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L’adolescence : un temps de construction au travers du regard de l’autre

L’adolescence est un temps de transition, d’autonomisation et de construction identitaire passant par des questionnements et la poursuite de l’expérimentation de nouveaux comportements et de l’intimité. Souvent, elle sera rythmée par un « trop ou pas assez… », un « trop vite ou pas assez vite », un « trop tôt ou trop tard » en recherche d’un équilibre et d’une cohérence au niveau de l’image de soi, des rapports aux autres, de la sexualité, entre intimité et extimité. L’adolescence tire également sa spécificité de ce qu’elle est nouvellement modulée par le regard des pairs, miroir social prenant le pas sur le premier regard structurant des parents (Cattelino et al., 2014 ; Le Breton, 2016 ; Galland, 2006). L’adolescent interroge, scrute, sollicite ce miroir social pour obtenir des informations sur ce que les autres pensent de lui, mais aussi sur les standards à internaliser. Ce sera au travers de subtils échanges entre soi et les autres que se poursuit le développement de son identité. Les pairs deviennent la référence identitaire, instance essentielle de légitimation de soi, de reconnaissance et de valorisation (Balleys, 2016). L’adolescent, très sensible à l’environnement social et au regard de l’autre, en sera d’autant plus vulnérable.

Le processus de socialisation adolescentaire s’accompagne de la sorte par un déplacement des frontières de l’intime non plus dévolu au seul cercle familial, mais à celui des amitiés et des relations amoureuses. Tisser des liens intimes, voire exclusifs, constitue un réel enjeu pour les adolescents. Passant par le dévoilement de soi — dire ce que l’on est à l’autre tout en craignant le regard et le jugement —, l’intimité se réalise au travers d’un jeu d’équilibre entre proximité et individualité, entre sécurité et autonomie, notamment au travers d’un corps en mutation, en découverte, pouvant être considéré comme espace transitionnel au sein duquel surgit le désir sexuel (Courtain et Glowacz, 2017).

Le corps, intimité et sexualité 

Le corps est au centre de l’attention et des tensions de l’adolescent. Le processus pubertaire, se manifestant par de profondes modifications physiologiques associées à des remaniements psychiques, symbolise et concrétise l’accès à la sexualité et l’avènement de la capacité reproductive. L’adolescent sera dès lors amené à redéfinir les frontières des contours de son corps et de ceux des autres, et à expérimenter de nouvelles formes d’intimité (désirées ou interdites). Il va vivre de nouvelles expériences au travers des rapprochements intimes tels que les jeux de séduction, la reconnaissance et l’expression des besoins, la confiance mutuelle et le respect, et développera une conception de l’intimité.

Pour Balleys, être capable pendant la période de l’adolescence de faire valoir une forme d’intimité, c’est-à-dire une expérience subjective du corps, du lien social et de l’identité, constitue une ressource symbolique importante (Balleys, 2015 ; 2016 ; Balleys et al. 2015).

Adolescence et relations amoureuses

C’est au sein de ces processus complexes de maturation et d’émancipation que s’inscrivent les relations amoureuses, souvent considérées par les adultes comme superficielles et sans grande importance, alors qu’elles sont centrales dans la vie de l’adolescent. Elles jouent un rôle significatif au niveau de la construction de son identité (concept de soi et estime de soi) et de la capacité à développer des relations engageantes et à long terme à l’âge adulte. Cependant, l’adolescence est une période d’exploration de l’amour et de la sexualité, et le jeune n’a pas ou peu d’expérience en la matière. En pleine découverte de soi et de l’autre, les adolescents sont susceptibles d’expérimenter différents types de partenaires et façons de se comporter au sein de leurs relations (Furman et Simon, 1999). Ils n’ont pas toujours connaissance des comportements adéquats ou non en termes de relations amoureuses, il est donc possible qu’ils acceptent ou réalisent certains comportements de contrôle et actes violents, croyant ceux-ci « normaux » ou encore les considérant comme des preuves d’amour d’une intimité nouvellement définie (Courtain et Glowacz, 2017 ; Glowacz et Courtain, 2017). L’intimité dans les relations amoureuses des adolescents, qui se teste et se construit dans un espace social, s’inscrit désormais à la fois dans le monde réel et dans l’espace virtuel.

Comment ces enjeux et processus développementaux vont-ils s’inscrire dans l’ère du numérique et comment l’adolescent va-t-il se saisir de l’avènement des technologies numériques au cours de ses relations amoureuses et de l’intimité en leur sein ? Opportunités développementales, espace engageant des codes contemporains de l’intime, risques de perte de repères et de frontières pour les adolescents sont autant de thèmes qui seront développés dans cet article.

