Article body

Introduction

En cette nouvelle ère de la biotechnologie, l’enfant à naître n’a jamais été autant surveillé pour en faire un enfant sans tares, un produit social contrôlé, surveillé. C’est du moins ce que nous avons pu constater lors d’une recherche portant sur l’expérience de la grossesse et de l’accouchement de Québécoises, dans le cadre d’une thèse en sciences humaines appliquées. Bien que notre étude s’intéressait avant tout au vécu des primipares dont la grossesse était considérée sans risque et que la moitié d’entre-elles, désireuses de prendre une distance de l’approche médicale, avaient opté pour un suivi avec une sage-femme en maison de naissance, leurs propos ont permis de constater l’ampleur et la prégnance de ce phénomène dans la société contemporaine.

L’évolution de la technologie liée à la grossesse a permis de scruter l’univers mystérieux du développement fœtal. Conçu initialement comme moyen diagnostique, l’échographie est rapidement devenue un évènement attendu, marqueur de l’identité de l’enfant et des premiers rapports entretenus avec lui ou autour de lui par l’entourage familial et social. La panoplie de tests ne cesse de croître pour préciser la date de sa naissance, surveiller sa croissance et établir son droit à l’entrée dans la vie en conformité avec les standards établis. Aussi, au cours des années 1970, le suivi des femmes enceintes est devenu standardisé, du moins au Québec (Baillargeon, 2004). Puis, différents programmes gouvernementaux (MSSS, 2008) se sont ajoutés, dont le dépistage universel de la trisomie 21 à partir de 2010 (MSSS, 2017), incitant les femmes à recourir à des tests et examens dès le début de la grossesse.

Les deux principaux objectifs de cet article, qui résulte de cette recherche doctorale, sont d’une part de montrer le rôle et la place des dispositifs politiques et sociaux entourant la grossesse. Puis, d’autre part, de présenter le façonnement des représentations sociales de l’enfant à travers ces dispositifs. Rencontrer des femmes enceintes en bonne santé ou sans risque particulier jusqu’après la naissance de leur enfant, comme nous l’avons fait, permet de présenter des résultats de recherche ancrés dans une expérience qui se construit au fil des semaines et de tracer un portrait social contemporain de l’enfantement. La gestion du risque par le recours à une technologie foisonnante, dans ce que l’on peut qualifier d’une expérience « ordinaire » de la maternité a des conséquences importantes et comporte différents enjeux sociaux parce qu’elle transforme la façon de penser et de vivre ces évènements. Ainsi, l’article contribue à montrer la manière dont les mesures déployées autour de la procréation médicalement assistée (PMA) viennent influencer le vécu des femmes qui ne sont pas directement touchées par cette problématique, en ce qui a trait à l’anticipation de l’enfant et au début de la grossesse. Il permet également de constater une progression de la temporalité anténatale mise de l’avant dans les travaux de Giraud (2014) portant sur la PMA, mais cette fois-ci induite par la précocité des tests de grossesse disponibles pour toutes les femmes.

Dans la première partie, nous ferons une mise en contexte puis nous présenterons la méthodologie de notre étude. Par la suite, l’expérience vécue tout au long du parcours emprunté par les participantes permettra d’appréhender la manière dont la technologie prénatale et les dispositifs de contrôle sociaux les influencent dès le projet de la conception et contribuent à façonner les représentations de l’enfant.

Les débuts de la vie : une évolution marquée par le politique et la technologie

L’intervention de l’État sur les parents et l’enfant en devenir, ainsi que la montée de la technologie biomédicale s’inscrivent dans un contexte historique. Au début du XXe siècle, l’essor fulgurant de la science et de la technoscience marqué par la raison instrumentale des sociétés industrialisées est venu transformer l’univers de la maternité (Rivard, 2014). Selon Michel Foucault (1976), l’action rationnelle a pénétré toutes les sphères de la vie privée et de l’existence corporelle. Pour Foucault, le corps politique réfère à la réglementation, à la surveillance et au contrôle des organes dans la reproduction. Ainsi, l’État intervient par ses actions publiques et statuaires dans la prise en charge des processus biologiques, dont la naissance, par une série d’interventions et de contrôles régulateurs qui constituent une biopolitique de la population (Donzelot, 1977 ; Foucault, 1976). L’État a historiquement joué un rôle important étant donné son intérêt dans le discours médical qui venait renforcer son contrôle sur le corps social et les biopolitiques en matière de reproduction (Newnham, 2014). L’alliance de la médecine et de l’État a permis d’instaurer un pouvoir qui se propose de gérer la vie (Donzelot, 1977).

L’institutionnalisation de la surveillance de la grossesse comme pratique normative s’inscrit en réponse à la mort périnatale, l’État se posant comme garant de la survie de l’enfant potentiel (Goyaux, 1998). Puis, la relation économique est introduite dans la surveillance de la reproduction humaine. Ainsi, les fœtus jugés à faibles risques, c’est-à-dire qui ne présentent pas ou ne sont pas porteurs d’anomalies sont estimés comme des êtres humains précieux économiquement, en regard de leur production et leur contribution potentielle à la société, alors que ceux « défectueux » sont considérés comme des produits de qualité inférieure et potentiellement anormaux (Ettorre, 2009). Le pouvoir, sur ces enfants à naître et les mères qui les portent, s’impose par deux types de régulation des comportements, soit les normes médicales qui agissent sur le corps et les normes psychologiques qui agissent sur l’inconscient (de Singly, 2017). Il suppose aussi que la femme accepte un ensemble d’examens et un « droit de regard » de la part des membres du personnel médicaux et sociaux (Goyaux, 1998 : 127). Ces changements transformèrent profondément les représentations autour de la naissance, alors que la médecine s’est imposée dans le domaine obstétrical qui auparavant constituait surtout une affaire de femmes. À travers la médicalisation de l’accouchement, le contrôle sur le corps de la femme s’est institutionnalisé, mais il s’est aussi adressé à la discipline individuelle du corps au service de la stabilité collective et de la santé.

À travers les siècles, la mise en image du fœtus a contribué par différents médiums, dont l’art, à influencer les perceptions à son égard (Newman, 1996). L’évolution de la technologie a permis grâce à des dispositifs visuels (ex. échographie) de percer les mystères de la vie intra-utérine et d’introduire une nouvelle matérialité du corps de l’enfant à naître (Duden, 1996 [1991]). L’échographie devient ainsi l’instrument contemporain de contrôle du corps de l’individu (Foucault, 2001) avant même sa naissance. Tout ceci a concouru à faire du fœtus un sujet au détriment de la femme. Il devient alors un patient (Casper, 1998) et les mères sont souvent perçues comme « l’ennemi du fœtus » (Michaels et Morgan, 1999).

Les techniques de diagnostic et de dépistage prénatal des anomalies fœtales constituent une nouvelle étape de cette médicalisation (Vassy, 2011). Le mode de régulation, qualifié par Memmi (2004) de « biopolitique déléguée », est maintenant fortement délégué au sujet à qui on laisse le soin de contrôler sa conduite. « Pas d’interdiction à proprement parler : à chacun de prendre ses responsabilités — et, en l’espèce, de payer le prix — pour des conduites dont le caractère déraisonnable et excessif aura été dûment pointé par un dispositif public » (Memmi, 2004 : 137). Par ailleurs, l’échographie obstétricale contribue à créer une subjectivité morale qui rend la femme enceinte responsable de la santé de son enfant à naître même si la plupart des circonstances pouvant mettre son fœtus en danger (ex. la génétique, la pollution) ne sont pas de son ressort (Brauer, 2016). Ainsi, une « bonne » mère doit faire ce qui est recommandé pour son enfant (Kukla, 2008). L’espace de choix s’en trouve restreint. Douglas (1999 [1986] : 10) a d’ailleurs démontré que pour penser et opérer des choix, l’individu est tributaire des institutions qui pour l’essentiel accomplissent le travail de penser et de choisir à sa place.

