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Introduction : de la sexualité comme moteur du couple au sexe-loisir

Au cours du XXe siècle, les rapports entre la vie privée et la sexualité connaissent deux grandes transformations (Sohn, 1996 ; Rebreyend, 2009). La première consiste en l’érotisation et la montée de l’amour dans la vie conjugale. Les sentiments et la sexualité prennent une place de plus en plus centrale dans la constitution des couples. Au début du XXe siècle, dans les milieux bourgeois, les rencontres conjugales se font sur le modèle des « fréquentations chastes » et de la « retenue sexuelle », souvent sous l’œil vigilant des parents. La sexualité génitale n’intervient qu’au moment du mariage. Ce modèle laisse place, au fil du siècle, à des rencontres où les jeunes « sortent ensemble », avec un accès rapide à la sexualité génitale, et qui débouchent sur une période préconjugale, bien en amont du moment où le couple se forme ou d’une quelconque union matrimoniale (Bozon, 1991 ; Bogle, 2008). À partir des années 1970, l’injonction au mariage perd de sa force dans la plus grande partie de la population française, et la morale sexuelle perd également de son influence. Aucun rite ne marque plus de manière décisive le début d’une relation conjugale. La sexualité est vue par certains auteurs comme le moteur principal de ces « amours naissantes » (Bozon, 1991). Le corps sexué, socialisé, devient le vecteur central du rapprochement des partenaires, de leur intimité naissante, ce qui contribue à lier les partenaires et à faire durer la relation.

La deuxième grande transformation est corrélative à la « révolution sexuelle » des années 1970 en France. Elle consiste en l’affirmation d’une sexualité centrée sur le plaisir personnel, déconnectée de toute relation conjugale (a fortiori du mariage). Une plus grande permissivité morale, l’essor du féminisme, la reconnaissance des minorités sexuelles et la légalisation lente mais décisive de leur vie privée – jusqu’à, plus récemment, l’avènement des nouvelles technologies numériques, avec les sites et les applications de rencontre – ont profondément modifié la place de la sexualité (Bozon, 2018). Un grand nombre de recherches montre la constitution de nouvelles pratiques, de nouveaux scénarios, marqués par une sexualité détachée de toute perspective conjugale : une « sexualité-loisir ».

L’acronyme CSRE, pour Casual sexual relationships and experiences (« expériences ou relations sexuelles éphémères ») est utilisé pour désigner tout un éventail de relations non conjugales – dont celles que la langue populaire en France désigne comme les « plans-cul » (one night stand), et qui ont pour extension les « plans-cul réguliers » –, les « amitiés » entre sexfriends (ou friends with benefits), parfois nommés « amis-plus » au Québec, … et autre variantes sur ce thème (voir Boislard et al., 2016). Les recherches dans ce domaine soulignent la distance de ces comportements par rapport au modèle de la conjugalité stable, mais montrent également l’hétérogénéité de ces pratiques : certaines relations CSRE combinent sexualité et sentiment amoureux, sexualité et stabilité dans le temps, sexualité et amitié. Parmi les pratiques les plus fréquentes quantitativement (voir Rodrigue et al., 2015), et qui semblent les mieux identifiées comme « modèles », restent cependant celle d’une sexualité éphémère d’un soir et celle, plus régulière des rencontres sexuelles répétées avec un même partenaire.

Aux États-Unis, sur les campus universitaires, la culture du hookup (l’acoquinement banal avec relations sexuelles éphémères, sans perspective conjugale) (Glenn et Marquart, 2001) remplacerait peu à peu la culture du dating (les fréquentations où l’on anticipe un engagement dans la durée). Un nouveau scénario culturel fondé sur une sexualité sans engagement s’y installe donc (Berntson et al., 2014), qui est aussi très présent sur les sites ou les applications de rencontre (Lardellier, 2014). Dès les premiers contacts anonymes en ligne, qui ne sont contrôlés ni par la famille ni par l’entourage amical, la sexualité s’autonomise de l’entrée en couple et des sentiments (Bergström, 2012 ; 2019). Jean-Claude Kaufmann (2010) analyse une partie des conseils qui sont dispensés sur les sites Internet pour ce genre de rencontre : ne pas parler de soi pendant les échanges préalables à la rencontre physique, mettre la sexualité rapidement au cœur de l’échange verbal, passer rapidement au rendez-vous physique, ne pas passer la nuit chez le partenaire nouvellement rencontré. Tous ces comportements doivent refléter l’idée que l’on ne se souhaite pas s’inscrire dans le récit d’une rencontre amoureuse. Ces nouveaux comportements peuvent être analysés comme un véritable « script culturel » (Gagnon, 2008 ; Bozon et Giami, 1999) donnant du sens à certaines situations inédites et permettant d’orienter son comportement.

Certains auteurs ont vu dans l’émergence d’une sexualité déconnectée de la conjugalité un effacement de la conjugalité stable fondée sur l’amour. Ainsi, pour certains, l’amour serait devenu « liquide » (Bauman, 2004), c’est-à-dire que les individus seraient animés d’abord par un rapport de consommation dans leurs relations privées. Pour d’autres, c’est au contraire un « nouvel ordre sentimental » qui se mettrait en place, fondé sur l’amour et la bonne qualité relationnelle entre des partenaires individualisés (Bawin-Legros, 2004). Pour d’autres, enfin, les hommes chercheraient surtout des relations sans engagement pour augmenter leur capital sexuel, tandis que les relations stables fondées sur l’amour seraient surtout le propre des femmes (Illouz, 2012). En réalité, le développement des rencontres éphémères, que ce soit par le biais d’Internet ou autrement, n’éteint ni chez les hommes ni chez les femmes le désir de faire couple et d’établir des relations stables, sentimentalement et sexuellement satisfaisantes, avec un partenaire[1]. Les femmes peuvent aujourd’hui choisir d’avoir elles aussi des relations éphémères (Farvid et Braun, 2017), de sorte que les deux registres relationnels coexistent désormais, et que chaque jeune femme dans son parcours sentimental peut alterner entre périodes de sexualité sans sentiment et relations sentimentales stables. La biographie amoureuse des hommes et des femmes s’est ainsi progressivement « symétrisée » (Giraud, 2017).

La normalisation des rencontres éphémères déstabilise en revanche la sexualité comme moteur de la construction du couple et comme rapport au partenaire en tant qu’individu. La sexualité produit des signes ambigus : ceux de la spontanéité, qui exprime le goût pour quelqu’un, mais aussi ceux du désir impersonnel et sans sentiment pour la personne. Le désir sexuel n’est plus, comme il pouvait l’être auparavant, le symbole et la borne claire d’un accord pour « faire couple ». Comme l’explique Michel Bozon (2018, p. 52) la sexualité s’est individualisée : « Devenu plus précoce encore dans l’histoire d’une relation, l’échange sexuel n’est plus clairement identifié comme étape cruciale d’un engagement, même s’il matérialise toujours une co-présence. Dans un contexte d’extrême diversification des expériences biographiques et relationnelles, son sens est devenu plus incertain et plus individualisé. » Le sens de la sexualité est devenu flou en début d’histoire. Comme de nombreux auteurs le montrent, l’analyse de la sexualité suppose de la rapporter systématiquement au contexte relationnel de la rencontre (voir par exemple Wesche et al., 2018 ou Landgraf et al., 2018). Mais si a posteriori, il est facile de distinguer les relations stables des relations éphémères, au début d’une histoire, le contexte relationnel est le plus souvent encore indécis et la sexualité sert alors de signe pour s’orienter et fixer le sens de ce qui est vécu.

