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Problématique

Les pays occidentaux font face au vieillissement de leur population agricole. Selon le recensement canadien de l’agriculture de 2016, l’âge moyen des propriétaires a augmenté, et ce, même si le nombre d’exploitants agricoles de moins de 35 ans s’est accru pour la première fois depuis 1991. Cette gérontocroissance (Dumont, 2010) est également caractérisée par une réduction du nombre de fermes, mais une expansion de leur taille (Statistique Canada, 2016). Ce faisant, la valeur des entreprises, territoires et actifs agricoles a augmenté, rendant l’établissement plus difficile pour la relève et soulevant de nouveaux défis pour les cédants. Le Québec, une province du Canada, suit cette même tendance, mais avec quelques particularités. La production laitière y représente le type d’exploitation le plus important (37 %) (ministère de l’Agriculture des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec [MAPAQ], 2018). Les grandes cultures sont le soja, l’avoine et le maïs. La province accorde également la plus grande superficie (au Canada), à la culture de petits fruits, fruits et noix (Statistique Canada, 2016). En outre, l’agriculture est un secteur économique des plus importants au Québec alors que les zones disponibles pour la pratiquer couvrent seulement 2 % du territoire (une grande proportion des terres les plus fertiles étant en zones urbaines) et que les terres sont non renouvelables (Commission de protection du territoire agricole [CPTAQ], 2019). Depuis 1978, le secteur est d’ailleurs protégé par la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles, dans le but d’assurer sa pérennité. Selon la CPTAQ (2019), la protection de ce dernier permet également d’assurer une sécurité alimentaire dans la province.

Un autre enjeu concernant la pérennité du secteur est la présence de relève lorsqu’un agriculteur souhaite transférer son entreprise. Sur ce point, des initiatives gouvernementales pour faciliter l’établissement agricole sont en place. C’est le cas par exemple du programme Territoire du MAPAQ (2020) qui se veut un support financier pour la relève et l’entrepreneuriat agricole ou pour consolider des entreprises agricoles de petite taille. Les jeunes agriculteurs peuvent aussi se tourner vers le Programme d’appui financier à la relève agricole de la Financière agricole du Québec (2020) et verront leur subvention bonifiée selon leur niveau de formation et la discipline dans laquelle ils ont étudié. Il en résulte une relève mieux formée que ceux qui quittent la profession, puisque 67 % des propriétaires sortants ne détiennent aucun diplôme. Cependant, bien qu’on dénombre une augmentation de femmes, la relève reste encore essentiellement masculine (73 % ; MAPAQ, 2018).

Enfin, même si plusieurs exploitations agricoles québécoises ont pris de l’ampleur, la plupart d’entre elles sont encore de type familial et se transfèrent habituellement, pour ne pas dire préférablement, de génération en génération (Droz et al., 2014 ; MAPAQ, 2018). Ceci affecte la façon dont les cédants envisagent, planifient (ou non) et réalisent le transfert de leur entreprise, de même que leur vécu lors d’un transfert à une relève non apparentée ou lors d’un démantèlement (Centre d’innovation sociale en agriculture [CISA], 2016). Le Québec, seul territoire majoritairement francophone du Canada, se démarque sur plusieurs aspects, y compris sa façon de faire et de transmettre l’agriculture. En pareil contexte, le transfert familial peut être vu comme un héritage culturel d’un territoire marqué par une culture qui lui est propre (Morisset, 1987).

Les étapes du transfert d’une entreprise agricole

Le processus de transfert d’une entreprise agricole comporte quatre étapes : l’incubation, le choix de la relève, le règne conjoint et le retrait (Hugron, 1991). Pour un transfert au sein de la famille, l’enjeu de l’incubation concerne traditionnellement la socialisation du successeur pressenti à devenir agriculteur (Chiswell, 2018). La motivation de ce dernier sera d’autant plus grande, s’il perçoit positivement la profession depuis l’enfance et se voit la pratiquer (Parent et al., 2000).

L’étape du choix de la relève (Hugron, 1991) ou du successeur potentiel (Chiswell, 2014) est celle où l’engagement du cédant et de l’acquéreur se concrétise. Au Québec, par le biais des subventions gouvernementales, la relève obtient généralement 20 % des parts de l’entreprise, favorisant une codirection qui dans certains cas alimentera les conflits familiaux (Centre de référence en agriculture et en agroalimentaire du Québec [CRAAQ], 2004).

Durant l’étape du règne conjoint, la poursuite de la prise de pouvoir de la relève et l’apprentissage des tâches administratives en collaboration avec le cédant ont lieu; le contrôle des finances étant généralement la dernière étape (Chiswell, 2018 ; CRAAQ, 2004). Notons que, selon Tondreau et al. (2002), 44 % des préretraités ne s’entendent pas avec leur relève sur la répartition des tâches; le niveau de désaccords augmentant lorsqu’il est question de la gestion financière, notamment lors des décisions concernant les investissements dans l’entreprise. Un désengagement de la relève peut même survenir à ce stade si les tensions deviennent trop fortes (Tondreau et al., 2002). La théorie de l’ajustement des rôles (Handler, 1994) explique en partie, les tensions relationnelles à cette étape; il est en effet difficile pour certains agriculteurs de concilier les rôles de parent, de propriétaire de l’entreprise et de patron de l’enfant. L’hégémonie parentale peut l’emporter sur la relation égalitaire requise entre les deux parties (Conway et al., 2017 ; Handler, 1994 ; Ouellet et al., 2003). Selon le rapport du CRAAQ (2004), une culture d’entreprise participative favorise la négociation et l’entente consensuelle et du coup la transition. Or, l’hégémonie parentale peut étouffer la qualité de la communication, exacerber les tensions et nuire à la transition. Certains cédants résistent d’ailleurs à laisser pleinement la place à leurs enfants, tenant à demeurer indispensables, allant même à créer le spectre que leur retrait complet serait désastreux (Conway et al., 2017). Enfin, un trop grand désir de laisser un bel héritage peut conduire à une transmission abusive des connaissances et compromettre l’autonomie de la génération qui suit (CRAAQ, 2004).

Le transfert d’une entreprise agricole s’échelonne habituellement sur une période de 10 à 15 ans et plusieurs facteurs peuvent complexifier le processus (ex. : problèmes financiers, piètre qualité des relations, durée excessive du transfert; réticence à prendre sa retraite, etc.) (CISA, 2016 ; Conway et al., 2017 ; Gauvreau et Jourdain, 2002 ; Grubbström et Eriksson, 2018 ; Kirkpatrick, 2013 ; Tondreau et al., 2002). Que la relève soit apparentée ou non, il y a aussi des facteurs de réussite, notamment l’aide financière et le soutien du cédant apprécié de la relève (CISA, 2016 ; Grubbström et Eriksson, 2018).

La dernière étape du processus de transfert agricole est celle du retrait. Selon Hugron (1991), elle correspond au retrait complet du cédant, pour cause de maladie, de décès ou tout simplement d’abandon. Il est également possible de concevoir l’étape du retrait à partir du moment où le cédant a entièrement légué au successeur le contrôle de la gestion et des actifs (Chiswell, 2018). La relève se retrouve alors avec la charge complète de l’entreprise.