Technologies numériques : espace d’intimité et extimité

Les technologies numériques, l’usage d’Internet et des réseaux sociaux font actuellement partie intégrante de l’espace et du quotidien des adolescents. À l’heure actuelle, le smartphone est probablement l’un des objets symbolisant l’entrée en adolescence, il accompagne le jeune dans son quotidien, devient un « prolongement de soi », tant par son usage physique (extension du moi) qu’en tant que témoin de l’histoire du sujet (Amri et Vacaflor, 2010 ; Huerre et VlacHoPoulou, 2015). Les cliniciens s’accordent à reconnaître que les réseaux sociaux sont des espaces qui répondent particulièrement à divers enjeux de l’adolescence, assurant la transition de l’intime de l’espace de la famille à celui des pairs, pouvant de la sorte être en lien les uns avec les autres au-delà des frontières espace et temps. La différenciation de ces espaces de socialisation s’opère alors de manière explicite, la plupart des adolescents ne veulent pas de leurs parents comme amis sur les applications, revendiquant autonomie relationnelle et intimité. Alors que la frontière avec les parents s’érige, celles avec les pairs ou le partenaire tombent. Les adolescents utilisent les réseaux sociaux pour valoriser leurs expériences intimes en se racontant et/ou en se montrant. L’image, au fil des nouvelles applications, a en effet pris une place prépondérante : l’acte photographique de soi, de soi avec d’autres (le selfie), des vécus, des lieux, des amis, participe clairement à la construction de l’identité narrative. Plus qu’un outil numérique, la photographie module le rapport au monde, à l’autre et à soi. Les images produites et diffusées s’inscrivent dans un contexte relationnel et développemental dans lequel elles prennent sens. La présentation de soi prend forme de représentation sur la scène sociale numérique. Tout comme poster un message en ligne, prendre une photo apparaît comme un acte fondamentalement relationnel (Chalfen, 2010). Ajustement de la luminosité, filtres photographiques, choix de la pose rendent possible la création d’un soi virtuel en images sur lequel l’adolescent peut prendre le contrôle et ainsi s’approprier ou se réapproprier son image, à un âge où le corps est en changement et difficile à reconnaître. Les pairs peuvent aussi être témoins et acteurs de ces dynamiques ; lorsque l’adolescent leur demande de le prendre en photo, l’acte photographique devient le support d’interactions et pose les prémisses d’une relation d’intimité et d’échanges possibles autour de l’image qu’il renvoie (Lachance, 2012).

Les technologies numériques ouvrent assurément la possibilité d’expérimentations identitaires et de (re) présentations de soi multiples soumises au regard des pairs et à leur approbation. Car le désir de se raconter par des images se conjugue le plus souvent à une attente à la fois anxieuse et excitante de se voir confirmé, liké, commenté. « Se raconter » par des images, est indéniablement associé à une quête de reconnaissance, d’approbation voire de valorisation narcissique, tout en constituant une « production sociale » au sens que ces photos visent à engager une interaction, qui comprend une prise de risque, celui notamment des commentaires négatifs auxquels elle invite.

Serge Tisseron (2003 ; 2011 ; 2016) parle d’extimité, concept qu’il a réactualisé pour donner sens aux usages numériques des adolescents, le présentant comme un processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés. Selon Tisseron, le désir d’extimité est inséparable de celui d’intimité dont il constitue une autre facette, les personnes mettent en avant une partie de leur intimité afin d’obtenir des rétroactions de la part de personnes significatives. Le désir d’extimité renvoie au désir de se rencontrer soi-même au travers de l’autre, s’inscrivant de la sorte dans le processus de construction identitaire. Il est question ici de l’envoi d’une image de soi, de son intimité, des parties intimes, de son corps destiné à une ou des personnes significatives prenant place dans un lien investi, symbolisant alors la confiance donnée celle ou celui qui la reçoit à celle ou celui qui la reçoit. Lachance (2016) y voit également un rite d’engagement supposant la mise en gage ; l’envoi de photos/vidéos des parties intimes dans les relations amoureuses, qui se veulent destinées exclusivement à son partenaire, doit se lire comme un don, une promesse, un gage de leur amour.

Certains médias s’y prêtent davantage que d’autres et les adolescents sont habiles à sélectionner les applications qu’ils utilisent selon les usages sociaux auxquels ils les destinent (Boyd, 2016 [2014]; Subrahmanyam et al., 2004). Ainsi, les amitiés 2.0 entretenues sur Facebook sont le plus souvent des personnes connues du jeune, comme ses amis ou sa famille, tandis que Twitter remplit d’autres fonctions que l’enrichissement du capital social. Snapchat ou les messageries instantanées permettent une plus grande proximité et l’instauration d’échanges privilégiés, inscrits dans un rapport au temps marqué par l’instantanéité et le caractère privé et éphémère des messages échangés (Bayer et al., 2015 ; Phua et al., 2017).

Le dévoilement de son corps, des images de son sexe dans une relation de couple, participe, selon cette perspective, au renforcement de l’intimité au travers du don et du témoignage d’une confiance « sans limites » dans un espace où les frontières de l’intimité ne sont pas clairement explicites, identifiables et surtout contrôlables.

Cette nouvelle modalité d’expérience de l’intimité-extimité se jouant sur Internet constitue-t-elle pour les adolescents une opportunité expérientielle pour leur développement, ou revêt-elle des risques, entre autres de perte de contrôle des frontières de l’intimité ? De récentes études dans un champ de recherche en pleine expansion s’intéressent à ces nouvelles conduites adolescentaires.

Sexting: pratique adolescentaire de l’intime par l’extimité

C’est sous le nom de sexting ou de sextage que ces pratiques d’envoi de photos, de vidéos et de messages à « contenu sexuel explicite de soi » par l’intermédiaire de téléphone portable ou des réseaux sociaux ont été appréhendées. Le sexting fait débat tant pour les scientifiques et cliniciens que pour les adolescents eux-mêmes. Alors que certains le considèrent comme faisant partie du processus développemental à l’adolescence, d’autres alertent sur les risques associés à ces pratiques. Ces deux perspectives ne sont d’ailleurs pas opposées et les études tentent de mieux comprendre les réalités, contextes et prévalences de ces pratiques.

Une méta-analyse internationale portant sur les conduites de sexting chez les jeunes basée sur 39 études incluant un total de 110 380 participants montre qu’à travers le monde, 14,8 % des jeunes âgés de 12 à 17 ans ont déjà envoyé un sexto et 27,4 % en ont déjà reçu (Madigan et al., 2018), l’âge moyen étant de 15 ans, dans des proportions quasi égales entre garçons et filles (en moyenne, 47,2 % de garçons).

Ces chiffres tendent à soutenir la thèse selon laquelle le sexting n’est pas un phénomène marginal, un jeune sur quatre s’y adonnant entre autres au sein de ses relations amoureuses. Une part des photos à connotation sexuelle sont en effet échangées dans le cadre d’une relation amoureuse existante. Les sexteurs étant en relation de couple sont plus enclins à considérer ces envois d’images comme une pratique positive permettant l’expression de sentiments mutuels comme la confiance dans leur partenaire et la sensualité (Hasinoff, 2013 ; Karaian, 2012).