Si le plaisir sexuel est au cœur des rencontres sans engagement comme au cœur du couple, comment, au début d’une histoire, distingue-t-on aujourd’hui les deux grands types de relations ? Peu de recherches nous renseignent sur la façon dont se font les premiers contacts intimes dans un contexte où différents scripts sont en concurrence. Plus qu’à aucune autre période historique, probablement, la place de la sexualité dans une relation suppose aujourd’hui un travail d’interprétation pour définir la situation et l’histoire qui doit être vécue. C’est un travail que l’on fait en s’appuyant sur des scripts sociaux, des scénarios culturels, des cadres d’interprétation qui donnent sens aux relations intimes. C’est ce travail d’interprétation que le présent article entend mettre en lumière. Pour ce faire, nous proposons de creuser un aspect peu étudié de la « théorie des scripts » (Gagnon, 2008) : la capacité des individus à subvertir et à se distancer des histoires qui mettent en forme le désir et les relations intimes. Les scripts sociaux ne sont pas des mécanismes aveugles qui agissent à travers les individus. Ils sont des récits de référence qui donnent sens aux situations intimes. C’est aussi parfois par opposition à des scripts reconnus que les individus agissent et renouvellent leurs comportements.

Sans sous-estimer la dimension normative de la sexualité (et notamment le double standard qui pèse sur les femmes et leur impose une certaine forme de retenue par rapport à la sexualité), et en mettant à distance toutes les questions épidémiologiques ou de santé qui sont souvent l’angle des études sur la sexualité, c’est sa dimension expressive, moins étudiée, qui sera au cœur de ce texte. Dans une perspective interactionniste où le cadrage des interactions et des rencontres (Goffman, 1991) est un enjeu central entre les partenaires, nous verrons comment la place et la forme de la sexualité sont pilotées pour révéler les sentiments des partenaires, leur envie de faire couple, comment elle est utilisée dans la ligne des scénarios sexuels et culturels établis, ou en opposition avec eux. Comment la sexualité s’articule-t-elle avec les engagements ? Comment les gestes de la sexualité des femmes, par exemple, s’accordent-ils avec les sentiments perçus et exprimés à l’égard de leur partenaire ?

Méthodologie et données

Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur une enquête réalisée en France, en région parisienne, de 2006 à 2013 auprès de jeunes étudiantes. Il s’agissait d’interroger de jeunes adultes qui commençaient tout juste une nouvelle histoire intime (depuis au moins un mois, et moins de trois mois). L’enquête proposait un suivi par entretiens semi-directifs répétés. On y aura interrogé, entre 2005 et 2013, 26 jeunes femmes âgées de 18 à 27 ans au premier entretien, et ayant toutes initié une relation hétérosexuelle. Le dispositif d’enquête visait à documenter abondamment le début des histoires avec deux premiers entretiens à trois-quatre mois d’intervalle, puis, si l’histoire n’était pas déjà terminée après ce délai, d’interroger de nouveau ces personnes au bout d’un an, avec leur accord[2]. Ces premiers entretiens se sont étalés de 2005 à 2010. Une quatrième vague d’entretiens a été réalisée en 2013 avec les enquêtées les plus anciennes, soit huit ans après leur tout premier entretien. Au total, 66 entretiens féminins ont été réalisés. Le nombre d’entretiens par enquêtée est très variable selon la durée de l’histoire et l’envie de continuer l’enquête : deux personnes ont été interrogées une seule fois (car l’histoire était terminée au moment de la prise de contact pour le deuxième entretien, et elles n’ont pas souhaité raconter leur rupture), toutes les autres enquêtées ont fait chacune deux entretiens. L’attrition a été forte au moment du troisième entretien, auquel quinze jeunes femmes ont consenti, un an environ après le deuxième. Enfin, quatre personnes ont accordé un quatrième entretien, ce qui permet d’avoir un recul de huit années. Le corpus rassemble surtout des jeunes femmes des classes moyenne et supérieure (six jeunes femmes de milieu populaire seulement) résidant pour la plupart chez leurs parents au début de l’enquête et ne vivant pas avec leur partenaire (une seule venait de s’installer avec son partenaire au premier entretien). L’âge médian du corpus est de 22 ans. Toutes les participantes avaient une caractéristique commune : soit elles poursuivaient des études, soit elles venaient tout juste de les interrompre (deux des participantes), soit elles venaient de les terminer (quatre participantes). Ce corpus ne rend donc pas compte d’une autre partie de la jeunesse, qui est celle qui a terminé sa scolarité tôt après une formation scolaire ou professionnelle courte. Enfin, le corpus rassemble des jeunes femmes dont plusieurs avaient déjà vécu des histoires intimes et eu une première expérience sexuelle génitale (seulement quatre enquêtées connaissaient avec leur partenaire actuel leur première expérience génitale).

Cette recherche n’a bénéficié d’aucun financement spécifique. Elle a été pour partie faite dans un cadre pédagogique et selon les normes professionnelles et éthiques habituelles en France. La participation à l’enquête était volontaire, les personnes enquêtées ont été informées des thèmes et de leur liberté de ne pas répondre aux questions qui pouvaient les gêner. Les personnes enquêtées pouvaient se retirer à tout moment de l’étude, ce qui a entraîné une forte attrition. Enfin, aucune rétribution monétaire n’a été donnée aux personnes enquêtées. L’anonymat des enquêtées a été assuré par une modification complète des prénoms cités. Les universités ou établissements dans lesquels les jeunes femmes font leurs études ne sont jamais nommés, ni leur lieu de résidence. L’auteur n’occupe pas de position professionnelle en dehors de son emploi d’enseignant-chercheur, et n’y trouvait donc aucune possibilité de conflit d’intérêt.

Ce corpus féminin a été exploité précédemment (Giraud, 2017), là aussi à partir d’une approche de théorie ancrée ou enracinée (Strauss et Corbin, 2004). Ce travail précédent visait à comprendre comment les relations débutantes se renforçaient ou s’étiolaient progressivement au fil du temps, et à définir les étapes de l’entrée en couple. Le présent article traite du problème de la place de la sexualité dans l’entrée en relation, thème qui n’a pas fait l’objet d’un traitement spécifique mais plutôt de notes éparses dans le livre susmentionné.

Nous présenterons dans un premier temps la façon dont la sexualité est gérée dans la période qui va de la rencontre entre les deux partenaires jusqu’au premier rapport sexuel. Nous verrons dans un second temps quelle place prend la sexualité dans les premiers mois de l’histoire intime, une fois le premier rapport sexuel passé. Nous essaierons de montrer que pour surmonter les ambiguïtés, la sexualité dans les relations stables doit désormais trouver un contenu et une place spécifiques, plus étroitement attachées à la personne, pour mieux se distinguer de la sexualité des relations éphémères.

De la rencontre au premier rapport sexuel : l’euphémisation de la sexualité

Lors d’une rencontre, chacun doit sélectionner les signes qu’il émet et décoder ceux qui lui sont envoyés pour préciser le cadrage de la relation. Chacun doit « piloter » l’interaction pour orienter l’histoire d’une certaine façon (Giraud, 2007). Ces signes fonctionnent par contraste aux scripts établis. La sexualité est vue ici comme un signe indispensable aux partenaires dans les rencontres et au début des relations pour interpréter le sens des relations : elle valide une attraction physique mais elle doit aussi être le signe des sentiments à l’égard de la personne.

Ainsi, pour se distinguer des « plans-cul », les premiers moments de la rencontre doivent euphémiser la dimension sexuelle : celle-ci n’est pas évoquée de façon explicite mais toujours sous-entendue au moment de la séduction ; elle est présente en tant que sexualité non génitale lors des rencontres physiques. Le moment du premier rapport sexuel génital est retardé, dans beaucoup d’histoires qui veulent durer. L’entrée dans la relation par la sexualité génitale est en effet loin d’être la situation la plus courante. Si l’on s’appuie sur les personnes en couple interrogées dans l’enquête EPIC (INED-Insee, 2013-2014), 31 % des couples formés sur des sites de rencontre avaient couché ensemble pendant la première semaine, et 8 % seulement si la rencontre s’était faite sur le lieu de travail (Bergström, 2016). Les échanges ne peuvent toutefois pas se limiter à être platoniques car ils risquent de passer pour des relations entre « bons copains ». Le baiser et plus largement la sexualité non génitale sont donc la marque d’une relation qui ne veut être codée ni comme éphémère ni comme platonique.

