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Le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (tnp) serait, au dire de l’un de ses promoteurs, la tentative la plus ambitieuse pour étendre le règne civilisateur de la loi à la capacité destructrice du genre humain (Perkovich 2006 : 355-362). De fait, nombreux sont ceux qui estiment le tnp indispensable à la sécurité internationale et à l’ordre planétaire. Pourtant, on a partout l’impression que ce régime passe par une crise profonde et pourrait bientôt s’effondrer. Plusieurs facteurs confortent une telle impression : le programme d’armement nucléaire nord-coréen ; les préoccupations que suscite la dissidence croissante des pays qui ont adhéré à ce régime, en particulier celle de l’Iran ; le fait que trois pays dotés d’un arsenal atomique continuent d’ignorer le tnp – l’Inde, le Pakistan et Israël ; l’insuffisance des procédures de vérification ; le faible consensus quant à l’application du traité dans la communauté internationale ; la lutte de plus en plus acerbe que se font les pays dotés et les pays non dotés d’armes atomiques sur la question du désarmement nucléaire auquel s’étaient engagés les premiers ; enfin, la reprise de l’utilisation pacifique de l’énergie atomique et de nouvelles possibilités d’accès à une technologie importante militairement pour un nombre croissant d’États (et d’acteurs non étatiques). En outre, le récent accord Inde–États-Unis sur les usages pacifiques de l’énergie nucléaire a suscité une vive déception parmi les pays qui espéraient que le fait de renoncer à l’arsenal atomique serait payé de retour par l’accès à une technologie nucléaire civile. Si cet accord entre les États-Unis et l’Inde était mis en oeuvre, l’Inde pourrait posséder à la fois armes et réacteurs.

En conséquence, la légitimité du tnp s’érode. Certes, la survie de ce traité n’est pas forcément menacée, ne serait-ce que parce que les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies ont largement intérêt à le maintenir du fait qu’il leur assure une position privilégiée en tant que puissances nucléaires légitimes. Mais si la communauté internationale souhaite le conserver comme un document vivant plutôt que comme une coquille vide, les gouvernements devront opérer quelques choix difficiles. L’exemple de l’Iran est particulièrement éclairant à cet égard. Le développement par ce pays d’un arsenal nucléaire en dépit des obligations qu’il a contractées en adhérant au tnp sonnerait très probablement le glas de ce traité. D’un autre côté, l’instauration de sanctions plus efficaces, sans parler du déploiement d’éventuelles actions militaires, pourrait coûter cher. Aussi est-on en droit de se poser une question qui pourrait apparaître radicale à plusieurs : regretterions-nous vraiment le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires ? Aux yeux des experts, la réponse va de soi : sans ce traité, nous assisterions à une escalade du nombre d’armes atomiques partout dans le monde, et ces armes finiraient tôt ou tard par être utilisées. Ces mêmes experts soulignent également que la disparition du tnp mettrait un terme à l’espoir d’un monde sans nucléaire. D’autres analystes, plus prudents, estiment néanmoins que la prolifération des armes nucléaires pourrait encore être évitée.

Récemment, le débat des chercheurs sur le tnp et son avenir est devenu plus philosophique. Pour William Walker, le tnp procéderait d’un vaste projet humaniste visant à instaurer un ordre international fondé sur l’engagement et l’entente entre les nations. La politique de non-prolifération du nucléaire menée par l’administration Bush serait responsable de l’érosion des normes adoptées dans cet esprit. Tenante des approches unilatérales et d’un discours fondé sur le concept d’État voyou, l’administration Bush se serait engagée dans une stratégie antihumaniste (Walker 2007 : 431-453). Ce point de vue a suscité de vives critiques et alimenté de nombreuses controverses. Le présent article cherche à calmer le débat. Dans une première partie, nous nous demandons si l’effondrement du tnp se traduirait automatiquement par une augmentation du nombre d’États dotés d’armes nucléaires. Dans un deuxième temps, nous nous interrogeons sur la relation qui existe entre le tnp et le désarmement nucléaire. Enfin, nous revenons sur certains arguments souvent laissés de côté en faveur du tnp.

I – Le nombre d’États dotés d’armes nucléaires passerait-il à vingt ou plus ?