Considérant la relation amoureuse, le sexting serait sous-tendu par divers enjeux et fonctions : facilitateur pour entamer une relation amoureuse avec un partenaire potentiel, expression de l’intérêt sentimental ou sexuel et/ou d’une forme de consentement pour l’initiation d’une relation sexuelle, les envois d’images de soi à contenu sexuel étant perçus par les partenaires comme une preuve d’amour. Ce partage d’intimité sexuelle à distance, en mode virtuel sans contacts « réels », serait une étape préalable à une sexualité agie, telle une parade amoureuse permettant de mieux se définir et se déclarer à l’autre. Le sexting se veut de la sorte un prélude à l’activité sexuelle et pratiqué de façon consensuelle par les partenaires. Il est par ailleurs associé à l’engagement dans une « sexualité active réelle ». L’étude de Ybarra et Mitchell (2014) portant sur un échantillon de 3715 jeunes Américains âgés de 13 à 18 ans montre que les jeunes qui ont déjà envoyé un sexto, photo ou vidéo sont significativement plus susceptibles d’avoir été sexuellement actifs au cours des douze derniers mois (Temple et al., 2012).

Le numérique serait une nouvelle modalité pour les adolescents leur permettant d’expérimenter leur intimité et sexualité, de modifier et d’étendre les frontières de l’intime à l’espace virtuel. Le sexting peut aussi s’inscrire hors du cadre des relations amoureuses et de l’intérêt pour la sexualité, lors d’échanges avec des amis, le plus souvent proches, comme marqueur de confiance dans la relation, dans cette même dynamique d’extimité et de mouvement relationnel vers l’autre.

Sexting: extimité sous pression

Si le sexting s’avère de la sorte investi de fonctions positives, les motivations à l’envoi de photos de soi peuvent résulter de pressions internes ou externes telles que l’insistance du partenaire malgré le refus initial ou la peur de perdre son partenaire.

La méta-analyse de Madigan et ses collègues (2018) relève des taux de prévalence de 12 % de diffusion de sexting sans consentement. Les filles expérimentent davantage que les garçons un contexte de pression à l’envoi de sexting et rapportent plus d’expériences négatives que les garçons (Buren et Lunde, 2018). Plusieurs motifs à la diffusion et l’usage abusif des sextos ont été identifiés tels que des pressions pour faire chanter la victime, une vengeance après la rupture d’une relation amoureuse ou encore une valorisation auprès des pairs (Van Ouytsel et al., 2017). En un clic, les photos peuvent être transférées ou publiées en ligne sur des forums, sur des sites web ou sur les réseaux sociaux avec de possibles conséquences traumatogènes pour la victime voyant sa réputation salie.

C’est alors que le sexting s’inscrivant dans une dynamique d’extimité, de don et d’engagement par rapport à une ou des personnes significatives se voit instrumentalisé, transgressant les frontières de cette relation exclusive pour devenir un support d’humiliation et de perte de contrôle de son intimité. Le sexting est ainsi assimilé à une conduite à risques, elle-même pouvant être associée à d’autres conduites à risques. Nous faisons ici référence au spectre des violences inscrites dans l’espace numérique, ou cyberviolences, et plus spécifiquement aux cyberviolences sexistes et sexuelles. Elles touchent à l’image du corps sexué en ligne des adolescents, aux manifestations virtuelles de leur sexualité et à leur présentation genrée, Internet prenant forme d’un nouvel espace pour activer ou réactiver les dynamiques d’exclusion et de rejet sexiste et les violences sexuelles (Doring, 2000 ; Wajcman, 2010). Ces conduites apparaissent interconnectées, la pratique du sexting étant susceptible de donner lieu à des partages et diffusions non consentis, lesquels sont source de rejet, d’humiliation ou de harcèlement de la victime (Henry et Powell, 2015 ; Walker et Sleath, 2017). C’est à la victime qu’est fréquemment attribuée la responsabilité d’avoir initialement produit ces contenus. La littérature met en évidence que les jeunes, et plus spécifiquement les jeunes filles, peuvent se trouver stigmatisées par leurs pairs lorsque vient à être rendue publique la production de messages, photos ou vidéos sexy (« slut shaming », voir Armstrong et al., 2014 ; Willem et al., 2018).

Entre intimité et extimité, le sexting apparaît comme une pratique émergeante dans un environnement dominé par les technologies numériques et soulève des questions quant aux risques réels et perçus par les jeunes, eu égard au statut particulier du sexting dans la relation amoureuse et les perspectives de prévention dans ce domaine.

Dans le cadre de cette publication, les résultats de deux études distinctes menées en Belgique auprès de populations adolescentes non cliniques (tout venantes) seront mobilisés : la première étude porte sur les pratiques de sexting notamment dans les relations amoureuses, les usages abusifs du sexting et autres cyberviolences sexuelles et sexistes ; la seconde s’est intéressée aux représentations et risques perçus par les adolescents ainsi qu’aux perspectives et besoins de prévention tels que les jeunes les envisagent. Ces deux études ont reçu l’accord du comité d’éthique de l’Université de Liège, les adolescents participant à l’étude ainsi que leurs parents ont signé leur accord à la passation de l’enquête. Les objectifs de l’étude, les notions de confidentialité et d’anonymat ont été exposés aux participants. Les jeunes ont été informés de leur droit à mettre fin à tout moment à leur participation et à obtenir, s’ils le souhaitaient, un retour et des informations complémentaires quant à ces recherches. En fin de passation de l’enquête, un temps a été dédié à des échanges plus informels entre les chercheurs et les jeunes de l’étude pendant lequel les participants ont pu à la fois exprimer leurs préoccupations et leurs ressentis. Il est intéressant de relever que le personnel enseignant, tout comme les jeunes participants, ont manifesté un vif intérêt pour les thématiques abordées lors de la conduite de l’enquête alors même que les sujets traités sont sensibles. Le sexting et ses dérives sont apparus comme des thématiques actuelles et peu abordées, les enseignants et directions d’établissements scolaires se disant très démunis pour les traiter. Un retour sur la base des résultats de l’étude globale est organisé au sein des écoles.

