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Le livre de Cyula Csurgai traite de la question des minorités en Europe centrale. L’étude est remise par l’auteur dans un cadre théorique et méthodologique très étendu, où domine l’analyse géopolitique. La présentation de cette « approche géopolitique » est basée sur des auteurs classiques : Yves Lacoste, Pierre-Marie Gallois et d’autres. On ne trouvera pas là d’ouvertures sur des approches consécutives au « tournant linguistique », comme la géopolitique critique initiée par Gearóid Ó Tuathail.

Les cent premières pages du livre présentent donc de façon approfondie certains concepts clés. Csurgai revient sur les différents territoires de la nation : État dans ses frontières, espaces habités par des minorités nationales hors des frontières de l’État, représentations géographiques, etc. Il introduit les conflits possibles entre l’État centralisé et les minorités. Des concepts importants sont ensuite expliqués : Europe centrale, minorité, nation, territoire… La définition de l’Europe centrale en particulier reste là encore très classique. Le chapitre 4 revient plus en détail sur le lien entre discours, représentations géopolitiques, pouvoir et identité. Le postulat de base de l’analyse est emprunté à Yves Lacoste : « la nation n’est pas, pour l’essentiel, la constatation juridique d’un état de fait économique et social, mais une représentation géopolitique ».

Le chapitre 5 évoque l’évolution du concept de nation en Europe centrale. Csurgai traite de la dialectique entre État et nation dans cette zone, revenant sur l’évolution de la question nationale dans la confédération de l’empire austro-hongrois. Les empires pré-19e siècle sont présentés comme des entités assez libérales envers les particularismes locaux et les nationalités. Le 19e siècle, en revanche, impose l’idée d’un État-nation centralisé. Retraçant le contexte historique de la question nationale en Autriche-Hongrie, Csurgai souligne les contradictions dans l’application du principe de nationalités après la Première Guerre mondiale. Les grandes puissances adaptant le principe à leurs intérêts, le règlement de l’après-1918 reste fragile. Des frontières imparfaites sont ainsi sacralisées par le discours national.

Le chapitre 6 revient sur la relation entre démocratie libérale, marxisme et états multiethniques. Insistant sur les effets en matière de minorités nationales de la fusion entre démocratie libérale et principe « stato-national », il prévient contre une « tyrannie de la majorité » susceptible de s’appliquer aux minorités dans l’État-nation démocratique. Mettant en avant l’exemple suisse, fédéraliste et démocratique, il avance l’idée d’une Europe centrale multiethnique conciliant minorités, démocratie et État-nation. L’auteur rappelle ainsi l’antagonisme des démocraties ouest-européennes face au fait minoritaire, entre reconnaissance des droits des minorités et conception libérale qui met en avant l’égalité de tous les membres du corps national.

Après cela, l’auteur se penche sur son cas d’étude dans les chapitres 7 à 11 : la région de Voïvodine, dans le Nord de la Serbie, où vivent 300 000 Hongrois. Csurgai rappelle certaines lignes de fracture entre des Hongrois chrétiens et des Serbes orthodoxes, une langue hongroise finno-ougrienne et le serbo-croate, langue slave. Il met face à face les représentations géopolitiques serbes (en particulier celle d’une Grande Serbie) et hongroise (importance du facteur religieux, défense du christianisme, Hongrie comme bastion de la culture occidentale).

L’auteur rappelle l’importance du traité de Trianon en 1920, vécu en Hongrie comme une trahison de l’Occident menant à un démembrement de la Hongrie. La Voïvodine en particulier est séparée du territoire hongrois par ce traité. Coincée entre deux projets géopolitiques, la région est soumise aux politiques visant à altérer en faveur des Serbes sa composition ethnique. Pendant la guerre froide, le sort de la minorité hongroise est plutôt bon, les années 70 marquant l’acquisition d’une mesure d’autonomie. La tension est toutefois latente, la Voïvodine étant comparée au Kosovo par exemple dans un manifeste de 1986 rédigé par l’Académie des sciences et des arts de Serbie et demandant la reprise en main des régions autonomes. L’autonomie est annulée en 1989, les guerres yougoslaves poussant de nombreux jeunes à fuir en Hongrie. La situation reste toutefois moins grave qu’au Kosovo du fait de l’absence de revendications sécessionnistes. L’année 1999 voit la signature d’un projet-programme sur le concept d’autonomie.

Le chapitre 8 traite la question dans le cadre de la politique étrangère hongroise. Après la fin de la « fraternité socialiste », le problème pour la Hongrie s’est résumé à un choix entre l’acceptation ou non de l’ordre posé à Trianon. La rhétorique nationaliste s’est mêlée à une grande prudence : avec le plan des pactes bilatéraux de coopération et de bon voisinage, l’ue en 1993 a mis en place des lignes de règlement de ces problèmes qui insistent sur la stabilité, le respect des droits des minorités et des frontières existantes. La Hongrie a fait des concessions importantes avec dans l’idée de faciliter son intégration euro-atlantique, ne voulant pas non plus s’impliquer dans des conflits extérieurs qu’elle n’a pas la force de soutenir. En revanche, le soutien aux minorités hongroises reste une partie importante de la politique symbolique du pays.

Le chapitre 9 revient sur les changements et mutations géostratégiques du bassin du Danube, le défi posé à la région par l’intégration européenne et les exigences d’une telle intégration. Csurgai fait un rappel très large des situations géopolitiques en Europe mais aussi dans le monde. L’auteur revient sur les contradictions entre la vision franco-allemande d’une Europe politique et la vision anglo-saxonne d’une Europe surtout économique. Les pays d’Europe centrale sont vus comme considérant l’otan comme leur principale garantie militaire et l’ue comme une zone de libre-échange, promesse de prospérité économique. Le chapitre 10 évoque enfin des solutions possibles au problème des minorités. Csurgai propose des pistes pour concilier le pluralisme démocratique des minorités et l’unité de l’État-nation, évoquant la possibilité d’un « état multinational » basé sur la conciliation de l’État-nation et de la « kulturnation », l’identité ethno-culturelle. C’est probablement le chapitre le plus stimulant du livre, les problématiques soulevées posant directement la question des défis posés à l’État-nation. Csurgai prend clairement parti sur cette nécessaire remise en cause de l’État-nation unitaire, appelant à une limitation des excès de la majorité et à une participation des minorités, et suggérant une désacralisation des frontières étatiques facilitant des coopérations transfrontalières. Le chapitre 11 revient sur le statut d’autonomie de la Voïvodine, rappelant le rôle que cette région peut jouer comme exemple d’une nouvelle gestion des questions de minorités en Europe centrale dans le cadre des projets d’Euro-régions.

Les problématiques posées par le livre sont extrêmement intéressantes. L’auteur plaide avec conviction pour un État multinational capable de réconcilier démocratie et stabilité, État unitaire et droits des minorités. À ce titre, le livre est une bonne introduction à la question des minorités en Europe centrale. Sa présentation de l’analyse géopolitique est très classique, mais les concepts mis en oeuvre permettent bien de comprendre les phénomènes en jeu. Le livre n’apportera rien dans ce domaine à un spécialiste en la matière, mais donnera une première approche de la méthode géopolitique à ceux désireux de s’y initier. L’organisation du livre nous semble toutefois pécher par excès de mise en contexte. Csurgai expose avec un luxe de détails peut-être superflus sa méthodologie et le contexte des questions traitées avant de les aborder. On trouvera donc dans l’ouvrage, non pas tant une étude du problème de la Voïvodine, que des éléments de réflexion extrêmement stimulants sur la question des minorités nationales.