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Introduction

La violence conjugale est un problème social majeur (OMS, 2017) affectant disproportionnellement les femmes, qui représentent huit victimes sur dix au Canada parmi les situations signalées à la police (Burczycka, 2017), et qui subissent les formes de violence les plus graves (Agence de santé publique du Canada, 2018 ; OMS, 2017). Si les conséquences de la violence conjugale sur la santé physique et mentale ainsi que sur le fonctionnement social des femmes victimes sont bien documentées (Laforest et Gagné, 2018 ; OMS, 2017), il importe de ne pas perdre de vue le fait que cette violence affecte également les enfants qui évoluent dans un tel contexte familial (Camacho et al., 2012 ; Carpenter et Stacks, 2009 ; Evans et al., 2008). Cette violence influence aussi la qualité des relations entre les membres de la famille, notamment les relations parent(s)-enfant(s) (De la Sablonnière et Fortin, 2010 ; Lamb et al., 2018 ; Savard et Zaouche Gaudron, 2014), et à l’extérieur de la famille, par exemple le lien des enfants avec leurs pairs ou les membres de leur famille élargie (Callaghan et al., 2016 ; Haselschwerdt et Hlavaty, 2019).

Aux fins du présent article, l’expression « exposition à la violence conjugale » (EVC) renvoie au fait d’avoir vécu dans une famille où il y avait de la violence entre les (beaux-)parents[1] de l’enfant[2], peu importe les formes, la durée, la gravité ou la nature des violences exercées (physique, psychologique, verbale, économique, spirituelle), que l’enfant ait vu, entendu les scènes de violence conjugale (Holden, 2003). La plupart des recherches menées auprès d’enfants exposés à de la violence conjugale (VC) ont recruté ces enfants dans des maisons d’hébergement pour femmes violentées. Mais puisque seulement une victime sur cinq déclare la violence subie aux autorités (Agence de santé publique du Canada, 2018), les enfants exposés n’ont pas tous accès à des ressources d’aide spécialisées. Pourtant, leurs expériences et leurs points de vue méritent d’être documentés quelles que soient les formes de violence auxquelles ils ont été exposés ou leur accès (ou absence d’accès) à de l’aide spécialisée. Si les contextes et les manifestations de la violence conjugale sont multiples, ce qui caractérise principalement le vécu des enfants qui y sont exposés est le climat de peur et de tension qui règne dans leur famille au cours de l’enfance ou de l’adolescence (Lessard et al., 2019).

Pour ce qui est de la prévalence du problème, il faut savoir que le quart des enfants québécois a été exposé à de la violence verbale, psychologique ou physique envers un parent dans l’année précédant l’enquête menée par Marie-Ève Clément et ses collaboratrices (2013). Il s’agit aussi d’une des formes de maltraitance les plus souvent prises en charge par les services de protection de l’enfance au Québec comme au Canada (Hélie et al., 2017 ; Trocmé et al., 2010). Au Québec, ce type de maltraitance a connu une hausse au cours des dernières années, passant de 1,2 enfant sur 1000 en 1998 à 3,2 enfants sur 1000 en 2014 (Hélie et al., 2017), ce qui peut s’expliquer par les modifications apportées en 2007 à la Loi sur la protection de la jeunesse (qui régit désormais également les mauvais traitements psychologiques) et par la reconnaissance sociale de plus en plus grande des retombées néfastes des mauvais traitements psychologiques, dont l’EVC fait partie. Par ailleurs, les taux de concomitance entre l’EVC et d’autres formes de victimisation juvénile – qu’il s’agisse de maltraitance directe par les parents, de violences subies à l’école, dans la communauté ou dans les relations amoureuses des adolescents – sont particulièrement élevés. Les jeunes confrontés à des victimisations multiples sont d’ailleurs davantage affectés dans leur développement que ceux n’ayant été confrontés qu’à une de ces formes (Clément et al., 2013 ; Cyr et al., 2014 ; Finkelhor et al., 2011 ; Hamby et al., 2011 ; Margolin et al., 2009 ; Nikolova et al., 2015 ; Wolfe et al., 2003).

Cet article présente les résultats d’une recherche qualitative réalisée au Québec (Canada) auprès de jeunes adultes ayant été exposés à de la VC dans leur enfance ou leur adolescence. Il vise plus précisément, à partir du point de vue des jeunes directement concernés, à identifier les personnes ayant eu une influence importante dans le parcours de vie de ces jeunes, à examiner comment les relations avec ces personnes significatives ont évolué à travers le temps et dans quelle mesure l’EVC a influencé ces relations. La synthèse des connaissances effectuée dans la section suivante permet de démontrer la pertinence de cette recherche et de son ancrage théorique.

Problématique

Les conséquences de la violence conjugale sur les relations importantes pour les enfants et les adolescents concernés peuvent se manifester dans différentes sphères de vie, comme l’ont démontré plusieurs méta-analyses et recensions systématiques portant sur les effets possibles de la violence conjugale sur les enfants à court, moyen et long termes (Camacho et al., 2012 ; Evans et al., 2008 ; Kitzmann et al., 2003 ; Lessard et al., 2019 ; Wolfe et al., 2003). Parmi les conséquences documentées par les recherches, certaines touchent les relations de l’enfant ou de l’adolescent avec les personnes qu’il côtoie dans son environnement familial, scolaire et social. Par ailleurs, les relations qui prennent forme dans ces différents contextes peuvent parfois agir comme un facteur de protection dans le parcours de vie des jeunes. Bien que les conséquences de la violence conjugale soient nombreuses et se manifestent différemment d’un enfant à l’autre, certains semblent s’en sortir relativement bien (Kassis et al., 2013 ; Martinez-Torteya et al., 2009). Mais des difficultés d’adaptation peuvent aussi se manifester plus tard dans le parcours de vie, et elles peuvent fluctuer en intensité selon divers événements – hormis l’EVC – qui jalonneront ce parcours. En cohérence avec les objectifs de la présente recherche, nous offrons ci-dessous une synthèse des connaissances sur les conséquences et les facteurs de protection de nature relationnelle dans ce domaine. La plupart des recherches sur les conséquences et les facteurs de protection ont privilégié une méthodologie quantitative. Les principaux facteurs de protection documentés dans les recherches concernent d’une part les caractéristiques ou les points de vue de l’enfant lui-même, et d’autre part ses relations avec des personnes significatives dans sa famille ou dans son environnement social. C’est de ce deuxième type de facteurs dont il est question dans notre article.

Relations parent(s)-enfant(s)

Quand il est question de trajectoire familiale, les recherches auxquelles nous avons puisé ont montré que la violence conjugale affecte les relations parent(s)-enfant(s) de même que l’exercice de la maternité et de la paternité. Ces recherches ont porté sur les mères en tant que victimes et les pères en tant qu’auteurs de la violence. En ce qui concerne la relation mère-enfant, la violence subie peut faire augmenter le stress des femmes victimes et les rendre moins disponibles pour répondre aux besoins de leur(s) enfant(s) (Ahlfs-Dunn et Huth-Bocks, 2016 ; Kaufman-Parks et al., 2018 ; Pernebo et Almqvist, 2017). D’ailleurs, des études montrent que la relation mère-enfant et les habiletés parentales de la mère sont souvent la cible des comportements violents du conjoint ou de l’ex-conjoint (Bancroft et Silverman, 2002 ; Lapierre, 2010). Ce dernier peut en effet exiger ou mobiliser toute l’attention de la mère de sorte à ce qu’elle ait moins de temps à consacrer à l’enfant (Katz, 2016). Or, les effets de la violence conjugale sur la relation mère-enfant seraient plus intenses en période de vie commune avec le conjoint violent, la relation s’améliorant souvent après la séparation, le cas échéant (Lapierre et al., 2018). D’où l’importance d’un regard temporel sur cette relation.