Se démarquer des rencontres éphémères : prendre le temps, ne pas parler sexualité

Les sites Internet et les applications de rencontre sont devenus des outils très importants pour initier des relations (c’est le cas pour quatre des histoires de notre corpus, et les jeunes femmes qui ont rencontré leur partenaire actuel sans avoir recours aux plateformes cybernétiques expliquent néanmoins les avoir déjà utilisées précédemment), mais ils seraient surtout pourvoyeurs de rencontres sexuelles éphémères (Bergström, 2013). Pour les partenaires qui cherchent une relation stable, la sexualité doit être fortement euphémisée. On aura d’abord des échanges verbaux pendant un ou deux mois, et sur un registre amical. La rencontre physique interviendra tardivement, au bout de ces premiers mois d’échanges verbaux. Et enfin, on aura un premier rapport sexuel génital entre nouveaux partenaires bien après le premier contact physique.

C’est ainsi que s’est échelonnée l’histoire de Caroline, étudiante en pharmacie de 24 ans, qui a rencontré sur Internet Jamie, 27 ans, jeune entrepreneur dans l’informatique. Libres tous les deux, cherchant un partenaire, ils ont commencé à s’envoyer des messages. Les possibilités de rencontre physique semblaient lointaines car Caroline partait en vacances d’été loin de Paris quand la correspondance avec Jamie a commencé. Les échanges se sont poursuivis, plus discontinus que précédemment, mais toujours suivis. L’humour et le second degré dominaient la conversation en ligne :

On parlait de quoi sur Internet ? Que des conneries, que des conneries ! Vraiment, c’était l’art et la manière d’avoir de la répartie sur les conneries, rien du tout de sérieux. C’était pas les questions : « Qu’est-ce que tu attends ? Qu’est-ce que tu recherches dans la vie ? » C’était pas du tout ça. C’était vraiment des débilités profondes. Rien de constructif. Mais après, c’est ça qui était marrant. C’était rigolo. […] Vraiment, on a vachement rigolé. Et c’est ça qui a fait que j’ai eu envie de le voir. Je me suis dit : « Tiens, il est sympa, il est marrant. »

Peu d’informations circulaient alors sur ce que faisaient et ce qu’étaient socialement les deux correspondants, mais Caroline s’est fait un portrait plutôt positif de Jamie à partir de son sens du jeu. Des points communs se dessinaient, qui étaient essentiellement des qualités personnelles : un sens de la répartie, l’humour, des compétences interactionnelles et personnelles qui n’étaient pas d’abord des caractéristiques de milieu social, même si elles en dérivaient évidemment pour partie.

Mais surtout, le temps passé à échanger sans pression, sans certitude de se voir, exprime le plaisir à être ensemble et s’oppose fortement à l’urgence du rendez-vous physique et aux contacts très utilitaristes des rencontres éphémères. Cette distance par rapport au script de l’« amitié-plus » se retrouvait également dans la première rencontre physique des deux correspondants. Jamie a invité Caroline à passer chez lui. Elle a accepté, ce qui pourrait signifier qu’elle était prête à une relation sexuelle avec lui. Or, là encore, ils ont mis à distance toute dimension sexuelle : « En fait, c’est au début, je sortais pas encore avec lui, je l’ai vu deux fois sans sortir avec lui, et j’étais allée chez lui, mais on n’avait rien fait à part discuter et on s’était raconté des conneries jusqu’à neuf heures du matin, à vraiment pas voir le temps passer. » Alors que Caroline pratiquait depuis longtemps une sexualité avec des partenaires de passage, elle développait avec cet homme une histoire où la dimension sexuelle était explicitement gommée.

Dans d’autres cas de rencontres par Internet, la sexualité génitale peut être explicitement évoquée mais toujours mise à distance sur le ton de l’humour. Ça a été le cas pour Véronique, 21 ans, étudiante en première année de psychologie, qui échangeait sur MSN avec Denis, son collègue de travail du week-end dans une grande surface :

Il a commencé sur MSN genre à faire des sous-entendus, à faire des compliments […] Ouais, ça me faisait plaisir… Enfin, au début, je le cassais tout le temps ; je lui disais : « Arrête de dire n’importe quoi ! » Parce que quand il me disait ça, je pensais qu’il voulait qu’une seule chose, c’était coucher avec moi, tu vois, et puis j’arrêtais pas de le casser par rapport à ça. Et des fois il se vexait, mais après, plus ça allait et plus je voyais que ça le vexait vraiment, et qu’il était sincère. Et donc ça me faisait d’autant plus plaisir, et puis plus je parlais avec lui sur MSN, et plus je le connaissais. Voilà, quoi.

Prendre le temps, prendre les sous-entendus sur le mode du jeu… permet de tester son partenaire en ligne.

Initier quelque chose sans préempter l’avenir : le premier baiser

Euphémiser la sexualité, c’est choisir également une forme de sexualité non génitale. Les baisers, bien plus souvent qu’une première nuit, scellent ainsi les débuts d’une histoire. Ainsi, après une soirée à deux au restaurant, loin du travail, Véronique et Denis se sont embrassés pendant plusieurs heures dans une voiture garée. Leur histoire a basculé dans quelque chose d’autre que l’amitié, mais le fait qu’ils se soient limités cette nuit-là à des baisers montre une volonté de ne pas aller trop vite, de prendre le temps de se découvrir plus complètement. C’était ici une promesse de durée, qui a sexualisé la relation, mais pas trop. Cela ne veut pas dire pour autant que les partenaires s’engageaient pour la vie. À la différence des années 1950-1960, le XXIe siècle n’incite pas à réduire la sensualité corporelle aux baisers et aux caresses afin d’affirmer sa moralité. Nombre de jeunes femmes développent par ailleurs des relations sans sentiment qui commencent par des rapports sexuels génitaux. Coucher avec un partenaire le premier soir marque clairement le début d’une relation éphémère. Par contraste, attendre quelques jours avant un premier rapport sexuel est une façon de marquer qu’on ne veut pas d’un rendez-vous sans lendemain, qu’on souhaite plutôt un rapport dans la durée (Bogle, 2008).

Le baiser n’a cependant pas de signification univoque. Dans le cas de Véronique, il était le début d’une histoire, il scellait un point de départ. Dans d’autres cas, il sera le signe d’une hésitation, une façon de gagner du temps à un moment où l’histoire peut prendre plusieurs chemins. Dans une soirée, Lara, jeune femme de 19 ans, étudiante en médecine, a embrassé pour s’amuser un jeune homme qu’elle ne connaissait pas. Il lui plaisait, mais elle ne savait pas encore si elle le reverrait. À un moment donné de la soirée, le jeune homme lui a déclaré qu’il n’aimait pas embrasser les filles qui fument. Pour Lara, fumeuse, l’histoire s’est arrêtée là.

Lors d’une soirée en discothèque, Lise, étudiante en communication de 23 ans, a fait la connaissance de Malick, qui travaillait comme barman dans un autre établissement. Après qu’elle l’a suivi dans un second établissement, ils ont commencé à s’embrasser. Lise se sentait seule après une histoire difficile où elle avait subi la violence de son ex-partenaire. Elle souhaitait donc s’amuser ce soir-là, mais Malick lui a expliqué qu’il voulait vivre une histoire sérieuse. Le baiser et les caresses en discothèque étaient ici ambigus : ambition d’une histoire qui dure pour l’un, et d’une histoire pour s’amuser pour l’autre. Après quelques explications, Lise a choisi de temporiser en matière de sexualité.