Au fil du temps, il s’est établi une conviction que les résultats défavorables, en termes de « fœtus normal », peuvent être atténués grâce à la surveillance et au traitement médical avant la naissance. Cette croyance justifie la surveillance médicale des femmes en âge de procréer (Waggoner, 2011). La médicalisation de la grossesse s’est, quant à elle, développée en parallèle des technologies sophistiquées de dépistage et d’intervention ainsi que cette augmentation d’une préoccupation sociétale du risque pour le fœtus (Cahill, 2001).

Depuis, la médicalisation s’est même propagée à la préconception. Différentes technologies de la reproduction, telle la fécondation in vitro (FIV), ont modifié les perceptions à l’égard de la fertilité, de l’infertilité et de la fécondité, sur les plans privé et professionnel (Franklin, 2013). L’embryon humain alterne maintenant entre diverses positions, le plaçant entre enfant potentiel et pur matériau organique (Giraud, 2014).

Cette montée de la technologie entourant la maternité s’est imposée au Québec au cours du XXe siècle (Baillargeon, 2004). À la fin des années 1980, on pouvait déjà constater la mise à l’écart des femmes au profit des fœtus, les effets de la technique sur la relation entretenue avec les médecins et le poids de l’idéologie du risque (Quéniart, 1988). Puis, l’offre systématique d’un programme de dépistage prénatal de la trisomie 21 a été déployée à partir de 2011 (Varin, 2016), dans la foulée de débats sociaux demeurés inachevés (Parizeau, 2005). Par ailleurs, un lobby puissant a mené à l’adoption de mesures visant le remboursement par l’État des soins en clinique d’infertilité, ce qui a entraîné un recours accru à ces services. L’étude des relations entre les couples infertiles et le personnel médical des services de PMA a permis de constater des modifications dans leurs représentations de la reproduction et de l’enfantement (Chateauneuf, 2011). L’importance de développer de nouveaux repères cliniques tenant compte de la complexité inhérente aux processus psychiques pour soutenir ces parents a aussi été soulevée (Achim et Noël, 2014). De plus, ces avancées technologiques montrent l’éviction du corps féminin dans les techniques de reproduction et questionnent les rapports de genre (De Koninck, 2015). Par contre, aucune étude ne s’était penchée jusqu’à présent sur l’influence des technologies et des programmes gouvernementaux sur le vécu des femmes et leurs représentations de l’enfant à naître dans le cas des grossesses dites « ordinaires ». Une autre spécificité de notre recherche est de porter un regard sur l’expérience des femmes évoluant dans différents contextes de soins à l’intérieur du système de santé publique du Québec. Ainsi, plus de la moitié des participantes avaient choisi d’accoucher en maison de naissance avec une sage-femme parce qu’elles souhaitent un suivi démédicalisé. Pour ces dernières, la grossesse et l’accouchement étaient d’abord considérés comme des évènements de santé et elles voulaient accoucher dans un endroit où elles se sentiraient plus libres de suivre leur ressenti et respectées dans les différentes dimensions de leurs besoins. Cette étude québécoise apporte un éclairage nouveau sur les influences sociétales et culturelles exercées par l’apport de programmes gouvernementaux à la population en général, marquant d’autant plus son originalité par rapport aux recherches menées aux États-Unis et en Europe.

Au cœur de l’expérience de Québécoises : considérations méthodologiques

Pour répondre à une question plus large portant sur l’expérience de la grossesse et de l’accouchement, une recherche qualitative de type inductif a été réalisée auprès de 25 primipares québécoises dont la grossesse et l’accouchement étaient envisagés comme pouvant se dérouler normalement.

La recherche s’appuie sur un cadre de référence phénoménologique contextualisé et se situe dans une perspective interdisciplinaire, en continuité avec des travaux issus de l’anthropologie, de la sociologie et de la philosophie des soins. L’approche phénoménologique permet d’examiner les contenus de conscience et les significations propres au sujet qui peut être vu comme interprète du monde qui l’entoure (Depraz, 2012). L’expérience ne peut non plus être vue de manière isolée, d’où la prise en compte dans nos analyses des dynamiques relationnelles et organisationnelles qui la façonnent (Alvesson et Sköldberg, 2012).

Certains concepts se sont avérés utiles pour mieux saisir l’expérience des femmes rencontrées. Ils ont servi à mettre en relation les différents corpus et éclairer les données. Ainsi, le concept de médicalisation, défini comme « un processus par lequel de plus en plus d’aspects de la vie quotidienne sont passés sous l’empire, l’influence et la supervision de la médecine » (Zola, 1983 : 295 dans Conrad, 1995), continue de s’imposer autour de la grossesse et de la naissance (Conrad & Waggoner, 2014). Au cours des années 2000, le concept de biomédicalisation est apparu pour mieux circonscrire le fait que les innovations et les technosciences ne se contentent plus d’ajouter à ce qui existe, mais bien plus, elles le transforment (Clarke et al., 2000 : 12).

Ensuite, le concept de biopouvoir mis de l’avant par Foucault (1976) a permis pour sa part de réfléchir aux mécanismes en jeu autour des expériences vécues par les femmes dans la mesure où dans la société, « se croisent, selon une articulation orthogonale, la norme de la discipline et la norme de régularisation » (Foucault, 1997 : 225). Dans la société moderne, le pouvoir tend à se faire de plus en plus invisible et anonyme, s’exerçant sur les individus davantage à travers des technologies de surveillance, de contrôle, d’observation et de mesure dans le cadre d’un système de micropouvoir, c’est-à-dire en laissant entendre aux individus qu’ils sont à l’origine de leurs actions alors qu’ils intériorisent « les normes en vigueur voulant qu’il soit nécessaire de se protéger des divers dangers inhérents à la vie humaine » (Nader, 2012 : 202).

Enfin, la représentation sociale est structurée autour d’un noyau central stable issu des déterminismes historiques, symboliques et sociaux collectivement partagés et d’éléments périphériques susceptibles de varier selon les contingences du quotidien, permettant ainsi à l’individu de s’adapter en fonction de différentes réalités. Les représentations sociales produisent l’anticipation des actes et des conduites, l’interprétation de la situation dans un sens préétabli, grâce à un système de catégorisation cohérent et stable, et elles permettent ensuite la justification des conduites par rapport aux normes sociales et leur intégration (Abric, 2003). De plus, le risque existe aussi à travers les représentations que l’on s’en fait (Brahic et al., 2015), car il est le produit d’une construction sociale « qui implique un ensemble d’enjeux à la fois individuels et sociaux qui, d’une part, s’actualise dans et par les situations auxquelles sont confrontés les individus et les groupes et, d’autre part, mobilise des cadres de pensée “déjà-là”, préexistants au sein de la structure sociale  » (Apostolidis et Dany, 2012 : 71).