Les tenants puristes du régime de non-prolifération estiment que l’effondrement du tnp occasionnerait aussitôt une escalade du nucléaire. Selon eux, trois raisons principales pousseraient les États signataires du tnp, autrefois convaincus de la nécessité de ne pas développer le nucléaire chez eux, à faire l’acquisition d’armes nucléaires : la volonté d’asseoir leur pouvoir, le souci d’assurer leur sécurité et le désir d’étendre leur prestige. L’Iran, par exemple, pourrait être tenté d’utiliser son arsenal nucléaire non seulement pour dissuader d’éventuels attaquants, mais aussi pour étendre son pouvoir. L’Arabie saoudite, le Japon, la Corée du Sud et Taïwan pourraient estimer que la force dissuasive du nucléaire est indispensable à leur sécurité au regard de la menace que peuvent constituer l’Iran, la Corée du Nord ou la Chine. De plus, des pays tels que l’Égypte, l’Afrique du Sud, le Brésil ou l’Argentine pourraient aussi en venir à croire qu’ils ont besoin d’un arsenal nucléaire pour espérer devenir des puissances régionales influentes.

Mais est-il raisonnable de croire que leur adhésion au tnp constitue l’unique raison empêchant les États non dotés d’armes nucléaires d’acquérir ce type d’armement ? Par ailleurs, l’effondrement de ce traité conduirait-il forcément à une augmentation du nombre de pays dotés d’armes nucléaires?

D’abord, il faut comprendre que, si l’on se projette loin dans le 21e siècle, une écrasante majorité d’États continueraient à ne pas disposer des bases technologiques, financières et bureaucratiques nécessaires pour gérer un programme d’armement atomique. De plus, beaucoup des pays qui en auraient les moyens hésiteraient tout de même à adopter le nucléaire, notamment pour des raisons identitaires. C’est le cas du Japon et de l’Allemagne.

On pointe souvent le Japon comme un État nucléaire en puissance. Ce pays dispose déjà d’une industrie nucléaire civile à la fine pointe de la technologie et de 55 réacteurs nucléaires. Il possède également de vastes réserves de plutonium qui pourraient servir au développement de centaines d’armes nucléaires. Parallèlement, toutefois, le Japon est jusqu’ici le seul pays à avoir souffert de l’utilisation de bombes atomiques. Bien que la génération des survivants d’Hiroshima et de Nagasaki soit près de s’éteindre, les sentiments antinucléaires de la population demeurent très vifs. L’opposition au développement d’une force nucléaire dissuasive est demeurée forte même après que la Corée du Nord eut procédé aux tests nucléaires d’octobre 2006. En dépit de quelques prises de position qui semblent favorables au réexamen, voire au renversement, de la posture non nucléaire du Japon, l’identité japonaise antinucléaire continuera d’être largement endossée, même dans les cercles conservateurs. Il reste que le Japon pourrait souhaiter renforcer son arsenal militaire, ce qui supposerait également qu’il coopère avec les États-Unis en ce qui a trait à l’amélioration des défenses antimissiles (Mochizuki 2007 ; Samuels 2007 : 6).

La posture non nucléaire de l’Allemagne semble être plus ferme encore. Ce pays a renoncé aux armes nucléaires à trois occasions : la première fois, lors de la ratification, en 1954, dans le cadre des Accords de Paris, d’un protocole qui amendait le traité de Bruxelles. Ce protocole autorisait l’entrée de l’Allemagne à la fois dans l’otan et dans l’Union de l’Europe occidentale (ueo) moyennant son renoncement aux armes nucléaires ; la deuxième fois, lors de la signature du tnp en 1975 ; et la troisième fois, à l’occasion du traité de Moscou ou « Traité deux plus quatre », en vertu duquel l’Allemagne nouvellement réunifiée réitérait son engagement à ne pas faire l’acquisition d’armes nucléaires, biologiques ou chimiques. Aujourd’hui, aucun scénario plausible ne prévoit un revirement allemand sur cette question. L’opinion publique de ce pays est opposée non seulement aux armes nucléaires, mais aussi – dans une mesure considérable – à l’utilisation pacifique de l’énergie atomique. L’Allemagne a donc décidé d’éliminer progressivement cette technologie. Il serait suicidaire pour un politicien allemand d’oser seulement parler de reconsidérer le statut de puissance non nucléaire de l’Allemagne (Mackby et Slocombe 2004).

Même si le tnp disparaissait, les positions antinucléaires japonaise et allemande entraveraient les tentatives de quiconque tenterait d’opérer un virage à cet égard. En outre, ces pays auraient intérêt à maintenir leur statut de puissance non nucléaire pour plusieurs raisons. Pour l’Allemagne en particulier, toute discussion sur un programme national d’armement nucléaire risquerait de provoquer l’isolement politique de ce pays grevé par son passé, ce que les politiciens de toutes obédiences ont intérêt à éviter. De plus, l’adhésion de l’Allemagne à l’Union européenne préviendrait certainement un changement d’attitude à l’égard du nucléaire.