Se démarquer des stéréotypes sexués

L’euphémisation de la sexualité par le baiser et les caresses permet également un équilibre sur le plan normatif. Ne pas coucher ensemble le premier soir permet à la femme d’éviter le stigmate de la fille trop légère qui se montre indigne du point de vue des normes sexuelles genrées (Clair, 2008). Mais embrasser et caresser permettent également d’éviter un autre stigmate, moins souvent cité, celui de la « coincée », la jeune femme complexée par son corps, par sa sexualité, ou celle qui conditionnerait l’accès à son corps à un engagement conjugal. Or, en début de relation, aujourd’hui, les jeunes privilégient des relations sans engagement vis-à-vis de l’avenir, et refusent le plus souvent les contraintes trop strictes. Le baiser est donc le bon compromis : il donne un accès contrôlé au corps féminin, et n’est pas vu comme infamant pour les femmes.

Mais ces normes, qui renvoient au modèle du double standard (où les femmes sont jugées selon des critères différents de ceux qui catégorisent les hommes), ne doivent pas être vues comme s’appliquant uniformément à tous les comportements féminins. Les jeunes femmes participent aujourd’hui assez largement aux rencontres éphémères, et ont des rapports sexuels sans lendemain. C’est particulièrement le cas après une séparation (Beltzer et Bozon, 2006), où les femmes adoptent des comportements sexuels moins marqués par les normes de genre. De la même façon, les jeunes femmes de notre enquête qui avaient connu une première grande histoire amoureuse et qui avaient rompu élargissaient postérieurement leur répertoire relationnel en s’ouvrant à une sexualité éphémère (Giraud, 2017).

Repousser le premier rapport génital à plus tard : le rôle central des baisers et des caresses

Le début de l’histoire, marquée par un premier baiser, ne conduit pas aussitôt à un rapport sexuel génital, même si cette perspective est ouverte. Comme pour le tout premier rapport sexuel génital, il faut encore « être prête » (Le Gall et Le Van, 2007), c’est-à-dire qu’il faut vivre cette expérience comme quelque chose de choisi, et non pas comme une obligation.

Notre corpus illustre un refus de rapports génitaux trop hâtifs chez les jeunes femmes qui sont dans une démarche « sérieuse » ou qui veulent voir où l’histoire va mener. France, étudiante de 21 ans, venait d’obtenir son BTS (Brevet de technicien supérieur, diplôme français post-baccalauréat) au moment de nos entretiens. Elle avait rencontré Théo (24 ans, étudiant en informatique) sur Internet. Après s’être rencontrés et embrassés, ils ont dormi ensemble chez Théo de façon fréquente, mais ont attendu un mois avant d’avoir leur premier rapport sexuel génital (Théo était seulement le second partenaire de France). Pour elle, il était important « d’être prête » pour cette seconde fois. Elle n’est pas la seule à avoir préféré attendre. Méline (21 ans, étudiante en soins infirmiers) a attendu un mois avant sa première nuit avec Marc (également 21 ans). Nadège (21 ans, étudiante en sciences de l’éducation) a proposé à Eric (20 ans, en intérim dans une pharmacie) d’attendre un peu avant qu’ils aient leur premier rapport sexuel, car « je voulais pas qu’on se voie juste pour ça, et voilà ». Eric lui a répondu que « ça ne le dérangeait pas non plus d’attendre ». Ils ont patienté ainsi pendant trois mois. Après s’être connus en tant que camarades de promotion d’une école de commerce, Tiphaine et Bruno (respectivement 21 et 24 ans, étudiants à l’école de commerce) ont effectué avec leurs amis un court voyage en Hollande, où ils se sont rapprochés amicalement. À leur retour, ils ne se quittaient plus et s’enfermaient dans la chambre universitaire de Bruno. Ils ont alors pris conscience qu’ils étaient ensemble en tant que couple, mais le premier rapport sexuel n’aura lieu qu’au bout d’un mois. Pour les deux ex-amis, l’entrée dans la sexualité s’est faite par les baisers et les caresses plutôt que par un rapport sexuel génital.

L’attente est parfois plus courte, mesurée non pas en mois ou en semaines, mais en jours. Si le passage à une sexualité génitale est plus rapide, le récit comportera des épisodes où un acte sexuel aurait pu se passer, mais où les deux partenaires ont démontré qu’ils souhaitaient vivre autre chose. L’entrée dans la sexualité peut être construite comme un moment délibérément choisi plutôt que comme la force d’un désir incontrôlable. Quatre jours après avoir passé une partie de la journée dans l’appartement de Jamie, dans une période de sa vie où elle avait des rapports très libérés avec les hommes et avait eu de nombreuses aventures passagères, Caroline (24 ans, étudiante en pharmacie) est partie en vacances avec ses copines. Elle a eu son premier rapport sexuel avec Jamie deux jours après son retour. Antonia (23 ans, étudiante en science politique, qui a connu de nombreux partenaires) a attendu une semaine avant son premier rapport sexuel avec Henri (26 ans, galeriste au chômage). Elle nous a raconté les deux soirs où ils ont dormi ensemble sans qu’ait lieu d’acte sexuel, alors qu’elle avait une sexualité génitale depuis ses 16 ans. Véronique a eu un rapport sexuel avec Denis au bout d’une semaine de fréquentation (c’était son second partenaire sexuel). Noëlle (24 ans, étudiante en architecture) et Mathias (30 ans, au chômage) ont dormi deux fois ensemble dans le même lit, mais elle a refusé d’avoir une relation sexuelle avec lui avant la troisième fois : « Je voulais pas coucher avec lui tout de suite […] parce qu’en fait, après, je me disais “ben soit je couche avec lui et puis après il aura ce qu’il voulait…” enfin, je suis toujours un peu méfiante et… parce que j’ai eu des mauvaises expériences, parce que… des fois, les mecs sont un peu des petits cons. »

Ces rencontres, faites sur Internet ou ailleurs, marquent une nette distance par rapport à l’urgence et à l’évidence de la sexualité qui est au cœur du scénario des rencontres éphémères. Mais elles dénotent également une distanciation d’un comportement féminin qui serait jugé trop prude ou calculateur. Embrasser, caresser, dormir ensemble dans le même lit, c’est aussi montrer qu’on n’est pas gênée par la sexualité et que le rapprochement des corps n’est pas restreint par des valeurs religieuses ou morales, ou conditionné par l’engagement conjugal des partenaires. À nouveau, il s’agit pour les femmes d’établir de façon toujours mesurée des frontières et des distances avec les deux scénarios concurrents et les deux stéréotypes : celui de la fille facile et celui de la fille coincée (Tolman, 2002). Les pratiques sexuelles non génitales comme les baisers, les caresses, les contacts corporels, sont des éléments décisifs de ces débuts de relation. Les jeunes femmes insistent souvent sur ces pratiques (comme se coucher dans les bras l’un de l’autre mais sans faire l’amour) et parfois se plaignent du manque de tendresse de la part de leurs partenaires masculins. Très rares sont celles qui se plaignent du manque de sexualité génitale. Ces résultats sont conformes à ceux d’une étude états-unienne sur les adolescents (âgés de 14 à 21 ans) selon laquelle embrasser son partenaire, lui montrer qu’il est désirable, est associé à une grande satisfaction relationnelle et à un engagement dans la relation sentimentale. Les rapports sexuels génitaux, en revanche, ne présentent pas systématiquement les mêmes perspectives, dans la mesure où ils peuvent être interprétés comme un signe de relation à caractère sexuel sans sentiments et sans engagement (Welsh et al., 2005).

Quand la sexualité génitale initie la relation

Quand une rencontre a commencé d’abord par un rapport sexuel (c’est le cas pour deux de nos enquêtées seulement) et qu’un partenaire souhaite faire comprendre à l’autre qu’il souhaiterait le(la) revoir et commencer une histoire, il doit mettre en scène les écarts par rapport au scénario du sexe pour le sexe. Chaque décalage est susceptible de jeter un doute sur la façon d’interpréter la situation. Passer la nuit, parler tendrement, discuter de soi, de l’autre après le sexe est une façon de montrer qu’on espère autre chose qu’une relation sans lendemain, ou du moins qu’on entretient une certaine ambiguïté. Il faut cependant à un moment donné clarifier les intentions de chacun en renégociant explicitement le cadre dans lequel on souhaite que la relation évolue.

