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Bien qu’il n’y ait que quatre pays fédéraux en Amérique latine (l’Argentine, le Brésil, le Mexique et le Venezuela), leur étude est fondamentale pour la bonne compréhension des phénomènes politiques régionaux, tant par leur poids démographique que par leur taille économique. Certains États membres de ces fédérations sont eux-mêmes plus grands que de nombreux pays souverains.

Dans cette perspective, le livre collectif édité par Edward Gibson vient combler un vide important dans la littérature spécialisée, jusqu’ici trop éparpillée. Il questionne pour la première fois de façon compréhensive, tant théorique qu’empirique, le rôle du fédéralisme (un système où deux niveaux de gouvernement coexistent, chacun avec des juridictions constitutionnelles exclusives) dans les processus de changement politique vécus en Amérique latine depuis les années 1980.

Ce faisant, il combine fructueusement le travail des piliers des études politiques comparées latino-américaines, tels Alfred Stepan et Scott Mainwaring, avec celui de jeunes chercheurs en plein essor. On y trouve aussi une combinaison intéressante d’approches qualitatives et quantitatives.

D’emblée et en consonance avec le titre de l’ouvrage, la première contribution de ce livre est une critique à l’équation – très répandue dans la discipline – entre fédéralisme et démocratie (confronter, entre autres, le travail à ce sujet de Vincent Ostrom). Même si nombre de prestigieuses études font état de cette relation, Gibson et ses collègues (Stepan surtout) voient dans le fédéralisme un instrument capable tant d’épanouir que de contraindre le démos.

Sans porter atteinte à la définition traditionnelle de fédéralisme, Stepan explique que la construction institutionnelle spécifique à chaque fédération peut bien aller à l’encontre de la volonté explicite de l’ensemble de la population. D’après Stepan, les chambres hautes du parlement, si elles surreprésentent les États démographiquement les plus petits et les États subnationaux eux-mêmes, si leurs facultés constitutionnelles sont trop importantes, sont les institutions les plus susceptibles de contraindre la démocratie, en donnant des voix trop importantes à certains secteurs de la population.

La définition de démocratie utilisée tout au long de ce livre est celle de la démocratie procédurale libérale. Bien qu’elle soit utilisée de façon consistante par tous les contributeurs, elle n’est peut-être pas la plus adéquate pour étudier les liens entre régime politique et fédéralisme.

Si les fédérations sont construites expressément pour protéger les droits des communautés organisées en États subnationaux et permettre leur épanouissement, force est de conclure que les individus ne sont pas les seuls à avoir droit à une représentation parlementaire. Les communautés reconnues au sein d’une fédération jouissent d’amples droits constitutionnels, dont celui de contribuer à la gouvernance de la fédération.

La division du parlement en deux chambres répond à cet impératif : la chambre basse représente effectivement les individus ; la chambre haute (ou Sénat), par contre, est tenue de représenter les États subnationaux en tant que tels, peu importe le système d’élection. En conséquence, Stepan, en omettant le caractère collectif du fédéralisme, a peut-être erré en leur attribuant la faculté de contraindre la démocratie.

Une perspective plus souple tiendrait compte des particularités du fédéralisme et éviterait ces problèmes de validité méthodologique. Nous serions donc en mesure d’apprendre davantage sur les relations entre fédéralisme et régime politique.

L’usage de la définition procédurale libérale de la démocratie pose encore un autre problème, puisqu’elle a tendance à introduire un biais normatif dans l’analyse scientifique qui se doit d’être neutre. Si elle n’est pas spécifiquement surveillée, elle risque de transformer des travaux académiques en recommandations de politique.

Ceci est particulièrement le cas du chapitre de Richard Snyder et David Samuels sur la mauvaise distribution de sièges parlementaires (malapportionment) dans les législatures latino-américaines. En plus de ne pas vraiment porter sur le fédéralisme, ce chapitre s’occupe principalement de trouver des façons de contrer le malapportionment latino-américain sans tenir compte de ses sources historiques et des arrangements politiques complexes qui en découlent. Cependant, aucune réforme ne peut avoir lieu sans les incorporer.

Outre les discussions portant directement sur la relation entre le fédéralisme et la démocratie, Federalism and Democracy in Latin America, pose bien d’autres questions politiques importantes. C’est malheureux que l’éditeur ait choisi de ne pas rassembler toutes ces contributions dans un chapitre de conclusions.