Les participantes à notre étude ont été choisies par choix raisonné (Patton, 2002). Nous recherchions une diversité dans le type de suivis ayant cours au Québec, soit par un omnipraticien (4), un gynécologue-obstétricien (11) ou une sage-femme (10), car l’expérience de la grossesse vécue par les femmes peut varier selon les professionnels qui les ont accompagnés (Klein et al., 2009). Elles ont également été recrutées en milieu urbain sur le territoire de la ville de Québec (14) et en milieu semi-rural dans la région de la Mauricie-Centre du Québec (11). Des entretiens narratifs ont permis de recueillir leurs propos à trois moments différents de leur expérience, soit au début et à la fin de leur grossesse, puis à la suite de leur accouchement. Cette perspective diachronique permettait de mieux saisir l’évolution des représentations par rapport à la grossesse et à l’enfantement. Par contre, le nombre de participantes a dû être limité en raison du vaste corpus de données et de l’approche méthodologique utilisée. Des certificats éthiques avaient préalablement été obtenus et des mesures ont été prises pour assurer l’anonymat et la confidentialité des propos recueillis.

Le corpus des entretiens retranscrits a été examiné individuellement et transversalement en fonction des objectifs de recherche, tout en restant à l’affût de données émergentes. Nous avons procédé d’abord à une analyse thématique verticale ou individuelle de chacun des entretiens pour en dégager les thèmes émergents et récurrents ainsi que les unités de sens naturelles. Puis nous avons procédé à l’analyse des données de manière horizontale, c’est-à-dire pour l’ensemble des participantes. Enfin, un troisième niveau d’analyse a émergé du va-et-vient entre les niveaux horizontal et vertical en étant attentif à l’évolution des subjectivités entre les différentes périodes où se sont déroulés les entretiens (début de grossesse, fin et après l’accouchement). Ce dernier a permis d’identifier les convergences et les divergences pour faire ressortir les représentations les plus significatives en lien avec la dimension contextuelle.

Pour cet article, nous avons retenu le vécu de chaque participante en rapport avec ses représentations de l’enfant, son rapport à la technologie et aux dispositifs de surveillance durant la grossesse. Par ailleurs, comme l’expérience se construit dans l’intersubjectivité, nous avons pu, à travers le propos de ces mères, constater les influences que le conjoint subissait lui-même ou exerçait à certains moments.

Technologies et dispositifs de contrôle : impacts sur la construction du fœtus

Dans un premier temps, il apparaît important de présenter les caractéristiques sociodémographiques des femmes rencontrées. Elles étaient âgées de 24 à 41 ans, la moyenne d’âge se situant à 31 ans. Toutes étaient hétérosexuelles et vivaient avec leur conjoint, sauf une, mais, le père de l’enfant demeurait impliqué. Elles étaient en couple depuis quelques mois à onze ans, pour une durée moyenne de cinq ans. Deux femmes possédaient un diplôme d’études secondaires, sept détenaient un diplôme collégial et seize avaient fait des études universitaires. Vingt-trois étaient sur le marché du travail, une en chômage, et l’autre prestataire de l’aide sociale. Elles occupaient le secteur d’emploi[1] des services (7), de la santé (6), de l’administration (6), de l’éducation (3) et 3 étaient aux études (maîtrise, postdoctorat).

Projet d’enfant, changement de rationalités

La problématique de l’infertilité apparaissait en toile de fond des propos de nos participantes. Ainsi, certaines étaient surprises de devenir enceintes dès le premier « essai  », pensant que c’était beaucoup plus difficile de concevoir un bébé, alors que d’autres étaient désespérées après quelques tentatives infructueuses, même si elles étaient au début de la vingtaine.

C’était la seule fois où on a vraiment essayé […] On remettait toujours ça à l’année prochaine, on n’était jamais prêts, en fait. Mon chum et moi on le savait que ça ferait partie de notre vie, mais on ne savait pas que ça pouvait être aussi rapide non plus. J’ai vu tellement d’expériences autour de moi où c’était des 2-3 ans, même dans mes amies très proches, puis inséminées et tout, qu’on dirait que ce n’était pas facile pour moi de faire un bébé. Donc c’est pour ça qu’on a été un peu sous le choc en fait, mais très heureux. [Annie, 31 ans, prof., nat, omni][2]

Puis, dès qu’elles ont pensé être enceintes, toutes ont effectué un test de grossesse maison et entrepris les démarches qui leur semblaient appropriées pour bien démarrer leur grossesse et leur vie parentale. Pour certaines, il s’agissait d’effectuer une demande de retrait préventif auprès de la Commission de santé et sécurité du travail qui administre des programmes pour assurer une grossesse sans danger pour le fœtus[3]. Bien que cette accessibilité soit appréciée du point de vue de la santé du fœtus, la plupart des femmes admissibles à ce programme se sont senties obligées de s’y conformer dès le début de leur grossesse. Cette démarche a été source de tension pour plusieurs, car en plus de craindre la réaction de l’employeur, elle créait l’obligation d’annoncer la venue de l’enfant à leur entourage plus tôt qu’elles ne l’auraient souhaité. Pour certaines, la perte soudaine du statut et de la vie sociale liée à leur vie professionnelle a été vécue comme un deuil ou un stress supplémentaire. Il leur est apparu difficile de concilier à la fois les normes de santé préventive, leur senti et leur bien-être, ce qui faisait dire à Florence :

J’veux revenir en arrière, j’veux ma vie d’avant, et je ne comprenais pas pourquoi je ne pouvais plus aller travailler. Je l’savais, mais en dedans d’moi j’disais : j’suis en forme, j’peux faire mes choses. J’ai été arrêtée à quatre semaines et demie. […] À la longue-là, tu sais quand qu’on a écouté l’cœur du bébé-là, ce sont toutes des affaires qui m’ont fait prendre conscience que..., là j’le fais, mais pour une raison […] là c’était concret, j’hiberne pour mon bébé. Et à partir de ce moment-là ç’a comme mieux été… [Florence, 25 ans, serv., med, gyn]

Dans le même ordre d’idée, certaines femmes ont procédé à l’inscription de leur futur enfant en garderie, car les places se font rares, même si comme le disait Pascale, « C’est un peu surréaliste comme démarche la première semaine ».

Il ressort de notre étude qu’avec la disponibilité des moyens de contraception efficaces, les femmes décident de plus en plus tardivement d’avoir un enfant. Les attentes sociales à l’égard du niveau de scolarité et du marché du travail ainsi que la sécurité financière et les facteurs relationnels contribuent à retarder le moment d’une grossesse (Johnson et Tough, 2012). Par ailleurs, les femmes se retrouvent dans une situation où il est aussi plus difficile de concevoir étant donné une certaine baisse de la fertilité naturelle à un âge plus avancé (Johnson et Tough, 2012). Avec la médiatisation autour des techniques de procréation médicalement assistée (PMA), un nombre croissant de couples se tournent vers les cliniques de fertilité. De plus, le gouvernement québécois a instauré en 2010 un programme de PMA[4] accessible à tous, ce qui a contribué à modifier les perceptions à l’égard de la fertilité, de l’infertilité et de la fécondité, sur les plans privé et professionnel. Selon la sociologue Franklin (2013), la fécondation in vitro (FIV) présente un paradoxe. D’une part, elle est devenue plus courante et banale, voire même une nouvelle forme de norme de vie sociale, et d’autre part, elle est source de changements importants sur le plan social, éthique et médical. La reproduction avec l’assistance technologique sous-tend l’invisibilité du travail procréatif des femmes et la conception est de plus en plus imaginée comme si elle avait lieu dans une boîte de Pétri (Ivry, 2015). Le cadre de référence de la conception naturelle s’en trouve modifié et amène le citoyen ordinaire à penser qu’une grossesse réussie est maintenant perçue comme quelque chose qui doit être atteint ou amélioré grâce à la technologie (Franklin, 2013). Ainsi, les technologies de la reproduction transforment notre compréhension des faits de la vie ainsi que les notions de nature et de culture (Ivry, 2015 ; Whittaker, 2015).