Étude 1 

L’étude 1 porte sur un échantillon représentatif de la population adolescente scolarisée de la communauté française de Belgique et comprend 1321 jeunes scolarisés dans le cycle secondaire au sein des filières d’enseignement général, technique et professionnel. Après l’accord des établissements scolaires et le consentement de la part des participants, les adolescents ont été rencontrés au sein de l’établissement scolaire dans le cadre de passations collectives, en dehors de tout représentant de l’établissement afin d’optimiser les conditions et l’authenticité de dévoilement de soi. L’échantillon est composé à 45 % de garçons (55 % de filles), l’âge moyen est de 15,10 ans (ÉT =2 185) ; 69 % de l’échantillon rapporte avoir déjà eu une relation amoureuse.

De nombreuses variables ont été évaluées dans le cadre de cette étude, nous avons retenu pour cet article la pratique du sexting, soit l’envoi de messages, photos et vidéo sexy de soi à une personne, et plus spécifiquement au partenaire amoureux, l’usage abusif du sexting tel que le partage de messages, photos ou vidéos sexy sans le consentement de la personne qu’ils concernent et les menaces de partager ces contenus pour embêter ou pour obtenir quelque chose en échange. Ces différentes conduites ont été évaluées au moyen d’items issus de la Cyber-aggression Questionnaire for Adolescents (CYBA) d’Álvarez-García et de ses collaborateurs. (2016) (p. ex. « Est-il déjà arrivé que quelqu’un envoie un message/photo/vidéo sexy de toi à d’autres personnes, alors que tu ne le voulais pas ? » ; « Est-il déjà arrivé que quelqu’un menace de partager un message/photo/vidéo sexy de toi pour obtenir quelque chose en échange ? »). Deux items ont été ajoutés, créés sur base des études de Papp et de ses collaborateurs (2015) et des études d’Almazan et Bain (2015) portant sur l’émission et la réception de messages insultants à caractère sexuel et les rumeurs de nature sexuelle (« Est-il déjà arrivé que quelqu’un poste ou envoie des messages insultants à caractère sexuel sur toi en raison de ta tenue, de ton maquillage ou de ton comportement sexuel, par exemple, te traite de “salope” ou de “pédé” ? » ; « Est-il déjà arrivé que quelqu’un répande des rumeurs de nature sexuelle sur toi au moyen des technologies numériques ? »). Des analyses descriptives et corrélationnelles sur base du logiciel SPSS ont été menées.

Étude 2 

L’échantillon de la deuxième étude est constitué de 340 jeunes scolarisés au cycle secondaire (65 % de garçons), l’âge moyen est de 15,6 ans (ÉT =1,7). Un questionnaire comprenant des questions fermées et ouvertes a été proposé dans le cadre d’une passation collective au sein de l’établissement scolaire. Les mêmes items que dans l’étude 1 ont été proposés évaluant les pratiques de sexting et les représentations des pratiques du sexting. Les motivations et les freins à la pratique du sexting ont été évalués à partir de questions telles que « Pour toi, les filles/garçons envoient/postent des messages, des photos ou des vidéos sexy d’elles-mêmes pour quelles raisons ?», les participants devaient se positionner par rapport à ces propositions et ils pouvaient les compléter dans « autres ». Sur le même mode, une question évaluait les motivations à ne pas pratiquer le sexting (p. ex. : Quelles seraient les raisons pour lesquelles tu ne souhaiterais pas l’envoi ou le partage des messages/photos/vidéos sexy de toi-même ?). En fin de l’enquête, une question ouverte invitait les participants à faire des propositions de prévention dans le domaine du sexting.

Résultats

Les deux études ont évalué les prévalences des pratiques du sexting et le contexte relationnel dans lequel elles s’inscrivent. La première étude répondant à la question des risques appréhendés à partir des usages abusifs s’est centrée sur les corrélations entre les pratiques de sexting, la victimisation et les liens avec d’autres cyberviolences sexuelles et sexistes. La seconde étude explore les représentations et risques perçus par les adolescents, ainsi que les perspectives et les besoins de prévention tels que les jeunes les envisagent.

Parmi les 1321 jeunes ayant pris part à la première étude, 18,7 % déclarent avoir déjà envoyé ou posté des messages, photos ou vidéos sexy d’eux-mêmes (17,3 % des filles et 20,9 % des garçons). Les garçons sont plus susceptibles que les filles d’avoir pratiqué le sexting au moins une fois (suite à la correction de Welch, t=-1,994 et p=0,046 ; pour les garçons μ=0,22 et σ=0,444, pour les filles μ=0,17 et σ=0,384) et plus spécifiquement d’avoir posté ce type de contenus en ligne (1,6 % des garçons et 0,3 % des filles ; chi-carré de Pearson=6 208 et p=0,015). Il est important de préciser que 64,7 % des filles et 66,33 % des garçons destinaient ces contenus à un partenaire amoureux.

Au sein de l’étude 2, 26 % des adolescents déclarent avoir envoyé/posté des messages, photos ou vidéos sexy d’eux-mêmes au cours des douze derniers mois (33 % des garçons ; 22 % des filles). Tout comme dans l’étude 1, les garçons sont plus envoyeurs que les filles et l’envoi de sextos est le plus souvent destiné à une personne significative : pour 64 % à leur petit(e)s ami(e)s, pour 25 % à quelqu’un qui leur plaît (qu’ils draguent mais sans être en couple) et 11 % à leur meilleur(e) ami(e).

