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Depuis 1988, le Québec est la seule entité territoriale nord-américaine à disposer d’une politique familiale explicite. D’entrée de jeu, faut-il le rappeler, cette province est inscrite dans un pays constitué en fédération, le Canada, et est située au voisinage d’un autre pays fédératif, les États-Unis. Seule région majoritairement francophone en Amérique du Nord, entourée d’une « mer anglophone », le Québec a conservé des liens forts avec la France (mère patrie jusqu’en 1760), en particulier dans certains secteurs de sa vie collective : Code civil, modernisation du Code de la famille, formation supérieure de ses élites, échanges culturels divers et préoccupations démographiques qui, notamment, l’ont incité à se doter d’une politique familiale. Nos liens avec la France et notre affinité avec certains pays scandinaves ont contribué à façonner ici une politique familiale à configuration originale, qui emprunte à l’Europe tout en demeurant reliée au contexte nord-américain (Dandurand et Kempeneers, 2002).

Il importe également de rappeler que le mouvement vers une politique familiale naît au Québec à partir des années soixante, dans un contexte historique particulier, la Révolution tranquille, dont il faut signaler deux dimensions essentielles : en premier lieu, le Québec vit une implantation très rapide d’un État providence, qui écarte les instances cléricales, omniprésentes jusque-là, et qui transforme profondément les domaines de l’éducation, de la santé et de la sécurité sociale ; en second lieu, à la même époque apparaissent des mutations familiales inédites qui, à la faveur d’une contraception efficace, de l’augmentation du travail féminin salarié et d’une libéralisation des mœurs et des lois, portent une chute brutale de la natalité et de la nuptialité légale, accompagnée d’une montée rapide des divorces et des unions libres. Ces mutations familiales s’inscrivent aussi dans la foulée d’un fort mouvement des femmes, qui a poussé plusieurs d’entre elles à s’impliquer davantage dans la sphère publique et à réclamer un soutien collectif pour le travail reproductif qu’elles exercent auprès des jeunes enfants, le maternage[1], jusque-là largement occulté comme travail dans les sociétés contemporaines.

Implantée à la fin des années 1980, la politique familiale québécoise a connu deux grandes phases d’élaboration qui portent des orientations bien différentes. Le premier énoncé de politique (1988-1996) reprend des mesures existantes et promulgue des allocations à la naissance (désignées « bébé-bonus » par les médias) qui incitent les femmes à la maternité. La seconde phase d’élaboration (depuis 1997) met nettement l’accent sur le soutien à la petite enfance, aux jeunes parents et en particulier aux mères, en proposant des services éducatifs de garde à prix modique et une assurance parentale plus généreuse que celle qui était auparavant versée par le gouvernement fédéral.

En 1997, ces nouvelles dispositions de politique familiale, inscrites dans le Livre blanc intitulé Les enfants au cœur de nos choix, ont suscité beaucoup de réactions, surtout favorables. Mais aussi de la surprise : comment pouvait-on passer d’une politique nataliste, qui favorise les familles nombreuses, à une politique socio-démocrate généreuse qui, malgré un contexte de déficit public, est centrée sur le développement et l’avenir des enfants ainsi que sur le bien-être des parents et des mères travailleuses ? En d’autres termes, comment pouvait-on en quelques années aller d’une politique qui met d’abord l’accent sur la quantité d’enfants à naître à une politique, coûteuse, qui se préoccupe de la qualité de vie des enfants et de leurs parents ?

Cet article est une réflexion socio-historique largement basée sur mes observations et analyses développées au cours du temps sur la politique familiale québécoise (voir Bibliographie). Son cadre conceptuel est celui que Françoise-Romaine Ouellette et moi avons formulé dans un écrit (Dandurand et Ouellette 1995), lui-même inspiré du concept sociologique de « champ », exposé dans plusieurs ouvrages de Pierre Bourdieu. Dans le présent contexte, il s’agit de situer l’implantation de la politique Les enfants au cœur de nos choix dans le « champ familial », soit dans un espace structuré de positions défini par des enjeux et des intérêts mobilisant divers types d’agents, qu’il s’agisse d’individus, de groupes ou d’institutions. Cet article tente surtout de comprendre dans quelle conjoncture – démographique, politique et économique – pendant les années 1990 s’est fait le passage d’une politique nataliste à une politique socio-démocrate qui collectivise le travail reproductif auprès des jeunes enfants. Est ensuite avancée une interprétation du sens et de la portée de cette politique.

Aux origines de la politique familiale québécoise : un rappel historique

Il y a plus d’une trentaine d’années, le gouvernement québécois se donnait une politique familiale explicite, nommant un ministre responsable d’un Secrétariat à la famille associé à un organisme consultatif, le Conseil de la famille (CF) qui deviendra en 1997 le Conseil de la famille et de l’enfance (CFE). Cette politique a été l’aboutissement de l’influence et des efforts de nombreux acteurs en provenance des instances politico-administratives, de divers groupes de la société civile et de certains experts de la famille (Dandurand, 2000).

La classe politique n’a pas été unanime à préconiser l’implantation d’une politique familiale explicite. Un seul parti politique, le Parti Québécois (PQ), à orientation indépendantiste et sociodémocrate, a cru bon d’inscrire dès 1970 une politique familiale à son programme. Ce parti prendra le pouvoir en 1976 et implantera en 1980 un Office des services de garde à l’enfance ; il soumettra en 1984 un Livre vert intitulé Pour les familles québécoises, ce qui lance officiellement une consultation sur une politique familiale ; en 1997, de nouveau au pouvoir, le PQ met en place Les enfants au cœur de nos choix. Le Parti libéral du Québec (PLQ) est moins actif à la promotion d’une politique familiale tout en demeurant préoccupé de la situation financière des familles. S’il ne donne pas suite aux recommandations d’un universitaire spécialiste de la famille, Philippe Garigue, à mettre en œuvre une politique familiale (Garigue, 1970), il formule en 1974 une première législation en matière de services de garde (Plan Bacon) et sera le porteur de la première phase de la politique familiale qui octroie notamment, en 1988, des allocations à la naissance ainsi que des programmes d’aide financière aux parents, notamment pour leur revenu de travail (programme APPORT). De 1974 à 1997, les services de garde sont mis en place lentement et chichement par les gouvernements de ces deux partis politiques ; ils sont toujours considérés comme « trop chers », pouvant selon eux coûter des « sommes astronomiques » (Lalonde-Gratton, 2002 : 32 et 38).