Parmi les changements de rationalités se trouvent également la survenue de la perception de l’embryon comme un être à protéger dès les premiers moments de sa conception puisque les tests de grossesse dits « première réponse » offrent maintenant la possibilité de connaître l’état de grossesse avant même un retard menstruel. Les programmes sociaux destinés à favoriser une grossesse dite « sans danger » font en sorte que les femmes se trouvent dans la position ambiguë de marquer concrètement leur entrée dans la maternité alors qu’elles n’ont pas eu le temps d’intégrer ce nouveau statut, ce qui crée des tensions entre le senti et les normes à respecter. Comme le mentionnait Florence, elles aimeraient parfois revenir en arrière, car elles se sentent prisonnières en face d’un enfant à protéger, alors que peu de signes tangibles justifient de voir sa vie professionnelle et sociale bouleversée du jour au lendemain.

L’intervention de l’État en faveur de mesures sociales visant à favoriser les familles a aussi pour effet pervers de contribuer à renverser la ligne du temps. Ainsi, l’étatisation des services de garde, malheureusement insuffisants, crée le phénomène où le futur parent se retrouve en situation d’attribuer une identité d’enfant à un embryon de quelques semaines, voire quelques jours, et devoir prendre concrètement des dispositions visant son intégration sociale. Toutes ces mesures contribuent à créer un décalage temporel et à bouleverser les repères usuels de la parentalité. Ce phénomène ne touche pas seulement les futurs parents ayant recours aux techniques médicales de reproduction comme l’a démontré Giraud (2014), mais est susceptible de tous les rejoindre d’une manière ou d’une autre. De plus, les femmes se retrouvent dans un état d’ambivalence important, obligées à certains moments d’agir en fonction de ce qu’elles considèrent comme la promesse d’enfant et douter de sa réalité.

Promesse ou certitude

Phénomène étrange, le tiers de nos participantes avait senti le besoin de confirmer le résultat positif du test de grossesse à plus d’une reprise et deux d’entre elles avaient tenu à le faire confirmer par un test sanguin. Pourtant, ces femmes souhaitaient être enceintes.

Finalement, j’ai fait le test avant ma date de retard de règles et c’était positif. J’ai revalidé quelques jours plus tard et c’était positif. [Annie, 31 ans, prof., nat, omni]

Les tests de grossesse faits de plus en plus tôt semblent créer un état d’incrédulité chez plusieurs femmes, contribuant peut-être à susciter cette répétition. Réalisés jusqu’à cinq jours avant la date prévue des menstruations, ils correspondent à un désir de savoir sans être associés à des signes de grossesse. Devant un résultat positif, tenaillées par le doute, les femmes veulent être certaines.

Aussi, les participantes redoutaient la fausse-couche qu’elles pensaient très fréquente. La précocité des tests n’est sans doute pas étrangère à cette situation puisqu’auparavant, certaines d’entre elles pouvaient passer inaperçues, du seul fait que 10 % d’arrêt spontané de grossesse est susceptible de se produire entre le moment de la conception et l’arrêt des menstruations (Layne, 2009). Les bénéfices escomptés pour les femmes, tels que ceux de pouvoir prendre soin précocement de leur santé et de celle du fœtus ou de recourir à l’avortement, sont loin d’être prouvés et les grands gagnants sont sans contredit les compagnies pharmaceutiques et les distributeurs de ces produits (Childerhose et Macdonald, 2013). Le test de grossesse « première réponse  » contribue en fait à changer la perspective des femmes sur la grossesse et la fausse-couche. Il constitue une étape supplémentaire de l’entrée dans la médicalisation de la grossesse puisqu’il s’agit d’un outil diagnostique qui supplante la connaissance de la femme.

Surveillance médicale de la grossesse : encadrer la mère pour produire l’enfant voulu

Le suivi de grossesse fait maintenant partie des comportements attendus. Toutes essaient d’obtenir rapidement un rendez-vous avec un médecin ou une sage-femme. Elles souhaitent être rassurées face à l’inconnu et anticipent avec plaisir le moment où elles pourront passer une première échographie, ceci sans égard au type de suivi qu’elles ont choisi.

Objectiver l’enfant en devenir

Du point de vue clinique, la première échographie, souvent effectuée de manière routinière dans les suivis médicaux, est pour la datation ou le test de clarté nucale (marqueur de la trisomie 21), mais du point de vue de nos participantes, elle s’avère pour « le réalisme » et « la magie ». La deuxième échographie à 20 semaines de grossesse est qualifiée de « celle que tout le monde passe » et elle est souhaitée par les femmes pour connaître le sexe, alors que la raison clinique est le dépistage des malformations. Une troisième échographie, vers 30 semaines, était perçue comme obligatoire par des participantes alors qu’elle dépend généralement du professionnel qui effectue le suivi prénatal.

L’échographie répond au besoin de se rassurer. De plus, on observe une tendance à considérer que ce que l’on ne voit pas n’existe pas, d’où une certaine obsession pour l’image.

Je savais que j’avais tous les symptômes, que j’avais un test positif, mais j’me disais « si j’suis enceinte ». Tu sais c’est un peu ridicule […] C’est un peu la scientifique en moi qui est comme tu l’vois pas, tu l’sens pas, tu l’entends pas : y est pas là. Mais, à partir du moment où là vraiment… bien en fait ç’a été l’échographie, puis là ç’a été […] OK, non y est vraiment là puis il est vivant puis y bouge là. [Héloïse, 34 ans, prof., nat, sf, med]

L’image devient aussi un support pour se projeter dans le futur et se créer des attentes face au bébé. Un motif fréquemment avoué par les femmes était de rendre la venue de l’enfant plus concrète pour le futur père. La future mère met en fait de l’affect sur l’image échographique :

Tu sais l’expérience de l’échographie là, c’est spécial. J’ai été surprise parce qu’aussitôt qu’elle met son bidule sur le ventre, on le voit à l’écran. Tout de suite, tu dis hein ! C’est une tête puis c’est l’corps,… dans l’fond ç’a mis du réalisme, ça a mis un peu plus d’amour dans l’histoire. T’sais, tu le vois puis tu te dis il est beau. Puis déjà, j’ai trouvé que notre bébé était beau puis ça te donne un peu plus hâte de l’avoir là. [Bianca, 29 ans, prof., nat, gyn, nat-i]

