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L’art de gouverner […] ne saurait demeurer extérieur aux jeux stratégiques qui définissent, à chaque époque, les conditions du pensable et du faisable.

Michel Senellart[1]

« Gouvernance ? Vous avez dit gouvernance ? »

L’interlocuteur s’interroge : cédez-vous à la tentation de la dernière mode intellectuelle pour analyser la mise en place de politiques communautaires, l’influence des réseaux et la dynamique liée aux acteurs individuels et collectifs ou essayez-vous de rendre plus attrayante une analyse historienne, fouillée, documentée ?

La tentation est grande, en effet, de succomber aux sirènes des tendances en vogue et au chatoiement éphémère des feux de la rampe. Dans le champ scientifique, parfois sensible aux interventions politiques et idéologiques, l’apparition de termes et de concepts neufs donne lieu régulièrement à ces effets rhétoriques de nouveauté, par lesquels les acteurs engagés dans des stratégies de promotion sociale usent d’un discours établissant la distinction avec d’autres locuteurs, relayant ces derniers dans les positions subalternes de l’archaïsme et de la ringardise. Plutôt que d’éclaircir une réalité en mouvance constante, le concept devient ici une arme rhétorique dans le cadre d’une lutte pour la monopolisation des biens symboliques, où ceux qui maîtrisent le langage détiennent un avantage indéniable sur ceux qui ne possèdent pas ce précieux capital. Une arme fort efficace, disons-le, qui légitime dans les esprits les relations de domination symbolique dans le temps présent. Dès lors, son invocation, voire son incantation, obscurcit les enjeux de ladite réalité sociopolitique.

Terme connaissant une fortune certaine dans le contexte de la mondialisation des échanges économiques, du développement d’organisations supranationales, du primat du libéralisme et de la remise en question de la régulation étatique, la gouvernance comme concept opératoire et outil heuristique souffre souventefois de cet avatar des rapports de force idéologiques. Elle relève tantôt d’une conception cybernétique des rapports humains qui prolifère dans les sciences sociales depuis le milieu du xxe siècle[2], rapports humains pensés en fonction de l’activité économique et de leur estimation en termes de coûts et de bénéfices[3]. Cette scolastique cherchant à légitimer les rapports de domination perce parmi certains écrits d’intellectuels médiatiques qui, férus de « technologie sociale » et agitant le slogan de la « société de connaissance », diagnostiqueront des « pathologies de gouvernance » : une « mauvaise performance » due à l’inefficacité de la coordination, à l’égalitarisme dogmatique et au consensus de convenance – autant d’« effets pervers » issus de la prise de décision collective[4]. La prescription de ces docteurs Knock comprendra alors évidemment la déréglementation de larges pans de l’activité sociale et la promotion débridée d’un homo oecomonicus entrepreneurial au détriment du bien commun à court et à long termes[5]. De l’autre côté du spectre idéologique, d’autres subvertissent le concept de gouvernance pour mieux l’intégrer dans leur programme politique. Ainsi, enchâssé dans un discours militant, le concept acquiert une grande part d’idéel, à l’instar de plusieurs projets utopiques, et sa capacité analytique s’en trouve – hélas ! – émoussée[6].

Fi donc, la préciosité à l’égard de la gouvernance, car il s’agit bien de mettre en lumière des pratiques qui se sont développées au fur et à mesure de la mise en oeuvre des grands principes de l’intégration européenne. Plus encore, la construction de l’Europe depuis l’après-guerre, dans ses dimensions identitaires ou celles de la mise en place de stratégies gestionnaires et organisationnelles, offre à l’analyste un fascinant terrain d’enquête pour saisir l’histoire des prises de décision, ce domaine en émergence de l’histoire de la culture politique depuis les propositions paradigmatiques de Michel Foucault sur la gouvernementalité[7]. D’où l’intérêt manifeste de l’étude de la gouvernance et de ses incidences dans la construction européenne. Au-delà du plat pays de l’empirie, sur un plan épistémologique plus global, il en va de l’élaboration d’outils nous permettant de comprendre des phénomènes complexes, sis sur différents ordres de réalité aux interactions nombreuses, où les représentations sociales se marient avec les pratiques politiques.

