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Cet ouvrage pourrait être présenté comme « un livre de la modernité » des relations internationales. En premier lieu, parce qu’il analyse celles-ci dans une optique d’« économie politique ». En second lieu, parce qu’il aborde un « des nouveaux thèmes des relations internationales » : les questions de genre. Un texte qui analyse la relation entre le problème du développement et le rôle de la femme, dans l’évolution des sociétés du tiers monde, décolonisées à partir de la Seconde Guerre mondiale, jusqu’à la nouvelle division internationale du travail, sous l’impulsion de la mondialisation et des politiques publiques néo-libérales.

En six chapitres et une introduction, l’auteure trace une évolution historique du genre comme une des formes d’inégalité dans le monde contemporain de l’économie politique des relations internationales. Adoptant comme axes d’analyse la sociologie, les études sur le développement et l’économie politique, l’auteure explore les différences qui séparent les femmes des hommes, à partir de la position de celles-là dans les structures sociales, culturelles, géographiques et politiques.

Les motivations, fondements et points de départ sont exposés dans l’introduction « Mapping Gender and the Political Economy of Development ». L’auteure développe son exploration sur ce qu’est la nature du genre et sa relation avec l’économie politique du développement, dans laquelle hommes et femmes occupent des positions différentes et subissent distinctement les effets des politiques, du nationalisme aux actuelles politiques d’ajustement structurel. De même, comment les structures du pouvoir économique et politique encadrent les hommes et les femmes et quelles sont les conséquences de la position qu’occupe chaque genre sur ses compromis respectifs comme acteur politique.

Sa propre expérience, comme femme née en Inde, est aussi un point de départ important pour l’auteure, dans un moment historique où le développement fut aligné sur le nationalisme. Cela explique que cette relation est le sujet clé de son livre. Dans un monde dominé par la logique du capitalisme mondialisé, les mouvements féministes ont besoin de reconnaître que les différences entre femmes vont en augmentant, tant entre classes qu’à travers la division Nord/Sud.

Dans le premier chapitre, « Gender, Nationalism and Nation-Building », l’auteure explique comment dans la construction des États-nations post-coloniaux, dans lesquels le nationalisme eut une importance spéciale comme facteur unificateur des communautés, l’agenda du développement donna la priorité à certains thèmes. Selon l’auteure, le nationalisme permit que les débats sur le développement eurent lieu entre les élites masculines, coloniales et nationalistes les femmes étant exclues de ces discussions. De cette manière, le nationalisme et le développement mobilisèrent et en même temps exclurent les femmes du projet de construction de la nation. Tant pour les colonialistes que pour les nationalistes, la question de la légitimité était liée à celles de civilisation et civilité, lesquelles dépendaient de puissantes constructions sexistes et de relations entre genres.

Les hommes des pays colonisés étaient présentés comme brutaux avec leurs femmes, et par conséquent, non civilisés. De cette manière, le projet colonial incluait le rachat des femmes des colonies, des hommes de leurs propres communautés, par l’intermédiaire d’une autorité externe qui avait la force du pouvoir étatique et le pouvoir de légitimation d’un discours moderniste.

La construction des nouvelles sociétés constitua un défi conflictuel, entre l’incorporation de la modernité (la connaissance occidentale) et la protection de normes et valeurs traditionnelles comme soutien de la stabilité politique interne. Les femmes passèrent alors pour être les « porteuses de tradition » (centre de la famille), ce qui impliquait un comportement adéquat. La reconnaissance des intérêts des femmes comme quelque chose de différent des intérêts nationalistes à construire n’existait pas. Le nationalisme posa des grands défis aux femmes en tant que genre. Les femmes étaient condamnées à être d’abord symboles d’une identité, et après, des individus.

Dans le second chapitre « Gender and Development », l’auteure signale que deux processus, la guerre et la formation de mouvements nationaux eurent une conséquence importante, notamment pour la formation des nouveaux États et les formes que les relations entre genres acquirent, tandis que les alternatives pour les stratégies de développement furent conditionnées par les alternatives idéologiques de la guerre froide. Alternatives qui ne prenaient pas en compte l’importante contribution à l’économie nationale des sphères où le travail féminin prédominait. Comme la croissance économique était liée à l’industrialisation et la science, ainsi qu’aux idéologies et systèmes politiques, cela eut des conséquences dans les relations de pouvoir dans les nouvelles nations émergentes – spécialement les relations entre hommes et femmes – et entre groupes dominants et marginalisés (pp. 48-49).