Ainsi, après avoir rencontré Léo en camping et avoir sympathisé entre copains, Lilia, jeune femme de 22 ans et nouvellement diplômée, a couché avec Léo lors d’une soirée entre copains chez elle, à son retour à Paris. Le lendemain matin, elle a regretté cette expérience impromptue, qu’elle a codée comme étant un « dérapage entre copains » qui n’aurait pas de suite. Mais son partenaire est resté avec elle le matin, s’est montré tendre et ne semblait pas pressé de partir. Ce « premier matin » après l’amour s’ouvrait donc sur d’autres scénarios possibles (Kaufmann, 2002). L’ambiguïté des signes de Léo a imposé une explicitation de ce qui s’était passé. Elle comme lui se sont alors expliqué qu’ils ne voulaient pas d’une relation sérieuse, et ont décidé dans un premier temps de ne pas poursuivre cette histoire.

Isabelle (22 ans, qui faisait une pause dans ses études et travaillait comme serveuse) a rencontré Frédéric, jeune technicien télévisuel de 25 ans, invité par un ami commun dans une soirée de sa bande d’amis. Tous les deux sont restés en contact, sont sortis ensemble dans Paris à plusieurs reprises, et Frédéric a maintenu les relations sur un plan amical. Invité chez elle en privé, il lui a révélé qu’il l’aimait bien, et Isabelle lui a demandé de l’embrasser. Après 20 minutes de caresses, ils ont décidé d’aller dormir ensemble (il n’y avait plus de transport en commun à cette heure pour Frédéric). C’est elle qui a initié le rapport sexuel alors que Frédéric s’était couché dans un coin du lit : « Il me l’a pas trop dit sur le coup, mais il a halluciné ! Il s’est dit : “Putain, je suis tombé sur une nana de ouf !” Tu sais, genre, il devait être trop content. Puis il s’est passé ce qui s’est passé. On a couché ensemble deux fois, et ce qui était cool, surtout, c’est qu’après qu’on ait couché ensemble, on a parlé pendant, genre, trois bonnes heures. » Discuter, pour Isabelle, donnait le signe que Frédéric avait envie que la relation se poursuive entre eux.

La rapidité et l’intensité du rapport sexuel les ont conduits à expliciter ce qu’ils attendaient l’un de l’autre. Isabelle tenait à préciser que Frédéric n’était pas pour elle un plan-cul :

Moi, je lui ai dit que… Tout de suite, le premier soir, je lui ai dit que je n’avais jamais dit je t’aime à un garçon, et que j’étais absolument pas habituée à avoir des longues histoires ; que je ne voulais ni m’engager avec lui ni le jeter le lendemain ; que j’en savais rien mais que pour l’instant, tout allait bien et que voilà, je n’envisageais pas le truc juste pour me le taper, et que j’allais le revoir. Que je l’aimais bien, qu’on s’entendait bien et que voilà, quoi, il embrassait bien, tout allait bien, et que tout était OK. Donc, je me suis pas dit : « C’est l’homme de ma vie ! » Mais je lui avais expliqué comment ça s’était passé pour moi.

Ici, l’histoire commence et son issue est ouverte. Elle peut déboucher sur une relation conjugale ou bien s’arrêter rapidement.

Après le premier rapport : une sexualité personnelle, expressive, et avec une place limitée

Commencer une histoire n’implique pas nécessairement de se coder comme « couple », pas plus que cela n’implique de vivre sous un même toit. Désormais, entre la rencontre et la cohabitation, se développe une période plus ou moins longue où les sentiments se précisent, et qui permet de se coder comme « couple » et d’envisager par la suite une cohabitation. Les histoires se conjugalisent progressivement, ou s’arrêtent.

En début d’histoire, les relations les plus fréquentes se font dans un cadre « sérieux-léger » (Giraud, 2017). Officiellement, on « sort ensemble » mais on n’est ni en couple ni en relation purement sexuelle. La relation est à construire ; son codage définitif, à venir. Des types d’accords semblables se retrouvent aussi chez les étudiants états-uniens sous le nom de stayover relationship, où des étudiants passent quelques nuits par semaine, de façon régulière, chez leur partenaire sans engagement pour le futur (Jamison et Ganong, 2011). D’autres travaux montrent l’existence de relations « pas encore romantiques ou sexuelles » parmi les étudiants de licence aux États-Unis, phase préliminaire aux relations intimes, et dont la dénomination est partagée par les hommes et les femmes (Banker et al., 2010). Au Québec, certaines formes de CSRE montrent des proximités fortes avec cette phase initiale. Le « partenariat intime et sexuel » (intimate and sexual partnership) est caractérisé par un codage non conjugal du partenaire, un accord d’exclusivité sexuelle, un fort degré de sexualisation de la relation en même temps qu’un haut degré d’activité sociale (cinéma, restaurant, etc.) de la part des deux partenaires (Rodrigue et al., 2015).

En France, une des clauses centrales de ce type de contrat est qu’on ne parle pas de sentiments, car ils doivent se cristalliser au fil du temps. On ne parle donc pas non plus d’avenir ou de projets éventuels de cohabitation, dans la mesure où de tels projets paraissent inactuels tant que les sentiments ne sont pas clairs[3]. Cette situation est particulièrement inconfortable pour les deux partenaires, car il y a toujours un doute quant aux sentiments. M’aime-t-il vraiment ? Ne suis-je pas finalement qu’une amitié-plus régulière pour lui ?

Dans ce contexte, la sexualité génitale constitue à la fois une ressource indispensable pour montrer ses sentiments et un danger, car elle est le signe des amitiés à caractère sexuel et sans engagement. Là encore, en l’absence d’explicitation verbale, les interactions intimes doivent être pilotées de façon à montrer qu’on aime bien le partenaire, et que les sentiments ne se limitent pas au seul attrait sexuel. La sexualité des relations débutantes possède donc des caractéristiques qui la distinguent de celle des rencontres éphémères. Dans les relations débutantes, la sexualité doit être expressive, elle doit être personnelle, c’est-à-dire adaptée à ce que l’un et l’autre attendent. La sexualité doit, enfin, être un support à l’intimité, c’est-à-dire une activité qui doit permettre d’accéder à un lien de proximité plus étroit.

Une sexualité expressive mais ambiguë

Dans un contexte où l’on ne peut pas parler du futur ni de ce que l’on ressent pour l’autre, le désir sexuel fonctionne comme une métonymie des sentiments. Le désir peut être exprimé facilement et montre l’envie d’être avec l’autre, le goût pour le partenaire. « La seule chose qu’on est capable de dire, souvent, c’est : “J’ai envie de te voir” et “J’ai envie de toi” », nous a expliqué Antonia, étudiante de 23 ans en science politique, en parlant de son partenaire actuel, Henri, qu’elle connaissait depuis deux mois. Les relations sexuelles constituent une occasion de confirmation et de revalidation d’une attraction initiale, d’un maintien de l’envie de se voir, à un moment où aucun des deux partenaires ne peut dire « je t’aime » à l’autre.