Gouvernance : nouveau sésame pour tenter de comprendre l’art de gouverner. Au-delà de la fortune historiographique, que signifie cette notion qui, en français usuel, réfère aux lieux mêmes où siègent l’administration et le gouvernement ?

La gouvernance européenne, entre projet politique et terrain d’enquête pour la recherche

Cette présentation, certes irrévérencieuse, laisse poindre l’ambiguïté décelée dès les premiers projets de construction européenne. Les contemporains s’interrogeaient déjà : sommes-nous confrontés à un nouvel ordre institutionnel et juridique ? Pouvons-nous réduire cette intégration à une logique qui nous est déjà familière ? Ces questions, présentes au début des années 1950, marquent bien le degré d’innovation des institutions communautaires. Elles se développent, après que de nouvelles organisations internationales ont été mises sur pied, avec, comme l’onu, des objectifs précis, un organigramme institutionnel rendant compte du nouvel ordre mondial et des moyens que l’on souhaitait à la hauteur de la mission. Le monde de 1945 n’était plus celui d’avant la guerre, cela est acquis. Plus encore qu’en 1918, il était impossible de renouer avec l’avant-guerre. Les temps de commémorations qui jalonnent 2004 et 2005 le rappellent avec force.

Les interrogations des acteurs contemporains de la mise en oeuvre des communautés se retrouvent dans la littérature politologique : outre le débat sur la nature de la construction européenne et de l’appartenance de ce nouveau champ aux écoles de « relations internationales » ou de « régionalisme », les analystes se sont penchés sur le caractère innovateur du processus et ont posé de manière récurrente la spécificité de la dynamique. En bref, la construction européenne est-elle vraiment quelque chose de tout à fait nouveau et différent, dans sa logique, dans sa substance, dans sa gouvernance ou, au contraire, ce n’est qu’un cas particulièrement réussi lié à des mécanismes d’intégration économique bien connus par ailleurs ?

La construction européenne débute donc avec des projets concrets, dans la logique économique et des petits pas. Quelque cinquante ans plus tard, les compétences communautaires, les rapports de force institutionnels et les ambitions nourries pour cette Union européenne posent la limite du mode de fonctionnement hérité des fondateurs et confrontent ces acquis avec la nouvelle culture politique, apportée par de nouveaux États membres et par le contexte d’une économie sans cesse davantage globalisée. La confrontation se pose bien sur deux aspects : la logique interne de l’Europe des Six et la remise en cause de la légitimité de cette pratique.

La notion de gouvernance, nous semble-t-il, combine ces aspects. Comment les institutions européennes fonctionnent-elles depuis 1952 ? Pourquoi fonctionnent-elles ainsi ? Comment ont-elles pu s’adapter à de nouvelles compétences, à de nouveaux défis, à de nouvelles valeurs ? Comment peuvent-elles répondre, mieux ou différemment de l’État-nation, au défi de la globalisation ?

Avec doigté et intelligence, Philippe Moreau-Defarges[8] rend compte de l’essaimage de ce concept vagabond par excellence, tout en soulignant la place à part que la construction européenne occupe dans ce panorama. Il nous semble utile de repenser le mot, la chose et le cadre conceptuel auquel ils se réfèrent afin d’éviter les utilisations abusives.