Du côté des partis politiques du gouvernement fédéral, qui n’a jamais prétendu avoir une politique familiale explicite, il importe de rappeler certaines mesures pour les familles dont profitent les Québécois : outre des allocations familiales, implantées dès 1945 par le Parti libéral du Canada (PLC), en 1970, la Commission royale d’enquête sur la situation de la femme au Canada (1970) recommande notamment l’implantation de garderies et de congés de maternité, des congés que le PLC octroiera l’année suivante aux mères travailleuses dans le cadre de son programme d’assurance-chômage. La mise en œuvre d’un plan national de garderies est l’objet de nombreuses promesses électorales, autant du PLC que du parti progressiste-conservateur (PPC) : ces promesses ne seront jamais menées à terme (Rose, 2016 : 432-434), les parents qui fréquentent les garderies n’auront droit qu’à des subventions fiscales. L’économiste Ruth Rose (2016 : 450) estime que la double compétence fédérale-provinciale concernant les politiques en direction des familles a nui à la création de programmes cohérents et efficaces.

N’ayant pas de ministère entièrement consacré à la famille de 1970 à 1997, le gouvernement québécois s’intéresse aux questions reliées à ce sujet par le biais de comités consultatifs, d’offices ou de secrétariats rattachés à certains ministères. Composés de membres associatifs et d’experts sous la direction et le soutien de fonctionnaires et professionnels de l’État, les comités consultatifs sont chargés de réfléchir, de débattre et d’émettre des « Avis » aux ministères concernés par leur mission. Ainsi avons-nous connu, de 1970 à 1988, un Conseil des Affaires sociales et de la Famille (CASF) dont les Avis traduisaient une inquiétude face aux changements familiaux, en particulier face à la baisse de la natalité, et préconisaient un système fiscal qui favorise une meilleure redistribution de fonds sociaux en direction les familles (équité horizontale). De 1973 à 1988, un autre conseil consultatif, le Conseil du statut de la femme (CSF), a présenté de nombreux Avis en lien avec la vie familiale (garderies, congés parentaux, pensions alimentaires, etc.). Pendant les années 1980, se montrant d’abord réticent face à l’implantation d’une politique familiale qui risque de « retourner les femmes vers les berceaux et les fourneaux », le CSF s’y rallie par la suite avec la volonté de s’y impliquer (Dandurand et Kempeneers, 1990). Par leur composition et leur mission, le CASF et le CSF sont des instances qui relèvent à la fois du politico-administratif, de la société civile (des membres d’associations et de groupes communautaires y participent) ainsi que du domaine des connaissances spécialisées sur le sujet (les experts qui sont invités sont surtout des travailleurs sociaux, des sociologues, des juristes et des démographes).

C’est un peu à l’écart des instances concernées par une politique familiale que se développe l’Office des services de garde à l’enfance (OSGE). En 1980, le gouvernement du Parti québécois (PQ) l’instaure en reconnaissant le modèle des garderies à but non lucratif et contrôlées par les parents, mis en place par des groupes populaires et communautaires pendant les années 1970, un modèle qui avait concrétisé l’idée d’une responsabilité collective de l’éducation des jeunes enfants (Desjardins, 2002). Sous l’OSGE qui en subventionne partiellement l’exploitation, les services de garde se déploient par la suite difficilement, entre des instances gouvernementales qui y mettent peu de ressources et des regroupements régionaux de services de garde qui ont du mal à avoir une voix commune (Lalonde-Graton, 2002) afin de réclamer des installations et surtout des conditions de travail décentes pour leurs éducatrices. Davantage supportés par le mouvement des femmes que par le mouvement familial, les services de garde représentent un enjeu qui mettra beaucoup de temps à s’imposer, non seulement comme service éducatif pour les tout-petits, mais aussi comme mesure essentielle pour répondre au droit des femmes de participer au marché du travail (Lalonde-Graton, 2002 : 336).

C’est de la société civile que proviennent les pressions les plus fortes pour la mise en place d’une politique familiale explicite. D’abord se forme un mouvement familial, constitué, dès le milieu des années 1960, de travailleurs sociaux d’agences sociales privées qui se joignent à des associations et organismes familiaux dispersés, qui dès lors se regroupent, puis s’allient à l’Union Internationale des Organismes familiaux (UIOF). Denise Lemieux (2011 : 19) résume ainsi la naissance de ce mouvement : « C’est dans la continuité des mouvements d’action catholique spécialisés que les acteurs impliqués dans les associations familiales et les agences sociales privées bâtissent (…) un mouvement pour une politique familiale ». Parallèlement à ce mouvement familial, dès le milieu des années 1960, se développe au Québec un fort mouvement des femmes (Collectif Clio, 1992), dont la mobilisation atteint un sommet au début des années 1980 (Ouellette, 1990), alors que vient d’être publiée une politique d’ensemble de la condition féminine (Conseil du statut de la femme, 1978) qui préconise l’amélioration de nombreuses mesures d’ordre familial, notamment des congés de maternité et des garderies.

Pendant les années soixante-dix et quatre-vingt, en plus de participer aux conseils consultatifs, des affaires sociales et de la famille (CASF) et du statut de la femme (CSF), le mouvement familial et le mouvement des femmes jouent un rôle très actif de représentation auprès du gouvernement. Dès 1980, le mouvement familial réclame à son tour au gouvernement une politique d’ensemble, cette fois de la famille. C’est un membre de la Fédération des Unions de famille (FUF), Jacques Lizée, qui, en 1983, prendra l’initiative d’inviter divers groupes de la société civile à un Regroupement inter-organismes pour une politique familiale au Québec (RIOPFQ). L’invitation est bien reçue puisque, l’année suivante, cet ensemble-parapluie comptera 39 organismes : un lobby de familiaux, de féministes, d’organismes publics, parapublics, d’associations syndicales, patronales et professionnelles. Tous ne s’entendent pas nécessairement sur le contenu d’une politique familiale, mais ils s’allient sur la nécessité de la mettre en œuvre (Lemieux et Comeau, 2002 : 101-105). Cette force de pression importante ne sera pas étrangère à la parution, la même année, d’un Livre vert du gouvernement, Pour les familles québécoises, qui recommande une consultation à travers la Province. Dans 13 forums régionaux, la participation est élevée et révèle des orientations très variées, à tendance familialiste (libérale ou conservatrice), féministe, fiscaliste ou nataliste (Dandurand, 1987). Le rapport de la consultation préconise un soutien collectif (par un État qui soutient sans contrôler) aux parents (assistés de la famille élargie, de l’école et des milieux de travail) qui mise sur la solidarité des sexes (Comité de consultation sur la politique familiale, 1986). Aucune recommandation ne concerne la natalité. Le Conseil des affaires sociales et de la famille reproche à ce rapport le manque d’attention aux dimensions liées à la fiscalité et il suggère fortement que « la question de la natalité doit se retrouver au cœur d’une politique familiale » (Conseil des affaires sociales et de la famille, 1986).