Par ailleurs, une étude secrète effectuée par l’Agence de défense japonaise en 1995 sur l’éventualité d’un virage nucléaire au Japon a réaffirmé le statut non nucléaire de ce pays, en partie parce que l’acquisition d’armes nucléaires romprait l’équilibre militaire en Asie, ce qui pourrait provoquer une course aux armements onéreuse avec la Chine, inciter la Corée du Sud à adopter à son tour l’arsenal nucléaire et susciter une réaction ouvertement hostile en Corée du Nord, pays déjà doté d’un arsenal nucléaire. Une telle décision affaiblirait donc plus qu’elle ne renforcerait la sécurité nationale du Japon (Campbell et Sunohara 2004).

Enfin, dans certains cas, les avantages que procurerait une position non nucléaire en matière de sécurité nationale pourraient excéder les coûts associés au choix nucléaire. En effet, un arsenal classique moderne pourrait constituer une force de dissuasion importante, tandis que des dispositifs antimissiles modernes et améliorés permettraient de limiter les dommages si la dissuasion s’avérait inefficace. Pour les pays industrialisés à la fine pointe de la technologie en particulier, un tel choix pourrait s’avérer bien plus judicieux, même en cas d’effondrement du tnp.

Néanmoins, la raison la plus importante pour laquelle les États seraient susceptibles de persister à tourner le dos à l’arsenal nucléaire dans un monde où le tnp n’existerait plus est qu’il leur serait ainsi plus facile de bénéficier des garanties de sécurité des États-Unis (Rühle 2007). C’est le cas pour tous les membres de l’otan. En ce qui concerne le Japon, il reviendrait aux États-Unis de convaincre Tokyo que l’alliance tient toujours, même devant les forces nucléaires nord-coréennes. Le fait que, dans les années 1970 et 1980, tant la Corée du Sud que Taiwan ont abandonné leur programme d’armement nucléaire non seulement parce qu’ils y étaient contraints par les États-Unis, mais aussi en raison des garanties de sécurité que ces derniers leur avaient consenties (Hesman et Peters 2006), est révélateur à cet égard. Devant un Iran doté d’armes nucléaires, le Moyen-Orient, l’Arabie saoudite ou l’Égypte devraient peser leur propre développement d’armes nucléaires à l’aune des conséquences d’un tel développement, parmi lesquelles figure une possible détérioration de leurs relations avec les États-Unis. Les gouvernements de ces pays devraient prendre en compte les garanties de sécurité américaines (garanties qui portent essentiellement sur la vente d’armes conventionnelles, y compris les défenses aérienne et antimissile). L’Égypte surtout devrait envisager les ramifications économiques négatives qui résulteraient de la décision des États-Unis de réduire l’aide au développement si le pays optait pour le nucléaire.

Dans un monde sans tnp, on pourrait s’attendre à ce que les pays susceptibles de passer au nucléaire pour des raisons de statut ou de prestige ne soient pas les premiers à le faire. Pour l’Afrique du Sud en particulier, certains pourraient penser que la destruction, dans les années 1990, de tous les dispositifs nucléaires existants et l’adhésion au tnp en tant qu’État non doté d’armes nucléaires avaient constitué une erreur, maintenant que l’Inde est devenue un État doté d’armes nucléaires que l’on respecte en dehors du cadre du régime depuis la signature d’un accord de coopération nucléaire civile avec les États-Unis. Si le tnp cessait d’exister, ces critiques pourraient intensifier leurs efforts pour changer l’orientation nucléaire de leur pays, estimant que l’Afrique du Sud gagnerait statut et prestige à développer des armes nucléaires. Si tel était le cas, cependant, il est difficile d’imaginer que Pretoria prenne une telle décision tant que d’autres pays comme le Japon, la Corée du Sud, Taiwan, l’Arabie saoudite et l’Égypte continuent de résister à la tentation nucléaire. La même remarque s’applique au Brésil ou à l’Argentine.

L’argument avancé ici est que la fin du tnp ne conduirait pas automatiquement à un accroissement du nombre de pays qui opteraient pour le nucléaire. Nous pourrions même assister à une poursuite relativement stable de l’ère nucléaire, sans prolifération aucune. En particulier, les pays susceptibles d’être tentés de produire leurs propres armes nucléaires pourraient préférer compter sur les garanties de sécurité des États-Unis.