L’échographie de routine apparaissait être ce qui était le mieux pour le bébé, tout en oubliant que la prochaine étape logique pourrait être d’interrompre la grossesse. Technologiquement, l’échographie permet de construire le fœtus comme un objet en temps réel dans un environnement particulier (Han, 2015 ; Nishizaka, 2010) où l’intersubjectivité entre l’échographiste et les parents sert de médium pour établir une relation avec le « bébé ». Dans une société largement dominée par l’image, il n’est pas surprenant que les aspects visuels et virtuels de l’échographie donnent un sens réel à la grossesse. Chisholm (2011), s’appuyant sur la triade de Peirce dans la théorie sémiotique, nous permet de mieux comprendre l’effet et l’importance de l’image échographique pour les parents. Selon cette triade, l’image est à la fois, une icône, un index et peut fonctionner comme symbole. Ainsi, l’icône est une image qui a des qualités ressemblant à l’objet : comme l’a ressenti Bianca. Des traits de personnalité sont attribués à l’image fœtale que l’entourage peut partager. L’image comme index suggère ce que sera un jour le bébé; elle agit comme une preuve visuelle de l’existence du fœtus. Enfin, comme symbole, l’image prend une signification arbitraire, c’est-à-dire qu’elle diffère largement selon les individus. Elle signifie aussi le développement éventuel du bébé tout en permettant également d’établir une relation sociale entre la femme, le fœtus et le réseau familial. Fétichisée, l’image fœtale apporte du plaisir et une compréhension de la proximité de la maternité ou de la paternité. De l’image, naît une nouvelle conceptualisation des relations formées avec et autour du fœtus en tant que bébé. En fait, pour un moment, la numérisation éclaire une relation construite avec une image laquelle se serait autrement établie « dans le noir », en ressentant intérieurement les mouvements du fœtus (Clement et al., 1998). L’échographie est même en voie de s’y substituer dans l’expérience incarnée des futures mères (Duden, 1996 [1991]). Les participantes à l’étude considéraient d’ailleurs l’échographie comme un moment plus marquant que les premiers mouvements ressentis. De plus, certaines en arrivaient même à les considérer troublants : « Des fois, il bouge, je fais comme “Aïe ! C’est un alien là !” » [Tania, 29 ans, serv., nat, sf]. Par ailleurs, il n’y a aucune preuve que l’échographie favorise un meilleur attachement à l’enfant. Au contraire, Viaux-Savelon (2013) avance que, durant la période postnatale, s’ajoute maintenant au travail de deuil de l’enfant imaginaire, celui de l’enfant échographique idéalisé, afin de laisser place à l’enfant réel.

Les pressions sociales jouent aussi un rôle sur le recours à ces examens. De tout temps, les spéculations autour du sexe du bébé offraient une prédisposition favorable au développement de l’échographie (Tillard, 2005). L’entourage s’informe donc rapidement du sexe du bébé et si tous les tests ont bel et bien été passés comme il se doit. Les propos de nos participantes montrent également que lorsque les avis divergeaient dans leur couple quant au désir de connaître le sexe ou de réaliser cet examen, c’est la technologie qui l’a emporté.

D’ailleurs, la norme dans nos sociétés est de subir plusieurs tests, dont celui du dépistage génétique, et ce, dès les premières semaines de la grossesse.

Le dépistage prénatal considéré comme une chance

En 2011, le ministère de la Santé a introduit au Québec un programme de dépistage universel de la trisomie 21 (MSSS, 2017). Ce test est offert à toutes les femmes, mais la décision de l’utiliser ainsi que la décision d’interrompre la grossesse lors d’un diagnostic établi par amniocentèse[5] sont laissées à la responsabilité des futurs parents. Toutefois, une question demeure: s’agit-il réellement d’un choix individuel ?

La plupart de nos participantes (24/25) avaient fait ces tests parce qu’ils étaient sans frais et qu’elles les avaient jugés non invasifs : « c’est juste une prise de sang et une échographie [clarté nucale] » et considéraient que c’est « Une chance d’avoir tout ça à sa portée ». La plupart souhaitaient être rassurées et s’attendaient à un résultat normal. Elles reportaient le questionnement sur les options possibles après la réception des résultats. Certaines les croyaient obligatoires. D’autres les avaient subis à leur insu, ces tests se retrouvant dans le lot des prescriptions médicales du début de la grossesse. Le fait que les tests soient offerts dans le cadre d’un programme de dépistage gouvernemental les fait paraître légitimes aux yeux des femmes qui les considèrent intrinsèquement adéquats et, par conséquent, comme étant une intervention nécessaire dont toutes les femmes enceintes devraient se prévaloir.

Je ne pensais pas que t’avais une prise de sang gratuite qu’à peu près toutes les femmes passaient puis que ça te donnait juste un risque faible, modéré ou élevé. Donc, elle l’a proposé puis on a dit « pourquoi pas  » dans l’optique où que c’est quand même rassurant de savoir si c’est faible ou modéré versus élevé ça change quand même le questionnement. On ne s’est jamais questionné tant que ça là-dessus, mais advenant un test avec des risques élevés, bien ça vaudra la peine de plus y penser […], mais je me dis que tout va être correct. [Jessica, 29 ans, prof., nat, sf, nat]

Par ailleurs, le test de clarté nucale réalisé par échographie n’était pas disponible dans plusieurs centres hospitaliers et certaines femmes se tournaient vers les cliniques privées.

J’ai fait le prénatest chez Procréa. Ça faisait partie un peu de mes craintes; ça aussi en fait. Donc, j’avais le goût de faire ça le plus scientifique possible pour cette part-là. Et je suis très satisfaite de mon expérience même si c’est beaucoup de sous […] c’était une belle rencontre, une belle « écho » puis mes réponses rapidement, donc ça « oup ! », déjà là, rapidement on pouvait passer à un autre appel. [Annie, 31 ans, prof., nat, omni, ces]

Bien que la plupart des participantes voyaient en ce test une occasion de se rassurer, elles voulaient pour la plupart obtenir une réponse rassérénante immédiatement. Ainsi, Valérie nous disait avoir « appris tous les chiffres par cœur dans le p’tit livre » pour être en mesure de le savoir au moment où la technicienne inscrirait le résultat du test de clarté nucale, alors que Chloé avouait :

Je me suis renseignée sur Procréa […] le prix était quand même important en fait… et puis après j’ai essayé de voir si je pouvais faire autrement […] Les prises de sang, je les ai faits avec ma sage-femme et j’ai fait à côté la clarté nucale. On m’a bien dit que ça n’allait pas être mis ensemble. Bref, moi j’ai trouvé un système sur Internet, un logiciel qui pouvait rassembler les deux données... mais au minimum, j’allais être, moi, en mesure de prendre une décision, que je n’avais pas besoin de me fier à la science infuse et aux multiples tests qu’on pouvait me proposer pour un prix exorbitant. [Nadine, 41 ans, prof., nat, sf, ces]

Depuis, le gouvernement rembourse les échographies faites en cabinet privé, ce qui a eu pour conséquence d’en augmenter le nombre (Lacoursière, 2019). Ceci dit, en moins de cinq ans, le dépistage prénatal est devenu une surveillance « normale » de toutes les grossesses au Québec. Les professionnels n’hésitent pas à le prescrire, parfois même sans favoriser un choix éclairé (Gagnon, 2017).