Deux énoncés divergents de politique familiale : un aperçu

Depuis son implantation, la politique familiale québécoise a ainsi connu deux grandes phases d’élaboration qu’il convient de présenter davantage. Dans la première phase (1988-1996), l’énoncé de politique inclut d’abord les mesures déjà existantes concernant le soutien aux familles : allocations familiales (celles du Québec qui complètent celles du Canada), allocations pour jeunes enfants, services de garde, programmes d’accès à la propriété, etc. On propose, en outre, une nouvelle exemption fiscale, un programme d’aide aux parents (APPORT) et surtout, de généreuses allocations à la naissance, fortement majorées (jusqu’à 8 000 $) au troisième enfant et aux suivants. C’est la première fois en Amérique du Nord que des mesures natalistes sont offertes. D’où vient cette décision politique ? Si la position favorable du Conseil des affaires sociales et de la famille (CASF) est déjà affichée et reconnue, on identifie moins bien la posture discrète de certains hauts fonctionnaires et ministres qui s’inquiètent de la dénatalité, car elle joue sur la baisse du poids démographique du Québec dans l’ensemble canadien (un poids qui se serait réduit de façon importante : de 28 % à 25 % entre 1971 et 1991, selon Le Bourdais et Marcil-Gratton, 1994 : 118). Une chose est certaine : on voit dans ces mesures natalistes une influence de la France dont les politiques ont favorisé, pendant des décennies, la venue d’un troisième enfant. C’est d’ailleurs ce que préconisent à l’époque certains démographes québécois (Henripin, 1989 ; Matthews, 1984).

Pendant cette première période d’élaboration de sa politique (1988‑1996), le Secrétariat à la famille et le nouveau conseil consultatif de la famille qui l’accompagne (CF) proposent certains incitatifs  : un guide d’intervention « Penser et agir famille », l’invitation à mettre l’accent sur « la prévention : un virage à accentuer auprès des enfants » et l’insistance sur la nécessité d’une concertation entre ministères ainsi qu’avec les acteurs sociaux des associations familiales, de l’éducation, des municipalités, des organisations syndicales et patronales. En 1995, au Château Frontenac de Québec, à l’initiative de la ministre déléguée et responsable du Secrétariat à la famille, Pauline Marois, tous ces « partenaires de la famille » sont réunis et formulent 371 mesures et « engagements » pour soutenir la famille (Secrétariat à la famille, 1995). À l’époque, il faut constater que cette initiative gouvernementale lance un message bien clair : l’État n’entend pas porter seul une politique familiale jugée trop onéreuse.

La seconde phase d’élaboration de la politique familiale québécoise débute en 1997 avec la parution du Livre blanc, Les enfants au cœur de nos choix (Secrétariat du Comité des priorités du ministère du Conseil exécutif et al., 1997), qui formule de nouvelles dispositions, précédées de trois grands objectifs : faciliter la conciliation des responsabilités familiales et professionnelles ; favoriser le développement des enfants et l’égalité des chances ; assurer l’équité par un soutien universel et une aide accrue aux familles à faible revenu. Pour atteindre ces objectifs ambitieux, outre la reconduction de plusieurs petites mesures, trois grandes dispositions sont formulées :

  1. Il est proposé de négocier avec le gouvernement fédéral un nouveau régime d’assurance parentale qui soit plus favorable que celui déjà versé aux mères travailleuses depuis 1971 (et depuis 1990 aux pères), dans le cadre du programme d’assurance-emploi canadien. En 1997, la négociation est déjà amorcée ; elle sera conclue en 2006 avec la naissance du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) qui aura un taux de couverture plus large et mieux rétribué.

  2. Une nouvelle allocation familiale, dite alors « unifiée », remplace des allocations précédentes (notamment familiales du Québec, pour jeunes enfants et à la naissance) (Rose, 1998 : 248) par une allocation nettement plus généreuse pour les familles à bas revenus, suivant en cela les recommandations d’un comité sur la réforme de la Sécurité du Revenu qui vient de remettre deux rapports (Bouchard et al., 1996 ; Fortin et Séguin, 1996).

  3. La troisième disposition est la vedette de ce Livre blanc : des services éducatifs de garde à prix modique (plus tard dits à contribution réduite, une terminologie qui évoluera au gré de la hausse de la tarification après 2003). Ces bas tarifs, les mêmes pour tous les parents, sont rendus possibles par une meilleure subvention directe aux garderies réglementées et, selon Rose (2016 : 410), par une diminution dans le soutien financier aux familles. C’est une mesure à double volet. D’abord pour les enfants du préscolaire, des Centres de la petite enfance (CPE) sont créés à partir des garderies existantes à but non lucratif (déjà en place au sein de l’Office des services de garde à l’enfance) et des agences de services de garde en milieu familial, qui seront désormais réglementées et subventionnées. Le réseau des CPE est administré par une corporation privée et géré par un conseil d’administration composé aux deux tiers de parents. Le second volet de cette mesure touche les enfants scolarisés : il s’applique aux maternelles et aux services de garde de niveau scolaire, désormais aussi offerts à prix modique ; en 1997, il n’est pas entièrement développé, mais déjà géré depuis des années par le ministère de l’Éducation.

La conjoncture qui précède la mise en place de Les enfants au cœur de nos choix

Depuis 1988, le gouvernement québécois a ainsi affiché des politiques familiales qu’on a pu qualifier de divergentes, sinon de contradictoires. Avec Les enfants au cœur de nos choix, n’assiste-t-on pas à un net retournement par rapport aux politiques et aux positions précédentes des élus gouvernementaux face au soutien à la famille ? Dans une première analyse du Livre blanc (Dandurand et St-Pierre, 2000), nous faisions état de ce retournement qui étonnait particulièrement les milieux gouvernementaux et associatifs reliés à la famille[2]. Vingt ans après cette analyse, il est nécessaire de faire un retour sur la conjoncture des années 1990 pour approfondir la réflexion.

Les mesures natalistes se sont avérées peu efficaces et obsolètes

L’élément de conjoncture le plus facile à examiner est l’évaluation de la mesure centrale de la politique familiale de 1988, les allocations à la naissance, qualifiées par les médias de « primes aux bébés ». À la demande du Vérificateur général, cette tâche revient au Secrétariat à la famille qui transmet en 1996 les résultats suivants : entre 1988 et 1990, le nombre total des naissances a connu une courbe ascendante de 13 %. Mais par la suite, le nombre des naissances a décru presque jusqu’au niveau de 1988 (Secrétariat à la famille, 1996). Un démographe a attribué cette hausse à « un effet de calendrier », soit à une récupération des naissances qui avaient été reportées par les dernières cohortes des baby-boomers. Si cette mesure nataliste a eu « un certain effet », elle n’a pas produit de « résultats vraiment probants » (Dionne, 1994 : 334 338). « Soutenir plus généreusement la troisième naissance ne correspond pas aux besoins de la majorité des familles d’aujourd’hui », conclut le Secrétariat du Comité des priorités en 1997 (p. 7). En effet, pour plusieurs pays occidentaux, les mesures natalistes sont maintenant considérées comme obsolètes.