Si la relation mère-enfant risque d’être ébranlée dans un contexte d’EVC, plusieurs recherches ont pourtant montré que cette relation ainsi que les habiletés parentales adéquates de certaines mères figurent parmi les facteurs de protection les plus importants pour l’enfant exposé (Casanueva et al., 2008 ; De la Sablonnière et Fortin, 2010 ; Lapierre et al., 2018 ; Letourneau et al., 2007 ; Pernebo et Almqvist, 2017 ; Racicot et al., 2010). Une étude récente de Paul (2019) a montré qu’une forte cohésion dans la relation mère-enfant permet de diminuer l’agressivité chez l’enfant lorsque la violence conjugale se produit sur une période de temps prolongée. Par conséquent, il apparaît essentiel d’examiner les différentes manières dont l’enfant perçoit sa mère, interprète la victimisation qu’elle subit et réagit à cette violence. Il importe aussi de mieux comprendre dans quelle mesure le point de vue des enfants exposés sur la relation avec leur mère se transforme ou pas à travers le temps, pour arriver à cerner avec le plus de complexité possible les effets différenciés de la violence sur la relation mère-enfant dans le parcours de vie des jeunes ayant été exposés à de la VC.

Quant à la relation père-enfant, elle a fait l’objet de moins de recherches dans un contexte d’EVC que la relation mère-enfant. Par conséquent, les nuances relationnelles selon le lien de filiation dans un contexte de violence conjugale, c’est-à-dire selon que l’auteur de violence est le père ou le beau-père, demeurent méconnues. Mais on sait que de façon globale, les pères ou beaux-pères exerçant de la violence conjugale ont tendance à avoir des attentes rigides envers leurs enfants, à adopter un style parental autoritaire et peu empathique, à être peu engagés dans la vie de leurs enfants, insensibles à leurs besoins, et même à utiliser la violence verbale ou physique dans leurs méthodes disciplinaires (Bancroft et Sylverman, 2002 ; Bourassa et al., 2013 ; Cater et Forssell, 2014 ; Grasso et al., 2016 ; Stover et Morgos, 2013). Le père qui exerce de la violence conjugale peut avoir tendance à vouloir contrôler le degré d’expression autorisé à l’enfant, même en période de jeu (Katz, 2016). Lorsque le père dénigre les compétences parentales de la mère devant les enfants ou leur demande de transmettre des messages violents ou irrespectueux à l’égard de la mère (Bancroft et Silverman, 2002 ; Edleson et William, 2007 ; Holt, 2015), cela peut accentuer les conflits de loyauté vécus par les enfants et fragiliser la relation père-enfant (Bancroft et Silverman, 2002 ; Buchanan et al., 2015 ; Lamb et al., 2018).

Si la qualité de la relation mère-enfant est reconnue comme un important facteur de protection, moins de recherches ont documenté l’influence des relations du jeune exposé à de la violence conjugale avec les autres personnes significatives de sa vie (père, beau-parent, fratrie, pairs, etc.) (Camacho et al., 2012). Dans un contexte d’EVC, la relation père-enfant serait plus ambivalente que la relation mère-enfant, la cohésion entre le père et l’enfant demeurant faible et liée aux symptômes d’anxiété et de traumatisme chez l’enfant (Paul, 2019).

Relations avec la fratrie et la famille élargie

Les répercussions de la violence conjugale sur les relations avec les autres personnes de la famille restent peu étudiées. Quelques recherches ont porté sur l’effet protecteur des relations avec la fratrie (Callaghan et al., 2016) ou avec les grands-parents (Åkerlund, 2019 ; Gottzén et Sandberg, 2017 ; O’Brien et al., 2013). La recherche qualitative de Nina Åkerlund (2017) fait ressortir la diversité des rôles susceptibles d’être joués par les enfants de la fratrie et le fait que ces rôles peuvent changer avec le temps. Par exemple, certains enfants perçoivent leur fratrie comme plus vulnérable qu’eux-mêmes – c’est souvent le cas des plus âgés qui se positionnent comme protecteurs ou soignants des plus jeunes –, et d’autres perçoivent les frères ou sœurs comme moins vulnérables. Certains décrivent la relation avec la fratrie comme distante et d’autres, comme étroite et intime, mais la définition de l’intimité n’implique pas nécessairement un partage sur l’expérience d’EVC (Åkerlund, 2017). Les gestes des membres de la famille considérés comme aidants peuvent consister d’une part à offrir une protection (p. ex., fratrie plus âgée qui protège les plus jeunes lors des scènes de violence, grands-parents qui fournissent un hébergement sécuritaire ou une aide financière au parent victime et aux enfants). D’autre part, il peut aussi s’agir d’un soutien émotionnel qui soit sensible au vécu spécifique de l’enfant, c’est-à-dire où l’aidant arrive à dénoncer la violence tout en distinguant le comportement violent de l’individu qui l’exerce (Åkerlund, 2019 ; Callaghan et al., 2016). Cette distinction est importante pour l’enfant dans la mesure où l’auteur de la violence demeure son parent et qu’il a le droit de l’aimer sans que cela implique l’acceptation des gestes violents. Mais il arrive aussi que les grands-parents prennent parti pour le parent violent, ce que les chercheurs considèrent comme nuisible en contexte d’EVC (Åkerlund, 2019 ; Gottzén et Sandberg, 2017).

Relations avec les amis et les pairs en contexte scolaire ou professionnel

D’autres recherches portant sur les trajectoires scolaire et amicale ont montré que les enfants et les adolescents exposés à de la violence conjugale pouvaient vivre des difficultés dans leurs relations avec les pairs, notamment un plus grand isolement social et plus d’intimidation que les autres (Bowen, 2015 ; Haselschwerdt et Hlavaty, 2019). Le père qui exerce de la violence conjugale peut aussi tenter de contrôler la vie sociale de ses enfants (accès aux amis, à la famille élargie, aux activités parascolaires) (Katz, 2016). Il est également possible que les enfants se placent eux-mêmes en retrait en raison de la honte associée au contexte de violence, en raison des responsabilités importantes qu’ils assument à la maison – car ces enfants sont souvent parentifiés (Fortin et Lachance, 2011) –, ou en raison de leur difficulté à faire confiance aux autres (Dumont et Lessard, 2019 ; Dumont, 2020). Les parcours scolaire et professionnel peuvent aussi être associés à l’expérience d’EVC. Par exemple, les jeunes qui ont été exposés à de la VC peuvent choisir un établissement postsecondaire situé loin de la maison (stratégie de distanciation relationnelle) ou s’orienter vers une profession qui leur permette de comprendre leur propre expérience, d’aider d’autres victimes ou de prendre en charge les auteurs de violence, notamment en occupant un emploi en milieu carcéral (Dumont, 2020). Toutefois, peu d’études ont documenté les relations significatives en période de transition vers la vie adulte dans la trajectoire professionnelle des jeunes ayant été exposés à de la violence conjugale. De même, très peu de recherches ont porté sur l’effet protecteur des relations avec les pairs et les amis en contexte d’EVC (Mishra et al., 2018).