L’expressivité de la sexualité non génitale

Dans une relation naissante, la sexualité devient un support expressif. Elle doit exprimer ce que l’on ressent pour la personne ; elle est un moment partagé, intense, qui exprime le lien entre deux personnes, un moment où les deux partenaires brisent les barrières. Gaëlle, étudiante de 24 ans, reconnaît un sentiment très fort d’abandon de soi dans le rapport sexuel, une expérience où elle s’exprime sans mots et cependant sans réserve. Cette expressivité n’est pas sans risque : « Juste… j’ai peur, encore une fois, de me donner un peu trop, de m’abandonner un peu trop. Enfin, tu vois, quand tu fais l’amour avec quelqu’un, c’est que tu veux donner, que tu… vraiment, que tu te lâches, que tu t’abandonnes à lui et puis tu ne penses à rien et… » Car l’expressivité peut se révéler asymétrique dans la relation : « Et moi, j’ai l’impression de le faire et que lui ne le fait pas. Mais ça manque un peu de tendresse, parfois, comme hier. Là, moi, j’étais super-tendre et lui, je ne l’ai pas trouvé très, très tendre non plus. » Après une querelle entre partenaires, Gaëlle a suscité un rapport sexuel, pour signifier son attachement à son partenaire. Et cet attachement, on le voit, passait notamment par les signes de tendresse dans le rapport sexuel.

La tendresse est une demande récurrente (souvent frustrée) des jeunes femmes dans la relation. Juliette (24 ans, étudiante à la maîtrise) s’est rendu compte d’un manque dans sa relation avec Alexandre (27 ans) : « Je trouve qu’il est pas assez tendre. Moi, je pourrais passer ma vie à l’avoir dans mes bras, à lui faire des câlins et tout, et lui, il est pas comme ça. Il est très réservé sur la démonstration de ses sentiments. On a fini par en rigoler... Moi, je lui dis des trucs : « Bah, tu te rends compte que si là, je t’avais pas fait de bisous, tu m’en aurais pas fait de la journée ! » Voilà, pour rire. Mais ça, ça me… c’est un peu dur pour moi. » L’éducation bourgeoise d’Alexandre semble expliquer une partie de sa réserve en privé comme en public. Pour d’autres jeunes femmes, la sexualité génitale avec leur partenaire est souvent peu satisfaisante (en raison de la prise d’alcool, qui nuit à l’érection), mais elles valorisent la dimension « tendresse », comme l’explique Noëlle, qui sortait avec Mathias depuis un mois au moment de notre entretien : « C’est pas LE meilleur coup que j’ai eu mais… j’aime bien son corps, j’aime bien son odeur… j’aime bien ses fesses ; il a pas un truc énorme mais… et puis des fois, il boit un peu trop, donc… mais je sais pas, j’aime bien dormir avec lui, ne serait-ce que les câlins… »

L’entrée dans la sexualité génitale ne met pas fin à la sexualité non génitale, dont les jeunes femmes font toujours une forte demande dans ces relations débutantes. La tendresse est centrale dans la mesure où elle exprime une attention, une sensibilité à la personne, une affection portée au partenaire. La sexualité génitale est facilement soupçonnée d’être plus égoïste que la tendresse. La tendresse est cependant peu virile pour les hommes, qui ne veulent pas être codés comme « canards ». Cette tension entre tendresse et sexualité génitale s’exacerbe plus tard dans la vie des couples cohabitants, comme le montre Emmanuelle Santelli (2018).

Le sens des pannes sexuelles

Si la sexualité exprime sans mot ce qu’on ressent pour l’autre, les pannes sexuelles masculines interrogent la relation avec la crainte que le partenaire n’ait qu’un désir peu stable dans le temps, qu’il se lasse trop rapidement. Or le désir sexuel stable est une condition de la poursuite de la relation. Lina, étudiante de 21 ans en début de relation, a été amenée à se remettre en question : « Les deux premières nuits se sont très bien passées, c’est après que ça s’est déclenché… Au moment, en fait, où on était censé arriver à la pénétration, il s’est mis à débander… donc voilà. […] Moi, ça m’est arrivé, mais ça faisait longtemps que j’étais en couple, donc ça m’a moins choquée que ça ! Alors que là, ça fait deux, trois jours ! Normalement, au bout de deux jours, il y est encore, le désir, entre deux personnes ! »

Si les relations sexuelles sont souvent pensées comme moteur du couple, il est frappant de constater que l’absence d’explicitation des sentiments (au début des histoires) peut parfois bloquer toute sexualité. Plusieurs jeunes femmes comme Lina (quatre dans notre corpus), ont des partenaires sujets à des pannes sexuelles au tout début de la relation. Avoir un rapport sexuel dans un contexte ambigu est une source potentielle de stress pour les hommes, qui imaginent souvent qu’on les jugera selon leur attractivité physique ou sexuelle, et qui entrent souvent en relation avec des jeunes femmes ayant déjà une expérience importante. Une telle situation peut également être stressante dans la mesure où la réussite du premier rapport sexuel est vue comme importante pour la suite de la relation. Aube, jeune femme de 22 ans qui venait d’arrêter ses études au moment de notre entretien, nous a raconté les difficultés de son partenaire au début de leur relation :

On avait dû déjà dormir ensemble une ou deux fois, mais il s’était rien passé. Et en fait, voilà, au moment où on en est arrivé à pouvoir avoir des rapports, il se trouve que lui, il a eu une sorte de blocage… pendant un bon moment. Donc, je sais pas expliquer pourquoi et comment, on n’a jamais vraiment très bien compris ce qui s’était passé, mais il se trouve que lui, il y arrivait pas. Il y arrivait pas, il avait un problème, quoi, il arrivait pas à faire l’amour. Et petit à petit, ça commençait à devenir un peu pesant pour moi, parce que euh… ça fait partie d’une relation aussi, et qu’on en a besoin. Et donc en fait, on en discutait vachement, et ça, c’était bien parce que, du coup, y avait pas de tabou, on partageait tout. Donc, on essayait d’en parler : pourquoi ça marchait pas, par rapport à ses autres relations qu’il avait pu avoir avec d’autres filles, par rapport à moi… parce que, il avait l’impression que j’étais peut-être pas assez amoureuse. Bon, on savait pas trop, mais on en discutait en tout cas à chaque fois ; on finissait par avoir vachement de discussions par rapport à ça. Et en fait, ce qui est marrant, ce qui s’est passé, c’est que y a un soir où je lui ai dit que je l’aimais, et je pense que ça a été le déclic, en fait : je pense que tout ça, c’était un peu lié à un manque de preuve d’amour, quoi.

Tout comme pour certaines femmes, la sexualité masculine dans une relation encore incertaine suppose des conditions affectives et un cadre bienveillant et rassurant pour que l’on s’y épanouisse, une « zone de sécurité » (Bozon, 2014). Certains hommes qui entrent dans une relation peuvent avoir également besoin d’une zone de sécurité affective où ils savent que la sexualité du partenaire s’appuie sur des sentiments. Ces relations affectives quelques soirs par semaine autorisent une forme de confort relationnel et intime qui rassure les jeunes des deux sexes et leur permet de mieux se connaître (Jamison et Ganong, 2011).

La sexualité génitale : toujours ambiguë

Quoi qu’il en soit, la sexualité ne peut pas exprimer adéquatement les sentiments : en présence d’une expression amoureuse lors d’un rapport sexuel, les mots peuvent toujours entraîner une interprétation ambiguë. Gaëlle se rappelle ainsi son premier « Je t’aime » à son partenaire, un peu plus de six mois après leur rencontre : « Ah, alors c’était une catastrophe ! C’était l’été où je suis allée chez ses parents. Ouais, et alors là, c’est sorti tout seul. Quand on était chez lui, on commençait à avoir une relation sexuelle et c’est sorti tout seul de ma part. Enfin, tout seul… j’en sais rien. Peut-être que j’ai voulu le dire. J’en sais rien mais c’est sorti. Et puis, il a rien répondu. Donc je me suis sentie super mal. » Gaëlle a alors ensuite essayé de ne pas refaire ce faux pas et de ne pas laisser voir que ses sentiments et ceux de son partenaire étaient asymétriques.