Si l’on se reporte à l’analyse diachronique du politologue Ben Rosamond[9], la notion de gouvernance est tout d’abord associée à la multi-level governance. Cette conception à géométrie variable semble être au coeur des définitions, qu’elles soient mues par un projet idéologique ou qu’elles s’insèrent dans une recherche scientifique. Sous la direction du politologue Jan Kooiman, les auteurs du recueil collectif Modern Governance insistent ainsi sur la dynamique des négociations multi-niveaux, suivant en cela le modèle du régime fédéral allemand[10]. Dans un deuxième temps, les définitions de la gouvernance mettent également l’accent sur la multiplicité des acteurs ainsi que sur l’importance stratégique des techniques de gestion des affaires communes. Dès lors, ces définitions se ramènent aussi à la conception d’un ensemble de régulations produites par ces acteurs intégrés dans des relations d’interdépendance[11]. Ces acteurs ne sont pas uniquement institutionnels : ils sont aussi des individus, des citoyens et des consommateurs. Du fait de la reconnaissance de leurs droits et de leur adhésion à de nouvelles valeurs plus individualistes, leur rapport aux instances régulatrices collectives s’en trouve essentiellement modifié[12]. Dans un troisième mouvement, la gouvernance ainsi entendue renvoie à une reconfiguration de l’État comme instance régulatrice suprême. En effet, il semble séant d’appréhender le concept à travers une remise en question de l’État au nom de l’efficacité de l’action publique, une efficacité souventefois technicienne, mesurable et quantifiable[13]. Au confluent de divers systèmes économiques, sociaux et politiques, l’État apparaît alors comme décentré, fragmenté entre de multiples allégeances citoyennes et des instances infranationales ; engagé par différentes obligations juridiques, qu’elles relèvent de l’administration interne ou encore de son adhésion à des régimes internationaux de droit[14]. Si certains font leur pain et leur beurre du dépérissement de la souveraineté étatique, d’autres, à l’instar du philosophe Francis Fukuyama, vont cerner la gouvernance dans le cadre d’un processus nouveau genre de state-building, proche du principe de subsidiarité, impliquant à la fois la création d’institutions supranationales régulant des problèmes plus universels – la contagion de certaines épidémies, les questions environnementales, etc. – et l’affermissement des instances étatiques existantes[15]. Bref, la gouvernance se présente selon l’image plaisante du politologue Jean-Pierre Gaudin, comme « un mélange intime de subsidiarité fédéraliste et de culture d’entreprise[16]  ».

Pour les historiens, il faut revenir aux premiers travaux d’Ernst B. Haas pour trouver la notion. Bien connu pour l’introduction révolutionnaire de la notion de spill-over, Haas est aussi l’auteur qui inspire les travaux de l’école néo-fonctionnaliste. Ses travaux, en particulier The Uniting of Europe[17] et Beyond the Nation State. Functionalism and International Organization[18], deviennent des lectures obligées dans les années 1970 et 1980. Par la suite, la gouvernance s’insinue dans les études relatives à l’élaboration des références identitaires et à l’histoire de l’État. Ici, le terrain d’enquête de l’Europe présente des aspérités quelque peu escarpées pour les chercheurs, tout particulièrement en ce qui concerne la détermination des références identitaires collectives de cette organisation supranationale. Dans leurs travaux récents, il est ainsi difficile de trouver parmi les praticiens de la discipline historique une discussion approfondie sur les concepts mêmes d’idée et d’identité européennes. À titre d’exemple, Europa[19], ouvrage collectif superbement illustré, n’entre pas dans le débat, se limitant à décrire suivant un ordre chronologique les différentes périodes où l’idée et l’identité européennes ont été envisagées, décrites et diffusées. Il y a donc place à des analyses portant sur l’histoire de la prise de décision politique, histoire qui s’approprierait la compréhension de la gouvernance comme pratique et comme discours.

Praxis et logos de la gouvernance européenne

Nous l’avons vu : de ce lot d’études scientifiques, sous-tendent parfois des préconceptions idéologiques. Par souci de neutralité axiologique, il importerait de retourner aux acteurs sociohistoriques, de les comprendre dans leurs contextes. D’emblée, il faudrait distinguer la praxis, c’est-à-dire une certaine manière de poser les problèmes communautaires et d’esquisser les réponses adéquates sur le plan supranational, les accomplissements ayant quasi autant d’importance que les processus y conduisant, et le logos, l’utilisation du concept de gouvernance pour identifier la praxis.