Sexting: pratique à risques et victimisations

Au sein de cette étude, 17,1 % des participants rapportent avoir déjà été victimes d’au moins une forme de cyberviolences sexuelles et/ou sexistes, soit la diffusion non consentie de messages ou images à caractère sexuel ou des menaces d’agir de la sorte et des messages insultants ou rumeurs à caractère sexuel. Cela concerne 18,8 % des filles et 14,9 % des garçons. Les différentes formes de victimisation rapportées par les jeunes sont exposées dans le tableau suivant, par groupe sexué.

Tableau  1 

Cyberviolences sexistes et sexuelles subies

Cyberviolences sexistes et sexuelles subies

* Différence significative au Chi-Carré de Pearson

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Parmi les 900 jeunes ayant déjà eu une relation amoureuse, il apparaît que la pratique du sexting est corrélée avec le vécu de violences perpétrées au moyen des technologies numériques, toutes formes de cyberviolences confondues (r=0,262, corrélation significative au niveau 0,01 pour les filles ; r=0,218 pour les garçons, corrélation significative au niveau 0,01). Nos analyses suggèrent que la pratique du sexting est susceptible de coexister avec différentes formes de violences et d’abus liés à l’image dans le monde virtuel, depuis l’utilisation malveillante des images ou contenus diffusés aux insultes et attaques à la réputation en ligne. Plus spécifiquement, la pluralité des modes d’exposition de son intimité et du soi sexuel au regard de l’autre, tant au travers de l’envoi de contenus sexuels à un destinataire donné que de publications publiques, serait en lien avec une gamme de victimisations en ligne plus large.

Sexting: quelles représentations des adolescents ?

Plus de la moitié des adolescents (Étude 2) perçoit la pratique du sexting motivée par des « stratégies » de séduction (davantage les filles que les garçons), d’engagement d’une relation, de valorisation sexuée du corps. Cependant, les filles sont également nombreuses (78 %) à la considérer comme conséquente à des pressions exercées par le partenaire, alors que très peu de garçons la perçoivent comme telle.

Tableau  2 

Représentations des motivations au sexting (envoi de messages, de photos ou des vidéos sexy)

Représentations des motivations au sexting (envoi de messages, de photos ou des vidéos sexy)

*Différence significative au Chi-Carré de Pearson

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À la question envisageant les raisons de ne pas pratiquer le sexting, l’anticipation de conséquences négatives et la crainte de l’altération de leur image aux yeux des autres sont les plus souvent évoquées par les adolescents : 40 % des jeunes ont répondu qu’ils pourraient le regretter plus tard, 35 % que cela pourrait décevoir leur famille et 33 % que cela pourrait porter atteinte à leur réputation.

Besoins et perspectives de prévention identifiés par les jeunes.

À la question ouverte de fin de questionnaire de l’étude 2 (« Quelles seraient selon vous les pistes de prévention auprès des jeunes ? »), la majorité des participants de l’étude ont complété et développé leur réponse alors que le questionnaire était long. Probablement se sont-ils sentis, tout en répondant aux questions de l’enquête, intéressés, mobilisés par les thèmes abordés, ont réagi et manifesté leur motivation à participer au débat de la prévention dans ce domaine. Seuls 23 % ont reconnu « ne pas savoir », soit en exprimant leur indifférence par rapport à cette thématique et ne se sentant pas concernés, soit en déclarant ne pas disposer de pistes à proposer.

Une analyse thématique a permis d’identifier les thèmes émergents et une catégorisation des orientations proposées par les étudiants en vue d’une prévention, illustrées ci-dessous par des verbatims :

Tableau  3 

Perspectives et besoins de prévention selon les adolescents

Perspectives et besoins de prévention selon les adolescents

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Ces productions émises tant par les filles que par les garçons traduisent entre autres le besoin d’un cadre externe pour réguler ces pratiques qui ne sont nullement perçues par les jeunes comme une modalité d’engagement et de construction identitaire telle qu’appréhendée par le concept d’extimité. Le besoin de prévention envisagé par les répondants se décline sous différentes formes avec une tendance dominante relevant de logiques d’abstinence, d’interdits et de risques basées sur l’évitement et le contrôle de soi, la répression et la sanction pénale leur apparaissant comme une réaction pouvant réguler ces interactions. Dans la même lignée, l’attente de prévention spécialisée et contemporaine dans les domaines à la fois de la vie sexuelle et de la protection des données sur Internet est exprimée par certains jeunes. Cela montre que ces jeunes ne peuvent pas se contenter d’une éducation à la vie sexuelle et affective basée uniquement sur l’information reprenant la contraception et les risques de maladies sexuellement transmissibles.

Cependant, la prévention orientée vers le développement de compétences personnelles dans l’ère numérique et la gestion de la confiance dans la relation à l’autre n’est envisagée que par quelques jeunes. Cette piste de prévention reposant sur le développement de l’agentivité des jeunes, dimension trop peu diffusée dans les campagnes de prévention, apparaît méconnue.

Enfin, il a été intéressant, tout autant qu’interpellant, de relever la teneur d’un nombre important de jeunes qui ont, dans le cadre de cette question ouverte, tenu des propos « extrêmes » entachés de stéréotypes sexistes et violents à l’encontre des filles, leur attribuant la responsabilité des risques encourus par la pratique de sexting et l’associant à des conduites « dépravées ».

Ces réponses énoncées en fin d’enquête peuvent traduire entre autres des réactions faisant suite à la surexposition aux questions confrontantes évoquant des pratiques dans le domaine du sexting et de la sexualité, ayant généré une surcharge anxieuse en lien avec la sexualité ainsi exposée. La tension s’y rapportant se voit déchargée par des réponses violentes réactivant des stéréotypes sexistes et avilissants, et faisant appel à un contenant externe.