Les jeunes mères : de plus en plus actives sur le marché du travail

Élever ses enfants et/ou s’employer sur le marché du travail ? C’est le dilemme qui se pose aux jeunes femmes de l’époque. En 1996, le taux d’activité des mères qui ont des enfants de 0-5 ans est de 66 %. C’est un taux qui, en 20 ans, a plus que doublé : il était de 30 % en 1976 (Ministère de la Famille et des Aînés, 2011 : 15). La situation est problématique pour ces jeunes mères car les services de garde sont coûteux pour les parents et toujours nettement insuffisants. En 1993, le conseil consultatif de la famille (CF) juge sévèrement l’Office des services de garde à l’enfance (OSGE) qui n’atteint pas les objectifs de son plan d’action de 1988 (voir Conseil de la famille, 1993).

Les services de garde : l’espoir déçu d’un soutien fédéral

Si les objectifs du Plan d’action de 1988 pour les services de garde n’ont pas été atteints, c’est que le gouvernement du Parti libéral du Québec (PLQ) a formulé des objectifs financiers ambitieux, comptant alors sur l’aide promise du gouvernement fédéral pour soutenir les provinces. L’histoire remonte à 1984 et mérite d’y faire un détour. Avant de perdre le pouvoir à Ottawa, le Parti libéral du Canada (PLC) avait mis sur pied un Groupe d’étude sur la garde des enfants qui, deux ans plus tard et après la prise de pouvoir d’un gouvernement progressiste-conservateur (PPC), produira un rapport étoffé (Condition féminine du Canada, 1986). En 1988, en faisant suite à ce Rapport, le PPC dépose une loi (C 144) pour mettre en place une Stratégie sur la garde des enfants, qui prévoit des subventions directes aux provinces pour les garderies à but non lucratif. Cette loi n’est toutefois pas adoptée avant les élections de 1988. Réélu, le PPC ne remet pas à son budget les sommes promises à la loi C 144, une loi qui ne revoit donc pas le jour. Or, c’est un financement sur lequel le gouvernement québécois du PLQ comptait pour appuyer les promesses faites en 1988 pour l’Office des services de garde à l’enfance (OSGE) (Lalonde-Gratton, 2002 : 164-168). Ce n’est qu’en mai 1992, et bien qu’ayant entériné la Convention de l’ONU sur les droits de l’enfant, que le gouvernement progressiste-conservateur canadien abandonne son Plan national des garderies (Lalonde-Gratton, 2002 : 204).

La grande marche « Du pain et des roses »

C’est notamment pour réclamer un meilleur accès au marché du travail pour les femmes que la Fédération des femmes du Québec (FFQ) organise une marche en 1995. Elle est dite « Du pain et des roses » car elle vise à dénoncer aussi bien la pauvreté des femmes que la violence conjugale dont elles sont victimes. La marche se déroule en mai-juin 1995, quelques mois avant le référendum que tient le Parti québécois (PQ) sur l’indépendance du Québec, et elle est pilotée par la fédération d’associations et groupes féministes la plus puissante de la province (Paré, 1995 : A8). Les revendications de la marche portent sur différentes mesures qui seront rapidement quoique partiellement obtenues : une hausse du salaire minimum ; un meilleur accès pour les femmes à des programmes de formation ; l’adoption de lois sur le gel des droits de scolarité universitaire, sur l’équité salariale et sur la retenue à la source des pensions alimentaires. La demande de places de garderies n’est pas mise de l’avant, incluse dans une revendication générale : l’établissement d’un programme d’infrastructures pour répondre aux demandes des femmes.

Une préoccupation accrue pour l’enfance dans des ministères importants

En 1989, l’ONU proclame une Convention relative aux droits de l’enfant qui sera rapidement ratifiée par le Canada et le Québec. Dans des ministères et organismes gouvernementaux de la province, on observe dès lors une préoccupation très nette pour l’enfance et pour des interventions de prévention auprès de cet âge de la vie. En voici quelques exemples en provenance de trois ministères importants :

  • Au ministère de la Santé et des Services sociaux (1991, 1991A et 1992), trois rapports d’experts sur l’enfance et la jeunesse sont commandités et déposés (Rapports Harvey Bouchard et Jasmin), alors qu’est implanté à travers la province un programme majeur (OLO) de périnatalité et de stimulation précoce (Larose, 1998). À la même époque, en collaboration avec le ministère fédéral de la Santé et du Bien-être, un généreux programme d’action communautaire auprès des enfants (PACE) est mis en place pour promouvoir la santé et le développement social des enfants dits « à risque »[3].

  • Au ministère de la Sécurité du revenu, on constate l’échec de la réforme de 1988 qui avait tenté d’inciter au travail les assistés sociaux, en particulier les mères de famille monoparentale. En 1996, une nouvelle réforme prétend « sortir les enfants de l’aide sociale » en préconisant pour eux une allocation plus généreuse (Bouchard et al., 1996 ; Fortin et Séguin, 1996). Cette recommandation sera reprise l’année suivante dans les dispositions de Les enfants au cœur de nos choix.

  • Auprès du ministère de l’Éducation, un autre conseil consultatif, le Conseil supérieur de l’éducation (CSÉ), se fait le porte-parole des États généraux de l’éducation qui se sont tenus en 1995 et qui avaient fait consensus sur « l’insuffisance, la dispersion, la discontinuité des services à la petite enfance » (Ministère de l’Éducation, 1996 : 23). Dans son Avis déposé en 1996, le CSÉ réclame des « services de garde universels et gratuits » qu’il faut « inscrire à l’enseigne de la prévention primaire et de l’égalisation des chances » (Conseil supérieur de l’éducation, 1996 : 70-74).

L’état défavorable des finances publiques provinciales

En Amérique du Nord, le début des années 1990 est marqué par une récession. En 1993, le gouvernement du Québec affiche un déficit de 5 milliards $, ce qui entraîne une baisse de sa cote de crédit auprès des grandes agences de prêts et donne au Conseil des ministres du Parti libéral (PLQ) alors au pouvoir « l’idée de fermer le gouvernement pour deux semaines ». Une « idée » cocasse qui ne sera évidemment pas concrétisée. En 1994, le Parti libéral du Canada (PLC) nouvellement élu cherche à corriger le déficit de son gouvernement, ce qui aura un impact sur le budget des provinces. Il le fait à l’aide de restrictions à deux de ses programmes intergouvernementaux. En abolissant le Régime d’assistance publique du Canada (RAPC), il réduit d’abord les fonds alloués aux provinces dans le programme de Transfert canadien en matière de santé et de programmes sociaux (TCSPS) : ainsi des sommes importantes ne seront plus versées chaque année au Québec à partir de 1996 (Gagnon, 2006 : 350). Le PLC réforme ensuite sa politique d’assurance-chômage (qui devient assurance-emploi) : l’accès au programme est restreint, le taux de couverture et la durée des prestations sont diminués (Campeau, 2001). Les restrictions à ce dernier programme du niveau fédéral entraînent forcément au Québec une augmentation des prestataires de l’aide de dernier recours, un programme de niveau provincial.