Bien qu’elles servent de repères, les étapes de Hugron (1991) ne sont pas aussi bien délimitées en réalité. Un agriculteur peut s’estimer à la retraite alors qu’il lui reste des parts dans son entreprise ou qu’ils louent ses terres. Un autre aura vendu toutes ses parts et continuera de s’engager auprès de la relève, sans jamais se considérer comme retraité. Pour reprendre l’expression de Kirpatrick (2013), la retraite en agriculture est un « concept insaisissable ». Par ailleurs, la retraite est perçue différemment selon l’agriculteur qui cède et celui qui acquiert. Le cédant pense qu’il peut encore aider son enfant dans les périodes de pointe et continuer de s’occuper des finances de la ferme, alors que l’acquéreur croit que le parent n’est pas à la retraite tant qu’il s’occupe encore de tâches administratives (Keating et Little, 1991 ; O’Neill et al., 2010 ; Wiseman et Whiteford, 2009). Il ressort aussi de l’étude québécoise de Parent et al. (2000), qu’un agriculteur se juge à la retraite lorsqu’il n’a plus la responsabilité des décisions, même s’il continue de soutenir l’entreprise. D’ailleurs, selon O’Neill et al. (2010), les agriculteurs entrevoient la retraite comme une possibilité de continuer à travailler à temps partiel sur la ferme. Ces écarts de perception sont également attestés par Contzen et al., 2017 ; CRAAQ, 2004 ; Ouellet et al., 2003 ; Riley, 2016 ; Tondreau et al., 2002; Wiseman et Whiteford, 2009. De nombreux agriculteurs sont réticents à cesser leurs activités professionnelles et continuent de s’investir en agriculture, bien après l’âge officiel de la retraite (Grubbström et Eriksson, 2018 ; Kirkpatrick, 2013).

Selon Riley (2016), la frontière géographique floue entre le lieu de travail et le domicile rend la compréhension du passage à la retraite des agriculteurs plus ardue. Leur vécu est d’autant plus difficile à cerner que s’y entremêle continuellement la famille : « aucun autre secteur d’activité que l’agriculture ne présente un entrecroisement si important de la sphère familiale et de l’entreprise » (CISA, 2016 : 37). C’est pour cette raison que le modèle de la spécificité des systèmes, synthèse de plusieurs études, présenté dans le rapport du CRAAQ (2004) est utile à la compréhension du vécu des familles agricoles devant l’ampleur des facteurs d’interinfluence (Figure 1). Selon ce modèle, l’individu, la famille et l’entreprise sont étroitement imbriqués, ayant pour point commun, la ferme comme telle. Ce dernier prend en considération les particularités de chaque système (individu, famille et entreprise), leurs interrelations ainsi que leurs enjeux et permet d’être plus sensible aux impacts psychologiques, sociologiques, matériels ou financiers qui en découlent. Selon ce modèle, le retrait d’un membre de la famille aura des impacts sur les autres systèmes (l’individu lui-même, la famille, la ferme et donc l’entreprise). À ce jour, nous en savons peu sur la façon dont les agriculteurs arrivent à conjuguer les répercussions de leur retraite sur les autres systèmes.

Figure 1

Modèle de la spécificité des systèmes

Modèle de la spécificité des systèmes

Source : adaptée de CRAAQ, 2004

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Tous ces éléments complexifient la transition vers la retraite, ou ce qui en tient lieu, et ne cadrent pas avec les modèles traditionnels de l’adaptation à cette nouvelle situation dans la population générale (Arbuz, 2017 ; Milne, 2013 ; Muratore et Earl, 2015). Celle-ci étant modélisée comme une coupure avec la vie professionnelle provoquant habituellement une remise en question sur les plans de l’identité, du sentiment d’utilité et d’appartenance (à la société) ; l’individu est confronté à de nouvelles façons de structurer son quotidien en fonction d’intérêts et d’activités porteuses de sens (Arbuz, 2017). Pour toutes ces raisons, ce changement de statut est réputé être une transition importante qui confronte l’équilibre psychologique. Or, il est documenté que l’état psychologique de la personne avant sa prise de retraite est un bon prédicteur de la façon dont elle s’adaptera à celle-ci (Muratore et Earl, 2015). Qu’en est-il chez les agriculteurs si l’on prend en considération que l’Enquête sur la santé psychologique des producteurs agricoles du Québec a révélé un niveau de détresse psychologique significatif chez 50,9 % des répondants (Lafleur et Allard, 2006) ? Le phénomène mérite d’autant plus d’être étudié que pour Conway et al. (2017) il peut mener les agriculteurs à une perte d’identité professionnelle et de statut social; source de dépression, d’anxiété, voire de suicide. Comme plusieurs agriculteurs continuent à s’impliquer dans leur entreprise, les modèles explicatifs traditionnels d’adaptation à la retraite ne nous permettent pas de prédire quels agriculteurs s’adapteront positivement et ceux qui traverseront difficilement cette étape. On conçoit donc aisément l’importance d’étudier les enjeux psychologiques de la prise de retraite chez les agriculteurs.

Objectif et questions de recherche

Le but de cette étude est de mieux connaître le vécu psychologique des agriculteurs québécois en regard de la cession de leur entreprise à leurs enfants ou à un tiers. Plus précisément, quels sont les facteurs qui ont influencé la façon dont la cession s’est réalisée ? Quels sont les effets psychosociaux de la vente ou du transfert de l’entreprise chez les cédants ? Comment les cédants vivent-ils leur retraite ?

Méthode

Déroulement

Pour participer à l’étude, les candidats potentiels devaient être en train de céder des parts ou avoir complété le transfert d’une exploitation agricole (de tout type). Une affiche de recrutement a été diffusée sur les réseaux sociaux, mais l’ensemble des participants a été recruté par la méthode boule de neige. Les interviewers, deux étudiants au doctorat en psychologie, contactaient les participants potentiels par téléphone. Lors de cet appel, ils mentionnaient le but de l’étude dans un langage simple et accessible : « J’aimerais vous poser des questions sur le travail d’agriculteur et sur comment se passe le transfert. » Ils ont mentionné que la recherche se réalisait en collaboration avec des chercheurs en psychologie de l’université régionale, sans spécifier qu’ils étaient étudiants au doctorat en psychologie afin d’éviter un malaise chez les participants. Comme l’un des interviewers habite à la campagne, lors du retour d’appel pour présenter la recherche aux personnes qui avaient montré un intérêt, cinq participants ont reconnu son nom. Par souci éthique, il leur a été proposé de réaliser l’entrevue avec l’autre interviewer, ce que les participants potentiels ont refusé. Mentionnons que la faible densité de population des régions rurales fait en sorte qu’il est facile de connaître quelqu’un de nom sans entretenir de liens avec lui.

Les informations ont été recueillies à partir d’entrevues semi-structurées d’une durée variant de 35 à 90 minutes. Presque tous les participants ont dû reporter des rendez-vous avec les interviewers en raison d’obligations professionnelles : les entrevues ayant lieu à l’automne, certains devaient terminer leurs récoltes avant l’hiver. Alors qu’ils avaient le choix de l’endroit où se déroulerait l’entrevue (ex. : université, domicile, ferme), tous ont choisi de rencontrer l’interviewer à domicile, à l’exception d’un participant qui a préféré un endroit public offrant la discrétion nécessaire à un contexte de recherche.

Avant de commencer l’entrevue, le but de l’étude était présenté aux participants afin d’obtenir par écrit leur consentement libre et éclairé à participer[1]. Ils répondaient par la suite à quelques questions sociodémographiques : âge, état civil, scolarité, nombre d’enfants et âge, taille et spécificité de l’exploitation agricole, nombre d’années d’expérience dans le domaine et temps écoulé depuis le transfert. Ces premières questions permettaient de briser la glace avant que les participants soient invités à décrire leur quotidien depuis le transfert de leur entreprise (journée type, occupations, loisirs) et à échanger sur les effets psychosociologiques de ce transfert sur eux-mêmes, leur famille et leur couple, le cas échéant. Alors que les agriculteurs se montraient plus distants au téléphone, le contact en personne était beaucoup plus chaleureux. Ils étaient intéressés par le sujet de l’étude, manifestaient une grande ouverture à participer et signifiaient leur appréciation de l’intérêt porté à leur situation.