Discussion

Le phénomène du sexting chez les adolescents peut se concevoir comme participant au processus développemental de construction identitaire répondant à des enjeux développementaux propres de l’adolescence, au travers de dynamiques que Tisseron a très justement qualifiées d’extimité. Par leurs fonctionnalités même, les technologies numériques permettent d’autres modes de gestion de l’intime, de l’intime pour soi, mais aussi dans la relation à l’autre. Ainsi, les messageries instantanées, Snapchat ou encore les SMS sont mobilisés par les adolescents pour entretenir un sentiment de proximité et de connexion aux pairs, une forme d’intimité à distance (Bayer et al., 2015 ; Phua et al., 2017 ; Subrahmanyam et Lin, 2007). Le sexting est l’une des pratiques numériques adolescentaires qui permettent l’inclusion de pairs choisis dans l’intimité, dans un mouvement relationnel vers l’autre et avec l’autre.

Les résultats des deux recherches présentées dans cet article confirment les taux de prévalence relevés dans les études antérieures (Madigan et al., 2018), indiquant qu’un adolescent sur cinq est susceptible de s’adonner au sexting, particulièrement dans le cadre de la relation avec le partenaire et/ou des personnes significatives. Plus que le besoin d’être reconnus et confirmés dans le regard de l’autre, les adolescents attribuent au sexting une fonction relationnelle. Les adolescents inscrivent le dévoilement de soi dans un contexte social et relationnel spécifique, où l’on se définit et se présente comme objet de désir et/ou partenaire potentiel au regard de l’autre. Il s’agit d’un processus de construction identitaire transitant par le regard de l’autre, qui s’empare actuellement des opportunités virtuelles. Le numérique offre un espace permettant une forme d’intimité à distance et engageante, en ce qu’elle témoigne de confiance en celui qui reçoit, bien qu’exclusivement exprimée sur le registre visuel. En effet, notre étude indique que la pratique du sexting se joue, pour plus de 60 % des sexteurs, filles et garçons, dans le cadre de relations amoureuses. Les motivations perçues à la pratique du sexting sont assimilées à des stratégies de séduction, d’engagement d’une relation et de valorisation sexuée du corps. Tant filles que garçons y voient une forme de parade de séduction, de prélude à l’engagement et à la sexualité dans le réel, en supposant une forme de réciprocité. Cependant, les filles, contrairement aux garçons, sont nombreuses à se représenter le sexting comme résultant de pressions par le partenaire. Si cette donnée renvoie probablement à des vécus expérientiels, elle traduit également la prédominance de représentations stéréotypées de la fille et de son rapport à la sexualité. Associé à un contexte de pression, le sexting ne peut être conçu comme un don, un engagement, une forme de partage d’intimité.

Adolescents et adolescentes mobilisent l’image de leur corps sexualisé en ligne au travers de modalités différentes. La mise en scène de l’intimité au regard de l’autre est plus présente chez les garçons, et tend plus fréquemment que chez les jeunes filles à prendre la forme d’une exposition publique (cf. Étude 1). Ces données nous renvoient à la construction du corps en tant qu’objet et que sujet de désir à l’adolescence. Ainsi, les jeunes garçons font leurs premières expériences en matière de sexualité et de séduction dans une optique plus assertive, en tant que sujets désirants et exprimant au regard de l’autre leur intérêt pour la sexualité. La socialisation genrée et les messages différenciés adressés aux filles et aux garçons en matière de sexualité, tant par les familles d’origine, les pairs, les médias que par les grandes institutions socialisantes comme l’école ou la religion, participent à la structuration de cette construction identitaire. Les jeunes filles sont invitées à respecter des standards de pureté et de retenue en matière de sexualité, sous peine de sanctions sociales. Il est attendu de leur part un rôle passif dans la sexualité, de s’offrir soi et son corps en cadeau au partenaire et de répondre aux attentes et fantasmes masculins (Ringrose et Harvey, 2015 ; Duru-Bellat, 2017). Les présentes données doivent par ailleurs être comprises comme issues de mesures auto-rapportées ; ainsi, la désirabilité sociale et les normes en matière de sexualité peuvent avoir incité les adolescents à amplifier les occurrences de sexting dans leur parcours de vie, tandis que les jeunes filles tendraient à les occulter (Petersen et Hyde, 2010).

L’inscription des adolescentes dans une dynamique de réponse au désir de l’autre selon les codes des fantasmes masculins reste perceptible. Ainsi, 78 % des jeunes filles identifient les pressions exercées par le partenaire comme motivation à la pratique du sexting et une adolescente sur deux met en avant le besoin de se sentir sexy (cf. Étude 2). La présentation de soi comme sujet sexy et désirable, l’érotisation du corps virtuel comme moyen de garder l’attention d’un partenaire, jusqu’à la pression à agir de la sorte sont les motivations qu’elles identifient plus que les garçons. Or, la définition de l’attractivité sexuelle, du sexy, est avant tout posée en relation avec les fantasmes et l’imaginaire masculin (Ringrose et Harvey, 2015 ; llouz, 2012). S’il existe des injonctions à s’y conformer pour les jeunes filles, pressions et socialisation genrées se conjuguent pour les inciter à correspondre à une sexualité dont les codes et les rites sont avant tout définis par les hommes, et s’étendent à la présentation virtuelle de soi.

Les pressions exercées pour l’envoi d’images à caractère sexuel, les menaces de diffuser ces images pour obtenir quelque chose en échange, mais aussi les rumeurs et messages insultants à caractère sexuel en lien avec le sexting, peuvent dès lors être lus comme autant de modalités de sanctions et de régulation par rapport aux standards établis. Notre première étude met en évidence que ces violences toucheraient davantage de filles que de garçons. L’extimité en ligne apparaît, dans sa dimension sexualisée, fermement régulée et encadrée pour les jeunes filles et soumise à des pressions de diverses natures.