La Commission sur l’avenir du Québec : vers une « véritable politique familiale » ?

Dès les premiers mois de 1995, peu après son élection et avant son référendum sur l’indépendance du Québec, le gouvernement du Parti québécois (PQ) mène une grande consultation régionale et nationale sur l’avenir du Québec. Quelques milliers de mémoires y sont présentés et, parmi ceux-là, un bon nombre font référence à la famille et à la politique familiale. Selon Anne-Marie Trudel (1998), cet intérêt pour le sujet aurait étonné certains cercles du pouvoir péquiste, notamment Lucien Bouchard, alors l’un des leaders du référendum. C’est ainsi qu’en 1996, devenu premier ministre, Lucien Bouchard aurait confié le dossier des politiques familiales au Comité des priorités de son Conseil exécutif. Ce Comité des priorités aurait ensuite acheminé le dossier au Secrétariat du Sommet sur l’économie et l’emploi avec la recommandation suivante : « Il est important de réviser en profondeur les nombreux programmes disparates d’aide à la famille afin de mettre en place une véritable politique familiale. » L’année suivante, c’est ce Comité des priorités qui sera le rédacteur principal du Livre blanc Les enfants au cœur de nos choix (Secrétariat du Comité des priorités du ministère du Conseil exécutif et al., 1997).

Le Sommet sur l’économie et l’emploi : pour un déficit zéro en 2000

Depuis 1993, on l’a vu, les finances publiques du Québec ont connu un fort déficit qui a été amplifié par la baisse des programmes fédéraux de transfert et de soutien. Revenu au pouvoir en 1994, le PQ n’a pas vraiment eu le choix, avant son référendum de 1995, de mettre en veilleuse ces problèmes de déficit parce que la prospérité économique d’un Québec indépendant était un argument central pour convaincre la population. Mais il a bien fallu y revenir par la suite. En novembre 1996, le premier ministre Lucien Bouchard annonce que « le Québec doit réduire dramatiquement son train de vie » : un Sommet sur l’économie et l’emploi est convoqué, qui n’a qu’un seul objectif : atteindre le déficit zéro avant l’an 2000. Outre les ministères du gouvernement, sont invités à ce Sommet des représentants des centrales syndicales, des associations patronales, des groupes communautaires et des associations de municipalités.

Parmi les différents aspects abordés par ce Sommet, notamment la volonté d’instaurer un régime québécois d’assurance parentale (RQAP), une section met en évidence les répercussions que pourrait avoir un système de garde à prix modique sur l’économie et l’emploi. Cinq objectifs sont alors présentés : 1. Faciliter la conciliation entre la famille et l’emploi ; 2. Offrir à prix accessibles de meilleurs services à la petite enfance en prévision de leur séjour dans le système scolaire. Ces deux objectifs se retrouveront presque tels quels, l’année suivante, dans Les enfants au cœur de nos choix. Trois autres objectifs sont présentés, qui laissent bien voir le sous-entendu économique de cette offre de services : 3. Inciter au travail les prestataires d’aide sociale avec enfants et les travailleurs à faible revenu ; 4. Favoriser la croissance de l’économie sociale (ou solidaire) dans un secteur d’activités important ; 5. Réduire le « travail au noir » (non déclaré) dans un secteur d’activités (la garde d’enfants) où il est très présent (Secrétariat du Sommet, 1996).

Deux mois après le Sommet sur l’économie et l’emploi, paraissait le Livre blanc Les enfants au cœur de nos choix. Officiellement, il portait les signatures suivantes : Secrétariat du Comité des priorités du Conseil exécutif, avec la collaboration du ministère de la Sécurité du revenu, de l’Office des services de garde à l’enfance, du ministère de l’Éducation, de la Régie des rentes du Québec et du Secrétariat à la famille.

Les enfants au cœur de nos choix : un pari audacieux ?

L’examen des principaux éléments de la conjoncture des années 1990, qui précède la mise en œuvre de Les enfants au cœur de nos choix, laisse donc voir des facteurs qu’on peut juger favorables, d’autres, défavorables au choix de cette politique. Par exemple, si on ne pouvait reconduire des mesures natalistes, n’était-il pas important, pour le Parti québécois (PQ), de continuer de se préoccuper des bas taux de natalité des Québécois ? Comment soutenir ces mères de jeunes enfants, de plus en plus actives, alors que les services de garde demeuraient nettement insuffisants et que l’appui financier du gouvernement fédéral s’amenuisait ? Certains se demandaient même s’il était pertinent d’encourager le travail salarié des jeunes mères (et leur indépendance financière). Tous ces soutiens aux parents et à la petite enfance n’étaient-ils pas trop onéreux ? Et comment y répondre dans un contexte où s’imposait clairement un déficit zéro pour les finances publiques ?

Dans une telle conjoncture, instaurer une politique comme Les enfants au cœur de nos choix n’était pas seulement un choix. C’était un pari. Et même un pari audacieux qui risquait de ne pas être gagnant.

C’était d’abord un pari

En somme dans un contexte de déficit public sévère, présenter une politique sociodémocrate ambitieuse pouvait donc être qualifié de pari. Un pari au sens d’un engagement qui comportait des risques importants et dont on était loin de prévoir en sortir tout à fait gagnant. On peut tenter de définir la nature de ce pari en s’inspirant des risques (qui ne sont pas seulement d’ordre financier) que pouvaient soulever les grands objectifs et les principales dispositions de ce Livre blanc :

  • Cette politique misait sur la conciliation famille-emploi, donc — ne jouons pas sur les mots — sur les jeunes mères comme travailleuses, car c’étaient elles qui devaient veiller à se faire remplacer à la maison si elles avaient un emploi. Il s’agissait de mieux accommoder ces mères qui étaient déjà nombreuses sur le marché du travail, mais aussi d’inciter à l’emploi celles qui vivaient de l’assistance sociale ou d’un travail non déclaré, notamment comme gardiennes d’enfants. En réalité, la plupart de ces mères n’étaient pas réfractaires à cette incitation car elles désiraient gagner leur indépendance financière. La précédente réforme de la sécurité du revenu, celle de 1989, avait mis en place des programmes d’employabilité et de retour aux études qui avaient peu attiré les mères de famille monoparentale : elles avaient continué d’afficher les plus faibles taux de sortie de l’assistance sociale (Dandurand et McAll, 1996). Il fallait donc proposer de meilleurs incitatifs. Quant au régime d’assurance parentale, il devait mieux compenser l’absence d’un emploi en cas de maternité et inciter les pères à davantage participer à ce programme. Or la réticence des pères et de leurs milieux de travail était encore tout à fait présente même si, à l’époque, on avait déjà observé une légère amélioration de l’implication des pères dans la vie familiale. En outre, de façon plus générale, la question se posait pour bon nombre de jeunes femmes de cette génération post-baby-boom : se considéreraient-elles encore comme de « bonnes mères » si elles travaillaient hors de la maison et devaient confier leurs jeunes enfants à « d’autres » ? Enfin, faciliter la conciliation famille-emploi n’allait-il pas avoir un effet négatif sur la natalité, soit sur les projets d’enfant des couples qui pouvaient être auparavant compensés par des mesures natalistes ?