Relations amoureuses

Concernant la trajectoire amoureuse, plusieurs recherches indiquent que les jeunes qui ont été exposés à de la VC sont davantage à risque que les autres de vivre de la violence dans leurs propres relations intimes (Forke et al., 2018 ; Izaguirre et Calvete, 2017 ; Kaufman-Parks et al., 2018 ; Liu et al., 2017 ; Narayan et al., 2017). Une étude récente réalisée auprès de 907 jeunes adultes étudiant dans des collèges de Philadelphie, aux États-Unis (Forke et al., 2018), a montré que le quart des participants avait été exposé à de la VC dans l’enfance ou l’adolescence. Parmi ceux-ci, certains (37,9 %) n’ont pas reproduit la violence dans leurs propres relations amoureuses, alors que d’autres l’y ont vécue comme victime (30,8 %) ou comme auteur (4,2%). Afin de contraster ces chiffres avec des données populationnelles, citons par exemple une étude québécoise menée auprès d’élèves du secondaire qui montre qu’au cours des douze derniers mois, 25 % des jeunes ont infligé au moins une forme de violence à leur partenaire amoureux, tandis que 30 % en ont subi au moins une forme (Traoré et al., 2013). L’étude de Christine M. Forke et de ses collègues (2018) est donc intéressante dans la mesure où elle contribue à contrer le préjugé tenace à l’effet que l’EVC entraînerait souvent une reproduction de la violence. Le taux de violence exercé chez les jeunes exposés, d’après cette étude de Forke et al. (ibid.), est même beaucoup plus bas que ce que laissent entendre les déclarations des jeunes québécois de la population générale (Traoré et al., 2013). Ainsi on peut conclure à une présence de parcours relationnels diversifiés d’un jeune à l’autre. Cette étude de Forke et al. (op. cit.) contribue aussi à mettre en exergue l’importance de mieux comprendre comment évoluent les relations des jeunes exposés à de la violence conjugale à travers leur parcours de vie, et dans quelle mesure la violence vécue dans des relations subséquentes est liée, selon ces jeunes mêmes, à leur expérience d’EVC initiale.

En somme, la plupart des études sur les conséquences et les facteurs de protection ont mesuré les liens entre la violence conjugale et l’adaptation des enfants en adoptant une approche quantitative (Carpenter et Stacks, 2009), laissant de côté l’évaluation subjective des jeunes directement concernés quant à leur expérience, ainsi que l’analyse des stratégies qu’ils développent pour faire face à la violence (Anderson et Bang, 2011 ; Hamby et al., 2011). Cette limite nous empêche de parvenir à une compréhension plus holistique et diversifiée des trajectoires de vie (Nelson, 2010) et des relations importantes pour les jeunes dans chacune de ces trajectoires. La présente étude entend combler cette lacune en offrant une perspective temporelle de l’évolution des relations dans un contexte d’EVC. Plus spécifiquement, elle vise à comprendre comment ont évolué ces relations significatives à travers le temps et dans quelle mesure l’EVC a influencé ces relations.

Cadre théorique

Le cadre théorique retenu pour cette étude est appelé « théorie des parcours de vie ». Lorsqu’on l’utilise en recherche qualitative, cette théorie permet de s’intéresser, à travers tous les événements et relations qui se déploient dans le parcours de vie d’un participant, aux significations subjectives que celui-ci attribue à ces événements et relations (Nelson, op. cit.). Pour le présent article, les concepts et principes du cadre théorique qui ont été davantage mobilisés sont ceux des trajectoires (familiale, amicale, amoureuse, scolaire, professionnelle), des vies interreliées et du développement tout au long de la vie. Le parcours de vie est ainsi composé de trajectoires qui s’inter-influencent (Elder et al., 2003) et à l’intérieur desquelles prennent place les relations examinées dans le cadre de notre recherche. Ces relations ont une influence sur les parcours de vie des participants, lesquels peuvent aussi influencer en retour les parcours de vie de membres de leur famille, de camarades de classe, de collègues de travail, d’amis ou d’amoureux. Cette influence mutuelle des parcours de vie sera expliquée par le principe des « vies interreliées » (Gherghel et Saint-Jacques, 2013). Enfin, le principe du « développement tout au long de la vie » stipule que les individus continuent d’évoluer tout au long de leur parcours (ibid.), ce qui peut avoir des effets sur les relations qu’ils entretiennent avec leur entourage.

Méthodologie

Stratégies d’échantillonnage et caractéristiques de l’échantillon

Les objectifs de la présente étude requièrent l’adoption d’une méthodologie qualitative. Pour pouvoir participer à la recherche, les jeunes devaient être âgés de 18 à 25 ans et reconnaître avoir été exposés à de la violence conjugale pendant leur enfance ou leur adolescence. Les jeunes qui répondaient à ces critères ont été inclus quel que soit le parent qu’ils identifiaient comme auteur ou victime de la violence. Même s’il était attendu, à la lumière de nos connaissances en matière de violence conjugale, que la plupart aient été exposés à la violence du (beau-)père envers la (belle-)mère, il nous semblait important de rester ouvertes à documenter aussi les situations atypiques d’EVC, moins documentées dans les recherches en violence conjugale, qui sont le plus souvent réalisées auprès d’échantillons cliniques plutôt que populationnels.

Nous avons recouru à diverses stratégies de recrutement : la collaboration avec des milieux de pratique auprès des jeunes (p. ex., organismes en employabilité, auberges de jeunesse), les annonces en ligne (p. ex., Kijiji, sites Internet) et l’envoi de courriel aux étudiants d’universités ou de cégeps. Le Tableau 1 présente les caractéristiques sociodémographiques des 45 participants qui ont constitué notre échantillon. Cette taille d’échantillon permet d’atteindre la saturation empirique (voir Ouellet et Saint-Jacques, 2000). Nous avons en outre déployé des efforts spécifiques en cours de recrutement pour rejoindre davantage d’hommes (p. ex., annonces ciblées, relances auprès d’organismes travaillant spécifiquement avec des hommes), ce qui a permis qu’ils représentent le tiers de l’échantillon au terme du recrutement. L’âge moyen des participants était de 22,1 ans. La majorité d’entre eux sont nés au Canada (80 %), et l’échantillon est bien diversifié sur le plan ethnoculturel, puisque 41 % des participants s’identifiaient à une origine autre qu’uniquement québécoise ou canadienne, soit : autochtone, latino-américaine, afro-caribéenne, maghrébine, africaine, européenne ou asiatique. Les participants sont plutôt scolarisés, dans la mesure où 71 % ont fait des études supérieures, alors que la moyenne des jeunes québécois de cet âge ayant atteint ce degré de scolarité se situe à 50 % (Statistique Canada, 2020).

Tableau 1

Caractéristiques des participants à la recherche

Caractéristiques des participants à la recherche

a Les orientations sexuelles inscrites sont celles par lesquelles les participants s’auto-définissent. Certains s’identifient à plus d’une orientation sexuelle ; ils ont été comptabilisés dans cette catégorie du tableau. b Une donnée est manquante pour cette information sociodémographique.

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Méthodes de collecte des données

Nous avons eu recours successivement à deux méthodes de collecte des données. Premièrement, un questionnaire autorapporté et complété en ligne (version française de l’Adult Retrospective Version of the Juvenile Victimisation Questionnaire, Richmond et al., 2009) a permis de documenter les victimisations vécues durant l’enfance et l’adolescence (35 victimisations regroupées en cinq catégories : 1) actes criminels, 2) maltraitance directe, 3) victimisation par les pairs ou la fratrie, 4) victimisation sexuelle, 5) exposition à de la violence incluant l’EVC) et de recueillir les données sociodémographiques. Deuxièmement, des entretiens individuels semi-dirigés d’environ deux heures chacun, soutenus par l’outil du calendrier historique de vie (voir Nelson, op. cit.), ont permis d’approfondir la compréhension des parcours de vie à l’étude. Une question du guide d’entrevue amenait les participants à identifier les personnes qui avaient eu une influence marquante dans leur parcours de vie. Cette question était formulée ainsi : « Quelles ont été les personnes qui ont marqué votre parcours de façon plus importante, que ce soit positivement ou négativement? » Les jeunes pouvaient identifier le nombre de personnes qu’ils souhaitaient. Par la suite, les participants étaient invités à parler des relations avec les personnes identifiées, à décrire comment ces relations avaient évolué dans le temps, et à dire si cette évolution était liée ou non à leur EVC. Les entretiens, réalisés par la chercheure principale et des auxiliaires de recherche formées à la problématique ciblée, à la conduite d’entretiens qualitatifs et à l’utilisation des outils de collecte, ont été enregistrés avec le consentement des participants et ont eu lieu dans un endroit sécuritaire assurant la confidentialité, selon les préférences de chacun (p. ex., locaux universitaires ou d’organismes partenaires, domicile du participant). Nous avons remis à chaque participant une compensation de 40 $ en début d’entretien, au moment de la signature du formulaire de consentement, afin de nous assurer qu’aucun jeune ne soit pénalisé même s’il décidait d’arrêter l’entrevue – en bout de ligne, cela ne s’est produit dans aucun des cas. À la fin de la rencontre, l’intervieweuse prenait le temps de vérifier comment le jeune se sentait et l’invitait à consulter au besoin des ressources d’aide. Une liste de ressources était systématiquement remise aux participants. Le projet a été approuvé par le Comité d’éthique de la recherche de l’Université Laval.