Cependant, un seul conflit pourrait changer la situation du tout au tout. La menace, voire l’attaque, par un pays nouvellement gagné au nucléaire, d’un État voisin plus petit sans que des garanties de sécurité défendent les droits de la victime pourrait suffire à convaincre davantage de dirigeants politiques de jouer la carte du nucléaire afin de préserver la sécurité nationale. Mais l’opposé est également vrai. La sanction imposée à un pays agresseur nouvellement doté d’armes nucléaires agirait comme une mesure fortement dissuasive pour tous les pays enclins à croire qu’un arsenal nucléaire leur permettrait d’attaquer ou de s’affirmer impunément aux dépens de leurs voisins.

II – La fin du désarmement nucléaire ?

On pense communément, dans la communauté du contrôle des armes, que la mission ultime du tnp est d’abolir toutes les armes nucléaires. En 2006, la Commission sur les armes de destruction massive estimait en effet que le désarmement nucléaire complet constituait un objectif final important du tnp (The Weapons of Mass Destruction Commission, 2006 : 62). Un groupe de politiciens ayant occupé des positions importantes aux États-Unis ont souligné que les armes nucléaires présentent un danger considérable pour la sécurité internationale. C’est pourquoi, selon eux, l’importance d’un monde libre d’armes nucléaires, objectif initial du tnp, devrait être réaffirmée (Shultz et al. 2007 : A15). Le désarmement nucléaire a même été décrit comme une norme intemporelle qui finirait par remplacer la norme provisoire de non-prolifération (Walker 2007). Si les cinq pays dotés d’armes nucléaires du tnp ne finissaient pas un jour par renoncer eux aussi à ces armes, mais estimaient plutôt qu’elles constituent une partie significative de leur sécurité nationale, comment alors les pays non dotés d’armes atomiques pourraient-ils être convaincus qu’ils devraient y renoncer pour toujours ? De fait, la Conférence d’examen du Traité de non-prolifération des armes nucléaires de 2000 déclarait dans son document final que, pour respecter leurs engagements en vertu de l’article vi du tnp, les puissances nucléaires devaient éliminer complètement leur arsenal nucléaire. Néanmoins, lors de la Conférence d’examen de 2005, les États-Unis et d’autres puissances nucléaires ont une fois de plus refusé de souscrire à cet objectif, d’où l’incapacité des participants à cette conférence de se mettre d’accord sur un énoncé.

Si le tnp devait disparaître, ses tenants estiment qu’un désarmement nucléaire complet serait impossible, car un tel désarmement cesserait de constituer une obligation juridique. Cet argument tient pour acquis que le tnp lui-même est un traité sur le désarmement et que l’existence de ce régime contribue déjà à cet objectif ; il suppose également que la prolifération nucléaire s’accentuerait si la communauté internationale renonçait au désarmement. Mais la relation entre le tnp et le désarmement nucléaire est plus complexe que cela.

Tout d’abord, le tnp n’est pas un accord sur le désarmement, mais un traité de non-prolifération. De fait, durant la première décennie de son existence, la course aux armes nucléaires entre les États-Unis et l’Union soviétique s’est même accélérée. Cela n’a rien de surprenant dans la mesure où les deux superpuissances elles-mêmes n’ont jamais perçu le tnp comme un traité sur le désarmement nucléaire. Tandis que Washington a toujours vu la non-prolifération horizontale comme le principal motif du tnp, l’objectif original de Moscou était d’empêcher la République fédérale d’Allemagne de développer ses propres armes nucléaires. De plus, les pays signataires du tnp qui ont renoncé à l’arsenal nucléaire étaient plus soucieux de prévenir la course à l’armement atomique dans leurs régions respectives que de désarmer complètement les puissances nucléaires.

D’aucuns soutiennent même que c’est justement la course aux armements nucléaires des années 1970 et du début des années 1980 qui a empêché d’autres pays de se doter du nucléaire. En dépit d’une menace atomique soviétique croissante, les États-Unis sont parvenus à convaincre leurs amis et alliés de la fiabilité de leurs garanties de sécurité. Pour renforcer leur travail de dissuasion, il leur fallait des armes nucléaires encore plus sophistiquées (Krause 2007).

Si l’augmentation des armes nucléaires, et non leur diminution, a contribué à limiter la prolifération de ces armes, l’opposé est également vrai : un plus grand désarmement n’entraîne pas une moindre prolifération du nucléaire. De fait, les pays signataires du tnp ont élaboré des programmes nucléaires clandestins, qui faisaient entorse à leurs obligations en vertu du Traité, pour plusieurs raisons. La déception causée par l’absence de mesures de désarmement nucléaire dans les pays dotés d’armes atomiques n’a toutefois pas constitué l’une de leurs motivations centrales.