Participants

L’échantillon est composé de 9 participants (6 hommes et 3 femmes) âgés de 44 à 73 ans (M = 59 ans), s’étant retirés de leur entreprise (entre 1 mois et 10 ans). Tous sont mariés (ou conjoints de fait), sauf une personne veuve et une autre divorcée. Cinq participants ont une formation collégiale en agriculture (ou dans un domaine connexe) et les autres ont leur diplôme de cinquième secondaire[2]. Quatre participants ont une relève familiale, quatre ont vendu à un tiers et un à l’encan agricole[3]. L’échantillon était composé d’ex-propriétaires d’exploitations agricoles de nature variée : production laitière (en majorité), acériculture, pisciculture, élevage de veaux de lait, élevage d’animaux de boucherie biologique et grandes cultures (blé, maïs, avoine, soja).

Tous les participants de l’échantillon (sauf un) ont grandi sur une ferme. Deux d’entre eux représentaient même les 3e et 5e générations d’exploitants de l’entreprise familiale. Les participants disent avoir développé très jeune un amour pour les animaux et l’agriculture en général. Un seul spécifie que ce qui l’attirait était la machinerie et le travail dans les champs. Plusieurs mentionnent avoir eu du soutien de leurs parents (financier, matériel, physique) lorsqu’ils ont repris l’entreprise familiale. D’autres ont vécu leurs débuts sur l’entreprise familiale avant de racheter une exploitation agricole indépendante.

Analyse des données

Les enregistrements des entrevues ont été retranscrits en verbatim. L’analyse a été réalisée selon une démarche d’analyse inductive générale telle que décrite par Blais et Martineau (2006). Les chercheurs ont pris connaissance du contenu des entrevues de manière indépendante avant d’échanger et de mettre leur analyse en commun, afin d’en assurer la fidélité (Poupart et al., 1997).

Résultats

Avant d’aborder comme tel leur quotidien actuel, tous les participants ont spontanément exprimé ce à quoi ressemblait leur vécu d’agriculteur. Même s’il ne s’agissait pas précisément du but de l’étude, les écouter sur ces aspects fut une façon de les mettre en confiance et de recueillir des informations sur leur état psychologique avant le retrait de leurs activités.

La section qui suit présente les thèmes émergents de l’analyse des entrevues qui se regroupent en cinq grandes catégories : 1) vécu psychologique avant la « retraite »; 2) facteurs qui ont influencé le mode de cession de l’entreprise; 3) effets psychosociaux de la vente ou du transfert de l’entreprise; 4) vécu lors de la « retraite »; 5) passion et résilience en agriculture.

Vécu psychologique avant la « retraite »

Une passion à double tranchant

Tous les participants reconnaissent que l’agriculture est un mode de vie exigeant et stressant, et que pour réussir, il faut de la passion, de la détermination ainsi que de la persévérance afin de surmonter les nombreux obstacles. Plusieurs aspects positifs relatifs à ce mode de vie sont aussi ressortis des entrevues : le contact avec les animaux, le fait d’être son propre patron, la sécurité d’avoir un emploi (en comparaison aux employés d’entreprises qui font faillite), la fierté à l’égard de son produit et vivre sa passion. Tous reconnaissent que le milieu agricole est très formateur, tant sur le plan des connaissances en différents domaines que des capacités d’adaptation ou de découverte de la vie en général.

Les stresseurs inhérents à l’agriculture[4]

Au-delà de ces aspects positifs, l’aspect négatif principal qui ressort des entretiens est sans contredit le stress relié à l’imprévisibilité de la nature, des animaux ou des revenus; à la charge mentale constante, à l’ampleur de la tâche liée notamment à l’augmentation des contraintes légales; à la difficulté de trouver des employés fiables et à la précarité financière.

Les difficultés liées à l’imprévisibilité ressortent des témoignages suivants :

« Quand tu as un salaire à toutes les semaines, tu planifies ton salaire, quand tu es en agriculture, tu ne peux pas planifier la maladie des animaux, tu ne peux pas planifier la météo, tu ne peux pas planifier un paquet de choses. […] Est-ce que la machinerie va briser ? Tu as aucun contrôle. » (Léon, 73 ans)[5]

Tous ces imprévus contribuent à la charge mentale qui peut également découler du fait d’habiter sur son lieu de travail :

« C’est 24/24 heures, le stress est continu puisqu’il est de l’autre côté de la fenêtre. Ce n’est pas comme quand tu peux quitter ton travail pour la fin de semaine. » (Anne, 45 ans)

Pour illustrer l’ampleur de la tâche, les participants ont également tous évoqué l’augmentation des contraintes légales (et de la bureaucratie qui en découle), ainsi que celles entourant le resserrement des mesures sanitaires et le bien-être animal, comme en témoigne l’extrait suivant :

« Sur une ferme, aujourd’hui, ce n’est plus la ferme de nos parents. […] C’est exigeant. […] L’agriculteur doit absorber le coût des lois et des normes à respecter [qui s’ajoutent continuellement] : inséminateur, médicaments, boucles d’oreilles pour identifier les animaux [et permettre la traçabilité], contrôle laitier, vidange des fosses. […] Je faisais beaucoup plus d’argent en 1985 qu’en 2018, à cause des normes qui sont trop élevées. […] Si tu ne respectes pas ça, tu dois payer une amende sans avertissement et après la troisième, il y a un arrêt des collectes [de leurs produits]. » (Guy, 58 ans)

Alors que tous reconnaissent l’importance des normes et des inspections pour protéger les consommateurs, plusieurs déplorent la sollicitation (ex. : inspecteurs, vendeurs de semences, de nourriture, de machineries) et la bureaucratie :

« Je n’en reviens pas comme on est sollicités. Et s’il y a de la paperasse ! C’est épouvantable ! » (Paul, 70 ans)

De plus, la difficulté de trouver des employés fiables et d’avoir les moyens de les payer ressort également comme une source de stress importante. Il en découle une difficulté à être remplacés en cas de besoin (qu’il s’agisse de vacances ou de maladie). Force est d’admettre que les animaux réagissent au stress du changement de personnes qui prennent soin d’eux. Pour toutes ces raisons, les vacances peuvent être perçues comme un stress supplémentaire.

« Tu pars avec les vaches dans la tête. Fait que tu es aussi bien de rester pour faire ton ouvrage, c’est moins fatigant. » (Luc, 64 ans)

En pareilles conditions, il n’est donc pas surprenant que certains soient épuisés. Et ce, sans compter la précarité financière, source indéniable de stress chez les participants :

« Comment je vais payer les factures ? Comment on va faire demain ? » (Anne, 45 ans)

L’un des participants considérait comme injuste le fait de travailler souvent plus de 80 heures pour un montant moins élevé que le salaire minimum. La majorité des participants mentionnent également qu’il est difficile d’accroître les revenus, même si le prix de vente du produit est majoré (ex. : lait, viande, sirop d’érable), puisque les frais de production ne cessent eux aussi d’augmenter (ex. : nourriture pour les animaux, vétérinaire, insémination). Face à cette précarité financière, plusieurs sont astucieux dans leurs façons d’arrondir les fins de mois (ex. : travail d’appoint, réalisation des travaux soi-même pour économiser ; robotisation pour améliorer la traite, mélanges de semences, stratégies d’insémination).

Le poids psychologique est tel que Luc (64 ans) n’hésite pas, avec le recul, à qualifier ses années d’agriculture comme un « calvaire ». Le plus gros défi à relever est, selon Léon (73 ans), d’« être capable de vivre ».

En plus de ces enjeux et défis typiques du travail agricole, certains ont fait face à des épreuves de vie venant assombrir leur parcours : maladie physique ou mentale (chez soi-même ou le conjoint), décès de la conjointe avec de jeunes enfants, maladie faisant mourir une part importante du cheptel, incendie de bâtiments, sans compter les changements législatifs entraînant de lourdes pertes financières.