Méthodes d’analyse des données

Les entretiens ont été retranscrits intégralement et analysés selon la méthode d’analyse de contenu thématique (Braun et Clark, 2006), avec le logiciel NVivo. Une grille de codification a été conçue en cohérence avec les objectifs de la recherche ainsi qu’avec les thèmes émergents de l’analyse du contenu. Aux fins du présent article, nous avons effectué des croisements entre les deux principaux thèmes suivants : l’expérience d’EVC et les relations avec les personnes significatives. Nous avons ensuite produit un résumé (de deux à trois pages) de chaque entrevue ainsi que des tableaux synthétisant les résultats des analyses : portrait des expériences d’EVC (durée, auteur(s), victime(s), forme(s) de violence conjugale), matrice des personnes significatives selon la nature de la relation avec le participant, en considérant également la position du parent comme auteur ou victime de violence, résumé des principaux constats sur l’évolution des relations avec les personnes significatives, accompagné d’une citation reflétant chaque constat. L’équipe (chercheurs, milieux de pratique partenaires et étudiants auxiliaires de recherche) a discuté de chacun de ces documents, afin de soutenir le processus d’analyse et d’affiner l’interprétation des résultats. Pour préserver l’anonymat, nous avons modifié les noms des participants et avons omis des propos cités les noms de lieux ou de personnes évoqués par les jeunes.

Résultats

La plupart (75,6 %) des participants ont identifié leur père ou beau-père ou, de manière consécutive, père et beau(x)-père(s), comme auteur(s) de la violence conjugale dirigée vers leur mère ou leur belle-mère. Quelques-uns ont rapporté des expériences d’EVC dans lesquelles la violence était exercée par une belle-mère à l’égard de leur père (6,7 %), ou encore des violences bidirectionnelles (17,8 %). Parmi les participants exposés à des violences bidirectionnelles, certains ont aussi été exposés à des violences unidirectionnelles (du père ou beau-père envers la mère dans deux cas, et de la belle-mère envers le père dans un cas). Pour plusieurs, l’expérience d’EVC a perduré pendant toute leur enfance et adolescence ; certains y sont même encore exposés en tant que jeunes adultes. Pour ceux qui ont vécu la séparation de leurs parents, la violence s’est parfois arrêtée après cette séparation ou a continué entre les ex-conjoints. L’EVC s’est parfois répétée dans le cadre d’une relation du parent avec un nouveau partenaire. Ainsi, le tiers des participants a vécu l’EVC dans plus d’une famille.

Les jeunes adultes rencontrés dans cette recherche ont identifié plusieurs personnes significatives dans leur parcours de vie (nombre moyen : 6,5). La plupart de ces personnes ont eu une influence positive, alors que quelques-unes les ont marqués plus négativement. Il arrive aussi, en particulier pour les relations avec les parents, que la relation avec une même personne se transforme à travers le temps, soit en s’améliorant, soit en se détériorant. Les cinq jeunes qui n’ont identifié ni la mère ni le père parmi les personnes significatives ont nommé d’autres personnes, adultes ou pairs, qui ont eu une influence marquante dans leur vie. Parfois, il s’agissait d’adultes perçus comme des parents de substitution (p. ex., un demi-frère aîné de plusieurs années, un oncle, un grand-parent) et d’autres fois, de pairs de leur âge (fratrie, amis, amoureux), comme l’explique Fathima en parlant de ses amies : « C’est la famille que j’ai choisie, contrairement à la mienne par défaut. »

Ces différentes relations significatives sont décrites ci-après en commençant par celles qui se transforment le plus dans le temps en lien avec l’expérience d’EVC, soit celles avec les parents, suivies de celles qui semblent plus stables et moindrement modulées par l’EVC. Enfin, puisque la trajectoire amoureuse est présentée comme un laboratoire d’expérimentation incluant des relations marquées par la revictimisation et d’autres relations plus égalitaires, qui aident les jeunes à s’émanciper de la violence, ces relations ont été traitées dans une section spécifique.

Relations avec les parents : amélioration ou dégradation étroitement liée à l’EVC

La plupart des participants (82,2 %) ont identifié leur mère comme une personne significative, et ce, qu’ils aient été exposés à des violences unidirectionnelles ou bidirectionnelles. Parmi eux, certains ont décrit une bonne relation avec elle dans leur enfance, et d’autres, une relation plus ambivalente ou difficile. Lorsque la relation est positive dans l’enfance, elle tend à le rester à travers les années. Certains participants ont expliqué que le contexte de violence conjugale avait contribué à resserrer leur lien avec leur mère, menant parfois à une relation fusionnelle pas nécessairement aidante pour eux :

Au cégep, j’ai commencé à essayer d’établir des distances, mais ma mère puis moi on était vraiment comme très, très fusionnel, puis ce n’était pas facile. Parce que ma mère, ce n’est pas quelqu’un de nécessairement stable tout le temps au point de vue émotionnel. (Arnaud)

Par ailleurs, pour quelques participants qui ont décrit une bonne relation avec leur mère dans leur enfance, cette relation s’est détériorée avec le temps en raison de la violence conjugale et de ses séquelles sur la mère, ou en raison de la décision de celle-ci de rester avec le conjoint violent :

D’un côté, je perdais le respect pour elle, car je ne comprenais pas pourquoi elle restait avec lui, et de deux, je ne pouvais plus aller vers elle en sachant qu’elle, elle était encore avec lui. (Nathan)

Parmi les participants qui ont décrit une relation difficile ou ambivalente avec la mère pendant leur enfance, certains ont expliqué que la relation a fini par s’améliorer et d’autres, qu’elle ne s’est pas améliorée par la suite. L’amélioration semble dépendre de gestes (ou au contraire, de l’absence de gestes transformateurs) posés par la mère pour sortir du contexte de violence ; elle semble également dépendre de ses réponses plus ou moins adéquates aux besoins de l’enfant, selon le point de vue de ce dernier, comme le rapportent ici Rachel et Aimée :

[Maintenant], on a une relation mère-fille qui a plus d’allure, mais [dans l’enfance] on dirait qu’elle ne voyait pas ce que je vivais. (Rachel)

Je suis juste frustrée que ma mère ne cherche pas de l’aide. Au départ, je suis partie parce que je voulais qu’elle bouge, […] qu’elle cherche de l’aide. (Aimée)

Par ailleurs, dans d’autres cas, la capacité croissante des jeunes à comprendre le contexte de violence conjugale et à accepter la séparation des parents sans en vouloir à leur mère, de même que l’implication des mères dans la réponse aux besoins des enfants, peuvent avoir favorisé l’amélioration de la relation mère-enfant :

Avec ma mère, on s’est beaucoup rapproché, aussi. Parce que finalement, ç’a été elle, vraiment, notre personne ressource. (Estelle)