Les deux superpuissances ont commencé à ralentir leur course aux armements nucléaires dans la seconde moitié des années 1980. Le président Ronald Reagan souhaitait rendre caduques les armes atomiques. En janvier 1986, son homologue, le secrétaire général de l’Union soviétique Mikhaïl Gorbatchev, a proposé l’élimination de toutes les armes nucléaires en trois étapes d’ici à l’an 2000. Lorsque les deux chefs d’État se sont rencontrés en octobre 1986 lors du sommet historique de Reykjavik, ils ont discuté de leur vision commune, celle d’abolir totalement les armes nucléaires. La rencontre a finalement achoppé sur la question des défenses antimissiles et du traité abm. Néanmoins, Reykjavik a donné une forte impulsion au désarmement nucléaire : le traité soviéto-américain de 1987 sur les forces nucléaires à portée intermédiaire et le traité start signé en 1991 ont permis l’élimination de nombreuses armes nucléaires stratégiques de part et d’autre (Goodby 2006 : 49-51).

Dans la foulée immédiate de la fin de la guerre froide, Saddam Hussein a accéléré un programme d’armement nucléaire que l’attaque israélienne sur le réacteur Osirak en 1981 a hypothéqué. L’objectif de Saddam Hussein était de faire de l’Irak une puissance régionale dominante au Moyen-Orient. L’Iran, qui était alors en guerre contre l’Irak, a commencé à bâtir son propre programme nucléaire afin d’opposer une force de dissuasion à une éventuelle menace nucléaire irakienne. De même, la Corée du Nord, isolée politiquement, a construit son réacteur Yongbyon pour extraire du plutonium et se forger une sorte d’assurance vie. Enfin, Kadhafi, le chef d’État de la Libye, rêvait de sa propre bombe atomique qui aurait fait de lui un leader respecté du monde arabe et d’ailleurs.

Depuis, les puissances nucléaires n’ont pas nécessairement répondu aux attentes des pays non dotés d’armes nucléaires. Il est certain que l’échec de l’entrée en vigueur du traité d’interdiction complète des essais nucléaires et celui de la négociation visant à interdire la production de matières fissiles en ont déçu plusieurs. Les préoccupations se portent également vers les plans de modernisation des forces nucléaires dans tous les États déjà dotés d’armes nucléaires. Mais il est également vrai que les États-Unis et la Russie (de même que la France et le Royaume-Uni) ont diminué radicalement leurs forces nucléaires : dans le cas des États-Unis, cette réduction est des deux tiers. Après tout, l’un des principaux objectifs de l’administration Bush était de réduire la dépendance de son pays à l’égard de l’arsenal atomique. Le développement de munitions conventionnelles modernes toujours plus sophistiquées permet même désormais l’utilisation d’ogives conventionnelles dans les systèmes stratégiques (Andreasen 2006). En somme, l’arsenal nucléaire perdra progressivement de sa pertinence pour la sécurité des États modernes. Toutefois, nous assistons en même temps à l’armement nucléaire de la Corée du Nord, qui a effectué son premier essai nucléaire en octobre 2006. L’Iran poursuit un programme nucléaire que l’on croit avoir une finalité militaire. L’Inde et le Pakistan, deux pays qui n’ont jamais signé le tnp, accélèrent leur programme d’armement nucléaire. Enfin, de nombreux observateurs s’attendent à ce que l’Arabie saoudite et l’Égypte, peut-être même la Turquie, contrent une éventuelle bombe atomique iranienne en élaborant leur propre plan nucléaire.

En conclusion, le tnp n’est pas un traité sur le désarmement. En revanche, les garanties sur la sécurité nucléaire ont prévenu la prolifération dans bien des cas. En dépit du désarmement nucléaire auquel nous assistons depuis la fin de la guerre froide, la prolifération se poursuit. Un effondrement du tnp ne signifierait cependant pas pour autant automatiquement la fin du désarmement nucléaire. Les pays industrialisés modernes pourraient, pour assurer leur sécurité nationale, délaisser l’arsenal nucléaire au profit de munitions conventionnelles de précision.