Effets du stress reliés à l’agriculture et stratégies d’adaptation

Tous ces stresseurs ont eu des effets sur la santé mentale des participants. L’épuisement et la détresse allant jusqu’aux idées suicidaires ont été intimement vécus ou observés chez leurs homologues. L’un des participants a osé exprimer ouvertement ce qui ressortait implicitement chez plusieurs, à savoir qu’il a fait un « burn-out » pendant deux ans. Il explique comment il a traversé cette épreuve :

« Je n’ai pas arrêté [le travail], je n’ai pas eu de pilule, je n’ai rien eu. Si ma femme était là, elle te dirait : « ça a été dur ». Personne ne pouvait m’aider. Quand tu es en détresse comme ça, tu regardes en avant. Le monde te parle et t’entend rien. Tu dois te trouver quelque chose pour te sortir de là. » (Guy, 58 ans)

La solitude, voire la difficulté de demander de l’aide émerge de plusieurs entrevues. Cette dernière peut être attribuable, selon les participants, à une volonté de cacher la détresse psychologique, par orgueil ou fierté. Elle peut aussi résulter d’un certain isolement (surtout lorsque la famille immédiate est à l’extérieur de la région) ou, tout comme pour les vacances, à la difficulté d’être remplacés :

« C’est dur parce que tu n’as personne pour t’aider, même si on t’amenait dans une maison de repos [dédiée aux agriculteurs], qui va prendre ta place ? » (Guy, 58 ans)

Enfin, tous les participants font le parallèle avec les idées suicidaires. Dans un milieu considéré par certains comme compétitif : « Les agriculteurs se disent, si je meurs je ne serai pas présent pour entendre ce que les autres disent à mon sujet » (Anne, 45 ans); faisant ainsi référence à leurs difficultés financières et psychologiques. La participante a même dévoilé que son conjoint lui avait confié qu’il n’avait qu’à aller se pendre dans l’étable pour que les problèmes financiers de sa famille soient réglés avec l’assurance-vie. C’est à ce moment qu’ils ont décidé de mettre la ferme en vente.

L’analyse des entrevues montre toutefois que la majorité des participants ont réussi à déployer des stratégies d’adaptation qui leur ont permis de maintenir la cadence. Les plus fréquentes sont : l’importance de l’esprit de communauté et la nécessité d’être bien entourés, bien que ce ne soit pas toujours évident. Certains ont bénéficié du soutien temporaire de leurs voisins en cas de nécessité, alors que d’autres ont constaté la compétition et la jalousie entre les agriculteurs. En pareil contexte, la majorité a trouvé entraide et soutien auprès de leur propre famille (parents, fratrie et enfants). En outre, l’importance d’avoir de bons employés et de faire équipe avec eux est ressorti afin de minimiser les risques d’épuisement :

« Si tu n’as pas cette équipe-là avec toi, va falloir qu’en tant que propriétaire, producteur, transformateur, que tu sois capable de remplir ces fonctions-là en plus de ce que tu as déjà à faire. […] Quand on est passionné, c’est possible, mais pour combien de temps ? » (Ruth, 57 ans)

Faire abstraction de son état psychologique pour se centrer sur la tâche ressort également comme une stratégie utilisée fréquemment par les participants.

« On essaie de pas trop penser [petit rire], pis on avance ! » (Luc, 64 ans)

« Fait que c’est ça, la vie. […] On en parle là [en référence à l’entrevue], mais il faut tourner la page. » (Paul, 70 ans)

Pour diminuer leur souffrance psychologique, d’autres se sont tournés vers la médication, l’habitude de faire des sorties en ville ou la pratique de sports. Faute de temps pour des loisirs extérieurs, la dernière stratégie ressortie de certaines entrevues est celle d’intégrer les loisirs au travail et de trouver du plaisir à travers les tâches quotidiennes, comme le montrent les extraits suivants :

« Ta job[6], il faut que ce soit ton loisir. Tu embarques tout dedans. […] Tu regardes plus les journées, tu regardes plus si on est samedi ou dimanche, s’il est midi ou minuit. Tu fais qu’est-ce qu’il y a à faire, puis c’est tout. » (Luc, 64 ans)

« Les agriculteurs, oui, ils ont de beaux tracteurs. C’est le seul loisir qu’ils ont d’aller s’acheter de la machinerie. […] Même avec une cabine sur le tracteur, l’air climatisé ou le chauffage, le temps passé dans le champ, c’est quand même du travail ! » (Léon, 73 ans)

« Quand les animaux sont calmes après le train [la traite], ça me fait du bien ! » (Ruth, 57 ans)

Facteurs qui ont influencé la cession de l’entreprise

Comme illustrée à la section précédente, la vente de l’entreprise a été la solution pour combattre le stress et la détresse psychologique, mais seulement chez deux participants. Tous les autres ont évoqué que le stress lié à ce mode de vie et l’augmentation des contraintes légales avaient contribué à leur désir de se retirer, sans en être la principale raison. Les quatre participants qui ont une relève familiale nomment plutôt la diminution des capacités physiques et la volonté de laisser la place à la prochaine génération.

En effet, des participants plus âgés avouent sans hésitation que le vieillissement les rattrapait et que leur condition physique a influencé leur décision :

« J’étais rendu à 65 ans. La traite était plus dure physiquement. » (Paul, 70 ans)

« J’ai des problèmes de hanche, c’est handicapant, achalant et insultant. La fatigue s’installe plus vite, mais les journées demeurent les mêmes… » (Luc, 64 ans)

L’extrait suivant quant à lui montre bien la deuxième raison, soit la volonté de laisser place à la prochaine génération :

« Il est important de ne pas attendre que la relève soit trop âgée avant de faire le transfert. […] C’est à 25-30 ans que tu as l’énergie de tout refaire, de tout reconstruire. C’est pas rendu à 50 ans. Mon père l’a fait avec nous [le transfert en bas âge]. » (Jean, 54 ans)

Sans relève familiale, quatre participants ont été dans l’obligation de vendre leur entreprise agricole suite à une maladie (cancer, AVC du conjoint) ou pour éviter la faillite.

Quelle que soit la situation, la décision de se retirer ne se prend pas sans questionnement. L’hésitation provient notamment de l’attachement envers la ferme ou les animaux. Le participant le plus âgé de notre échantillon (Léon, 73 ans) hésite à vendre complètement, faute d’avenues satisfaisantes pour meubler son quotidien. Il profite donc du plaisir que lui procurent ses espaces, vaque à certaines de ses obligations, mais engage quelqu’un lorsqu’il est question de tâches qu’il ne veut plus faire.

Effets psychosociaux de la vente ou du transfert de l’entreprise

Les réactions à la vente ou au transfert exprimées par les participants vont de la libération à un état dépressif, lesquels pourraient s’expliquer par la diminution de la pression devant l’allègement des responsabilités. Des ruptures conjugales font également partie des conséquences psychosociales qui ressortent de l’échantillon.

La libération découle de plusieurs sources, comme en témoigne l’extrait suivant :

« Une libération de ne plus souper en avant de ta job et aussi de ton stress, mais aussi une prise de conscience de l’ampleur de la situation et du stress. On était libérés… [du] fardeau financier. » (Anne, 45 ans)

Luc (64 ans), qui montre des signes d’épuisement (à tout le moins de désabusement), mentionne quant à lui que si son fils n’avait pas pris la relève (après plusieurs années, sans réel intérêt), il aurait tout laissé tomber sans difficulté. Les formalités pour la vente à l’encan agricole étaient même signées. Pour lui, il n’y aurait apparemment pas eu de deuil de l’entreprise, qu’un sentiment de libération. Un autre participant mentionne que la vente avait été plus difficile pour ses enfants que pour lui-même :

« Pouf ! L’enfance vient de disparaître. » (Guy, 58 ans)

L’analyse des entrevues met également en évidence des éléments dépressifs chez les femmes suite au transfert. Deux participantes l’ont exprimé elles-mêmes, alors que deux participants l’ont mentionné chez leur conjointe. Il faut dire que, dans chacun des cas, la vente a été réalisée dans des contextes difficiles (ex. : éviter la faillite, maladie, épuisement). À titre illustratif, un participant confie que sa femme est devenue malade depuis la vente de la ferme à l’encan agricole. Il croit que le stress est en cause, même si le travail d’agricultrice n’apparaît pas lui manquer en tant que tel :

« Elle ne démontrait pas de stress, jamais. Je lui disais : « Ça ne t’affecte pas ? » Elle répondait : « Quand même que je me mette à crier comme une folle et à pleurer, ça ne règle pas les problèmes. » Mais la journée de l’encan, « elle braillait comme une Madeleine ! » (Guy, 58 ans)

Soulignons que la vente de l’entreprise agricole a été suivie d’une détérioration de la relation conjugale conduisant à la rupture chez trois des participants. Avec le recul, ces derniers ont réalisé que la ferme était essentiellement ce qui les liait à leur conjoint et qu’ils n’avaient pas suffisamment d’intérêts communs pour que leur couple subsiste.