L’adoption du dépistage prénatal par les femmes s’est fait à l’intersection des progrès technologiques et de la peur d’avoir un enfant handicapé. L’éventualité d’un enfant handicapé était vue par certaines des femmes rencontrées, comme pouvant mettre leur qualité de vie en péril. S’ajoute à cela le désir d’accomplir ce qui est reconnu comme étant la norme lors d’une grossesse, pour être considérée comme une bonne mère (Kukla, 2008; Landsman 2009). Nous avons aussi observé qu’il devient maintenant difficile d’avouer ne pas faire le dépistage sans se sentir à contre-courant des valeurs de la société. Ainsi, la seule participante l’ayant refusé nous a confié :

Bien là, c’est pas par méchanceté, c’est pas méchant ce que je vais dire là, ok. Mais je pense que la trisomie 21, ce ne sont pas des personnes qui méritent tant que ça d’être éliminées de la surface de la planète. Je pense qu’ils sont fonctionnels quand même. Oui c’est un retard, mais… je ne vois pas pourquoi que c’est eux autres qu’on met le doigt dessus puis de les éliminer, alors qu’on sauve des bébés prématurés qui vont être handicapés […] Je ne sais pas c’est quoi le vrai problème. Pourquoi ? Parce qu’on peut le dépister tu me diras… mais je ne le sais pas, je suis un peu mitigée par rapport à ça. [Chloé, 33 ans, serv., nat, sf, nat]

Les propos de Chloé font état des conséquences eugéniques des tests de dépistage et illustrent comment ils contribuent à diminuer le statut social des personnes trisomiques ou porteuses d’autres anomalies. Ils montrent également les tensions entre le dépistage prénatal et le droit de vie des personnes atteintes d’anomalies (Rapp, 1999). L’interruption volontaire de grossesse est devenue une norme sociale en cas de diagnostic fœtal de trisomie 21. Les parents ayant fait le choix de ne pas passer le test ou de ne pas subir d’IVG lors d’un diagnostic positif encourent un risque important de stigmatisation (Vassy et Jaravine, 2015). De plus, la déficience prénatale est apparue comme objet de discours et l’augmentation des technologies de dépistage et des tests prénataux de même que la notion de risque génétique, le counseling génétique et le diagnostic prénatal contribuent à la réification du concept de déficience prénatale (Tremain, 2006).

Par ailleurs, le dépistage prénatal touche toute la population des femmes enceintes et en change l’expérience (Rothman, 1986) alors que la probabilité d’anomalies chromosomiques demeure minime. Elles peuvent refuser les tests, mais elles ne peuvent plus éviter de devoir prendre une décision à ce sujet compte tenu de l’offre systématique faite dans le cadre des soins prénataux standards (Brauer, 2016). Cette gestion des risques, basée sur une probabilité statistique, expose chaque femme enceinte à devoir composer avec l’information associée au niveau auquel il est probable que son fœtus en soit atteint.

Devoir décider au final : espace de doutes

Quelques femmes ont questionné l’usage de ces tests, mais seulement après avoir vécu les aléas de résultats faux-positifs.

[…] il y avait une mauvaise lecture du pli nucal. Donc, c’était vraiment à titre préventif au départ puis là finalement ils nous ont fait rencontrer un généticien. Puis, lui faisait des statistiques... les chiffres étaient un petit peu alarmant selon lui et il conseillait fortement, la gynécologue aussi... Là nous autres on était un peu sous le choc : on ne s’attendait pas à ça. Finalement on a décidé de se fier à leur jugement […] Si on ne l’avait pas fait, j’aurais eu de la difficulté à passer à autre chose. Mais ça fait peur aussi, c’était comme un peu trop d’information. Après ça, je me demandais si c’était pertinent de passer tous ces tests-là puis ces échos-là […] j’me disais m’semble que ça ne devrait pas être médicalisé autant là, puis que tout soit obligatoire. Le test sanguin était très beau. Si on s’était fié à ça […] L’amnio, ça a été rapide, mais le petit bébé n’arrêtait pas de bouger ! Il a fallu qu’on attende un peu. Moi, j’avais l’aiguille dans le ventre, donc j’espérais qu’il se calme […] Après l’amniocentèse, on s’était dit, « si ça arrivait encore une fois on ne le fera pas. » C’était trop de stress, tu sais, on aurait pu perdre le bébé. Il aurait pu se passer plein d’affaires. Là on se disait « non ! non ! On aurait dû se faire confiance plus. » [Élise, 30 ans, serv., ind/nat, omni, ces]

Un résultat positif place le couple devant la responsabilité et l’urgence de prendre une décision. Le témoignage d’Élise illustre les tensions vécues entre le besoin de certitude en dépit des risques de l’examen et la gestion de l’information.

Dans les faits, les femmes ont peu de pouvoir pour résister aux connaissances d’un médecin et de l’autorité. La capacité de choisir se trouve donc compromise dès le départ (Cadorette, 2006), car la pression ressentie ou subie pour « faire un bébé en santé » fait en sorte que le choix individuel n’est possible qu’à un certain degré.

Prendre une décision sur le recours aux tests ou non est complexe et les femmes doivent agir en pionnières morales (Reid et al., 2009) dans un paysage territorialisé (Fitzgerald et al., 2015). L’idée de « pionnier moral » a été introduite par Rapp (1999) pour décrire la situation des femmes qui se retrouvent forcées de juger la qualité de leurs propres fœtus. Un dépistage positif met les couples devant un dilemme moral auquel ils doivent faire face seuls : risquer de mettre au monde un enfant avec une anomalie chromosomique ou perdre un fœtus en santé (Verbeek, 2008; Williams et al., 2005).

Ce mode de délégation de responsabilité s’opère également sur la prémisse que le sujet autocontrôlé est capable de rationalisation ; c’est-à-dire de faire prévaloir ses projets à long terme sur ses « réactions émotives immédiates dans des circonstances où sa chair, voire sa vie, sont en cause » (Memmi, 2004 : 141), ce qui amène les personnes confrontées à des choix douloureux à demeurer plutôt stoïques dans les discussions avec les professionnels. Il pose aussi la question de se fier au jugement des experts ou à son senti. À ce sujet, les points de vue divergent. Les experts basent leurs raisonnements sur des probabilités, alors que ceux des patients sont basés sur une combinaison d’expérience personnelle, d’émotions et de références sociales (Burton-Jeangros et al., 2013).

Par ailleurs, le suivi prénatal auquel adhéraient toutes nos participantes consistait largement à dépister les situations potentiellement nuisibles au fœtus.

Entre tests de routine et comportements normés

Le mot « routine »[6] est officiellement utilisé dans le milieu médical pour désigner l’ensemble des différents tests de dépistage effectués lors de la grossesse. Cet usage sémantique n’est pas anodin, car les tests deviennent ainsi un tout plus difficile à questionner ou à s’opposer. Il permet entre autres d’introduire dans « le lot », le dépistage de la trisomie 21. Il normalise ainsi le recours à une panoplie de tests, prise dans son ensemble comme étant « le standard en or » d’un bon suivi de grossesse auquel chaque femme devrait aspirer.

Les primipares se conforment généralement à ce qui leur apparaît être la norme, à moins d’être invitées et soutenues pour discuter davantage la pertinence de chaque test.