La majorité des participants (75,6 %) ont identifié leur père comme personne significative, et ce, malgré le fait qu’il avait été, dans la plupart des cas, l’auteur de la violence conjugale au cours de leur enfance. Ces jeunes donnent à leur relation avec leur père pendant l’enfance divers qualificatifs, soit : bonne, ambivalente, mauvaise ou distante. Parmi ceux qui ont décrit une bonne relation pendant l’enfance, celle-ci s’est, dans plusieurs cas, détériorée avec le temps en raison de la violence exercée par ce père envers eux-mêmes ou leur mère – car plusieurs ont de surcroît subi des mauvais traitements directs, en marge de l’EVC. Aimée résume ainsi sa distanciation d’avec son père :

J’ai pris distance avec lui […]. Quand j’ai vu le vrai visage de mon père, ça m’a aussi marquée. (Aimée)

Pour ceux qui décrivent une relation ambivalente avec leur père pendant leur enfance, les sentiments d’admiration, d’aspiration à une relation plus positive, ainsi que de peur s’entremêlaient, comme Sara l’exprime bien :

J’avais des super moments avec mon père, il nous faisait jouer […]. Mais je sais qu’aussi, il m’impressionnait beaucoup et que petite, il pouvait me faire peur. (Sara)

Ils expliquent que les moments avec leur père pouvaient être bons ou mauvais, selon les circonstances et selon son degré de sobriété, d’ivresse ou d’altération par des substances. En effet, dans certaines situations, comme celle d’Alexandra, la relation avec le père s’est améliorée après qu’il a cessé de consommer de l’alcool.

Il a changé vraiment beaucoup, puis ça paraît. Puis je l’apprécie plus, maintenant [qu’il ne consomme plus]. (Alexandra)

Mais pour d’autres, la relation est restée ambivalente. Pour ceux qui décrivent une relation distante ou quasi-absente avec leur père au cours de l’enfance, en raison de sa faible implication parentale auprès d’eux, la relation tend à rester la même à travers le temps. On observe quelques cas où, après la cessation des comportements violents du père, la reconstruction du lien a été possible et où ce lien est maintenant perçu de façon positive. Par contre, dans les cas où des sentiments de haine habitaient les enfants à l’égard de leur père, qu’ils voyaient « comme un monstre » (Élias) lorsqu’ils étaient enfants, la relation n’est toujours pas meilleure aujourd’hui, et certains ont choisi de rompre le lien. Samuel explique que cette rupture visait à le protéger de l’emprise que son père exerce sur lui, même au téléphone :

Je lui ai reparlé pour voir si je pouvais lui pardonner, si je pouvais essayer quelque chose […]. Je me suis dit : « Ça suffit, je ne veux pas me « toxifier » la vie, puis je ne veux pas commencer à encaisser, en tant qu’adulte. » Je pense que c’est mieux pour moi de couper les ponts. […] Je n’ose pas trop lui parler, il faut que j’écoute ce qu’il dit sinon « nanana »… Même au téléphone, c’est comme un pouvoir qu’il a sur moi, on dirait. (Samuel)

Près du tiers des participants (31,1 %) ont nommé un beau-parent parmi les personnes significatives. Si la relation pouvait être positive au départ, dans plusieurs cas elle s’est détériorée lorsque le beau-père ou la belle-mère ont commencé à exercer des comportements violents à l’égard de l’autre parent, comme le rapporte Alexandre :

[Mon beau-père] faisait beaucoup de mal à ma mère, mais j’étais en âge plus de comprendre ce qui se passait et ça m’a fait beaucoup de mal, indirectement.

En revanche, pour quelques-uns, le beau-père ou la belle-mère n’exerçant pas de violence a eu une influence positive sur leur parcours de vie, et la relation est toujours positive maintenant qu’ils sont adultes :

Mon père, il a eu une blonde pendant dix ans, […] ç’a été comme quasiment ma mère, ma deuxième mère. […] Puis je lui parle encore aujourd’hui, même s’il n’est plus avec elle. C’est une des plus importantes. (Hugo)

Amis, famille élargie, fratrie et autres : des relations souvent aidantes et plus stables

Deux participants sur trois ont mentionné parmi les personnes significatives pour eux les amis (68,9 %), et environ la moitié a mentionné un membre de la famille élargie (55,6 %), de la fratrie (51,1 %) ou des adultes (51,1 %) du milieu scolaire ou professionnel, principalement. Bien que quelques relations soient décrites comme ayant marqué négativement leur parcours, la plupart ont eu une influence positive pour les jeunes rencontrés. Ces relations décrites comme positives et aidantes le demeurent généralement à travers le temps, car l’expérience d’EVC semble avoir moins d’effet sur l’amélioration ou la dégradation de ces relations, comparativement à celles avec les parents. Le soutien des amis a consisté à offrir une présence, à aider les jeunes à se changer les idées et à accueillir leurs confidences, pour ceux qui, comme Christian, ont osé partager leur vécu :

Il était compatissant. […] Et il avait aussi ce jugement, en me disant : Voilà… Il critiquait la violence, il critiquait les abus et tout ça. Et il avait ce regard assez réaliste sur les choses, même aujourd’hui. (Christian)

Certains, dont Alexandre, mentionnent toutefois ne pas s’être sentis à l’aise de partager leur expérience d’EVC avec leurs amis, ce qui n’a pas empêché ces derniers de jouer un rôle essentiel dans leur parcours de vie :

Mon ami depuis que je suis tout jeune, qui a toujours été là pour moi, il n’est presque pas au courant de ce que j’ai vécu. […] Mais il n’avait pas besoin de le savoir pour être là pour moi. J’avais besoin d’aller le voir, puis il était : « Viens t’en, on va te changer les idées, puis on va faire quelque chose. » Puis il a toujours été là pour moi. Puis [pour] ça, je lui dois beaucoup. (Alexandre)

Quant aux membres de la famille élargie, la plupart de ceux identifiés comme significatifs étaient des grands-parents, des oncles, tantes ou cousin(e)s. Si ces personnes ont, pour la plupart, offert aux jeunes une présence fiable et une écoute compréhensive, leur reconnaissance de la dynamique de violence conjugale s’est avérée cruciale pour que ces relations avec les membres de la famille élargie soient jugées aidantes.

J’habitais dans le même bloc : j’habitais le logement en haut, ma grand-mère était en bas. Des fois, ma mère, quand il y avait des chicanes ou quoi ce soit, elle était comme : « Viens chercher Mathilde ». [Ma grand-mère] montait l’escalier, elle venait me chercher puis elle me descendait en bas. Puis c’était comme un havre de paix. (Mathilde)

D’autres ont également identifié des adultes significatifs rencontrés à l’école (p. ex., professeur, professionnel en relation d’aide), au travail (p. ex., employeur, collègue) ou dans le voisinage qui ont été particulièrement aidants en raison de leur écoute et de leur disponibilité.

C’est ma prof de Cégep de journalisme […]. Elle essayait de me mettre dans des situations pour que je développe mon leadership ; elle a dit : « […] si tu veux aller [dans ce métier], il faut que tu avances, fait que je vais te mettre responsable de la section des arts, dans le journal ». […] Elle essayait de me donner confiance en moi. […] Je lui ai parlé un petit peu de ma vie, puis elle m’écoutait, puis elle me répondait : « Si tu as quelque chose, tu viendras me voir dans mon bureau, on va parler […]. » (Alexandra)

Les relations avec les membres de la fratrie sont aussi importantes en contexte de violence conjugale, notamment lorsque les aînés protègent les plus jeunes ou en prennent soin. Si la moitié des participants ont décrit positivement leurs relations avec leur fratrie pendant l’enfance, l’autre moitié les a décrites comme plus distantes, difficiles ou ambivalentes. La distance relationnelle est expliquée notamment par l’écart d’âge, alors que les relations difficiles étaient souvent traversées par des conflits fréquents ou de la violence entre enfants. La violence entre les parents à laquelle ces jeunes ont été exposés peut d’ailleurs, selon eux, avoir servi de modèle négatif dans les relations avec leur fratrie :