Vécu lors de la « retraite »

Importance de rester actif après la vente ou le transfert

Tous les participants (sauf une) sont toujours actifs « professionnellement » au moment de l’étude. L’affirmation suivante représente d’ailleurs très bien ce qui se dégage des entrevues :

« Le mot retraite, je ne le connais pas vraiment ! » (Paul, 70 ans)

Les participants mettent à profit leurs expériences en agriculture, que ce soit bénévolement sur l’entreprise familiale, en tant qu’employés pour une compagnie (ex. : déneigement, membre de direction d’une coop agricole) ou comme travailleur autonome[7]. Certains sont fiers d’être « hommes ou femmes à tout faire » (ex. : peinture, ménage, terrassement) : l’un est devenu agent immobilier pour la vente d’entreprises agricoles tout en exerçant du mentorat pour de jeunes agriculteurs d’autres régions.

Les participants qui ont vendu leur entreprise alors qu’ils étaient dans la quarantaine continuent de travailler pour subvenir à leurs besoins. Les plus âgés, quant à eux, expriment ne pas avoir l’obligation financière de travailler durant leur retraite, mais le faire pour leur santé mentale ou pour rendre service à leurs enfants.

« Je veux continuer de travailler pour avoir une raison de me coucher et avoir une raison de me lever… » (Guy, 58 ans)

« Moi, j’y vais [donner un coup de main dans mon ancienne ferme] pour ma santé. Je n’y vais pas pour l’argent. Je travaille bénévolement. Il n’y a pas de problème. Je leur ai vendu sur une période de 20 ans, sans intérêt. Ça fait 10 ans, fait que je suis bon pour encore un autre 10 ans. » (Paul, 70 ans)

« C’est beaucoup moins difficile d’avoir des ambitions, des buts ailleurs. [Le moral est meilleur] que si j’étais ici à regarder les murs puis à me dire je ne peux plus rien faire. » (Jean, 54 ans)

Dans le cas des femmes plus âgées, l’analyse fait ressortir des réactions différentes. Chez l’une des participantes, le conjoint continuait d’avoir des projets sur la ferme, l’érablière en particulier, ce qui n’était pas son cas :

« Moi, de ce que je comprends de la retraite à l’âge que je suis rendue… C’est de faire quelque chose que j’aime avec mon rythme à moi. » (Lina, 67 ans)

La femme d’un participant a, elle aussi, préféré se retirer complètement. Ce dernier rapporte ainsi les propos de sa conjointe à son fils :

« Je n’irai pas faire le train la fin de semaine avec ton père. […] Vous prenez la besogne, prenez là sept jours sur sept. Aidez-vous entre vous autres. Fiez-vous pas sur moi. » (Paul, 70 ans)

Réaction en cas de relève familiale ou non apparentée

Les quatre participants qui ont une relève familiale mentionnent que, tout comme dans leur cas, leurs enfants reprennent la ferme par passion :

« Il faut être un peu fou pour faire ça ! » (Luc, 64 ans)

En d’autres mots, désirer s’investir en agriculture malgré la connaissance des enjeux, des difficultés et de l’écart entre les revenus et les heures consacrées au travail est un peu téméraire. Le fait que la relève soit familiale suscite d’autres enjeux. Comment choisir l’enfant qui assurera la succession ? Comment assurer l’équité au sein de la fratrie ? Parfois, tous les enfants sont intéressés et le transfert se fait simplement à parts égales entre chacun. C’est le cas de Paul (70 ans), qui était soulagé et heureux que ses deux fils prennent la relève. Il précise qu’il aurait gardé 50 % des parts pour s’assurer que tout se passe bien, si l’un d’eux n’avait pas assumé la relève avec son frère. Luc (64 ans), pour qui un seul enfant a désiré prendre la relève, souligne qu’il a prévu un montant d’argent en héritage pour ses autres enfants. Malgré cela, il mentionne que sa fille trouve injuste que son frère ait accès immédiatement à son héritage par le biais du transfert de l’entreprise, alors qu’elle ne peut y toucher avant le décès du père.

Dans les cas où la relève n’était pas familiale, les cinq participants comprenaient et respectaient la décision de leurs enfants, reconnaissant que ces derniers n’avaient notamment pas l’intérêt, les aptitudes ou les habiletés nécessaires pour gérer une entreprise agricole. Il ressort également une satisfaction, voire une fierté, devant le choix de leur progéniture de poursuivre des études donnant accès à des professions mieux rémunérées. Certains participants étaient même soulagés que leurs enfants ne se lancent pas en agriculture et avouent qu’ils les auraient fortement mis en garde, même dissuadés, le cas échéant.

« Ils ont la passion du travail, mais pas de la terre. […] Ils vont avoir un héritage, mais ils n’auront pas de propriétés. C’est juste ça. » (Léon, 73 ans)

« Mon fils, c’était son rêve, il adorerait ça [exploiter l’érablière] avec son père [décédé l’année précédente], mais dans sa situation actuelle, je pense qu’il n’a pas ce qu’il faut. […] Léa [sa conjointe], je la vois pas du tout là-dedans. […] Il y a du travail à faire. […] Ça prend de la ténacité. Il faut que tu sois déterminé. Il faut que tu sois fonceur. C’est quand même beaucoup de travail » (Lina, 67 ans).

« Ils ont vu aller leurs parents, ils ont vu la misère et, monétairement, il n’y a rien de moins payant que ça. » (Guy, 58 ans)

Implications dans l’entreprise lors de relève familiale

Tous les hommes de l’échantillon qui ont une relève familiale restent présents pour leurs enfants, que ce soit sous forme de soutien (financier, matériel, physique) ou en tant que conseiller dans la gestion de l’entreprise. Par exemple, certains agissent à titre de mentors, notamment en analysant la viabilité des projets, ou en apportant leur aide bénévolement dans la réalisation de diverses tâches agricoles, comme l’illustre le passage suivant :

« Je vais prêter main-forte de temps en temps quand ils sont à court de personnel et quand je peux. […] Depuis que nous avons deux employés guatémaltèques […], j’y vais[8] pratiquement plus. Je participe encore aux décisions administratives. » (Jean, 54 ans)

Comme mentionné, Luc (64 ans) avait pour sa part signé les formalités afin de vendre ses actifs à l’encan agricole, lorsque son fils a changé d’avis et a décidé de reprendre l’entreprise familiale. Malgré son désir de tout vendre, il semble tirer sa motivation dans la volonté de supporter son fils qui lui manifeste clairement avoir besoin de lui. Enfin, Paul (70 ans) mentionne demeurer présent pour gérer les querelles et conflits entre ses enfants. Il constate s’être adapté plus rapidement que ceux-ci au transfert et avoir même dû les inciter à aller consulter un travailleur de rang (intervenant social spécialisé en agriculture). Depuis que ses deux fils ont repris l’entreprise, il les aide autant l’un que l’autre. Même si ces derniers s’engagent dans des activités totalement différentes et complémentaires, il leur laisse l’entière responsabilité de leurs décisions. Pour s’assurer que tout se passe bien sur le plan des finances, il a accompagné son fils responsable de la comptabilité pendant un an, avant que celui-ci ne soit assez habile et confiant.