Mais en fait, c’est ma première expérience, fait que j’suis comme excitée avec n’importe quoi t’sais. J’vois ça bien... j’essaye d’être zen par rapport à ça. [Laurence, 24 ans, prof., nat, sf, nat]

Le suivi avec un gynécologue-obstétricien est décrit comme étant un suivi rapide où il n’y a pas de temps pour l’échange. « Il entre dans le bureau, fait ce qu’il a à faire et ressort », dit Roselyne. L’espace de parole apparaît restreint. L’utilisation de la technologie modifie le rapport au savoir (Charlot, 1997), le rapport à l’autre et à soi-même. En fin de grossesse, même si les tests ou les examens rassurent Wendy, elle ne sait toujours pas à quoi s’en tenir :

Puis y’a eu un test qui a été fait pour le streptocoque. Ça, je n’étais même pas au courant qu’on avait ce test-là. Je m’attendais à des prises de sang, parce que des amies m’avaient dit qu’il y en aurait. Puis moi, jusqu’à maintenant on ne m’en a pas parlé. [Wendy, 28 ans, serv., med, gyn, med]

Le suivi prénatal est aussi l’occasion du dépistage des risques psychosociaux et des conseils préventifs de la part des infirmières en clinique de grossesse. Les professionnels informaient de différents dangers présents dans l’environnement et des comportements susceptibles de nuire au fœtus. Si la plupart des femmes se montrent satisfaites de ces rencontres, d’autres se disent déçues de leurs discours normatifs :

Bien tous les risques là, tu sais, il ne faut pas manger si parce que ça, et faut pas faire si […] Bien là ! Je trouve que ça va loin un p’tit peu. [Gabrielle, 32 ans, prof., med/nat, gyn, nat]

Bien que les restrictions alimentaires aient pour but de « produire » un bébé en santé, elles sont aussi vues par certaines femmes comme un agent de contrôle puissant sur l’expérience de grossesse et « les aliments proscrits étant renforcés par les professionnels de la santé […], les femmes enceintes se sentent souvent submergées par les règles et normes alimentaires » (Nash, 2015 : 479, notre traduction).

L’abondance de documentation écrite est également soulignée. Bien qu’appréciée par les femmes, celles-ci ont parfois de la difficulté à s’y retrouver :

Eille ! Mais on nous refile à peu près comme l’équivalent d’une brique de pamphlets puis là, tu lis tout ça […] il y a tellement d’informations qu’à un moment donné, tu ne sais plus quoi retenir. [Wendy, 28 ans, serv., med, gyn, med]

La documentation remise aux futures mamans à la clinique de grossesse est le vecteur par excellence des comportements attendus, relayés ensuite par les professionnels lors des consultations et des cours prénataux. Le guide gouvernemental Mieux-Vivre avec notre enfant de la grossesse à deux ans (Doré et Le Hénaff., 2019), qualifié de manière non anodine de « bible » par les parents est le véhicule par excellence des prescriptions comportementales dans la culture québécoise. Véritable traité de santé publique basé sur les données probantes, tout y est pour favoriser le développement jusqu’à 2 ans : de la manière recommandée pour bien s’alimenter en grossesse pour produire un bébé en santé, aux comportements jugés à risque. Ce guide, d’abord conçu pour répondre aux inquiétudes des nouveaux parents, couvre maintenant la période prénatale et est distribué gratuitement dans les cliniques prénatales. La pédagogie institutionnelle est maintenant à l’œuvre dès l’aube de la vie.

Le contrôle médical renforcé par les messages de santé publique s’installe ainsi dès le début de la grossesse. Selon Lupton (2011), les femmes enceintes des sociétés nord-américaines sont entourées d’experts les incitant à protéger la santé et le développement de leurs fœtus. Les problèmes pouvant survenir sont souvent attribués aux mères surtout si elles ne se conforment pas adéquatement aux recommandations. Il n’est donc pas étonnant que les femmes en viennent à douter de leur corps (Lupton, 1999) et à manquer de confiance dans leurs propres observations. La grossesse est sous contrôle médical et, culturellement, à travers ces discours, nous en venons à la voir comme potentiellement pathologique et devant être traitée (Goodwin-Smith, 2012). La confiance envers le spécialiste est bâtie « sur la confiance accordée aux systèmes abstraits ; c’est une confiance acquise, par nature, par le biais de la “garantie de fiabilité” d’un savoir-faire confirmé » (Giddens, 1994 : 90). Ainsi, se fier au médecin est avant tout avoir foi envers un savoir expert auquel le profane n’a pas véritablement accès dans un univers perçu comme risqué.

La médecine de surveillance est au cœur d’un paradoxe, car, devant protéger l’humain de sa vulnérabilité, elle contribue néanmoins à créer le sentiment permanent de cette vulnérabilité (Skolbekken, 2008). Les femmes n’hésitent d’ailleurs pas à s’engager de plus en plus précocement dans une autosurveillance quotidienne.

Autosurveillance précoce et nouveaux outils

Préoccupées de faire ce qu’il y a de mieux pour leur bébé, les femmes rencontrées cessaient de prendre de l’alcool dès qu’elles croyaient être enceintes, amélioraient leur alimentation et évitaient de s’exposer à des substances jugées dangereuses. Elles semblaient bien au fait des recommandations de santé publique concernant les précautions à prendre.

En fait, les participantes étaient déchirées entre les exigences sociales centrées sur le fœtus et leur réponse aux standards de beauté ou de santé dans une société valorisant de plus en plus l’entraînement et le sport. Ainsi, les limitations imposées par la grossesse pour certains sports ou l’entraînement étaient devenues source de frustration chez le tiers des participantes. Si l’humain « nourrit avec son corps une relation toute maternelle de bienveillance attendrie » (Le Breton, 2012 : 97), il est paradoxal de constater qu’il devient difficile pour les femmes de s’ajuster aux besoins corporels suscités par la grossesse.

Phénomène récent, certaines femmes faisaient usage de différents moyens offerts par de nouveaux médiums d’information afin de suivre le développement du fœtus et l’évolution de leur grossesse chaque semaine.

sur mon iPad j’me suis downloadé une application qui m’dit on est rendu où, puis cette semaine-là y [fœtus] font quoi et tout ça. [Gabrielle, 32 ans, prof., med/nat, gyn, nat]

Le marché de la consommation est en pleine effervescence pour développer de nouvelles applications pour les téléphones « intelligents », de nouveaux logiciels et la vente libre d’appareils à ultrasons destinés aux femmes enceintes. Les technologies offrent ainsi un nouvel espace pour l’apprentissage, la responsabilisation pour sa santé et l’autosurveillance (Johnson, 2015). Ces outils proposent directement aux femmes la possibilité de produire des connaissances diagnostiques à propos de leur corps et de leur santé (Childerhose et Macdonald, 2013).

L’introduction de nouvelles technologies pour déterminer la « normalité » du fœtus ouvre la porte à de nouveaux contrôles.

L’aube d’un nouveau contrôle : vers la médecine personnalisée

Le dépistage génétique n’en est qu’à ses premiers balbutiements, mais tout indique qu’il est fort probable de s’inscrire parmi les mesures de contrôle les plus insidieuses. Éventuellement, les tests permettront certains diagnostics dans une gamme beaucoup plus large de conditions héréditaires et congénitales, ce qui implique des conséquences beaucoup plus lourdes (Ravitsky, 2017 ; Stapleton, 2017). Présentement l’objet de recommandation à des personnes issues de communautés ciblées à risque de transmettre des maladies génétiques, ces dépistages étaient accueillis favorablement :

J’me dis c’est l’fun d’avoir la chance de pouvoir avoir ce test-là. Ça nous renseigne sur nous. En même temps, comme il n’y a pas d’antécédents connus, ça ne m’inquiète pas, mais on ne sait jamais. Ça va être une information intéressante. [Mylène, 26 ans, prof., nat, sf, nat]

À aucun moment, ces participantes n’ont mentionné les conséquences possibles, soit l’éventualité de mettre fin à la grossesse. On peut se demander si cela était par méconnaissance, par embarras ou si elles les occultaient en se convainquant à l’avance de la normalité des résultats.