  • Cette politique misait sur le développement des enfants et la préparation d’un meilleur avenir personnel et scolaire. À quelques reprises pendant les années 1990, on s’était alarmé, non seulement de la pauvreté des enfants, mais aussi de leur décrochage scolaire pour lequel le ministère de l’Éducation (1992) avait lancé un nouveau plan d’action sur la réussite scolaire. En 1997, au moment de l’instauration des Centres de la petite enfance (CPE), les services de garde ne s’adressaient qu’à 18 % des enfants de 4 ans et les maternelles n’étaient pas implantées partout. Il y avait donc place à l’amélioration. Par ailleurs, avec une offre de services de garde, même éducatifs à prix modique et prometteurs de stabilité, il n’était pas certain à l’époque que les parents, et surtout les mères, acceptent facilement de déléguer le soin et l’éducation de leurs très jeunes enfants, et qu’ils le fassent à des éducatrices dont ils n’étaient pas encore assurés de la compétence. En somme, le pari était celui-ci : compte tenu de ces risques, cette politique allait-elle permettre d’améliorer le développement, le bien-être et l’avenir des enfants ?

  • Cette politique misait sur une amélioration du bien-être financier des familles, en particulier des familles à faible revenu. Le projet de « sortir les enfants de l’aide sociale », que préconisait l’un des Comités de la réforme de la sécurité du revenu (Bouchard et al., 1996), était-il utopique, comme plusieurs le pensaient à l’époque ? Ne fallait-il pas d’abord « sortir » les parents et surtout les mères seules de l’aide sociale ? Et ne fallait-il pas aussi soutenir les parents qui étaient des travailleurs à faible revenu ? En somme, on est toujours devant la même question : pour atteindre ces objectifs, n’était-il pas nécessaire d’ajouter davantage de fonds sociaux pour les familles alors qu’on devrait, en même temps, atteindre un déficit zéro ?

  • Enfin cette politique misait sur l’instauration d’un Régime québécois d’assurance parentale. En 1997, les négociations étaient toujours en cours. Jusqu’en 2006, le risque est demeuré que le gouvernement fédéral fasse obstacle au rapatriement par le Québec des sommes de l’assurance-emploi consacrées aux congés parentaux.

Aurait-on pu faire autrement ? Quelques exemples

Dans ce contexte de déficit des finances publiques, le gouvernement péquiste aurait pu faire d’autres choix que ceux de son Livre blanc de 1997. Voici des exemples de deux pays qui ont souvent été des modèles pour la politique familiale québécoise.

  • En Suède, en 1993, devant la nécessité d’assainir le budget de l’État, le gouvernement, pourtant socio-démocrate, a choisi de faire des coupes sévères dans les prestations d’assurance parentale et d’allocations pour les enfants (Arve-Pares, 1996 : 47).

  • En France, au tournant de la décennie 1980-90, plutôt que d’améliorer les crèches existantes et pour endiguer la garde d’enfants non déclarée, le gouvernement, à l’époque socialiste, a choisi des modes de garde plus individualisés et moins coûteux : le programme AGED (Allocation de garde d’enfant à domicile) et le programme AFAEMA (Aide à la famille pour l’emploi d’une assistante maternelle agréée) (Bergeron et St-Pierre, 1998 : 80).

En 1997, le gouvernement péquiste n’a pas choisi ces voies pour assainir les finances publiques. Il n’a pas non plus continué de suivre l’approche fiscaliste qui était largement la sienne auparavant et qui est demeurée jusqu’à aujourd’hui celle des autres provinces canadiennes où les tarifs des services de garde sont très élevés et compensés par des déductions fiscales aux parents. Pour les services de garde éducatifs (CPE et services de garde régis en milieu familial), le gouvernement a préféré offrir des subventions directes pour l’infrastructure et l’exploitation plutôt que des subventions fiscales (Fortin et al., 2013 : 2).

En se démarquant des solutions que des pays « modèles » et d’autres provinces canadiennes avaient préconisées pour maintenir un soutien aux familles en période de difficulté financière, le gouvernement québécois s’exposait au risque de « faire cavalier seul » au Canada. Il présentait à l’époque un pari, qu’on peut qualifier d’audacieux, pour un programme dont l’implantation et le fonctionnement risquaient de ne pas emporter la mise, de ne pas être gagnants.

En fin de compte, ce pari peut-il être considéré comme gagnant ?

Les enfants au cœur de nos choix étant une politique vaste et ambitieuse, il est impossible, dans le présent article, d’en exposer toutes les retombées. On peut néanmoins énoncer les principaux résultats de la mise en œuvre des programmes de cette politique, ce qui permettra de donner quelques éléments de réponse à la question de savoir si, malgré les risques encourus, ce pari a pu être considéré comme gagnant.

Les enfants ont-ils davantage qu’auparavant fréquenté les services de garde ? À quel rythme ? En réalité, les enfants ont rapidement afflué et le manque de places a été, dès le début et encore aujourd’hui, le grand reproche qui a été fait à ce programme. À la surprise de plusieurs, en une quinzaine d’années, le taux de fréquentation des enfants occupant une place en garderie réglementée a triplé, passant de 18 % en 1997 à 55 % en 2012 (Fortin et al., 2013 : 28). Sur une période semblable, dans les autres provinces canadiennes, les taux de fréquentation des services de garde sont passés de 22 % à 25 % (Fortin et al., 2013 : 28).

La quantité a-t-elle nui à la qualité des services éducatifs de garde ? La plus récente enquête de l’Institut de la statistique (ISQ) sur le sujet fait état d’une « qualité d’ensemble satisfaisante », qui bien sûr pourrait s’améliorer. Sans présenter cette évaluation dans toute sa complexité, il apparaît clairement que les Centres de la petite enfance (CPE) obtiennent de très bons résultats, bien davantage que les garderies non subventionnées (Gingras et al., 2015). Dans l’ensemble, le développement des enfants demeure relié aux caractéristiques socio-économiques de leurs familles (Bigras et Japel, 2008).