Les violences sexuelles perpétrées au moyen des technologies numériques s’inscrivent dans un continuum de violences sexuelles basées sur l’image (McGlynn et al., 2017). Elles touchent à la (re) présentation virtuelle de soi dans ce que le jeune a de plus intime. Le mouvement d’extimité et d’exposition au regard de l’autre de son intimité, de son corps et de sa sexualité est associé à la multiplicité d’expériences de violences en lien avec les technologies numériques, touchant tant à la diffusion d’images intimes du jeune, au non-respect du consentement et de l’intimité qu’à la réputation (cf. Étude 1). L’intensification de ce mouvement d’extimité et son inclusion dans la sexualité induisent donc de nouveaux risques à une période développementale où le jeune est particulièrement sensible au regard de l’autre (Alberts et al., 2007). Si la diffusion d’images intimes ne respectant pas le consentement peut être sous-tendue par des motivations autres que sexuelles ou ne visant pas nécessairement à nuire, la littérature met en évidence qu’elles peuvent s’inscrire dans des dynamiques de domination, prendre la forme de sexisme hostile ou coexister avec d’autres conduites violentes, notamment dans les relations amoureuses (Englander, 2012 ; Gámez-Guadix et al., 2015 ; Morelli et al., 2016).

Perspectives et besoins de prévention

Peu d’études avaient à ce jour exploré les perspectives de prévention et les besoins des jeunes en matière de prévention en se basant sur leur subjectivité. Les participants de l’étude ont été très productifs dans le cadre des questions ouvertes proposées en fin de questionnaire qui les ont plongés dans un questionnement sur les diverses pratiques de sexting et de violences sexuelles et sexistes. L’anonymat et l’absence de jugement externe par rapport à leurs réponses a probablement contribué à une production libre non régulée, comme elle peut l’être en discussion en groupe. Ces productions écrites renvoient tant à leurs représentations et croyances qu’à leurs besoins. Il a été interpellant de constater combien elles étaient dominées par des propos extrêmes et des propositions de prévention de nature répressive, valorisant l’abstinence et la mise en avant des risques plutôt que la promotion de développement de compétences sociales. En Belgique, la qualification pénale du sexting est une question complexe. Si la pratique du sexting ne constitue pas une infraction per se, la possession ou la diffusion d’images sexuellement suggestives peuvent être qualifiées de voyeurisme, la minorité étant une circonstance aggravante (article 371/1 du Code Pénal Belge). Cette pratique peut tomber sous le chef d’incitation à la débauche de mineur (art. 379) et de détention ou de diffusion de contenu à caractère pédopornographique (art. 383 bis). Plus encore, si ces images sont obtenues ou diffusées sans le consentement de la personne qu’elles visent, elles peuvent relever de l’attentat à la pudeur, voire du viol. Dans quelle mesure ces lois et règlements sont-ils connus des adolescents ? La question reste ouverte.

On peut néanmoins penser que les adolescents démontrent une bonne connaissance des risques qu’ils encourent en sextant et que la perception des conséquences négatives possibles contribue à les en décourager, comme l’a montré l’exploration des motivations à ne pas pratiquer le sexting. Cependant, ainsi que le fait remarquer Doring (2014), aucune étude n’a encore démontré empiriquement l’efficacité d’une telle approche pour préserver les adolescents des risques. De plus, divers arguments ont été avancés dans le débat entourant le sexting, dont celui selon lequel les approches basées sur la promotion de l’abstinence se font l’écho de positions réactionnaires des institutions concernant la sexualité des adolescents, plus particulièrement de celle des filles (Karaian, 2012 ; Lee et al., 2013). Ces perspectives envisagées par les adolescents rejoignent assez bien les logiques des principales campagnes de prévention portant sur le sexting déployées en Occident, privilégiant la promotion de l’abstinence et l’éducation aux conséquences négatives (Döring, 2014 ; Kantor et al., 2008). Caron (2014) relève que si les adolescentes sont conscientes des préoccupations des adultes et des mécanismes visant à réguler et à discipliner leurs corps et leur sexualité, elles tendent à se sentir objet de discussions d’adultes-experts plutôt que sujets et actrices de prévention. Au-delà des mouvements de « panique morale » que peuvent susciter les questions en lien avec la sexualité lorsqu’elles s’adressent aux adolescents (Hasinoff, 2013 ; Livingstone et Haddon, 2009), il serait nécessaire de prendre en compte les ressources et l’agentivité dont disposent les jeunes, entre soumission, résistance et négociation de ces normes, et de solliciter leur implication dans l’élaboration de stratégies de prévention (Caron, 2014 ; Renold et Ringrose, 2011 ; Glowacz, Goblet et Courtain, 2018).