Tous les participants ont à cœur que l’expérience agricole de leur progéniture se déroule bien, voire mieux que ce ne fût le cas pour eux-mêmes.

« On a été mieux que nos parents et nos enfants seront mieux que nous. » (Jean, 54 ans)

Ils expriment également le souhait de l’expansion de l’entreprise. À titre d’exemple, Jean (54 ans) contribue en ayant un revenu à l’extérieur afin de ne pas réclamer de salaire pour l’aide qu’il apporte et Paul (70 ans) incite sa relève à développer l’entreprise, en y investissant temps et argent.

Différences intergénérationnelles et exploitation agricole

Demeurer impliqué et être témoin de la façon dont la relève familiale gère l’entreprise ne se fait pas sans heurts. D’autant plus qu’en ayant du recul, la vision des retraités n’est pas la même que ceux qui sont dans l’action au quotidien. Il en ressort que les conflits intergénérationnels sont inévitables. L’extrait suivant en témoigne :

« Ils arrivent avec leurs décisions, leur nouveau bagage, ils sortent de l’école; nous, on a un bagage « expérimental ». C’est sûr que leurs décisions vont toujours frotter les nôtres; ça ne peut pas faire autrement. La pire situation, c’est d’essayer de prendre une partie des deux. […] Les entreprises qui font le choix de demeurer deux générations, ils ont un combat quotidien. Je ne dis pas que c’est impossible, mais […] Quand tu vois le paternel qui est plus fort que le fils, et j’en ai vu, tu vois les entreprises stagner « ben raide ». Tu vois que… ça ne fonctionne pas très bien. […] Faut savoir reconnaître que notre expérience a une valeur, mais elle n’a pas toute la valeur » (Jean, 54 ans)

Comment les participants ayant une relève familiale conjuguent-ils avec les différences intergénérationnelles ? Somme toute, ils considèrent qu’ils doivent être présents tout en lâchant prise. Le constat est qu’observer et conseiller, sans décider, permet de diminuer le risque de conflits susceptibles d’entraîner le retrait de la relève.

À titre d’exemple, Paul (70 ans) exprime être assez polyvalent et lâcher prise facilement par rapport au mode de gestion de ses fils. Il constate cependant que ce n’est pas le cas de tous :

« C’est sûr, il y en a des personnes qui accrochent sur une virgule, sur toute. Bien, c’est plate [désagréable]. Quand tu travailles une demi-heure pour te ramener d’une chicane, ça donne quoi d’en faire une ? »

Pour sa part, Luc (64 ans) exprime sa façon de lâcher prise et de gérer les sujets délicats comme suit :

« [Quand] tu marches sur des œufs, tu attends que les œufs durcissent. »

L’observation de Jean (54 ans) abonde dans le même sens. Avec l’expérience, il a appris qu’il valait mieux prendre du recul et ne pas trop insister.

« L’expérience c’est une chose, mais le « day-to-day » [la gestion au quotidien] en est une autre. Tu peux apporter ton expérience sur à peu près tout ce qui va toucher l’entreprise, mais dans le « day-to-day » ce n’est pas toi qui vas le faire et ce n’est pas toi qui vas vivre et survivre aux conséquences, donc à [un] moment donné il faut être capable de dire ça s’arrête là. […] Il faut être capable de se retirer. [Quand on se fait rappeler à l’ordre], c’est « rough » à entendre, mais on n’est plus l’avenir... »

Comme elle contribue à diminuer les conflits, la capacité d’être présent et d’offrir du soutien, tout en lâchant prise quant aux décisions est certes un facteur de réussite lors d’un transfert familial. En d’autres mots, la capacité de laisser réellement la gestion de l’entreprise à l’autre génération est nécessaire.

S’assurer un revenu de retraite

Sans que leur soit posée la question directement, le thème de l’importance de planifier un revenu de retraite est ressorti des entrevues. Prévoir un plan de transfert sur plusieurs années pour conserver des parts ou s’assurer un revenu et louer ses terres dédiées aux grandes cultures sont des conseils partagés par les participants. De là, la nécessité de rencontrer des fiscalistes pour savoir comment assurer l’équité entre les enfants qui ne désirent pas reprendre la ferme ou encore pour prendre de bonnes décisions administratives. Certains l’ont appris à leurs dépens en vendant l’entièreté de leurs avoirs à un particulier ou à l’encan, payant ainsi une somme d’impôt considérable. Rappelons que les participants qui continuaient de travailler le faisaient essentiellement pour leur santé mentale et non pour l’argent (sauf ceux dans la quarantaine).

Passion et résilience en agriculture

Il ressort de l’analyse des entrevues que tous ont, à leur façon, la fibre entrepreneuriale : ils sont passionnés, débrouillards et dévoués. D’ailleurs, ils n’hésitent pas à sortir des sentiers battus pour trouver des solutions et faire en sorte d’arriver financièrement. Même si elle n’est pas nommée explicitement, la résilience qui ressort en trame de fond de l’ensemble des témoignages, est une caractéristique des participants et se positionne comme un élément déterminant des résultats de cette étude.

Discussion

Cette étude avait pour but de mieux connaître le vécu psychologique des agriculteurs québécois suite au transfert d’un établissement agricole à la famille ou à un tiers, à travers les facteurs qui ont influencé le déroulement de la cession de l’entreprise, les effets psychosociaux du transfert et le vécu à la retraite. Il en est ressorti la passion pour l’agriculture, l’intensité du stress lors de la vie active, la résilience, la libération vécue lors de la vente (pour la majorité des participants) ainsi que l’importance de demeurer actif pour la santé mentale lors de la retraite. Pour ce faire, les participants nomment la présence auprès de la relève familiale et la poursuite d’activités professionnelles mettant à profit les aptitudes et connaissances tirées de l’agriculture.

Tous les participants de notre échantillon (sauf un) expriment avoir développé l’intérêt pour l’agriculture, l’attachement à la terre agricole, un amour des animaux, des grands espaces ou du mode de vie dès leur jeune âge. Même si leur parcours s’apparente à la socialisation traditionnelle du successeur potentiel, celui des enfants « nés pour être agriculteurs » (Chiswell, 2018), les participants expriment avoir choisi l’agriculture davantage par passion. Une passion qui émerge chez eux comme la pierre d’assise de leur ténacité et persévérance, voire de leur résilience, face aux difficultés traversées au cours des années. Il en ressort un mode de vie exigeant qui semble les avoir marqués au point de les habiter encore aujourd’hui. Ils étaient tous facilement plus enclins à parler de leur vécu passé (des efforts qui se traduisent aujourd’hui en fierté, en libération ou en désenchantement) que de leur vie actuelle. Leurs témoignages abondent dans le même sens que ceux de Lafleur et Allard (2006) qui ont montré l’ampleur du stress et de la détresse psychologique chez les agriculteurs québécois. Cependant, les résultats vont à l’encontre des modèles de transition à la retraite voulant que l’état psychologique de la personne avant sa retraite prédise comment elle s’y adaptera (Muratore et Earl, 2015). Les agriculteurs rencontrés considéraient en effet qu’ils allaient bien, et même mieux qu’au moment où ils étaient pleinement responsables de leur exploitation agricole.