De manière assez attendue, la praxis est antérieure au logos pour les acteurs sociohistoriques, ces responsables politiques à l’oeuvre au sein de l’Europe communautaire. L’occurrence du mot « gouvernance » ou de son équivalent anglais, augmente significativement à partir de 1999 dans les documents officiels des Communautés, sans doute encore avant dans la littérature grise[20]. Le contexte institutionnel peut expliquer partiellement cette popularité : remous provoqués par la démission de la Commission Santer le 15 mars 1999, réforme des institutions communautaires, défi de l’élargissement aux pays d’Europe centrale et orientale – identifiés dans le jargon communautaire sous l’acronyme peco.

À titre indicatif, le mot n’apparaît pas dans les discours de Jacques Delors et n’apparaît qu’une seule fois dans une allocution de Jacques Santer devant le Parlement européen[21]. Par contre, la commission Prodi, le président tout autant que ses commissaires, s’est emparée de la notion. Dans les documents officiels de 1998, « gouvernance » apparaît par exemple dans les documents de la Cellule de Prospective[22] ou dans un dossier rassemblé par la direction générale, « Développement sur le thème ‘démocratie et bonne gestion de l’État’ ». Le livre blanc sur la gouvernance européenne de la Commission est rendu public en 2001 : il consacre l’apogée de ce terme dans le contexte communautaire[23].

Ces quelques exemples viendraient confirmer l’analyse de P. Moreau-Defarges : « Expérience type de gouvernance, la construction européenne se veut au-delà de la géopolitique : les conflits de frontières appartiennent au passé. Les États participant à cette construction sont des partenaires égaux. La mission du politique est le déploiement des activités privées[24]. »

Quelques pistes

Aussi, il nous semble pertinent d’emblée de saisir la gouvernance comme notion polysémique. Dans un essai fort éclairant, Olivier Paye s’attelle à cette tâche en observant sa transformation en un concept scientifique. Ce faisant, la gouvernance comme concept aide à mieux voir et comprendre les évolutions récentes dans les modes de gouvernement des humains.

Par la suite, l’étude de la gouvernance emprunte les sentiers de la discipline historique. Pour les historiens, les institutions européennes et les hommes qui les ont animées depuis 1957 ont fait de la gouvernance avant la lettre. La contribution de Nathalie Tousignant illustre quant à elle comment les Européens tentent de gérer leurs différends dans le contexte du sommet européen de Fontainebleau. Si l’on se reporte aux idées que tous les intérêts reconnus communs peuvent cohabiter et être satisfaits, que les acteurs sont multiples et que l’espace public est en mouvement constant, le cas du comité Adonnino (1984-1985), dans ses échecs et ses limites, montre la méthode communautaire en action.

L’euro tel qu’analysé par Carole Lager fournit un cas d’école sur le policy-implementing. Plus qu’un gadget symbolique vecteur d’une identité en mal d’existence, la mise en oeuvre de l’union économique et monétaire met aux prises les acteurs nationaux, diversifiés et aux intérêts parfois contradictoires et les institutions chargées de garantir la crédibilité de la nouvelle monnaie, prenant le relais des acteurs nationaux. Ce texte illustre l’ensemble d’un processus de la création à la mise en oeuvre.

Un dernier texte explore d’autres sentiers disciplinaires, celui de l’analyse juridique. Arnaud Thysen s’intéresse à la gouvernance comme configuration des rapports de force entre autorités compétentes, une configuration instaurée par les règles de droit. Pour ce faire, son étude de cas se penche sur le thème des services publics au sein des débats sur la constitution européenne, en analysant la directive du Parlement et du Conseil de l’Europe traitant du service universel dans le domaine des télécommunications.

L’intérêt de ce numéro thématique réside, nous semble-t-il, dans la capacité à mettre en lien un concept en vogue avec une réalité historique qui suggérerait que la pratique est opérante bien avant que l’on puisse la désigner de manière aussi définitive. D’aucuns pourraient y voir une récupération, certains un décalque peu réussi, d’autres une critique excessive. Pour nous, c’est davantage un appel à la modestie quant à la capacité innovante de nos sociétés.