Malgré l’inscription apparente du sexting dans les pratiques adolescentaires normatives d’exploration de soi et de relation à l’autre, comme en témoignent les nombreux jeunes rapportant avoir déjà exposé leur intimité en ligne, un mouvement de distanciation par rapport aux sexteurs s’opère lorsque sont abordées les pistes de prévention. Ces processus sont particulièrement apparents au niveau des productions des jeunes reprises dans la catégorie « Exacerbation de réactions sexistes et stéréotypées de la femme », traduisant des positions extrêmes réactualisant des visions sexistes et avilissantes de la femme. Ils nous invitent à considérer combien l’hypersexualisation de la société et l’exposition non désirée à des messages à caractère sexuel dont ils sont bombardés se révèlent anxiogènes et les conduisent à des mécanismes de répression. Par hypersexualisation, nous désignons les pressions sociétales, culturelles et notamment médiatiques exercées sur les corps et les sexualités en devenir des jeunes, et notamment des jeunes filles, participant ainsi à leur socialisation genrée et à la fabrication de corps, de pratiques et d’identités sexués (voir Caron, 2014 ; Duschinsky, 2013 pour développements autour de ce concept). Il existe en effet pour les jeunes une pression à se conformer aux modèles qui leur sont proposés, qui pourtant sont irréalistes, hautement stéréotypés et sexués. Ces modèles portent tant sur leur apparence que sur leurs relations hétérosociales, amoureuses et intimes (Mattebo et al., 2012). Pourtant, la visibilisation de la sexualité et l’injonction au sexy auxquels sont exposés les jeunes, en tant que sujets, mais aussi que consommateurs, nous invitent à réfléchir sur le contexte social, culturel et historique dans lequel se déroule leur adolescence. Ainsi, Daniels et Zurbruggen (2016) ont mis en évidence auprès de jeunes filles âgées de 13 à 25 ans la présence d’indices de sexualisation de soi au travers des photos postées par ces adolescentes et jeunes adultes sur les réseaux sociaux. Le corps et de l’apparence physique tendent à y être mis en valeur, plus que les centres d’intérêts, loisirs ou activités, témoignant de l’incorporation, au moins partielle, par les jeunes de certaines de ces injonctions.

Ces propos (cf. « Exacerbation de réactions sexistes et stéréotypées de la femme ») mettent en exergue le rôle des jeunes filles et des femmes en tant que victimes, mais aussi en tant qu’agents d’auto-sexualisation ; elles sont ainsi tenues pour responsables de l’exposition de leur intimité en ligne et des dérives auxquelles elle peut donner lieu, tout autant qu’il leur est intimé de se soumettre aux désirs d’une sexualité masculine considérée comme pulsionnelle (Atwood, 2007 ; Caron, 2014 ; Walker et Sleath, 2017 ; Ringrose et Harvey, 2015). Déshumanisation et objectification du corps de la femme sont perceptibles au travers de ces productions, dans une réaffirmation des mythes du viol et d’une masculinité dominante et assertive, assorties d’une demande de cadrage et de balises de la part de la Loi et des grandes institutions socialisantes. Dès lors, où est la limite, comment identifier les interdits ?

Pour les adolescents d’aujourd’hui, le défi est de grandir avec l’effacement progressif des grandes institutions socialisantes, des rites de passage et des traditions (Dupont, 2014 ; Le Breton, 2016 ; Bariaud et Dumora, 2004). En recherche de repères dans un monde où les adultes peinent à mettre des balises, un repli vers des valeurs plus conservatrices s’opère (Galland, 2014), limites qui touchent jusqu’au corps et à sa mise en scène privée ou publique. Au travers de leurs productions, les jeunes semblent réclamer un retour à des codes plus stricts en matière de sexualité, de rapport à l’autre, au corps, et de rapports entre hommes et femmes. Ces revendications prennent place dans un monde en changement où les repères sont flous et l’avenir incertain, où la sexualité est considérée comme dangereuse et paradoxalement est exposée partout (Dupont, 2014 ; Le Breton, 2016). Les incitations et injonctions à se conformer à un standard du « sexy » exercent des pressions sur les premières explorations de la sexualité et des relations amoureuses. Les prescriptions des médias, des publicitaires et les représentations issues du monde de la pornographie contribuent à mettre les jeunes sous tension, alors que les adultes ne sont plus en mesure de fournir de repères (Mattebo et al., 2012). S’exposer en ligne, chercher les réponses dans le regard des pairs, serait-ce une autre manière pour les jeunes de trouver leur voie ? Les résultats de cette étude sur les perspectives de prévention donnent à voir le besoin des jeunes d’un cadre et d’un contenant externe dans un monde virtuel où la séparation entre ce qui est permis ou non est brouillée, faisant alors appel au regard de l’adulte pour restaurer des frontières.

Différentes limites et perspectives pour la recherche future peuvent également être identifiées, eu égard notamment aux productions parfois extrêmes des jeunes. Celles-ci gagneraient à être explorées par le biais de focus groups, lesquels permettraient un discours plus spontané et interactif et un approfondissement des réflexions portant sur les stéréotypes de genre, les pistes de prévention et les représentations du sexting. Par ailleurs, la présente étude n’a pas abordé les canaux par lesquels les jeunes diffusaient les messages, photos et vidéos sexy et la manière dont les fonctionnalités de ces canaux modulent leurs pratiques ; il s’agit d’une autre piste à explorer, en lien avec les préoccupations actuelles liées à la protection des données personnelles et à leur conservation par les compagnies propriétaires des réseaux sociaux et applications.

Conclusion

Nos deux études ont montré que le sexting et la représentation des motivations au sexting sont associés aux relations intimes, en tant que prélude à l’activité sexuelle se voulant pratiquée de façon consensuelle et satisfaisante par les partenaires. Inscrite dans une exploration de la sexualité adolescente, la pratique du sexting est mise au service de l’extimité dans une poursuite des tâches développementales et notamment identitaires. Pourtant elle est susceptible de donner lieu à d’importantes dérives et de permettre la reproduction virtuelle de violences et d’attitudes sexistes et déshumanisantes. Au travers de la diffusion non consentie de sextos, c’est un déplacement des frontières de l’intimité qui s’opère. De l’intimité partagée, les jeunes se trouvent exposés à une extimité à risque. Pressions à la normativité, pour une activité pratiquée par près d’un jeune sur cinq, pressions exercées par le partenaire et pressions genrées, comment dès lors délimiter les frontières de l’intime ? La prévention dans le domaine de la vie sexuelle et affective, incluant le sexting, reste la voie pour éduquer et sécuriser les adolescents aux saines pratiques en la matière, et ce, dès l’enfance dans le cadre scolaire (Hasinoff, 2013 ; Glowacz, Goblet et Courtain , 2018)