En même temps, abolir toutes les armes nucléaires n’est pas une mince tâche. Comme Michael Quinlan l’a souligné, il serait moins difficile de convaincre la planète entière d’arrêter de fumer. Dans un environnement non nucléaire, des mesures de vérification extrêmement intrusives deviendraient nécessaires pour convaincre tous les États de la non-existence de réserves ou de programmes d’armement clandestins. De fait, tant qu’il existera des États souverains, ces derniers considéreront la possibilité de manquement à leurs engagements comme un élément important de leur souveraineté. Toutefois, la fraude d’un seul État pourrait renverser l’ordre politique international au profit de ce dernier. Dans un tel contexte, il semble raisonnable d’affirmer que l’abolition des armes nucléaires, loin d’être un préalable à un nouvel ordre international pacifique, ne peut en réalité que provenir d’un tel ordre. En d’autres mots, dans un avenir prévisible, un monde sans armes nucléaires constitue un objectif irréaliste. Dans cette optique, il est contre-productif d’attirer l’attention sur l’échec d’un désarmement nucléaire complet, car une telle posture alimente ceux qui ont intérêt à saper le tnp, comme les pays susceptibles de développer leur arsenal nucléaire, qui soutiennent que le tnp est fragile parce que les grandes puissances ne procèdent pas au désarmement nucléaire et non parce qu’eux-mêmes poursuivent des programmes nucléaires illégaux. Il ne s’agit pas de dire que des mesures plus réalistes de désarmement nucléaire seraient inutiles. De telles mesures augmenteraient plutôt la crédibilité du tnp. Mais il y a une grande différence entre un monde totalement libre d’armes nucléaires et le maintien d’un faible nombre d’armes atomiques (Hassner 2007 ; Quinlan 2007-2008 ; Brown 2007-2008).III – En quoi le TNP nous manquerait-il pourtant ?

La fin du traité de non-prolifération n’entraînerait pas forcément une prolifération accrue des armes nucléaires. De plus, la relation entre le régime de non-prolifération nucléaire et le désarmement nucléaire est plus complexe que ne le croient généralement les tenants du tnp. Doit-on pour autant en conclure que nous pourrions facilement nous passer de ce traité? Trois raisons principales motivent une réponse négative à cette question : l’élaboration d’une coalition internationale, la transparence nécessaire à une relation de confiance et les modalités de la politique internationale.

A — L’élaboration d’une coalition internationale

La responsabilité de faire respecter le tnp incombe au Conseil de sécurité des Nations Unies, qui doit s’assurer que les pays signataires respectent les modalités du traité et prendre des mesures en cas d’infraction. Mais le Conseil ne peut s’acquitter correctement de ses fonctions que si ses membres permanents sont unis. En d’autres termes, l’élaboration d’une coalition est au coeur même de la non-prolifération des armes nucléaires. Dans le cas d’Israël, de l’Inde et du Pakistan – puissances nucléaires qui ont refusé de signer le tnp – le Conseil de sécurité a été incapable de jouer ce rôle.

Dans le cas de la Corée du Nord, le Conseil de sécurité a confié les négociations à six parties (Corée du Nord, Corée du Sud, États-Unis, Chine, Japon et Russie). Ce groupe a si bien réussi qu’en février 2007 la Corée du Nord a accepté un plan de désarmement nucléaire qui comprend la désactivation de son réacteur de Yongbyon sous la supervision de l’Agence internationale de l’énergie atomique (aiea). L’objectif final est de convaincre Pyongyang d’abandonner complètement son programme d’armement nucléaire d’une façon vérifiable et d’adhérer à nouveau au tnp en tant qu’État non nucléaire (us Department of State, 2007)[1].

L’effet d’une coalition internationale sur le désarmement nucléaire est encore plus manifeste dans le cas de l’Iran. Téhéran a fréquemment essayé de diviser la communauté internationale. Au lieu de suspendre ses activités d’enrichissement et de retraitement de l’uranium comme le prévoyaient les accords de Téhéran (2003) et de Paris (2004) qu’il a signés avec la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, l’Iran a choisi d’accélérer son programme nucléaire. Mais sa tactique a échoué : au lieu de diviser les Européens de Washington et les partenaires occidentaux de la Russie et de la Chine, elle a eu pour effet de faire émerger une nouvelle coalition internationale, l’E3/eu + 3, surnommée la grande coalition. Lors d’une réunion des ministres des Affaires étrangères des États-Unis, de la Russie, de la Chine, de la France, du Royaume-Uni et de l’Allemagne, en juin 2006, ces gouvernements se sont entendus pour mettre l’Iran devant un choix clair : soit il ouvre les négociations qui pourraient mener à une coopération politique et économique et à la suspension de toutes les activités liées au cycle du combustible, soit il poursuit ces activités, mais encourt les sanctions du Conseil de sécurité. Une telle entente a été possible en dépit des intérêts conflictuels de la Russie et de la Chine à l’égard de l’Ouest. Ces deux pays considèrent l’Iran comme un partenaire économique important – la Russie, parce qu’elle souhaite vendre son arsenal conventionnel et sa technologie atomique civile, et la Chine, parce que l’Iran constitue son deuxième fournisseur de pétrole en importance.