Les tests d’ADN fœtal réalisés « grâce à une simple prise de sang maternel »[7] sont disponibles sur le marché des cliniques privées. Pour le moment, ils sont principalement utilisés avant de recourir à l’amniocentèse lors d’un premier dépistage positif, ce qui réduit le nombre de femmes devant s’y soumettre pour obtenir un diagnostic. Ils permettent aussi de statuer sur le niveau de risque de différentes anomalies incluant les anomalies des chromosomes sexuels. Par contre, l’ADN contient beaucoup plus d’informations.

L’avènement de la médecine personnalisée avec la possibilité de connaître le potentiel génétique pathologique de chaque personne laisse présager un usage grandissant qui amorcera un contrôle populationnel dès les premiers instants de la vie. Cela pose aussi la problématique de la confidentialité des informations relatives à l’enfant pouvant handicaper sérieusement son avenir. De même, le diagnostic prénatal soulève une potentielle détresse psychologique pour l’enfant du fait d’anticiper une maladie pour laquelle il n’existe pas de prévention ou de certitude. Cela revient à violer les droits de l’enfant à l’espérance d’une vie future épanouissante (Stapleton, 2017).

Conclusion

Les résultats de notre étude contribuent à démontrer certains impacts des technologies sur le vécu des femmes, les représentations de l’enfant à naître ainsi que les normes sociales qui marquent son entrée dans la vie. La précocité des tests de grossesse et de dépistage amène les femmes à se questionner dès les premiers moments de la conception et à entrer dans une mouvance d’insécurité alors qu’elles doutent même d’être enceintes. Burton-Jeangros et al. (2013 : 147, notre traduction) parlent d’ailleurs du dépistage prénatal comme : « une bonne illustration de “l’incertitude fabriquée ” (Giddens, 1994), dans laquelle “des connaissances plus nombreuses et de meilleures qualités produisent de nouvelles situations de prise de décisions et plus de risques de prendre de mauvaises décisions” (Zinn 2008 : 216) ». Par ailleurs, les futurs parents adhèrent, quasi sans remise en question, aux programmes gouvernementaux, qu’ils perçoivent comme étant la norme, convaincus de leur valeur ajoutée pour le bien-être de leur enfant ou du leur et s’y soumettent la plupart du temps sans en mesurer les conséquences avant d’y être confrontées.

Pourtant, des enjeux systémiques autres que la bienveillance conditionnent la mise en place de ces programmes. L’organisation de la médecine dans le modèle néo-libéral génère la médicalisation qui est en grande partie une stratégie de marché (Benoit et al., 2010). La médecine fondée sur les preuves (EMB) sert également les intérêts financiers et la recherche en santé publique, qui, pour sa part, est devenue une arme puissante dans la quête du contrôle professionnel et financier de l’industrie médicale (Perkins, 2004 ; De Vries, 2004). Au Canada, les gouvernements ont exercé des pressions pour que le dépistage non effractif (DPNE) soit commercialisé. De nombreuses études sur le DPNE ont été réalisées et financées par le secteur privé sans supervision indépendante adéquate (Murdoch et al., 2017). Cependant, certains experts font maintenant le constat que les avantages économiques et cliniques du dépistage prénatal non effractif ont sans doute été surévalués alors que les limites et impacts négatifs ont été minimisés (Murdoch et al., 2017). Pour accroître leur marché, les fabricants n’hésitent pas à défendre la valeur technologique de leurs tests et à en faire la promotion pour le plus grand nombre possible. Par ailleurs, le fait que les professionnels soient inquiets d’être poursuivis s’ils ne recommandent pas les DPNE à leurs patientes peut conduire à une adoption généralisée de cette procédure. « Combinée à ces pressions de mise en application, la forte adhésion sociale pourrait mener à une “systématisation” du DPNE et, par conséquent, nuire à l’autodétermination reproductive des femmes » (Murdoch et al., 2017 : 11).

Les gouvernements et les cliniciens dissimulent l’action de santé publique sous le couvert de l’autonomie reproductive, se déresponsabilisant ainsi des implications sociales des tests prénataux en faisant porter la décision et ses conséquences aux femmes et aux parents sur le plan individuel (Ravitsky, 2017). Ainsi, les femmes sont amenées à évaluer l’évolution probable de leurs données corporelles et à faire elles-mêmes le calcul des risques et des coûts liés à leurs décisions comme mentionné par Memmi (2004). Pour certaines participantes à notre étude, cela allait même jusqu’à se lancer dans un réel calcul et une interprétation des résultats afin de tenter d’obtenir une réponse rapide pour soulager leurs inquiétudes ou pour tenter de déjouer un système où elles n’avaient pas de contrôle.

La tendance est aussi à une autosurveillance de plus en plus sophistiquée grâce à de nouveaux moyens technologiques. L’intériorisation des normes liées à l’importance de statuer sur la normalité du fœtus, voire de l’embryon, amenait beaucoup de participantes à satisfaire leur besoin de se rassurer avant de s’investir davantage dans leur projet d’enfant. Néanmoins, l’échographie devenait un marqueur de l’identité de l’enfant dès ces premiers instants puisque réalisme et magie opéraient dès lors. Les futures mères avaient aussi besoin d’être rassurées sur la « normalité » du processus. Convaincues qu’il peut être régulé grâce aux moyens technologiques modernes, elles s’y soumettent, souvent au détriment de leur ressenti, car cela accroît leur sentiment de sécurité. Les questions essentielles liées à la vie ou à mort ne peuvent jamais être résolues à un niveau purement individuel et les institutions sont là pour penser et choisir à notre place (Douglas, 1999). Dans le nouveau style de délégation de la responsabilité à l’individu, l’autocontrôle s’exerce en résonnance avec les valeurs dominantes intériorisées. De plus, les choix se prennent souvent en fonction du paradigme dominant parce que les possibilités offertes sont en adéquation avec ce que le système peut accepter. Or, Gregg (1995 : 18, notre traduction) affirme : « pour qu’un réel choix existe, les femmes doivent pouvoir déterminer les divers choix qui s’offrent à elles, aussi bien que le contexte de ces choix ». L’échec de l’obtention d’un consentement libre et éclairé s’accentue encore davantage au fur et à mesure que les tests de dépistages non invasifs se développent, en raison d’un manque de temps et de ressources pour fournir les informations nécessaires à un choix éclairé et par une intégration routière de ceux-ci au sein des suivis de grossesse (Ravitsky, 2017). L’abondance d’informations peut également affecter le choix éclairé et compromettre l’autonomie des femmes comme l’ont vécu certaines de nos participantes.

Les résultats de notre étude laissent présager que l’importance accordée à statuer sur la normalité de l’embryon ou du fœtus et l’engouement des parents à en savoir toujours davantage offre un terrain privilégié pour l’application des connaissances issues de la génomique et de la médecine personnalisée. La possibilité pour les parents de transmettre un bagage génétique déficient risque de restreindre encore leur autonomie en matière de procréation et de conduire à une régulation sociale accrue qui pourra se traduire par l’élimination de l’embryon ou « l’amélioration » du fœtus déficient ou de l’enfant à un stade ultérieur. Ceci tracera à tout le moins un chemin de vie déterminant pour l’enfant à naître et ses parents.