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Le thème de la sécurité est au coeur des études sur les relations internationales (analysées comme la science traitant de la survie de l’humanité), notamment ces 50 dernières années. Il s’agit d’un concept essentiel qui a fait l’objet de débats importants, mais finalement pas si nombreux. Pendant la guerre froide, on est passé de la sécurité nationale, qui a pour objet la mise en place de politiques permettant aux États d’accroître leurs défenses militaires, à la sécurité internationale, qui prend en compte les relations d’otages mutuels des grandes puissances dans la stratégie de la terreur nucléaire. Progressivement, une approche multisectorielle de la sécurité s’est développée, ne se limitant pas à l’analyse traditionnelle centrée sur la seule sécurité militaire. Dans ce contexte, les conditions économiques et environnementales ont été incluses dans le concept global de sécurité. Cette nouvelle perception met en avant de nouvelles priorités, de nouvelles urgences. Ce livre se propose de faire une synthèse critique des diverses analyses de la sécurité et de contribuer au débat concernant le concept même de sécurité dans le monde moderne.

Le champ d’étude sur la sécurité est décrit comme le fils du réalisme de Machiavel et de Hobbes. Pour définir la sécurité, il est nécessaire de faire des hypothèses sur son contenu. Le concept de sécurité nationale fait référence aux forces armées, à l’effort diplomatique et à « l’intelligence service ». C’est une conception étroite de la sécurité. Cependant, cette distinction reste d’abord normative ; elle dépend notamment de l’influence des cultures régionales et nationales. L’école réaliste a connu des antécédents, avec Thucydide ou Hobbes notamment. Pour les « réalistes », les relations internationales cherchent à interpréter un système anarchique qui ne dispose pas de règles suffisamment respectées, du fait de l’absence d’un gouvernement centralisateur puissant. Les États sont à la poursuite du pouvoir, ce qui conduit inévitablement à des conflits d’intérêt. C’est une tragédie. Pourtant quelques États proches n’entrent pas dans cette logique, comme le Canada et les États-Unis ou la Norvège et la Suède. Il existe un minimum de coopération possible dans un système international anarchique. Cette analyse comporte de nombreuses hypothèses, notamment l’existence d’un idéal abstrait et d’un environnement cruel, dans un univers sans temps et immuable. Le rôle central de l’État est de protéger le citoyen des dangers internes et externes, la défense nationale constituant l’objectif et l’obligation prioritaires des gouvernants. La recherche du pouvoir est permanente, notamment avec la puissance militaire. Il existe donc un contraste fondamental entre un État organisé et un ordre international dangereux. Dans ce contexte, la puissance est à la fois un objectif et un moyen. La force militaire est l’instrument essentiel qui favorise le développement économique, la diplomatie ou la propagande. Le pouvoir de tuer et de détruire est essentiel. La guerre, c’est aussi une manière de faire de la politique selon Clausewitz. Elle est justifiée par les fibres mêmes de l’humanité à la recherche de domination. Pour Machiavel, les fondations de l’État portent sur de bonnes lois (école institutionnaliste) et sur de bonnes armes. C’est le caractère immuable du dilemme de la sécurité. Pour les « réalistes », la guerre est un fait humain qui ne peut pas être éliminé.

Aujourd’hui, l’école « néoréaliste » s’est développée. Elle n’a pas une hypothèse aussi radicale sur la nature humaine de domination. Elle propose plutôt une analyse sur la structure du système international et la conduite des États eux-mêmes (Waltz). Les États sont dans l’obligation de rechercher leur sécurité dans un contexte international anarchique, notamment par l’acquisition d’une force militaire. Parfois, la bonne stratégie n’est pas l’affrontement, mais la coopération. Les États doivent choisir les bonnes pratiques ou mourir. Ils tiennent compte de la balance du pouvoir, qu’ils cherchent à améliorer à leur profit. Si le réalisme insiste sur la violence entre les États, aujourd’hui les questions sont plus complexes, notamment les luttes à l’intérieur des États. La géopolitique tient compte du contexte géographique et historique dans lequel s’inscrit l’État. Elle propose de lier les causes historiques aux relations spatiales, dans le cadre d’un État souvent cohérent face aux menaces extérieures. De nombreuses critiques se sont élevées contre cette analyse ; c’est même une pseudo-science pour Morgenthau, car elle accorde trop d’influence aux éléments géographiques. Il n’empêche que ce type d’analyse a eu une grande influence sur les décisions politiques du xxe siècle.