Si les enfants ont afflué dans les services éducatifs de garde, c’est que les mères de jeunes enfants ont réagi positivement aux possibilités que leur offraient de tels services. Fortin, Godbout et St-Cerny (2013 : 29) illustrent clairement la réponse des mères travailleuses : « En 1995, le taux d’emploi des femmes (québécoises) de 20 à 44 ans était inférieur de 2,5 points à celui des autres Canadiennes. Quinze ans plus tard, le taux des Québécoises est plus élevé de 2,5 points ». Cette augmentation des taux d’activité féminine est-elle le fait des mères d’enfants de 0-5 ans et peut-elle être attribuée à l’offre de services de garde ? Fortin et al. (2013 : 29) démontrent que « c’est le programme de services de garde à contribution réduite qui a soutenu l’expansion de l’emploi des femmes ».

On peut déduire de ces résultats que bon nombre de mères ont décidé de demeurer sur le marché du travail et, après un congé de maternité, de déléguer le soin et l’éducation de leurs jeunes enfants aux éducatrices des services de garde. En plus, elles ont continué de le faire quand leurs enfants ont accédé aux garderies scolaires (Lefebvre et al., 2009). Enfin, à défaut de le démontrer chiffres à l’appui, on peut également en déduire que certaines des mères ont réussi à quitter l’aide de dernier recours et le travail de garde non déclaré en obtenant, par exemple, la gestion d’une garderie en milieu familial. Cependant, les mères de famille monoparentale n’ont pas toutes suivi : elles affichent encore, en 2015, des taux d’activité inférieurs à ceux des mères de famille biparentale (Rose, 2016 : 429).

Ce programme a-t-il coûté trop cher à la province de Québec, comme plusieurs observateurs et politiciens l’ont depuis affirmé ? Fortin et al. (2013) ont effectué des calculs complexes qui leur ont permis de dire qu’au Québec « cette addition de mères au marché du travail a entraîné une majoration de 5,1 milliards $ (ou 1,7 %) du revenu intérieur (PIB) du Québec » (Fortin et al., 2013 : 1). En soustrayant les coûts directs et indirects des services de garde, ils affirment que « au net, le programme québécois a eu un impact favorable de 919 millions $ sur les soldes budgétaires gouvernementaux en 2008 » (Fortin et al., 2013 : 2). Au Conseil des priorités et au Secrétariat du Sommet sur l’économie et l’emploi, avait-on prévu que cette politique allait même contribuer à ravitailler les coffres de l’État ? Voulait-on seulement mettre au travail les mères seules assistées et les gardiennes « au noir » ? Prévoyait-on qu’autant de mères s’emploieraient sur le marché du travail ?

Comment a-t-on réussi à négocier le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) avec le gouvernement fédéral ? C’est après neuf ans de négociations, pas toujours faciles, qui ont nécessité des aménagements législatifs (Rose, 2016 : 439-447) que le gouvernement du Parti libéral du Québec (PLQ) obtient gain de cause en 2006, avec un régime plus généreux que celui de l’assurance-emploi  et nettement plus inclusif pour les pères, les parents adoptifs et les travailleurs-ses autonomes (Rose, 2016 : 441-442). L’implantation du RQAP a entraîné une participation accrue à l’assurance parentale, des mères (11 points de pourcentage) mais surtout des pères avec un bond de 55 à 66 points de pourcentage (Clavet et al., 2016 : 25).

Une autre question se posait : ces taux élevés d’activité des mères, favorisés par les services de garde, n’allaient-ils pas entraîner une baisse des naissances ? En réalité, les taux de naissance sont demeurés stables entre 1997 et 2006. Mais à partir de 2006, selon Clavet et al. (2016 : 25), on observe que l’implantation du Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) a « un effet persistant et statistiquement significatif sur le taux de fécondité des femmes jusqu’en 2012 ». En effet, les taux synthétiques de fécondité atteindront 1,6 enfant par femme et jusqu’à 1,76, un taux qui n’avait pas été atteint au Québec depuis les années 1970. Après avoir été parmi les plus bas au Canada, les taux de fécondité du Québec se sont alors placés parmi les plus élevés du pays. Depuis 2015 cependant, on observe une légère baisse de ces taux (Institut de la statistique du Québec, 2019 : 37).

Outre les objectifs de conciliation famille-emploi, Les enfants au cœur de nos choix misait aussi sur une amélioration du bien-être économique des familles, en particulier des familles moins favorisées. Deux chercheurs de la Chaire en fiscalité et en finances publiques de l’Université de Sherbrooke ont examiné le « soutien financier aux familles » et posé la question : « Le Québec (est-il) un paradis pour les familles ? » (Godbout et St-Cerny, 2008). Leur ouvrage énonce une réponse nettement positive (Godbout et St-Cerny, 2008 : 239). Et c’est particulièrement le cas pour les familles qui ont de jeunes enfants qui fréquentent les services de garde. Plus largement, ils concluent que « le soutien financier aux familles compense une part significative des charges inhérentes aux enfants », en particulier « jusqu’à 75 % du coût moyen des enfants d’une famille à faible revenu pour les 18 premières années de vie » (Godbout et St-Cerny, 2008 : 240). Ils ajoutent (ce qu’appuie Rose en 2016 : 447) que le Québec offre aux familles « le plus généreux soutien financier de tout le Canada », un soutien « qui se compare avantageusement à l’international » (Godbout et St-Cerny, 2008 : 240).

Sur des dispositions importantes de sa politique, les services éducatifs de garde à contribution réduite, le Régime québécois d’assurance parentale et une nouvelle allocation familiale dite à l’époque « unifiée » et plus favorable aux familles à bas revenu, on peut conclure que, selon les données recueillies entre 2008 et 2015, les objectifs ambitieux qui avaient été énoncés dans le Livre blanc de 1997 ont été généralement atteints.

Conclusion

Telle qu’implantée en 1997 et développée jusqu’à 2015, la politique Les enfants au cœur de nos choix peut donc être qualifiée de pari audacieux et gagnant. C’est ce que cet article a tenté d’illustrer.

Destinée à améliorer le sort des enfants, cette politique constitue également une avancée tout à fait majeure pour les femmes, surtout en ce qui regarde l’investissement maternel dans le parcours de vie de plusieurs d’entre elles. Cette avancée, les femmes la doivent surtout à deux mesures de ce Livre blanc : le Régime québécois d’assurance parentale (RQAP) et les services éducatifs de garde à prix modique.

En indemnisant mieux et plus largement qu’auparavant les pertes salariales des mères travailleuses après la naissance des enfants, le RQAP apporte une meilleure reconnaissance du travail reproductif qu’est celui du maternage ; de plus, ce programme invite les pères à s’impliquer davantage dans le soin et l’éducation de leurs bambins, ce que font en 2015, 71 % d’entre eux (Rose, 2016 : 444). Ainsi, comme le proposait la sociologue Jessie Bernard (1975 : 337) il y a plus de quarante ans dans un ouvrage sur l’avenir de la maternité, de telles mesures vont dans le sens d’une « déspécialisation de la maternité » qui contribue à faire avancer « l’indifférenciation des rôles familiaux » et partant, à alléger la charge maternelle.