Méline, jeune femme de 21 ans qui a fait des études d’infirmière et qui sortait avec Marc depuis un an au moment de notre entretien, évoque les déclarations faites au moment d’un rapport sexuel :

On s’est senti vachement bien et puis, je sais pas… Ça faisait trois semaines, un mois qu’on était ensemble, et puis on avait bien appris à se connaître, et puis en fait on s’est dit qu’on s’aimait. Voilà, on se l’est dit la première fois sans le penser autant que maintenant. C’était pas un vrai « Je t’aime », dans le sens où on s’est dit qu’« on était amoureux » l’un de l’autre, mais c’était pas euh… aussi intense que ça l’est devenu après. Mais en tout cas, on commençait à avoir des sentiments.

La déclaration d’amour pendant le rapport n’a pas compté comme une première fois crédible ou suffisante. C’est une déclaration par SMS, puis une autre, en face en face, quelques jours après, que Méline a validé comme de « vraies déclarations ».

On peut cependant exprimer ses sentiments en parlant de la sexualité en tant que telle. Comme nous allons le voir, les remarques portent moins sur les performances de chaque partenaire que sur une impression globale d’adéquation à l’autre. C’est plutôt l’impression globale dégagée par le partenaire qui est mise en avant : « Il m’avait dit qu’il s’était jamais senti aussi bien avec une nana. Enfin, au lit, je parle. Parce qu’il était jamais à l’aise, et là, il arrivait à être à l’aise avec moi. » France s’est révélée une partenaire « faite pour » Théo. C’est l’interaction avec cette partenaire singulière qui a été mise en avant, plutôt que ses capacités sexuelles, ses attraits esthétiques. La sexualité doit être adaptée au partenaire, elle doit être personnelle.

Une sexualité personnelle

La sexualité en début de relation a un contenu assez différent de la sexualité des rencontres éphémères. Elle est moins fondée sur une idée de performance physique, de réussite ou d’échec, et n’est pas d’abord conforme à un scénario particulier codifié par la pornographie. Elle n’est pas ce que les jeunes adultes désignent comme « le cul » et dont ils parlent souvent entre amis. La sexualité des débuts est personnelle en deux sens : elle est un moment privé, une expérience intime qu’on ne dévoile généralement pas publiquement ; elle est une expérience où chaque partenaire s’adapte à l’autre et doit écouter, comprendre, négocier. La sexualité se présente donc comme une compétence relationnelle, marquée par le respect et la connaissance mutuelle.

Il est difficile de faire parler les jeunes adultes de leur sexualité privée. Les réponses qu’on obtient sont souvent très générales : « Tout va bien », « C’était bien », « On s’entend bien ». Il y a peu de pratiques claires dans les récits intimes. Car la scène est intime. Elle n’est pas d’abord un lieu de performance physique. Elle exprime la relation, l’intimité du couple. Comme l’explique Antonia, ces rapports sexuels ne se prêtent pas au récit aux copines, comme les récits des nuits de sexe sans lendemain :

C’est vrai que souvent, entre filles, on se raconte nos histoires de cul assez... hyper-crues entre nous. Mais là, j’avais pas trop envie d’en parler, j’ai juste dit que c’était... Évidemment, le lendemain, elles ont toutes su. J’avais bassiné tout le monde avec Henri, donc tout le monde a été mis au courant, évidemment. Sinon, elles m’auraient tuée. Mais par contre, je suis absolument pas rentrée dans les détails, comme j’aurais pu le... comme on le fait souvent, d’ailleurs, entre nous. J’ai dit que ça c’était fait, que j’étais très contente, que c’était très bien mais euh... Enfin, voilà, parce que évidemment, t’as les questions : « Alors, c’était bien ? » Mais j’ai rien raconté. J’avais pas envie. J’avais envie de garder ça pour moi, pour nous, quoi. Enfin, j’avais pas envie dans la discussion de l’associer au cul ou un truc comme ça.

En dépit de l’absence de récit détaillé, l’essentiel est exprimé. La sexualité est une activité où se jouent les compétences relationnelles centrales de l’intimité : l’écoute de l’autre, la négociation. Sur l’oreiller, il faut savoir s’entendre plutôt que jouer sa seule partition. Comme l’explique Michel Bozon (2018), la sexualité suppose un travail interindividuel, un travail réflexif pour que les scénarios sexuels (interpersonnels) s’accordent. Antonia évoque à nouveau sa première nuit avec Henri :

J’étais très contente. J’étais rassurée puis, je sais pas, j’étais contente, mine de rien. Enfin, même si c’est pas l’aspect essentiel, ça confirmait une espèce de bonne entente qu’il pouvait y avoir entre nous, du fait qu’on était déjà... enfin, qu’on ait envie de parler autant l’un avec l’autre, qu’on avait déjà, quand même, voilà, qu’on s’était déjà un peu pris dans les bras l’un de l’autre. Et le fait qu’il se passe une alchimie à ce moment-là, ça confirmait qu’il y avait quand même un peu quelque chose, donc j’étais bien.

La sexualité fonctionne ici comme une extension d’une capacité à agir ensemble qui dépasse le domaine sexuel, et qui a déjà été évaluée par les jeunes adultes. Plus que la satisfaction d’un désir, la sexualité vient valider le bon fonctionnement de la relation, la bonne capacité à négocier et à collaborer.

La sexualité est personnelle, enfin, parce qu’elle doit prendre en compte les « envies » (c’est-à-dire les scénarios sexuels) de chaque partenaire. Cela suppose une explicitation et un moment d’écoute qui font partie des premières discussions suivant le premier rapport sexuel. Il s’agit de se mettre d’accord sur ce qu’on est prêt à partager à deux, sur ce qu’on a déjà fait, sur des préférences. Ainsi, Isabelle et Frédéric ont parlé pendant plusieurs heures « de cul, de ce qu’on aimait, de ce qu’on n’aimait pas ».

Les discussions pour mettre à l’aise le partenaire, pour connaître ce qu’il aime, sont le signe d’une sexualité marquée par le respect et l’écoute. Cette sexualité tranche avec la sexualité éphémère. Lilia nous a signifié combien la différence était claire, à ses yeux, entre les deux types de relations. Les relations plus stables supposent un certain respect, corrélatif de l’écoute du partenaire, une certaine entente sur ce qu’on peut ou ne peut pas faire[4]. Les fréquentations purement sexuelles sont un terrain d’expérimentation sur les corps : « Donc, ouais, c’était vraiment mon meilleur coup, vu que c’était purement sexuel. C’est pas comme avec un… un mec que t’aimes. Tu sais quand t’aimes, tu vas peut-être plus respecter la personne, la personne va aussi plus te respecter, donc il va moins oser te faire de choses. Enfin, j’sais pas. Lui, il était pas en train de me fouetter non plus ! J’sais pas, c’est plus, plus sauvage, je sais pas comment expliquer. Mais avec lui, j’kiffais [j’avais du plaisir], quoi. » Respect, connaissance des goûts du partenaire, attentions particulières envers lui : la sexualité dans ce contexte fonctionne comme une célébration de la personne, alors que les rencontres éphémères organisent une occultation de la personne (Kaufmann, 2010).

La sexualité, support d’intimité

La sexualité, enfin, est moins traitée comme une activité en soi que comme un outil pour atteindre une intimité plus étroite. Elle est le prolongement des échanges (Bozon, 2016) et des partages d’expériences variés entre partenaires, et du processus de dévoilement de soi (Giraud, 2017) indispensable à la cristallisation des sentiments. La sexualité n’est pas le point focal central de la relation durable. La sexualité doit nourrir les rencontres, et non l’inverse : les rencontres ne doivent pas être un prétexte pour la sexualité. Celle-ci doit rehausser le degré d’intimité déjà atteint. Les discussions après l’amour, les câlins constituent des moments importants et hautement valorisés. C’est ici que les attentes sont parfois asymétriques entre partenaires, les hommes pouvant estimer que le rapport sexuel génital constitue l’essentiel de l’intimité amoureuse. Certaines scènes suggèrent un tel décalage. Par exemple, quand Yohann a décidé de repartir juste après un rapport sexuel, Gaëlle s’est sentie humiliée : « Donc, il est venu manger, et après on a fait l’amour. Il était facilement onze heures et quelques. Et il me dit : “Il faut que je rentre, je suis fatigué. Demain j’ai le boulot à six heures et tout.” Donc, il est quand même parti en l’espace de vingt minutes, juste après. Et ça m’a un peu perturbée. Passer du stade où on a fait l’amour à “il y a rien”… Il s’en va en l’espace de vingt minutes, un quart d’heure. Ça a été déstabilisant et je lui en ai un petit peu voulu, sur le moment. » Gaëlle s’est sentie traitée comme une amante d’un soir, alors qu’elle avait l’impression d’avoir un partenaire qui était venu pour le plaisir d’être avec elle.