Le chapitre 3 met en relief la relation entre la sécurité communautaire et la paix démocratique. Pour les « idéalistes », l’élargissement des communautés au monde est possible, conduisant alors à la paix. Pour le « réalisme néoclassique », le pouvoir central de l’État et la puissance militaire sont au coeur des pratiques des relations internationales, mais la sécurité est un ensemble social structuré et non une donnée. La sécurité communautaire indique que les États qui composent l’ensemble rejettent l’usage de la force ou de la menace de la force comme mécanisme de résolution de leurs conflits mutuels. Pour Deutsch, les idées et les réalités de la sécurité sont des constructions sociales, le résultat d’un consensus subjectif capable de modifier les actions des gouvernements dans le temps. Cependant, cette communauté ne peut s’élargir à l’échelle du monde. La compatibilité idéologique et politique est une condition nécessaire pour la paix, mais elle n’est même pas suffisante. Si les alliances militaires sont de faibles véhicules de promotion des communautés, le pluralisme, la promotion de la coopération, une forte corrélation des valeurs sociales, l’essor des responsabilités sociétales mutuelles, la déligitimisation de la guerre et le recherche du bien-être favorisent l’intégration, la sécurité et la paix. En revanche, la question de la démocratie comme rempart contre la guerre porte encore à débat. Si les démocraties ne se font pas la guerre, elles peuvent la faire aux autres systèmes sociopolitiques, contrairement à l’hypothèse émise par Kant. Se pose aussi la question des définitions et des perceptions de la démocratie pour analyser les corrélations significatives. La paix démocratique est socialement construite, mais l’agressivité à l’encontre des pays qui n’en respectent pas les règles reste entière, notamment en vue de « libérer » les peuples jugés soumis arbitrairement et de donner l’exemple de la civilisation avancée.

Il convient d’élargir le concept de sécurité (chap. 4). Il ne peut se réduire au domaine militaire, il implique aussi des questions économiques, environnementales, sociétales et politiques. L’État reste au coeur des questions de sécurité, mais celle-ci ne se limite pas au niveau national. L’anarchie internationale ne peut produire qu’une sécurité relative, jamais absolue. La question est de savoir si la sécurité est d’abord une question de survie. Si c’est le cas, le niveau national n’est alors plus le seul opportun à aborder. La sécurité concerne les groupes, les individus et même la conception sociétale. Elle s’applique aux dangers qui menacent les collectivités humaines. Cependant, l’élargissement du concept au secteur non militaire lui fait perdre de sa cohérence intellectuelle, en affaiblissant les questions des rapports de force et des situations de guerre. La question est encore en débat.

En 1776, Adam Smith, en mettant en relation la sécurité et l’opulence, abordait déjà la question de la sécurité économique (chap. 5). Les ressources économiques constituent un moyen déterminant de la puissance des États. Les oppositions entre les classiques, les néomercantilistes et les marxistes sur les questions de pouvoir restent encore d’actualité. La faim dans le monde pose la question de la sécurité alimentaire proposée par le système de marché. En outre, l’utilisation de l’arme économique, l’utilité d’une base industrielle de la défense, l’importance des facteurs géographiques dans la propriété des ressources naturelles, les processus d’intégration économique mettent en lumière les processus de sécurité que chaque État ou groupe d’États sont conduits à prendre en compte dans leur volonté de réduire les incertitudes.

La sécurité sociétale (chap. 6) met en avant les questions de culture, de religions, de langages, de coutumes ou d’identité nationale. Elle pose la question de la survie des communautés traditionnelles. Aujourd’hui, les sociétés sont souvent multiethniques, multiraciales et multireligieuses. L’identité n’est plus un fait de société, c’est un processus de négociation entre le peuple et les groupes d’intérêt qui le composent. La question des migrations pose aussi le problème de la sécurité des États et de l’ordre mondial. Le concept de sécurité sociétal n’est pas toujours très clair, même si la mise en évidence des niveaux d’incertitude qui soulèvent des problèmes de sécurité est essentielle.