Aux Nations Unies, dans les débats sur la première « Décennie du Développement, 1970-1980 », les femmes furent présentes comme groupe seulement dans des contextes spécifiques. Cela apparaît évident dans la manière dont les conventions des Nations Unies se focalisèrent sur la conception du bien-être libéral des droits des femmes. Quant aux stratégies de développement, les femmes apparaissaient principalement dans les débats sur le contrôle de la population, soutenus par les agences nationales et internationales. Sur tous les autres sujets, les femmes étaient assimilées aux gens du tiers monde.

Selon l’auteure, les raisons pour lesquelles il n’y avait pas d’agendas pour les femmes furent variées : donner la priorité aux tâches plus urgentes de la société et de la citoyenneté politique en général. Dans le discours de ce que Edward Saïd (1978) appela « orientalisme », les femmes furent perçues comme des victimes opprimées et le symbole des cultures barbares. Les élites nationalistes enfonçaient l’idée des cultures nationales menacées et des femmes comme représentantes de ces cultures pour résister aux pressions des organisations internationales comme les Nations Unies et des conventions internationales comme la « Convention pour l’élimination de toutes les formes de discrimination contre la femme ». Ainsi, la question de la culture se trans-forma en un sujet de loyauté nationale.

Un second processus lié à l’économie politique des relations internationales aurait un profond impact dans les relations entre genres dans les États post-coloniaux : la fragmentation de l’État-nation sous la mondialisation, sujet qu’aborde l’auteure dans le troisième chapitre, « Globalization. New Agendas for Gender and Development ? », dans trois contextes différents : les marchés, l’État-nation et le gouvernement.

Le processus de mondialisation, soutenu par le néolibéralisme et son incidence sur les politiques publiques au travers des conditionnements du Consensus de Washington qui imposa la libéralisation (ouverture) du commerce dans les pays du Tiers monde, se situe sous l’idéologie du libre marché et du marché global, qui augmenta les inégalités entre nations et classes, entre femmes et hommes.

Cependant, pour les hommes et les femmes, le marché opère de manières différentes au niveau local, national et international, avec des normes s’appuyant sur les traditions culturelles, mais qui restreignent l’emploi des femmes et/ou les relèguent à des tâches moins rémunérées. À cela se sont ajoutés les effets des politiques d’ajustement structurel et de privatisations, qui assouplirent aussi certains secteurs du travail, causant des tensions dans la famille envers les femmes, au fur et à mesure que les relations de genre se précisaient. L’auteure soutient que le genre dépasse les questions de classes et de races. Un des facteurs d’assignation des ressources et des travaux (p. 97) dans les marchés est constitué par le fait que les femmes possèdent seulement 1 % de la propriété dans le monde. Son inclusion dans la mondialisation se présente essentiellement à travers le marché du travail, comme fournisseurs de services – domestiques ou sexuels –, et de plus en plus comme travailleuses dans la production pour l’exportation.

La nature et le fonctionnement des marchés sont remis en question par la position des femmes. L’emploi des femmes augmenta considérablement entre 1950 et 2000 et dès 1980 plus rapidement que l’emploi des hommes (à l’exception de l’Afrique). Cependant, la ségrégation sexiste sur le marché du travail a concentré celui des femmes dans certaines aires et, de manière générale, elles sont employées dans les travaux les moins payés, dans un marché « hyper masculin ». La mondialisation ouvrit aussi une autre aire d’emploi d’exploitation pour les femmes : l’industrie du sexe et la pornographie (p. 101).

L’auteure soutient que la relation entre la société civile et l’État moderne dans lequel elle est située, est assez complexe. Si l’économie humaine est insérée dans les institutions économiques et non économiques (sociales), il est alors nécessaire de comprendre la complexité de ces institutions pour connaître ses limites et potentialités. Selon une recherche de la Women’s Environment and Development Organization (1998), « les femmes paient une partie non proportionnelle des coûts de la globalisation économique, tandis qu’on les exclut des bénéfices ». Les indicateurs utilisés pour évaluer l’impact du genre sont : les droits des femmes et l’accès à la terre, à la propriété et au crédit, à l’emploi, à l’environnement, à l’éducation, à la santé et au logement.