Ce qui a influencé le plus par rapport à la violence… Moi et ma sœur, on a toujours vu nos parents s’haïr, se battre, se crier après. […] J’ai l’impression que c’est un peu ça, cette espèce d’amour-haine. Que quand eux autres ils se frappaient ou ils s’engueulaient, on s’aimait. Mais vu que c’était comme notre modèle, bien aussitôt qu’il y avait quelque chose qu’on n’était pas en accord, on se criait après, ou on se frappait, on se chicanait. Je pense que oui, ça a une assez grande influence sur notre relation. (Loïc)

Certaines relations difficiles dans l’enfance se sont améliorées avec le temps, bien que l’amélioration ne soit pas expliquée en lien avec l’EVC ou la fin de l’EVC. C’est plutôt la maturation ou la fin de la vie commune qui expliquerait ce type de changement :

Ma sœur… Donc, comme j’ai dit, quand on était petites, on se disputait vraiment beaucoup, fort, on se bagarrait, […]. On ne s’entendait pas très, très bien […]. Puis je me suis vraiment rapprochée de ma sœur quand je suis partie de la maison : là, on se parlait plus et ça allait beaucoup mieux. On est beaucoup plus proches. Ouais, c’est une de mes meilleures amies. (Maéva)

Les relations décrites comme déjà positives dans l’enfance, par exemple par Annick ci-dessous, tendent à le demeurer avec le temps. Par contre, ceux qui ont décrit des relations ambivalentes (amour-haine) ou distantes dans l’enfance notent peu de changement dans leur relation avec la fratrie à travers le temps.

C’est la meilleure relation frère-sœur que j’aurais pu avoir. […] On se comprend à certains niveaux. Justement, face à la relation avec notre père, avec notre mère […], il me donne vraiment des trucs qu’en thérapie, il a vu le truc. Puis ça, ça m’aide vraiment […]. C’est vraiment une belle relation. Puis avec mon [autre] frère [plus jeune], j’essaie de le protéger. (Annick)

Vie amoureuse : un laboratoire pour reconstruire la confiance… et parfois revivre de la violence

Bien que le début de la trajectoire amoureuse soit beaucoup plus récent, comparativement aux autres trajectoires, dans le parcours de vie des participants à notre étude, plusieurs (60 %) ont mentionné leurs partenaires intimes parmi les personnes significatives de leur parcours de vie. Ces relations sont significatives pour deux principales raisons : soit elles ont été l’occasion de faire des choix pour s’éloigner de la violence, soit, dans d’autres situations, elles ont été l’occasion d’apprendre à s’épanouir dans une relation égalitaire. Ceux qui ont vécu des relations amoureuses positives expliquent qu’elles ont été très importantes pour les aider à se reconstruire, à apprendre à faire confiance et à partager ses émotions respectueusement :

Il m’aide […] à travailler sur moi-même puis à m’ouvrir, aussi, […] à m’autoriser à vivre des émotions. (Rachel)

Pour d’autres, le fait d’avoir subi de la violence dans une relation amoureuse s’est additionné à l’expérience d’EVC. Certains mentionnent que leur expérience d’EVC les a aidés à reconnaître plus rapidement la violence vécue dans leur propre relation amoureuse et a constitué le moteur d’un changement pour actualiser ce qu’ils veulent comme type de relation dans leur vie :

Il y a eu une fois qu’il a eu de la violence physique envers moi, puis là, ça m’a comme sonné une cloche, genre : « Non, non, il faut que tu te back. » (Béatrice)

Alors qu’il ne semble pas y avoir de différence liée au genre dans les relations significatives que les participants décrivent avec les amis, la fratrie ou la famille élargie, il apparaît que ce soit différent pour les relations amoureuses. L’expérience de victimisation dans la relation amoureuse est rapportée presque exclusivement par des femmes (un seul homme en a fait mention). Dans tous ces cas, le partenaire intime ayant exercé de la violence était masculin.

En résumé, les résultats font ressortir que l’EVC affecte de façon non négligeable les relations père-enfant et mère-enfant, bien que de façon différente respectivement. Les relations avec les beaux-parents sont présentées par les jeunes comme plus fragiles et peuvent se dégrader rapidement si le beau-parent exerce de la violence. Par contre, certains beaux-parents peuvent offrir un modèle parental positif non marqué par la violence. Les relations avec les autres personnes nommées comme significatives, que ce soit des pairs (amis, fratrie) ou des adultes (famille élargie ou autre), tendent à être plus stables dans le temps que celles avec les parents, et sont généralement considérées comme aidantes et positives par les jeunes rencontrés. Quant aux relations amoureuses, elles sont présentées comme un laboratoire d’expérimentation dans lequel les jeunes peuvent vivre d’autres violences, mais aussi reconstruire des relations plus saines et égalitaires.

Discussion

Cette recherche visait à examiner les relations identifiées comme les plus importantes pour les jeunes ayant été exposés à de la violence conjugale dans l’enfance ou l’adolescence. Plus spécifiquement, il s’agissait de décrire comment ces relations significatives ont évolué à travers le temps et dans quelle mesure l’EVC les a influencées.

Si l’expérience d’EVC semble plus étroitement liée à l’évolution des relations parent-enfant, c’est sûrement parce que les relations des enfants avec l’auteur et la victime de violence impliquent un vécu émotionnel complexe plus lourd à porter dans l’intimité de leur quotidien, comparativement au poids du rapport avec les autres personnes significatives, que ces enfants ne côtoient pas nécessairement tous les jours. En effet, comme d’autres auteurs l’ont bien expliqué (Goldblatt et Eisikovits, 2005 ; Paradis, 2012), l’EVC génère souvent des sentiments d’ambivalence, de conflit de loyauté, de culpabilité, de honte, etc. De plus, conformément au principe des vies interreliées retenu pour cette recherche, les gestes des parents et les événements de leur propre parcours de vie peuvent avoir une grande influence sur le vécu des jeunes, et vice versa (Elder et al., 2003 ; Gherghel et Saint-Jacques, 2013). Ainsi, les processus de rapprochement et d’éloignement relationnels peuvent dépendre à la fois des besoins des enfants, de ceux des parents et de l’interaction entre les deux. Or, les besoins des enfants peuvent changer selon leur étape de développement, selon l’évolution de la violence conjugale ou de la relation entre les parents, ou encore selon les divers autres événements qui se produisent dans l’une ou l’autre des trajectoires de vie. Par exemple, en situation de violence conjugale, les besoins des enfants peuvent changer selon la perception des actions d’un parent (p. ex., la relation d’Aimée avec son père a commencé à se dégrader quand elle a réalisé la gravité des gestes posés) ou des décisions d’un parent (p. ex., Nathan explique que la distanciation entre sa mère et lui s’est imposée lorsqu’elle a choisi de rester avec son conjoint violent). De tels exemples illustrent le fait que les besoins des participants à notre recherche ne s’inscrivaient pas toujours en cohérence avec les décisions ou comportements de leurs parents, ce qui a affecté les relations parent(s)-enfant(s) et pourrait, dans certains cas, en expliquer les changements à travers le temps. Par ailleurs, le fait que le père des participants était plus souvent l’auteur de la violence et la mère, plus souvent la victime contribue sûrement à expliquer que les relations aient évolué différemment avec chacun d’eux. Ce résultat est aussi très cohérent avec les statistiques disponibles en violence conjugale, qui montrent que les femmes sont majoritairement victimes (Burczycka, 2017).