La sécurité environnementale (chap. 7) a souvent été abordée dans les négociations internationales. Dans la hiérarchie des besoins, jusqu’à une période très récente, elle n’a pas été valorisée à sa juste proportion. C’est un problème de civilisation, et certainement pas d’une lutte entre les hommes et la nature. Aujourd’hui, il semble nécessaire de mettre en place un agenda de sécurité internationale posant les questions des dommages irréversibles que la nature subit, des réserves énergétiques, des excès de la consommation, des gaspillages et de l’essor de la rareté. Cependant, l’ennemi n’est pas clairement identifié. La « sécurisation » de l’environnement n’implique pas l’usage des mêmes moyens que la sécurité militaire, quand ils ne sont pas en opposition. Elle ne suppose pas nécessairement une intention de nuire et elle ne se situe pas dans un cadre purement national.

La question du genre et de la sécurité est abordée dans le chapitre 8. Elle met en évidence la critique féministe de la théorie des relations internationales. Elle pose la question du caractère masculin de la propension à la guerre et à l’insécurité. Les études mettent en avant les divergences concernant le rôle de la femme dans la société (construction sociale, nature différente des sexes ou caractéristiques parmi d’autres des individus). Les féministes analysent plus la sécurité des peuples que celle des États, ce qui les conduit à prendre en charge une conception plus large de la sécurité que celle qui se limite à la puissance militaire.

La théorie postmoderniste de la sécurité (chap. 9) pose la question du projet historique de la modernité. Elle s’interroge sur l’opportunité du progrès scientifique et économique. Avec la compression du temps et de l’espace, elle exprime une incrédulité face aux grandes religions et idéologies, ainsi que sur la croyance dans une science capable de résoudre les tares de l’humanité. Les génocides et guerres du xxe siècle ne sont pas analysés comme des avatars du progrès, mais bien comme le résultat inévitable des impératifs totalitaires et agressifs du monde moderniste (Derrida, Foucault). Pour le postmodernisme, la connaissance est socialement construite par un accord intersubjectif, elle est en relation étroite avec le système de pouvoirs (Foucault).

La sécurité critique (chap. 10) insiste sur la nécessité d’une protection contre une menace ou un danger plutôt que sur la réalisation d’une situation désirable. Elle implique une lutte particulière contre une domination même potentielle (Gramsci), dans la lignée des Lumières. Elle suppose un système social antagoniste, dans lequel les intérêts de chacun sont consciemment exprimés et défendus. Elle pose la question de l’autorité et de la légitimité des institutions sociales et politiques et elle examine les moyens du changement. Le concept d’émancipation est alors central. La sécurité concerne les menaces réelles ou perçues et la capacité d’engager des actions contre celles-ci. Elle n’implique pas cependant de solutions utopiques conduisant à la paix éternelle. La notion de sécurité, de nature normative, conserve une forte valeur subjective. La recherche de sécurité est une poursuite d’objectifs politiques et sociétaux, en concurrence avec une action sociale, se référant à l’idée de sacrifice temporel. La sécurité implique des choix et donc l’expression de priorités.

En conclusion (chap. 11), les théories de la sécurité ne permettent guère une définition synthétique. Les analyses sont irréconciliables, fondées sur des bases épistémologiques et ontologiques très différentes. Compte tenu de l’importance de ce concept, il ne faut certainement pas le limiter au seul secteur militaire. Il suppose la mise en évidence des rapports sociaux, des priorités sociétales et des rapports de force dans le système international.

L’ouvrage de Michael Sheeham présente une synthèse intéressante du concept de sécurité internationale. La présentation des théories aurait sans doute mérité un tableau récapitulatif mettant en évidence les parentés et les divergences des hypothèses des diverses théories au regard de leurs conclusions. En se situant délibérément dans une réflexion conceptuelle, il fournit des informations utiles sur les oppositions doctrinales, sans prendre une position nette sur la question. Par son caractère pédagogique, mais aussi spécialisé, le livre intéressera principalement les théoriciens et les étudiants de science politique.