Néanmoins, les mouvements féministes et sociaux ont obtenu beaucoup en politisant le genre, non seulement dans l’État-nation, mais aussi dans le système international, dans les organisations internationales – par exemple, les Nations Unies et la Banque mondiale. Et ils ont réussi.

Dans le chapitre suivant, « Global Restructuring and Restructuring Gender Relations. The Politics of Structural Adjustement », l’auteure aborde plus amplement le problème de la restructuration des relations entre genres, dans le cadre de la « restructuration globale », et l’impact des politiques d’ajustement structurel (pae). Les politiques ont impliqué des ajustements majeurs sur le travail du genre, plus d’heures de travail pour le même salaire et une plus grande instabilité du travail (p. 132).

En s’appuyant sur Diane Elson (1989), l’auteure soutient que la tendance à l’expansion et à la précarité du travail des femmes contribue à une stratégie de survie et ne conduit pas à une « croissance soutenue de développement, tant au niveau personnel que national ». La nouvelle division internationale du travail provoquée par la mondialisation, augmentant le nombre de femmes sur le marché du travail, a créé de nouvelles hiérarchies et aussi une division entre producteurs et consommateurs, tant au niveau national qu’entre les femmes du sud (principalement productrices) et les femmes du nord (principalement consommatrices).

De ce fait, le marché du travail se divise en deux, dans la structure des salaires et les coûts du travail dans les pays riches et les pays pauvres. Tandis que les prix au niveau international s’unifient, les salaires dans le tiers monde et les pays de l’est européen sont 70 fois inférieurs à ceux des pays de l’ocde.

Les féministes libérales comme les marxistes ont considéré que l’emploi payé est important pour les femmes, pour gagner pouvoir et autonomie à l’intérieur de la famille. Précisément les pae ont augmenté le travail des femmes en dehors du foyer. Mais cette croissance de l’emploi des femmes peut être interprétée aussi comme un nivelage vers le bas des conditions de travail ; c’est-à-dire, plus une question de survie que de gain de pouvoir à travers le contrôle des ressources générées par le travail salarié.

Quand Rai aborde le thème « Théorie économique, critiques féministes et débat sur la citoyenneté », elle signale que les inégalités basées sur le marché renforcent une citoyenneté politique et économique masculinisée, qui ne reconnaît pas la division inégale du travail non rémunéré, et conséquemment l’allocation inégale du temps que les hommes et les femmes peuvent faire dans le monde privé et le public. La limitation des états de bien-être, la restructuration des ressources publiques, la délégitimation des interventions keynésiennes dans l’économie de marché, renforcent la brèche croissante entre hommes et femmes dans l’exercice de la citoyenneté.

Dans le cinquième chapitre, « Gender and Multi-level Governance. Feasible and Transformative Politics ? », l’auteure analyse le problème de façon plus idéologique et politique, soutient que les mouvements féministes et l’activisme des femmes ont transformé le langage du « développement », examine les différentes stratégies qu’elles ont appliquées pour défier les pressions de la mondialisation et l’usage des nouvelles opportunités. L’auteure répond aussi à la question des politiques qui ont un lien avec l’articulation des divers intérêts des femmes. Elle revient sur le chapitre précédent, ajoutant que les mouvements de femmes doivent examiner de façon critique leur participation dans la normalisation de certains discours du pouvoir. Elle aborde ainsi le problème des intérêts des femmes dans la théorie et la pratique ; la représentation de leurs intérêts et les Women’s Movements ; le rôle des Organisations non gouvernementales comme exemple de la société civile en action ; les stratégies de change (macro, mezzo et micro) et le rôle de la Banque mondiale et autres questions associées, pour lancer un avertissement : « Même si la politique de compromis est un parcours désordoné, il est aussi important de considérer les conséquences du non-compromis ». (p. 188)

Le dernier chapitre, « Critical Engagements. From Nationalism to Globalization », est la synthèse et la conclusion du texte. L’auteure soutient que la mondialisation a posé beaucoup de défis pour les femmes. La croissante complexité de l’économie globale et la nature du gouvernement mondial sont en train de réformer la manière dont nous voyons le monde et notre place à l’intérieur. Cependant, ces changements dans les traditions et les économies n’ont pas changé la condition de la femme. Par contre, les inégalités, la violence et l’insécurité ont augmenté.