En ce qui concerne la relation avec la mère, nos résultats rejoignent ceux d’autres études qui soulignent qu’elle est souvent ébranlée par la violence conjugale (Ahlfs-Dunn et Huth-Bocks, 2016 ; Kaufman-Parks et al., 2018 ; Pernebo et Almqvist, 2017). Dans d’autres cas, on observe un rapprochement de l’enfant avec sa mère, et cette relation plus proximale agit alors comme un facteur de protection pour l’enfant (Casanueva et al., 2008 ; De la Sablonnière et Fortin, 2010 ; Lapierre et al., 2018 ; Letourneau et al., 2007 ; Paul, 2019 ; Pernebo et Almqvist, 2017 ; Racicot et al., 2010). Toutefois, nos résultats apportent certaines nuances intéressantes qui permettent de suggérer de nouvelles pistes de recherche, notamment : Jusqu’à quel point la proximité au sein de la relation mère-enfant a-t-elle un effet protecteur ? Est-ce que cet effet protecteur dans l’enfance peut devenir moins aidant à la fin de l’adolescence ou au début de l’âge adulte, alors que le jeune tente de s’autonomiser mais arrive difficilement à établir une distance avec sa mère, car il s’inquiète pour elle et son bien-être, surtout si elle subit encore la violence du conjoint ? Comment soutenir alors la transformation de la relation mère-enfant pour qu’elle reste positive, saine et mutuellement aidante ? Notre recherche converge avec d’autres qui soulignent que si plusieurs jeunes perçoivent leur mère comme leur principale source de protection, de soutien et de réconfort, il arrive aussi qu’ils la blâment d’être restée dans un contexte de violence conjugale (Aymer, 2008 ; Buchanan et al., 2015 ; Buckley et al., 2007 ; Mullender et al., 2002). La recherche de Fiona Buchanan et de ses collègues (2015) a montré que les points de vue des jeunes exposés à de la VC peuvent changer à travers le temps, la dégradation de la relation avec la mère se produisant surtout lorsque le jeune n’a pas pu échanger avec sa mère sur son expérience : cette communication avec la mère sur la violence conjugale resterait importante même lorsque les jeunes sont devenus adultes. Il importe également de prendre en considération le degré de traumatisme manifesté par l’enfant ou le jeune adulte. En effet, la recherche de Karin Pernebo et Kjerstin Almqvist (2017) indique que les enfants qui vivent des traumatismes plus intenses peuvent avoir de la difficulté à parler de la relation avec leur mère. Bien que la présente étude ne visait pas à mesurer les symptômes traumatiques chez les participants, les recherches futures pourraient creuser davantage cette question. Par ailleurs, les travaux d’Audrey Mullender et de ses collègues (2002) soulèvent une autre hypothèse pour expliquer la distanciation de certains enfants avec leur mère : Est-ce possible que certains jeunes tentent de protéger leur mère en lui cachant à quel point l’EVC les a affectés ou continue de les affecter, maintenant qu’ils sont devenus adultes ? La recherche de Simon Lapierre et de ses collègues (2018) a montré que la relation avec la mère s’améliore souvent après la séparation conjugale. Mais à plus long terme, pour mieux comprendre pourquoi certains se distancient de leur mère, il faut prendre en compte divers éléments : La violence s’est-elle poursuivie après la séparation ? Est-ce que l’enfant et la mère ont eu de l’aide pour leurs besoins spécifiques et ceux liés à la relation mère-enfant ? Est-ce que l’enfant a de nouveau été exposé à de la VC dans une autre cellule familiale (recomposée) ? Dans notre échantillon, le tiers des participants a été exposé à de la VC dans plus d’une famille, et très rares sont ceux qui ont reçu de l’aide spécifiquement liée à l’EVC dans leur enfance ou leur adolescence.

Quant à la relation avec le père, notre étude appuie les résultats d’autres recherches (p. ex., Holt, 2015 ; Paradis, 2012) ayant soulevé le mélange de sentiments des enfants à l’égard de leur père, souvent auteur de la violence conjugale : ces enfants aiment leur père, qui demeure une personne identifiée comme significative pour eux dans plusieurs cas, mais ils ressentent tout autant de tristesse, de déception ou de colère à cause de la violence qu’il (a) fait subir à leur mère et à eux-mêmes, bien souvent. Notre recherche abonde dans le même sens que celle de Katie Lamb et de ses collègues (2018), laquelle démontre que les jeunes sont bien conscients des comportements violents de leur père. Ainsi, leur désir de maintenir la relation père-enfant devient conditionnel à ce que le père cesse sa violence, reconnaisse les conséquences de cette violence et en demande excuse à l’enfant. Il est important pour les jeunes ayant été exposés à de la VC de se sentir en contrôle du processus de rétablissement du lien avec leur père (Lamb et al., ibid.). C’est à eux de déterminer le degré de proximité relationnelle qu’ils souhaitent avoir avec leur père. Ceci soulève des pistes d’intervention importantes pour le travail auprès des auteurs de violence conjugale en lien avec leur paternité. Au-delà de l’arrêt des comportements violents, les interventions devraient porter sur la conscientisation des retombées de leur violence, à court, moyen et long termes, sur la qualité du lien avec leur enfant et sur l’importance de placer l’enfant, son point de vue et ses besoins au cœur de toute pratique visant à soutenir la paternité. Selon Åsa Cater et Anna Forssell (2014), le manque d’engagement du père envers l’enfant et sa méconnaissance des besoins de l’enfant semblent des enjeux non négligeables. Des participants à notre recherche ont aussi exprimé que l’éloignement de leur père s’explique en partie par le manque d’implication de ce dernier auprès d’eux. Ainsi, l’intervention auprès des pères en contexte de violence conjugale devrait permettre aux pères de mieux comprendre les besoins de leur(s) enfant(s), puis les accompagner de sorte à ce qu’ils arrivent à prioriser ces besoins dans leurs pratiques parentales (Cater et Forssell, ibid.). Puisque d’autres recherches ont montré que pour les hommes et pères auteurs de violence conjugale, la relation avec l’enfant constitue un moteur de changement très important (Fox et al., 2001 ; Stanley et al., 2012), il faut développer davantage les services spécifiques axés sur la paternité dans les services auprès des auteurs de violence. À titre d’exemples pour le Québec, le GAPI (Groupe d’aide aux personnes impulsives) a développé il y a quelques années le « Groupe papa », duquel plusieurs pères ont pu bénéficier. Plus récemment, le programme « Caring Dads », développé et évalué en Ontario par Katreena L. Scott et Claire V. Crooks (2007), a été adapté puis intégré dans les services de L’Accord Mauricie, après une période d’évaluation de son implantation. Ces pratiques novatrices devraient être davantage répandues, encouragées par des programmes de financement spécifiques, et évaluées.

En ce qui a trait aux relations dans la fratrie, il importe de souligner trois principaux facteurs qui peuvent expliquer le degré de proximité et l’évolution des relations fraternelles en contexte de violence conjugale. D’abord, les enfants ne réagissent pas tous de la même manière à la violence conjugale : les conséquences peuvent varier en nature et en intensité d’un enfant à l’autre au sein d’une même fratrie (Lessard et al., 2019). On sait également que les traumatismes vécus par un frère ou une sœur peuvent augmenter la détresse des autres enfants dans la famille (Tailor et al., 2015), ce qui peut affecter la qualité des relations fraternelles. Il s’agit du principe des vies interreliées dans la théorie du parcours de vie, principe que les théoriciens systémiques expliquent aussi dans d’autres mots : une relation délétère dans un sous-système, conjugal par exemple, peut affecter d’autres sous-systèmes, comme ici celui de la fratrie (Whitchurch et Constantine, 1993). Deuxièmement, la proximité ou la distance relationnelle dans la fratrie peut aussi être modulée par les caractéristiques structurelles de la fratrie, notamment l’écart d’âge entre les enfants, le rang de naissance, le nombre d’enfants, etc. Troisièmement, Åkerlund (2019) souligne aussi l’influence du fait de vivre ou pas sous le même toit. Dans notre étude, les relations fraternelles évaluées par les jeunes comme positives et aidantes dans leur parcours sont celles dans lesquelles un frère ou une sœur plus âgé(e) leur a offert de la protection, ou dans lesquelles ils ont pu eux-mêmes offrir cette protection à leur fratrie plus jeune (p. ex., Annick) et où il y avait, plus tard dans leur développement, de l’entraide dans leurs efforts communs pour s’émanciper de l’expérience d’EVC, ce qui rejoint tout à fait les résultats obtenus par Åkerlund (ibid.). Il est important de continuer d’examiner les relations fraternelles en contexte de violence conjugale, afin de mieux cibler les actions spécifiques qui seraient aidantes pour les jeunes et leur fratrie, en intervention.