Construire une relation stable implique donc de ne pas réduire les rendez-vous à des rencontres sexuelles. Réduire la place du sexe dans la relation n’a pas ici de dimension « morale ». Cela n’a rien à voir avec cette construction normative qui fait des jeunes femmes des êtres qui doivent canaliser la sexualité des hommes (Bozon, 2012). Espacer les relations sexuelles peut permettre d’exprimer que le lien qui existe entre les partenaires est fondé sur autre chose que la sexualité. C’est ce qu’affirme France, qui a rapidement cohabité avec Théo, son partenaire : « On avait déjà des liens avant de coucher ensemble. Donc voilà : la relation était entamée, donc on n’envisageait pas de s’arrêter après ça. Mais à ce moment-là, moi, j’avais énormément de tendresse pour lui. C’était pas la priorité, le sexe, mais bon, je pense que c’est essentiel dans un couple. Mais bon, ça vient naturellement quand ça vient, et puis voilà. Mais tu vois, je me dis pas : “Merde, ça fait une semaine qu’on n’a pas couché ensemble, il se passe quelque chose”. » France affirmait ainsi avec satisfaction que la sexualité n’était pas une priorité dans sa relation avec Théo, ni au début de leur histoire ni après six mois de relation.

Quand on n’habite pas ensemble, on peut plus facilement espacer les rendez-vous. Ainsi Gaëlle a-t-elle toujours préféré une absence de rendez-vous à un rendez-vous trop court. Car un rendez-vous court signifie une rencontre réduite à un rapport sexuel. Elle a donc choisi d’espacer les retrouvailles avec Yohann : « Lui, il a beaucoup de travail, moi aussi. Et en même temps, tu vois, je ne trouve pas que ce soit très, très nécessaire de se voir de trop. J’ai pas envie de gâcher les choses. Et j’ai envie de profiter et de le voir que quand on a le temps et l’envie, et le besoin. Enfin, tu vois, c’est aussi simple que ça. Pour se dire quoi, en l’espace d’une heure ? Pour moi, ça ne sert à rien. » En se réservant des plages de temps assez longues, Gaëlle privilégie les échanges dans la relation et les activités à l’extérieur plutôt que les moments à deux trop courts, qui se réduiraient à un rapport sexuel. Elle privilégie ainsi la qualité des rencontres (possibilité de réaliser des activités, de discuter ensemble) à leur quantité (se voir dès que possible, même de façon courte et limitée à un rapport sexuel). Se retrouver à l’extérieur des deux domiciles est aussi une stratégie courante pour réduire la place des rapports sexuels dans les rencontres. L’extérieur oblige à développer une intimité non centrée sur la sexualité génitale.

Parce que la sexualité est le reflet de la bonne qualité relationnelle, d’une intimité de qualité, il est compréhensible qu’elle s’étiole quand l’intimité dans le couple n’est pas satisfaisante. Si les individus se « remettent l’un à l’autre » dans la sexualité (Bozon, 2016), force est de constater que les individus peuvent reprendre rapidement une partie de ce qui a été concédé au partenaire. Les « remises de soi » ne donnent pas de droit de propriété, ni d’usage ad libitum des ressources du partenaire, car le corps demeure une propriété personnelle. La sexualité peut alors fonctionner comme un thermomètre de l’intimité relationnelle. Le reflux de la sexualité est la conséquence de mauvaises relations et l’objectivation, le témoignage tangible de celles-ci. Le maintien d’une sexualité riche, à l’inverse, peut compenser, voire relativiser une mauvaise entente ou des tensions au quotidien.

Conclusion

Aujourd’hui, la sexualité est un élément central de l’entrée dans une relation durable, pour autant qu’elle révèle d’abord un goût pour la personne plutôt qu’un jeu de rôles attendu, ou qu’une épreuve fondée sur la performance. L’essor d’une sexualité-loisir n’a ni écrasé les autres formes de sexualité ni réduit l’ambition d’être en couple (Bergström, 2019). Parce que les scénarios qui codifient la sexualité et les comportements dans les rencontres éphémères sont désormais bien installés, le sens de la sexualité est devenu ambigu. Ne pouvant s’appuyer sur les scénarios et symboles matrimoniaux anciens, les jeunes femmes de milieu urbain parisien, par exemple, si elles souhaitent construire une relation stable, doivent produire des signes qui se distinguent à la fois des codes du « couple installé » et de ceux du « plan-cul ». Elles construisent des frontières entre ces deux registres d’intimité. Elles repoussent à plus tard le début d’une sexualité génitale et privilégient les baisers, les caresses au moment des rencontres. Une fois l’histoire commencée, la sexualité doit trouver une place limitée dans les rencontres entre partenaires, elle doit montrer les sentiments pour le partenaire et elle doit être personnelle, c’est-à-dire montrer une écoute, une attention particulière à l’individu, et une capacité à négocier ce qu’on peut faire ensemble.

La sexualité peut être vue comme le moteur des relations naissantes, dans la mesure où elle traduit efficacement les sentiments, l’amour réciproque. Centrale pour exprimer le lien affectif quand les mots font défaut, son intérêt peut s’émousser par la suite – mais pas trop complètement non plus –, quand les paroles ou les habitudes prennent le relais (Bozon, 2016 ; Kaufmann, 1992). Elle peut être source d’insatisfaction quand elle est vécue comme une obligation pour faire plaisir au partenaire (Santelli, 2018).

Notre voyage au cœur de la sexualité des jeunes femmes étudiantes en milieu urbain français vient prolonger les travaux déjà réalisés sur d’autres milieux sociaux en France, notamment les cités de la région parisienne (Clair, 2008), le milieu rural (Clair, 2011 ; Amsellem-Mainguy, 2019) et le milieu carcéral (Amsellem-Mainguy et al., 2017). Les résultats de l’analyse présentée sur les milieux ruraux français semblent s’éloigner de nos conclusions, dans la mesure où le processus d’entrée en couple cohabitant semble être plus rapide à la campagne ; mais les corpus ne sont pas tout à fait comparables étant donné que nous avons surtout recueilli des témoignages d’histoires sexuelles n’étant pas les premières dans la biographie des jeunes femmes interviewées. Cette exploration nous a en outre fourni une analyse assez éloignée des études réalisées sur la culture du hookup sur les campus états-uniens (Bogle, 2008 ; Wade, 2017). Les universités parisiennes ressemblent bien peu aux campus états-uniens, espaces de forte interconnaissance. Néanmoins, nos résultats s’apparentent à ceux d’études sur des relations plus stables quoique pas nécessairement conjugales nouées sur ces mêmes campus, et que certains auteurs ont nommées stayover relationships (Jamison et Ganong, 2011).

Ce voyage, enfin, doit inciter à ne pas isoler la recherche sur les pratiques sexuelles de leur contexte relationnel. La sexualité des relations naissantes comporte une dimension expressive et revêt des formes très différentes de celles que prend la sexualité dans les rencontres éphémères. Dans ces relations naissantes, orientées vers la stabilité et la durée, la sexualité doit d’abord être l’expression du goût pour la personne, car c’est la reconnaissance de la personne, de l’individu singulier, qui est au cœur des relations de couple (De Singly, 1995 ; 1996).