Le fait qu’ils n’aient pas perdu leur identité professionnelle ou leur statut social en continuant, pour la plupart, à être impliqué peut expliquer en partie pourquoi les hommes de la présente étude n’ont pas exprimé d’anxiété, de dépression ou d’idées suicidaires depuis la vente ou le transfert de leur entreprise, comparativement à ce que rapportent Conway et al. (2017). En plus de se sentir utile, le retraité qui reste engagé dans le milieu agricole se trouve à répondre à un besoin psychologique important sur le plan de l’identité en vieillissant, soit le sentiment de continuité (Andrews et Atchley, 2001 ; Grubbström et Eriksson, 2018 ; Riley, 2014 ; 2016 ; Simard, 2005). On ne fait pas de l’agriculture, on est agriculteur. En ce sens, l’agriculture est bien plus qu’une entreprise ou un mode de vie. Elle est une façon d’être, de percevoir la vie et les difficultés rencontrées, ancrées chez les participants, partie intégrante de leur identité, qui teintent encore leur quotidien. Ce constat peut sans doute s’expliquer par leur socialisation en bas âge à devenir agriculteur (Chiswell, 2018).

L’état psychologique des participants peut aussi s’expliquer par leur résilience, caractéristique qui ressortait chez toutes les personnes interrogées. Pour Robottom et al. (2012) la résilience est la capacité d’un individu à bien s’adapter aux situations difficiles. Kralik et al. (2006) vont plus loin en y ajoutant la capacité de « rebondir » devant une situation de crise ou d’adversité. La résilience peut être considérée comme un trait de personnalité ou un processus (Jacelon, 1997). Dans le premier cas, les caractéristiques personnelles de l’individu (ex. : détermination, persévérance, autonomie) permettent une meilleure adaptation et une diminution des effets négatifs du stress. Dans le deuxième cas, il est question de processus de résilience, lorsque l’individu est transformé à la suite d’une situation éprouvante et qu’il parvient malgré tout à conserver une bonne qualité de vie. Cette forme de résilience résulte de l’interaction entre les caractéristiques de l’individu et celles de son environnement (Anaut, 2015). Selon Ribes (2006), plus une personne âgée a vécu d’expériences dans sa vie, plus elle sera susceptible de trouver une stratégie pour « rebondir » en cas d’adversité. Étant donné les exigences du milieu agricole, il est complexe d’identifier s’il s’agit d’un processus ou si cette résilience est attribuable à des caractéristiques personnelles découlant de la socialisation traditionnelle à devenir agriculteur (Chiswell, 2018). Qui plus est, on peut également postuler que les participants puisaient peut-être leur capacité à « rebondir » dans la pression supplémentaire inhérente au fait que s’ils jettent l’éponge, c’est toute la famille, l’entreprise et la ferme qui en souffrent (Figure 1).

Cette imbrication des systèmes permet aussi d’avancer l’hypothèse que les hommes de l’échantillon continuent de soutenir leurs enfants sur la ferme pour ne pas trop affecter l’équilibre des autres systèmes en se retirant complètement. Ce nouvel équilibre tributaire, comme le nomment les participants, de l’importance de leur disponibilité à leurs enfants (tout en respectant leur mode de gestion), abonde dans le même sens que Grubbström et Eriksson (2018).

L’implication des participants auprès de leur relève familiale peut également cacher une difficulté profonde à se détacher des lieux qu’ils ont habités et dans lesquels ils se sont investis. Sur ce point, des chercheurs insistent sur l’importance de comprendre le vécu des agriculteurs à travers leurs yeux et de s’attarder au sens que ces lieux ont pour eux (Burton, 2004 ; Riley, 2014). Ces champs qu’ils ont labourés et cultivés pendant des années, ces paysages qu’ils connaissent par cœur (souvent depuis l’enfance), ont forcément un rôle dans leur volonté de demeurer impliqués dans l’entreprise. Se pose ainsi l’hypothèse du rôle du territoire dans la définition de l’identité et du sentiment d’appartenance (Grubbström et Eriksson, 2018 ; Riley, 2012). Ce territoire qui est le reflet de leurs efforts, leurs échecs, leurs réussites, de leur vie bref. L’attachement envers son environnement et son entreprise (de surcroît intergénérationnelle) peut ainsi être vécu comme un prolongement de soi considérant l’investissement consenti. On conçoit donc qu’il puisse en découler, chez certains, une résistance à quitter l’entreprise, voire des réactions psychologiques intenses (dépression, irritabilité, anxiété), lorsque la situation exige un retrait complet pour laisser place à la relève (Conway et al., 2017 ; Pailot, 2000 ; Riley, 2014). Pourtant, nos résultats ne vont en ce sens. Les participants qui ont une relève non apparentée ou qui ont vendu leur entreprise à l’encan agricole n’ont pas, semble-t-il, manifesté de difficultés psychologiques. Au contraire, ils expriment de la libération. Selon Grubbström et Eriksson (2018), les parents peuvent être soulagés, car une reprise familiale aurait impliqué pour la majorité de continuer à travailler à la ferme pour aider leurs enfants. Les participants de ce sous-groupe ont mentionné qu’ils respectaient le choix de leurs enfants. Certains étaient soulagés qu’ils ne se lancent pas en agriculture, les ayant même encouragés à expérimenter autre chose avant de prendre leur décision de reprendre ou non l’entreprise (ex. : voyage, études), au risque que ces derniers adoptent un autre style de vie. Sur ces aspects, nos résultats sont comparables à ceux de Grubbström et Eriksson (2018) et peuvent s’inscrire dans une tendance plus large d’individualisation et de modernisation (Chiswell, 2018). Tout porte à croire que les participants ont valorisé davantage la liberté et le choix, plutôt que la tradition. Cependant, nos résultats diffèrent de la littérature consultée étant donné que ces derniers n’ont pas créé de lien avec la relève de sorte à demeurer impliquer dans leur entreprise (CISA, 2016 ; Grubbström et Eriksson, 2018).

En somme, les participants de cette études cadrent avec ce qui ressort de la littérature, puisqu’ils se considèrent à la retraite même s’ils continuent à travailler à temps partiel (CISA, 2016 ; Contzen et al., 2017 ; O’Neill et al., 2010 ; Parent et al., 2000 ; Ouellet et al., 2003 ; Riley, 2016 ; Tondreau et al., 2002 ; Wiseman et Whiteford, 2009). Des pères cédant à une relève familiale continuent à soutenir leur(s) enfant(s), allant même dans certains cas à travailler à l’extérieur pour réduire le fardeau financier de la ferme et ainsi contribuer à la pérennité de l’entreprise. D’autres mettent à profit leurs acquis et connaissances du secteur agricole au service de leur nouvel emploi. Même s’ils s’étaient « officiellement » retirés du milieu agricole, aucun n’avait un mode de vie correspondant à ce qui est socialement attendu d’un retraité. Peut-être serait-il alors plus juste de parler de « retrait » de certaines responsabilités et contraintes, plutôt que de « retraite » ? Seules les femmes ont clairement manifesté leur désir de ne plus s’impliquer dans l’entreprise récupérée par leur(s) enfant(s). Comme elles étaient les plus âgées de l’échantillon, s’agit-il d’une caractéristique générationnelle où l’agriculture est un « monde d’hommes » et le rôle des femmes est de seconder le conjoint (Barthez, 2005) ? Se pourrait-il aussi qu’il s’agisse d’une caractéristique de genre ?

Selon Riley (2016), la frontière floue entre le domicile et le travail rend la compréhension du statut des agriculteurs retraités difficile à cerner, comparativement à d’autres professions où le passage à la retraite implique un changement de l’espace-temps. Ainsi, comment les modèles de retraite (Arbuz, 2017 ; Milne, 2013 ; Muratore et Earl, 2015) voulant que l’adaptation et le bien-être psychologique passent par l’arrêt des activités professionnelles et la mise en place d’activités de loisirs, peuvent-ils cadrer avec le profil des agriculteurs ?