Cependant, la diversification des acteurs et des agendas des relations internationales et de l’information contribue à améliorer la connaissance sur la situation des femmes. Dans ce nouveau contexte global, Rai nous signale que les compromis continus avec les institutions politiques et économiques sont importants, malgré leurs limitations, étant donné qu’ils permettent d’avoir des politiques sérieuses et solidaires, et en même temps, de souligner le sujet de la différence entre les femmes. Cela permet à celles-ci de s’organiser et de chercher l’appui d’autres mouvements de libération dans leurs luttes pour la justice et l’équité.

Comme le signalent quelques auteures – Robin Cohen et Shirin M. Rai (2000) et Stienstra (2000) –, Rai souligne que le pouvoir global des mouvements sociaux et politiques augmente à travers des réseaux technologiques et d’information, et que les pressions du commerce et des marchés internationaux commencent à violer profondément les économies nationales – ce qui amène à la fragmentation et au repositionnement des États nationaux. Par le fait même, la relation entre les luttes locales, les mouvements sociaux et l’État national se reforme constamment (p. 205). « La prochaine phase de la lutte des femmes nécessitera la prise en charge plus sérieusement du problème de la redistribution des ressources si les relations de pouvoir dans la société veulent se recréer. » Dans cette situation, les alliances entre groupes de femmes et autres groupes sociaux, et la solidarité entre différents mouvements sociaux d’émancipation qui élargissent le lien entre l’activisme de genre et autres formes de politique transformatrice, deviennent davantage nécessaires et possibles.

Le passé relativement récent de la décolonisation, avec ses stratégies de développement national n’améliora pas la situation de la femme. Le processus de mondialisation du capitalisme, dans l’actuelle phase conduite par la prédominance des politiques néo-libérales imposées par le Consensus de Washington et les organismes financiers multilatéraux, associé à l’affaiblissement de l’État dans les pays périphériques, a aggravé la condition des femmes dans l’économie politique du développement possible, qui avait déjà hérité d’une discrimination historique de racines culturelles et nationalistes. Cependant, grâce à la lutte de quelques mouvements féministes, à l’appui obtenu de quelques organismes internationaux et à la diffusion de l’information que la mondialisation des télécommunications a rendue possible, les femmes ont trouvé de nouvelles formes de revendications en exerçant leurs droits humains et civils.

La femme, particulièrement dans la périphérie – et spécialement celle de décolonisation récente – a été historiquement objet de discrimination. Cependant, quand on analyse les alternatives de développement possible, à partir d’une perspective économique et politique des relations internationales, le rôle de la femme apparaît essentiel pour l’humanité. Ce livre offre une vision générale du problème, sur l’axe qui lie le genre avec l’économie politique du développement.

En s’appuyant sur ses idées et recherches, sur son ouvrage précédent, sur une vaste bibliographie, Rai renforce la pensée d’auteures comme Amartya Sen et Martha Nussbaum. L’auteure soutient ses points de vue, qui permettent d’avoir une vision générale de la situation de la femme dans les sociétés sous-développées, dans un contexte dominé par la mondialisation du capitalisme. Cela constitue un apport pertinent à la connaissance du sujet, avec des arguments qui sont d’actualité, à partir d’une vision large et critique des théories du développement et de la relation femmes/développement, critique qui s’étend aux organismes internationaux, comme quelques agences des Nations Unies et la Banque mondiale, pour leur manque de cohérence entre le discours et la pratique ; spécialement quand ils abordent des problèmes comme le développement dans une perspective non historique qui ne tient pas compte des racines structurales des problèmes des sociétés de la périphérie. Une lecture nécessaire pour ceux qui désirent élargir leur horizon sur ces nouveaux sujets de l’agenda contemporain des relations internationales, même si l’on doit tenir compte que tous les chapitres ne sont pas traités avec la même profondeur et que quelques aspects mériteraient d’avoir été travaillés plus amplement.