En plus du soutien parental que procure le RQAP, les services éducatifs de garde à la petite enfance assurent une part de la charge parentale, en particulier pour les mères au travail. C’est là que cette politique permet une avancée encore plus importante et plus stable pour les femmes. En effet, ces services de garde sont désormais des services institués et réglementés qui, bien qu’ils n’arrivent pas encore à répondre aux besoins de toutes les familles, s’exercent dans un secteur salarié (il est vrai, encore mal rétribué), là où des emplois sont occupés principalement par des éducatrices dont la formation relève de programmes spécifiques du système scolaire public. Si des femmes ont pu s’employer comme éducatrices dans ce nouveau secteur salarié, désormais professionnalisé, toutes les femmes ont pu y avoir recours comme mères de jeunes enfants. Car, avec des services de garde éducatifs fiables et plus accessibles, qui couvrent des journées et des saisons adaptées au marché du travail, ces mères obtiennent un relais collectif essentiel et public à leur maternage, ce travail auprès des enfants assuré gratuitement depuis des millénaires au sein de la sphère domestique et très rarement collectivisé.

Dans un article sur le baby-boom au Québec, Marianne Kempeneers et Isabelle Van Pevenage présentent l’entrée sur le marché du travail des femmes mères de cette cohorte (née entre 1945 et 1965) comme un réaménagement structurel du travail où « la frontière entre les sphères productive et reproductive devient de moins en moins tranchée, de plus en plus floue » (2015 : 95-97), une tendance qui entraînera peu à peu la fin du modèle conjugal dominant de l’ère industrielle, celui de mère-ménagère et de père-pourvoyeur. C’était là une première phase d’une nouvelle division sociale et sexuelle du travail dans le Québec du XXe siècle. Mais à l’époque, si les mères travailleuses venaient d’obtenir des congés de maternité, il n’y avait pas encore de congés de paternité et elles ne disposaient pas, pour relayer leur maternage, de services publics de garde qui soient fiables et accessibles. En ce début de deuxième millénaire, avec la généralisation du travail féminin et l’introduction d’instances collectives qui prennent mieux en charge le travail reproductif de soin et d’éducation des jeunes enfants pas encore scolarisés, on observe une accentuation de ce processus déjà entamé : il y a une réduction de la division sociale et sexuelle du travail et la frontière entre les sphères productive et reproductive est atténuée, plus « floue », moins « tranchée », mais pas encore complètement ouverte pour les femmes.

À qui peut-on attribuer l’implantation de Les enfants au cœur de nos choix ? C’est le gouvernement du Parti québécois (PQ) qui l’a mise en place, mais sous quelles influences au sein de ce gouvernement ? On ne peut formuler que quelques hypothèses car, s’étant basée sur des études et des documents officiels, la présente analyse n’est pas allée jusqu’à accéder aux « coulisses du pouvoir ». Outre l’objectif d’un déficit zéro clairement énoncé en accompagnement de ce Livre blanc, cette politique traduit des préoccupations progressistes, à la fois familialistes, féministes et sans doute aussi électoralistes. Est-il exact que le premier ministre Lucien Bouchard a transmis à son Conseil des priorités l’importance de mettre en place une « véritable politique familiale » ? Dans un article récent (Castonguay et al., 2016 : 41,42), Pauline Marois répond affirmativement à cette question et soutient qu’à cet égard Lucien Bouchard désirait que « son gouvernement (porte) une vision sociale progressiste ». Par ailleurs, les Québécois se rappelleront que, dans un discours public à la même époque, Lucien Bouchard leur a reproché de « ne pas faire assez d’enfants ». Et après le dépôt de Les enfants au cœur de nos choix, il a déclaré que « ces nouvelles dispositions cimentent les valeurs les plus importantes de notre société : le sens de la famille et de l’amour des enfants » (cité par Lalonde-Graton, 2002 : 253). Ce sont là des options clairement familialistes. L’équipe ministérielle de ce gouvernement comptait aussi des ministres féministes influentes qui ont sans doute joué un rôle dans la préparation de ce Livre blanc : Pauline Marois, alors ministre de l’Éducation et responsable du Secrétariat à la famille et de l’Office des services de garde à l’enfance (OSGE), qui deviendra en 1997 la première ministre de la Famille et de l’Enfance ; Louise Harel, déjà ministre de la Sécurité et du Revenu dont les propositions de la réforme de 1996 se sont appliquées au Livre blanc et qui sera également responsable de la Loi sur l’équité salariale. Ces deux ministres, sensibles aux intérêts des femmes, ont eu une action qui a notamment répondu aux revendications féministes de la Marche du pain et des roses, tenue quelques mois avant le référendum de 1995 sur l’indépendance du Québec.

En 2003, au Québec, le gouvernement du parti libéral (PLQ) a succédé au gouvernement du Parti québécois (PQ) et a mené à terme les négociations déjà amorcées pour implanter le Régime québécois d’assurance parentale. Toutefois, il a aboli en 2011 le Conseil consultatif de la famille et permis l’introduction de nouveaux acteurs privés (Fondation Lucie et André Chagnon) dans le soutien public aux familles. S’il a peu modifié le volet des allocations familiales, la gestion des services éducatifs de garde à contribution réduite a connu des soubresauts : le PLQ a d’abord augmenté les tarifs quotidiens, puis instauré des tarifs soumis à condition de ressources ; pour répondre à la demande constante de nouvelles places en services de garde, ce gouvernement a surtout favorisé le développement de garderies commerciales à tarifs élevés, compensés par des crédits d’impôt ; quant au développement des services éducatifs subventionnés et réglementés, il s’est fait plus lent et après 2014 il a été entravé par de fortes coupures de fonctionnement. Ces transformations des services de garde ont constitué, selon Sophie Mathieu (2019), une « brèche dans la collectivisation de la reproduction sociale ». Et plus largement, selon Nathalie St-Amour (2018 : 11), ces nouvelles orientations ont eu un impact sur l’atteinte des objectifs initiaux de Les enfants au cœur de nos choix car « elles viennent redéfinir l’équilibre du losange de la solidarité (État, famille, marché et tiers secteur) ».

Depuis 2018, un nouveau gouvernement, dirigé par le parti de la Coalition Avenir Québec (CAQ), a résolu de développer des maternelles 4 ans universelles au sein du système scolaire, une mesure politique qui a été contestée non seulement par les représentants des services éducatifs de garde et de leurs syndicats, mais aussi par des députés du Parti québécois (PQ) et de Québec solidaire (QS). Cette initiative, dont les horaires d’accueil ne couvrent pas les journées de travail des parents, risque évidemment de mettre en question, pour les enfants de cet âge, la survie des services éducatifs de garde comme essentiels relais au maternage des mères travailleuses.