De plus, il ressort des témoignages que les loisirs sont imbriqués dans le travail. On peut ainsi supposer que, pour certains agriculteurs, continuer à travailler (bénévolement ou non) est une forme de loisir. Considérant que cela apparaît salutaire pour la santé mentale, peut-être vaudrait-il mieux étudier dans quelles circonstances le fait de continuer à donner de son temps à la ferme peut être problématique. Conway et al. (2017) rapportent en effet que demeurer impliqué dans l’entreprise peut cacher une dynamique relationnelle malsaine, comme celle de résister à laisser la place et de se vouloir ou se croire indispensables. Dans cette perspective, approfondir nos connaissances sur les familles dont le mode relationnel nuit aux individus pourrait outiller les intervenants à les détecter et à intervenir en conséquence.

Innovations sociales et recherches futures

L’analyse des entrevues montre qu’être agriculteur exige d’être une « personne à tout faire » pour répondre aux exigences de l’entreprise, mais aussi pour diminuer les dépenses dans un contexte économique difficile. On constate que la majorité d’entre eux avait une santé physique permettant de demeurer actifs et de mettre ses aptitudes au bénéfice de leur santé mentale. On conçoit aisément les difficultés rencontrées lorsque l’état de santé des agriculteurs les oblige à se retirer ou à ne plus être régulièrement en contact avec leur environnement. Considérant l’importance en vieillissant de la continuité au plan de l’identité, nous devons mettre en place des occasions pour les agriculteurs de maintenir, au-delà de leur entreprise, ses aspects de leur identité, tout en demeurant engagés socialement.

Le mouvement « Men’s shed » (Golding, 2015), ou « hangar pour hommes », un concept né en Australie, il y a une vingtaine d’années et qui prend de plus en plus d’expansion dans le monde est un bel exemple d’innovation sociale réalisée en ce sens. Cette pratique d’intervention vise notamment à briser l’isolement des hommes, moins enclins à entretenir leurs réseaux sociaux à la retraite, en leur offrant un lieu où ils peuvent pratiquer des activités manuelles entre eux. Des « hangars pour hommes » ont vu le jour au Québec, mais encore faudrait-il tester leurs effets sur la santé mentale de retraités de l’agriculture.

D’autres initiatives sociales mériteraient l’évaluation des chercheurs. C’est le cas, notamment, de villages québécois qui favorisent l’inclusion sociale des aînés et les relations intergénérationnelles en rendant accessibles à la communauté certains services offerts à la résidence pour aînés du village. Par exemple, la cafétéria de la résidence devient le restaurant du village ou encore la piscine est accessible aux familles. En plus d’améliorer la rentabilité de la résidence, il s’agit de belles occasions d’éviter aux personnes âgées en perte d’autonomie de faire le grand saut vers la ville (souvent déconnectée de leur milieu naturel) et de leur permettre de garder plus aisément des contacts avec les gens côtoyés au cours de leur vie active. Mais il faudrait d’abord plus de résidences pour personnes âgées dans les villages québécois.

Puisque la santé mentale des agriculteurs demeure préoccupante, plusieurs initiatives ont vu le jour ou sont entrevues. Ainsi, des régions québécoises ont mis en place les services de travailleurs de rang, des travailleurs sociaux qui proviennent du milieu agricole et qui sont disponibles en tout temps pour identifier et venir en aide aux agriculteurs aux prises avec des problèmes psychologiques ou émotionnels. Une innovation sociale qui semble bien appréciée puisque presque tous nos participants y ont fait positivement allusion. De plus, en collaboration avec les centres de prévention du suicide régionaux, l’Union des producteurs agricoles (UPA)[9] a également mis en place un programme de Sentinelles pour la prévention du suicide : une formation offerte aux agriculteurs intéressés qui leur permet d’être en mesure de détecter les signes d’idéations suicidaires entre eux. Dans la même lignée, Roy et al. (2013) ont pour leur part suggéré la mise en place de thérapies en ligne ou téléphonique dans le but de respecter la confidentialité des agriculteurs craignant de croiser des gens connus de leur village dans un organisme d’aide. Grubbström et Eriksson (2018) suggèrent quant à eux la création de forums d’échange entre les agriculteurs plus âgés et les plus jeunes. Plusieurs recherches pourraient donc être initiées pour évaluer l’impact psychologique de ces initiatives.

Enfin, considérant que la résilience est ressortie chez tous les participants, il serait intéressant d’étudier s’il s’agit de traits de personnalité nécessaires pour aimer le milieu agricole ou de caractéristiques qui se développent à l’usage pour survivre psychiquement dans un tel milieu. Une étude quantitative pourrait être réalisée sur les traits de personnalité des agriculteurs afin d’identifier les facteurs de risque ou de protection influençant l’évolution dans ce milieu et la réussite d’un transfert. Selon Guidici et Coulaud (2008), 80 % du succès d’un transfert d’entreprise serait dû aux éléments psychologiques, d’où l’importance d’évaluer ces aspects plus en profondeur.

Limites

L’étude visait l’exploration du vécu psychologique au moment du retrait du milieu agricole. La passion et la résilience ont traversé tous les témoignages, faisant en sorte d’atteindre la saturation théorique pour ces thèmes. Toutefois, un plus grand nombre de participants auraient sans doute permis d’y parvenir pour l’ensemble des thèmes.

Comme l’un des interviewers était connu de nom par certains participants et qu’ils ont refusé un autre interviewer, nous avons cru que cela pourrait être propice aux confidences. Or, il n’est pas impossible qu’à l’inverse ces participants aient tenté parfois de faire bonne figure en évitant certains sujets devant lui.

De plus, la présente étude n’a pas permis de mieux comprendre les mécanismes familiaux mis en place pour conjuguer avec la santé mentale, à plus forte raison, ceux qui ont pu y contribuer. Considérant que l’agriculture se vit en famille et que toute famille se veut loyale envers ses secrets, principalement ceux reliés à la santé mentale (Ducommun-Nagy, 2006), ce point mériterait d’être approfondi dans de futures études.

Une dernière limite possible est la nature de la prise de contact. En révélant nos intentions d’étudier les conditions dans lesquelles a été vécu le transfert de l’entreprise, une sélection a pu s’opérer parmi les participants potentiels. Là où la transition a été difficile, les gens concernés ont peut-être évité de proposer leur candidature, fuyant le rappel de ces moments difficiles ou craignant, malgré l’assurance de confidentialité, que cela ne se sache dans ce milieu vécu par certains comme très compétitif.

Conclusion

On retiendra que l’agriculture est un mode de vie où la passion et la résilience cohabitent avec le stress et les contraintes financières. Tous les participants ont exprimé que leur santé mentale en a été affectée. La principale stratégie utilisée pour s’en sortir a été de ne pas trop s’arrêter à y penser, de s’appliquer à réaliser les tâches et à assumer les responsabilités quotidiennes. Alors que la diminution des capacités physiques, l’épuisement et la maladie sont les principales raisons de la vente des actifs à l’encan ou du transfert de l’entreprise (à une relève apparentée ou non) chez l’ensemble des participants ; éviter la faillite l’est chez les plus jeunes (n = 2). Suite au transfert, des symptômes dépressifs ont été nommés par deux participantes, tandis qu’un sentiment de libération ressort de l’ensemble des entrevues. Les participants avec une relève familiale demeurent impliqués dans l’entreprise (souvent bénévolement), mais soulignent la nécessité de lâcher prise et de respecter la façon de faire de leurs enfants. Des études ultérieures devraient pousser la compréhension des dynamiques familiales dans lesquelles le fait de rester présent est problématique, voire délétère à la santé mentale des membres. Sauf dans le cas des femmes plus âgées, l’importance de rester actif semble également centrale pour le maintien de la santé mentale. Cette stratégie, qui rappelle celles utilisées lorsqu’ils étaient propriétaires d’entreprise, apparaît favorable dans la mesure où leur santé le permet. Il est donc légitime de se questionner sur les impacts psychologiques des pertes d’autonomie cognitives ou physiques chez les plus âgés. Les prochaines études devraient s’y attarder, tout en examinant les effets des innovations sociales déjà en place ou suggérées dans cet article.