Pour reprendre la discussion sur l’importance des facteurs historiques, Gibson et Tulia Falletti font valoir dans leur chapitre le rôle des conflits interprovinciaux dans la distribution des compétences au sein de la fédération argentine. En échange d’une protection accrue contre les aspirations hégémoniques de Buenos Aires, les autres provinces argentines ont accepté la création d’une fédération puissante et autonome.

Ce faisant, Gibson et Falletti empruntent une perspective nouvelle dans l’étude du fédéralisme. Au-delà des relations intergouvernementales (entre la fédération et chacun des états subnationaux), ces auteurs démontrent la nécessité d’étudier la place des relations interprovinciales dans la construction et l’évolution des institutions fédérales. Pour mener à terme ce projet, il est important d’étudier systématiquement les provinces en tant qu’acteurs politiques de plein droit, ce que malheureusement Gibson et Falletti ne font que superficiellement.

Des discussions de plusieurs auteurs de Federalism and Democracy in Latin America se dégage la conclusion qu’il y a une relation très étroite entre le fédéralisme et les autres institutions politiques d’un pays. Cependant, la direction causale de cette relation n’en demeure pas moins équivoque.

D’un côté, Stepan nous dit que la construction de la représentation politique (notamment la représentation législative mentionnée auparavant) affecte le tempérament des institutions fédérales ; de l’autre, Michael Penfold-Becerra nous instruit sur la façon dont le fédéralisme agit sur la construction (la dispersion, plutôt) des partis politiques, censés réaliser la mobilisation et la représentation politique d’une société. À tout le moins, les questions soulevées par ce paradoxe constituent un bon point de départ pour approfondir ces études.

La question du comportement des partis politiques au sein d’une fédération en pleine transformation politique est aussi abordée dans une autre perspective. En utilisant le nombre effectif de partis politiques (l’index Laakso-Taagepera), Enrique Ochoa-Reza explore l’essor de la compétitivité électorale – et de la démocratie, suivant la définition procédurale libérale – au Mexique. D’après Ochoa-Reza, la capacité des partis d’opposition de se forger des niches électorales subnationales a beaucoup contribué à la transition politique mexicaine.

Une dernière perspective, explorée tant par Samuels et Mainwaring que par Alberto Díaz-Cayeros, est le rôle des gouvernements subnationaux dans les réformes économiques menées au Brésil et au Mexique depuis le début des années 1990. Puisque ces gouvernements ont des facultés économiques importantes – et élargies par la transition – leur collaboration est indispensable lors des régimes minceurs imposés par les fédérations dans le cadre du nouveau modèle de développement.

La couleur politique des gouvernements subnationaux est donc un élément important pour bien comprendre les relations intergouvernementales au sein d’une fédération et, plus amplement, la direction générale des tendances politiques observées dans celle-ci. Malheureusement, le système politique intérieur des États subnationaux ne constitue pas l’objet principal d’étude d’aucun des auteurs de Federalism and Democracy in Latin America.

Par contre, on y trouve une analyse des effets des délégations subnationales à la chambre haute des parlements fédéraux (inspirée par Stepan et réalisée par Gibson, Falletti et Ernesto Calvo). D’après cet argument, les élites politiques subnationales sont capables de faire élire leurs candidats au Sénat et, par ce biais, d’influencer – et, surtout, de bloquer – les politiques fédérales affectant leurs intérêts. Pourtant, on ne peut pas identifier ces intérêts sans étudier l’environnement politique subnational.

En tant que première grande contribution du genre, plusieurs grandes lignes de recherche se dégagent de Federalism and Democracy in Latin America. La première concerne la relation entre le fédéralisme et les autres institutions politiques. Comme le démontrent les arguments cités plus haut, les relations de causalité demeurent peu claires. Il incombe à des futurs chercheurs de s’en occuper.

Une autre ligne de recherche suggérée par ce livre est celle des systèmes politiques subnationaux. Bien que Federalism and Democracy in Latin America ne s’engage pas vraiment dans cette direction, certaines discussions réclament, comme on l’a vu plus haut, une meilleure compréhension de cette question.

En conclusion, Federalism and Democracy in Latin America est une contribution importante aux études sur l’Amérique latine aussi bien qu’à celles sur les relations entre fédéralisme et démocratie. Les propositions théoriques qui découlent de cet ouvrage sont à la base de maintes hypothèses intéressantes, dont la possibilité que le fédéralisme ne soit aussi compatible avec la démocratie qu’on l’avait cru jusqu’ici. Néanmoins, la définition de démocratie utilisée tout au long du livre mérite bien d’être revue.