Comme l’Iran a choisi de poursuivre son programme nucléaire et que l’iaea n’a pas pu résoudre toutes les questions en litige concernant les activités d’enrichissement de ce pays, le Conseil de sécurité a sévi. En décembre 2006, en mars 2007 et en mars 2008, il a adopté les résolutions 1737, 1747 et 1803 qui demandaient à l’Iran de suspendre ses projets d’enrichissement et de retraitement de l’uranium. Il a également convenu de sanctions qui seraient mises en oeuvre si Téhéran poursuivait ses activités (Thränert 2006 ; Seaboyer et Thränert 2007). Ces résolutions prouvent qu’une coalition internationale solide existe pour empêcher l’armement nucléaire de l’Iran.

Il reste à savoir si les coalitions internationales contre les ambitions atomiques de la Corée du Nord et de l’Iran seront durables et si elles parviendront à convaincre ces deux pays de mettre un terme à leur programme nucléaire. Mais des coalitions internationales fortes sont une condition nécessaire pour prévenir toute prolifération supplémentaire des armes nucléaires. Il est largement plus facile de mettre sur pied de telles coalitions sous l’égide du tnp, parce que ce régime assure une norme juridique contre la prolifération des armes nucléaires. Sans ce cadre normatif, la prolifération des armes nucléaires ne serait plus illégale, ce qui rendrait bien plus difficile, voire impossible, la formation de coalitions contre les pays qui s’armeraient de nucléaire. Au contraire, on pourrait s’attendre à ce que les programmes atomiques susceptibles de servir à certaines grandes puissances reçoivent l’aval de ces dernières, tandis qu’ils susciteraient l’opposition d’autres États. Une déstabilisation de l’ordre international s’ensuivrait.

B — La transparence nécessaire à l’instauration d’une relation de confiance

Actuellement, le tnp constitue l’assise juridique d’environ 2000 inspections annuelles in situ effectuées par l’aiea. Au cours des années 1970 et 1980, ces inspections ont été concentrées dans les installations déclarées où le matériel nucléaire était contrôlé afin d’éviter son détournement à des fins militaires. Après l’amère expérience du programme nucléaire clandestin instauré par Saddam Hussein en Irak en parallèle avec des sites nucléaires déclarés, le Conseil des gouverneurs de l’aiea a approuvé un protocole qui s’ajoute aux mesures de contrôle initiales. Ces procédures de vérification modernes comprennent des obligations supplémentaires quant à la divulgation d’informations. Toutes les activités relatives au cycle du combustible, y compris la recherche et le développement, doivent être déclarées. L’aiea dresse le profil de chaque pays à partir des renseignements qu’il lui fournit ou qui sont obtenus lors des inspections ou autrement. De plus, les droits d’accès accordés aux inspecteurs de l’aiea ont été élargis de façon considérable. En principe, ces derniers peuvent désormais inspecter des installations non déclarées dans les sites déclarés. En outre, ils sont autorisés à prendre des échantillons environnementaux aux endroits de leur choix. Malheureusement, seulement la moitié de tous les membres du tnp ont jusqu’ici signé ce nouveau protocole, mais la ratification par d’autres pays demeure un objectif important[2].

Cette ratification est encore plus importante avec la renaissance de la force nucléaire civile à laquelle nous assistons actuellement. Aujourd’hui, 429 réacteurs nucléaires en activité se répartissent dans 31 pays. On en compte 21 autres en construction. Soixante-dix-sept usines nucléaires supplémentaires sont prévues et 162 autres ont été proposées. Si tous ces réacteurs étaient construits, le nombre de pays détenteurs de réacteurs nucléaires passerait à 38, parmi lesquels figureraient l’Égypte, l’Indonésie, le Kazakhstan, la Turquie et le Vietnam. Les pays du Moyen-Orient comme l’Arabie saoudite, la Jordanie, le Koweït, la Syrie et les Émirats arabes unis ont également déclaré leur intérêt pour le développement de l’énergie nucléaire civile.

On peut s’attendre à ce que d’autres pays se dotent de surgénérateurs afin de diminuer leur demande en carburant d’uranium enrichi. Or, le plutonium utilisé dans ces réacteurs de génération iv est particulièrement utile à la fabrication d’armes atomiques. En même temps, les analystes estiment que d’autres pays pourraient développer des activités d’enrichissement et de retraitement de l’uranium afin d’être indépendants des fournisseurs internationaux. Ces technologies classiques peuvent être aisément converties à des fins militaires (Barnaby et Kemp 2007).

