrontés au temps nécessaire à l’amélioration de l’état de santé, physique et mental, faisant le deuil d’un idéal de réussite. En ce sens l’idée que l’enfant aille mieux est concomitante avec la nécessité qu’il ne se prive pas d’un avenir. Le corps de leur progéniture leur révèle une autre présence, un autre présent. Les parents sont ainsi confrontés à la nécessaire séparation d’avec leur vision de la normalité enfantine (Gavarini, 2010) pour remettre leurs enfants à une autre maison que la leur.

La « maison des adolescents » devient ainsi une sorte de supra-modèle de la nécessité pour les enfants de cet âge de se séparer tout en étant cadrés dans des limites et par des représentations qui s’apparentent, ou qui devraient s’apparenter, à celles de leurs parents qui acceptent de les y emmener. Ils y déposent une partie de leur corps, des enfants façonnés selon une perception qui fut la leur, des fils et des filles qui leur échappent soudain par une autonomisation radicale et dangereuse de leur corps, qui ne leur appartient plus, ni à personne d’autre, pendant un temps.

Que le problème soit pour l’enfant en souffrance une difficulté de se séparer de ses figures d’attachement, ou une révolte s’exprimant par différents types de transgressions, ce qui ressort des observations menées lors des consultations, est comment, conjointement avec le thérapeute, il y a remise en place des rôles de chacun dans la cellule familiale. Cet accompagnement dans la normalisation des places et des liens familiaux est parallèle au travail fait avec une autre renormalisation : celle de la socialisation avec les pairs et la réinscription dans le rôle d’élève, à défaut d’en faire un métier (Sirota, 1993). C’est aussi le rôle des rites de passage que d’instituer de nouvelles places, et pour cela, comme le dit Turner, il faut passer par des rites d’installation.

Les observations menées en hospitalisation montrent de quelle manière les professionnels s’appuient sur la mise à l’écart de l’emprise familiale, tout en faisant des parents des alliés du contrat thérapeutique, pour construire les conditions nécessaires à la réinsertion familiale, extrafamiliale et sociale de l’enfant. Lorsque cela est nécessaire, certains sont orientés vers des soins-études, des pensions où la scolarité reprend une forme « normale », avec son objectif de réussite et d’épanouissement pour l’individu, tout en offrant une structure de soin et d’accompagnement en internat. Une autre étape rituelle.

Conclusions

Dans ces structures de soin réservées aux adolescents, les médecins, et les équipes soignantes apparaissent comme les nouveaux garants de l’ordre social, en cela qu’ils offrent des points de repère, arbitrent la réassignation des rôles (Coutant, 2012), y compris dans la socialisation entre pairs, refaçonnent les corps. Ils incarneraient ainsi eux-mêmes un rôle s’apparentant à celui du maître d’initiation à qui la famille fait confiance (en a-t-elle vraiment le choix, voilà un autre sujet), y compris lorsqu’elle est temporairement mise à l’écart. La transmission des représentations qui se font habituellement dans la famille, et s’éprouvent entre les pairs, est ici confrontée à un autre type d’idéal de quête d’un soi non seulement individualisé, sexualisé, autonome et performant, mais aussi guéri et initié. La quête d’un corps remis dans la norme du poids, de la taille, de la mesure de l’enfance (Sirota, 2012 ; Diasio, 2012 ).

Parallèlement, les adolescents accueillis, se débrouillent dans les interstices des emplois du temps qui rythment leurs journées pour reconstituer des réseaux de pairs, par âge et affinité, et cherchent finalement à profiter de ce cadre pour faire une pause et découvrir comment le monde s’organise autour d’eux et comment, grâce à eux, les professionnels et les parents négocient et redéfinissent la place que leur assignent, en retour, ces jeunes dits en souffrance et en retrait. Car, malgré les maux, ils continuent d’agir sur le monde qui les entoure (Bluebond-Langner, 1978, Sirota et al., 2013). Que ce soit en s’enfermant dans sa chambre, ou en obligeant l’hospitalisation, cette claustration peut être vue comme une forme de descente au pays d’Hadès, avec en mains quelques recommandations pour s’assurer de repasser le stick au retour, et sortir des enfers avec un corps non plus sous contrôle, mais reconnu et prêt à se réengager. Même si tous n’acceptent pas l’épreuve, décident d’y renoncer, ou ne parviennent pas à s’engager dans le protocole proposé, car d’autres chemins existent pour faire de l’expérience de la souffrance physique et/ou mentale un évènement plus ou moins marquant de leur histoire. Les maisons d’adolescents ne constituent pas une case « idéale » d’initiation, mais bien un objectif politisé porté par des professionnels convaincus et engagés.

Les enfants hospitalisés et en retrait expérimentent ainsi l’articulation corps visible et corps invisible, comme s’ils cherchaient à arrimer leurs corps à un objet ou un espace en fonction des lieux proposés : leur chambre à la maison ou à l’hôpital, le canapé familial ou celui de la salle d’attente, celui du salon club de l’hospitalisation, le sol de la chambre d’un cohospitalisé, le fauteuil roulant dans lequel ils doivent parfois se déplacer, enfin le corps d’un ou d’une autre ado plutôt que celui des parents. Ce calage du corps dans des espaces et des temps différents fait l’expérience du corps, il permet de s’engager par à-coups, morceaux, identifications. Progressivement le corps s’offre à la lumière, à la vie. Des corps contenus par les autres soi, par les autres non-soi, par soi ; des corps mis à l’abri, soumis aux progressives permissions de sorties, aux tentatives de reprises des études ; des corps qui reprennent forme et se rendent visibles avec un autre statut : celui de l’enfant grandi, avec certes un corps politisé à travers différents discours et échanges, un corps qui a semé le trouble dans la famille, dans les institutions et aussi chez les professionnels, souvent. Car, il faut bien le reconnaître, les soignants et thérapeutes, au discours normé et imprégné de différentes théories, savent qu’ils ne peuvent rien sans l’agir de ces enfants qui modifient leurs perceptions de la singularité de l’histoire portée par le corps de chacun de leur patient. Cette histoire ne leur appartient pas, elle se répète dans d’autres contextes depuis des millénaires.