Comme pour la fratrie, très peu de recherches ont porté sur les relations des enfants exposés à la violence conjugale avec des membres de leur famille élargie ou d’autres personnes de leur réseau social (Åkerlund, 2019 ; Gottzén et Sandberd, 2017 ; O’Brien et al., 2013). Nos résultats indiquent pourtant que ces personnes peuvent apporter une précieuse aide aux enfants exposés à de la VC dans leur parcours de vie, et que les interventions pourraient inclure davantage le réseau social de ces enfants. Le rôle des pairs et amis constitue notamment un domaine de recherche émergent qu’il faudrait développer (Callaghan et al., 2016 ; Mishra et al., 2018). Dans notre recherche, certains participants ont partagé leur vécu d’EVC avec leurs amis tandis que d’autres n’ont pas osé le faire. Dans les deux cas, la contribution des amis a été jugée aidante soit pour se libérer d’un fardeau émotionnel et être écouté, soit pour se changer les idées en faisant des activités qui les sortent du contexte d’EVC. L’expérience d’Alexandre suggère d’ailleurs la possibilité que les amis puissent pressentir les besoins des jeunes en situation d’EVC, même en l’absence de confidences explicites. Ces résultats soulèvent de nouvelles questions de recherche : Quelles sont les différentes formes de soutien offert par les amis et qu’est-ce qui explique qu’une forme de soutien soit plus aidante pour un enfant que pour un autre ? Certains auteurs (Beauregard et Dumont, 1996) ont souligné l’importance de mesurer la perception subjective de l’adéquation du soutien reçu eu égard aux besoins de la personne aidée, puisqu’un petit réseau composé de très bons amis peut s’avérer plus soutenant qu’un grand réseau d’amis apportant moins de soutien adéquat. Par ailleurs, si l’enfant reçoit de l’écoute et un soutien émotionnel de la part d’autres personnes de son entourage, est-ce qu’il ressent alors moins le besoin de se confier à ses amis ? Bref, la trajectoire scolaire, y compris les relations avec les pairs et avec les adultes – notamment les professeurs, qui ont parfois été évoqués comme des personnes significatives pour les jeunes interrogés –, peut constituer un lieu important d’émancipation qui permette aux jeunes exposés à de la violence conjugale de vivre des succès (Jenney et al., 2016). Le fait de bien réussir à l’école, d’avoir des amis et de pouvoir compter sur des adultes qui agissent comme modèles positifs dans leur vie constituent de précieux facteurs de protection pour ces jeunes (ibid.).

Enfin, en matière de relations amoureuses, bien que notre échantillon ne soit pas représentatif de l’ensemble des jeunes ayant été exposés à de la VC, nos résultats corroborent ceux d’Ainhoa Izaguirre et Esther Calvete (2017) à l’effet que la revictimisation dans cette trajectoire semble surtout le lot des jeunes filles. Ces chercheuses sont parvenues à ce constat à la suite de leur recherche quantitative réalisée en Espagne auprès de 845 adolescents recrutés en milieu scolaire. En effet, l’EVC ne serait pas associée significativement à la victimisation dans les relations amoureuses des garçons, alors que pour les filles, l’EVC combinée à une maltraitance directe de la part du père serait un facteur associé à la victimisation dans les relations amoureuses à l’adolescence (Izaguirre et Calvete, ibid.). Ainsi, les jeunes filles ayant été exposées à de la VC seraient particulièrement à risque de vivre de la violence dans leur relation amoureuse. La perspective théorique retenue dans notre recherche suggère également la nécessité d’examiner les liens entre les différentes trajectoires dans lesquelles les jeunes évoluent. Soulignons ici en particulier les liens entre les trajectoires familiale, amoureuse et amicale pour expliquer la revictimisation. En effet, d’autres recherches indiquent que les attitudes des pairs favorisant l’utilisation de la violence dans les relations amoureuses ou entre les pairs peuvent avoir une influence sur la reproduction de la violence dans les relations amoureuses après une expérience d’EVC (Gage, 2015 ; Kaufman-Parks et al., 2018). En raison des liens observés entre les différentes trajectoires de vie et les relations interpersonnelles qui prennent forme dans ces trajectoires, il nous semble important d’offrir un accompagnement plus global aux jeunes qui auraient été exposés à de la VC, afin de normaliser les défis susceptibles d’être rencontrés dans d’autres trajectoires que la vie familiale, mais également de leur fournir des outils et des stratégies pour éviter la revictimisation. En effet, les efforts de ces jeunes pour bâtir des relations amoureuses égalitaires méritent d’être mieux soutenus.

Forces et limites

Il importe de souligner les forces et les limites de cette recherche, pour mieux en saisir la portée. Premièrement, notre stratégie d’échantillonnage nous a fait rencontrer des jeunes volontaires. Il est donc possible que les expériences et les points de vue des jeunes participants ne reflètent pas ceux de l’ensemble des jeunes ayant été exposés à de la VC. Les jeunes participants sont probablement parmi les plus résilients puisqu’ils ont bien voulu partager leurs expériences et leurs points de vue – souvent pour aider les autres jeunes qui vivraient une situation semblable, nous ont-ils dit en entrevue. Il faut également souligner le nombre plus élevé de jeunes femmes dans notre échantillon, et ce, malgré les stratégies mises en place spécifiquement pour recruter davantage de jeunes hommes. Toutefois, outre la victimisation dans les relations amoureuses, qui est presque exclusivement rapportée par des femmes, le discours des jeunes hommes rencontrés ne semble pas différer de celui des jeunes femmes sur les autres thèmes abordés dans le présent article. Il serait intéressant que les recherches futures permettent de mieux comprendre les parcours de vie d’adultes exposés à de la violence dans l’enfance ou l’adolescence et ayant reproduit cette violence dans leurs relations amoureuses, ce qui ressort moins comme parcours type au sein de notre échantillon. Par ailleurs, notre recherche contribue de façon importante au développement des connaissances sur les relations significatives dans les parcours de vie ponctués d’EVC en cours de jeunesse. Les résultats sont particulièrement pertinents pour l’intervention auprès de ces jeunes et de leur entourage, afin de mobiliser davantage ces liens susceptibles de favoriser chez eux des changements positifs. De plus, la taille intéressante de l’échantillon pour une recherche qualitative permet la transférabilité des résultats à des populations semblables (Ouellet et Saint-Jacques, 2000).

Conclusion

En conclusion, notre recherche nous aura permis d’approfondir les connaissances sur les relations importantes pour les jeunes ayant été exposés à de la violence conjugale et qui sont susceptibles d’influencer ou d’avoir influencé leur parcours de vie. Nos résultats permettent de proposer des pistes d’action pour améliorer l’aide offerte aux jeunes et à leurs proches, en mobilisant davantage ces relations qu’ils identifient comme significatives, et ce, dans leurs différentes trajectoires de vie : familiale, amicale, amoureuse, scolaire et professionnelle. Nous avons également proposé des pistes de recherche futures pour approfondir les connaissances sur les relations de ces jeunes au sein de leur famille, à l’école et dans leur réseau de soutien naturel. Nous souhaitons que cette recherche contribue à mieux faire reconnaître l’expérience d’EVC et l’importance d’une approche globale pour aider les jeunes qui ont vécu ce type d’expérience en impliquant davantage, dans l’aide qui leur est offerte, les différentes personnes significatives à leurs yeux.