Sans les garanties de sécurité de l’aiea – idéalement, des procédures de vérifications modernes – la transparence serait perdue à un moment où elle serait particulièrement nécessaire. Le monde serait ainsi rapidement confronté aux incertitudes du nucléaire. Les gouvernements auraient à tenir compte du fait que leurs voisins pourraient à tout moment se constituer un arsenal nucléaire en profitant d’un programme nucléaire civil, sans compter que le risque de terrorisme nucléaire pourrait également augmenter. Grâce au travail de coopération avec l’aiea, beaucoup de puissances nucléaires civiles ont appris à rendre compte de leurs stocks de carburant atomique. Cette compétence serait perdue avec l’abandon de la supervision internationale des activités nucléaires. Davantage de matériel nucléaire se retrouverait dans un plus grand nombre de pays, sans que la communauté internationale dispose de statistiques précises sur ce matériel. Une telle situation serait désastreuse pour la prévention du terrorisme nucléaire.

C — Les modalités de la politique internationale

On a souvent décrit le tnp comme la pierre angulaire du contrôle multilatéral des armes. De fait, il est difficile d’imaginer que la Convention sur les armes biologiques et à toxines (cabt) et la Convention sur les armes chimiques (cac), les deux autres traités importants sur la non-prolifération, pourraient perdurer si le tnp s’effondrait. La cabt manque de mesures de vérification efficaces, mais il est plus que jamais nécessaire de l’améliorer considérant les récentes avancées des sciences de la vie, qui devraient conduire non seulement à des applications civiles utiles, mais aussi à de nouvelles possibilités militaires. Le système de vérification de la cac est beaucoup plus développé, mais cette convention pourrait être sérieusement mise à mal si les deux plus grands détenteurs d’armes chimiques, la Russie et les États-Unis, ne procédaient pas à la destruction complète de ces armes d’ici avril 2012, conformément aux termes de la cac. Si le tnp cessait d’exister, le contrôle multilatéral déjà extrêmement problématique des armes pourrait se complexifier encore plus. Il deviendrait difficile, voire impossible, d’empêcher le détournement des découvertes scientifiques à des fins militaires. Du même coup, la mobilisation politique que suscite l’éradication des armes chimiques à l’échelle planétaire finirait par s’étioler.

Si cela advenait, tout un ensemble de règles de conduite pourrait disparaître. L’idée même de coopération entre nations soucieuses de restreindre l’accès aux armes et aux technologies les plus destructrices à des fins militaires serait abandonnée, ce qui bouleverserait les modalités de la politique internationale. Les États pourraient être tentés de limiter toute prolifération supplémentaire en ayant recours au contrôle des exportations ou à des activités militaires, comme des frappes préventives. Les actions unilatérales et les confrontations prendraient ainsi le pas sur les ententes multilatérales.

Conclusion

L’effondrement du Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires n’entraînerait pas forcément un accroissement du nombre de pays dotés de telles armes. Pour beaucoup de gouvernements, le tnp ne constitue pas la seule raison de résister à la tentation du nucléaire. Il leur faudrait toujours tenir compte de l’opposition intérieure. Les identités non nucléaires continueraient de compter pour beaucoup. Les garanties de sécurité, essentiellement fournies par les États-Unis, resteraient pertinentes. Si tel était le cas, de nombreux gouvernements pourraient estimer plus commode de bouder l’arsenal atomique afin de maintenir la stabilité de leurs relations avec Washington. Le désarmement nucléaire demeurerait donc possible, sinon probable, dans un monde sans le tnp. Mais la stabilité d’un monde libre de nucléaire ne serait pas plus assurée avec ou sans ce traité.

Toutefois, l’effondrement du régime de non-prolifération des armes nucléaires au début du 21e siècle aurait des incidences graves. Il deviendrait difficile, sinon impossible, d’établir des coalitions internationales contre la prolifération. De plus, au moment même où un nombre croissant de pays seraient susceptibles de détourner des technologies nucléaires civiles à des fins militaires, la communauté internationale devrait renoncer à la transparence et au contrôle que garantit le fonctionnement de l’aiea, ce qui créerait un climat d’incertitude et de défiance.

La chute du tnp entraînerait surtout, peut-être, la disparition de la culture politique qui consiste à faire face aux menaces émergentes de prolifération par la coopération. Étendre le règne civilisateur de la loi à la capacité destructrice du genre humain ne ferait plus partie des plans de la communauté internationale. Comme pour tant d’autres choses de la vie, il est possible que nous ne regrettions le tnp qu’une fois qu’il aura disparu.(Traduit de l’anglais par Catherine Broué)