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La fin de l’année 2010 et l’année 2011 ont marqué l’Afrique du Nord du sceau de la révolution. La Tunisie de Ben Ali, l’Égypte de Moubarak et la Libye du colonel Kadhafi furent en effet secouées par le soulèvement des populations contre les gouvernements en place. La révolution libyenne, qui débuta de son côté en janvier 2011, se distingua sensiblement des deux autres conflits par la particularité suivante : elle fit l’objet d’une intervention militaire internationale. Cette opération fut déclenchée à la suite du vote de la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies qui autorisait les États membres à prendre « toutes les mesures nécessaires […] pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne » (Conseil de sécurité des Nations Unies 2011b : §4). Baptisée Unified Protector, cette opération, en tête de laquelle se situaient la France, la Grande-Bretagne et les États-Unis, débuta officiellement le 31 mars 2011 et prit fin le 31 octobre de la même année. L’objectif de cet article n’est pas de s’insérer dans le débat ayant eu lieu autour du dépassement ou non du mandat onusien par l’otan. Celui-ci se limitait à la protection des populations et ne nommait pas explicitement la menace contre laquelle les civils devaient être protégés, ce qui conduisit l’otan à mener une campagne aérienne sans pouvoir désigner d’ennemi. Les commentaires autour de l’intervention ont alors principalement porté sur l’ambiguïté autour du ciblage des bombardements : Kadhafi et ses partisans étaient-ils considérés comme un ennemi et comme une cible en soi ? Une question souvent associée à des critiques (Andersson et Lagot 2012) auxquelles l’otan et ses membres répondaient qu’ils ne faisaient qu’appliquer à la lettre (« no more no less ») les termes de la résolution 1973 (Lungescu 2011a ; Rasmussen 2011).

Notre étude ne porte pas sur la polémique autour du respect du mandat onusien. Elle se conçoit plutôt comme une analyse des discours de justification de l’opération militaire. Notre but est ici de déconstruire la cohérence apparente de cet édifice discursif, à partir duquel les États intervenants de l’otan légitimèrent le déploiement de la force militaire dans le ciel libyen.

En d’autres termes, l’objectif des lignes qui suivent est de mettre au jour la charpente discursive qui fonda l’évidence et la pertinence généralement acceptée des justifications données : comment l’intervention militaire de l’otan en Libye fut-elle légitimée ? Notre démarche ne consiste pas à dresser un catalogue des arguments mobilisés par les parties intervenantes, mais bien plus à analyser la structure discursive même dans laquelle ils se sont trouvés inclus et mis en ordre. Là réside notre hypothèse : nous supposons que cette intervention fut légitimée du fait de l’insertion de sa mise en images dans une structuration discursive spécifique, composée de pôles justificatifs interdépendants se renvoyant les uns aux autres et s’appuyant mutuellement. Notre attention portera ainsi sur la morphologie des discours de légitimation, leur composition énonciative, la manière dont l’ordonnancement textuel des arguments justificatifs s’est organisé dans le parler officiel. De là nous pourrons déduire la logique de cohérence interne de cet ensemble légitimateur et surtout la force d’impact que celle-ci confère aux arguments mobilisés.

Dans cette perspective, l’intervention armée en Libye présente des dimensions heuristiques intéressantes pour trois raisons. Considérons d’abord l’adaptation des légitimations interventionnistes après les échecs américains en Irak et en Afghanistan. La politique de « regime change » néoconservatrice faisant suite aux invasions militaires dans ces deux pays a non seulement démontré l’échec d’une greffe démocratique à marche forcée, mais elle a abouti à une modification durable et souvent négative des équilibres sociaux et politiques nationaux (Dorronsoro 2001 : 153-172 ; 2003 ; De Hoop Scheffer : 2007 ; Bozarslan 2007 : 17-27). De même, le pendant militaire contre-insurrectionnel très coercitif et aveugle quant à la complexité sociale du milieu dans lequel il était mis en oeuvre a contribué à discréditer la forme doctrinale renouvelée (dans sa grammaire) de la « conquête des coeurs et des esprits » (Bricet des Vallons 2010 ; Lindemann 2007 ; Olsson 2007 ; 2012 ; Dorronsoro, Olsson et Pouyé 2012 ; Wasinski 2012). De fait, cette remise en cause profonde et visible de la faculté des interventions militaires occidentales à tenir leurs promesses pose la question de l’évolution des registres légitimateurs. Une intervention militaire occidentale dans un pays « du Sud » peut-elle se trouver à nouveau justifiée par des contenus idéologiques occidentalo-centrés aussi puissants et des pratiques politico-militaires aussi intrusives ? Le cas libyen nous fournit un cas d’étude très pertinent pour tenter de cerner un tel questionnement. De plus, et dans le prolongement de cette première remarque, il s’avère que le maillage du tissu des justifications données se révèle relativement complexe. Les arguments avancés reposent en grande partie sur un jeu d’équilibre de la « juste mesure idéologique ». Comme nous le verrons plus loin, il n’était par exemple nullement question dans l’espace d’expression allié de parler de changement de régime ou d’imposition d’un modèle politique spécifique, le langage autorisé d’alors étant celui du respect de la volonté politique interne et de l’accompagnement dans un processus de transition politique autonome et endogène. Dans cette perspective, nous souhaitons ainsi briser l’image monolithique parfois donnée aux argumentaires interventionnistes. Ces éléments de légitimation ne sont pas fixes ni pleinement différents ou délimités entre eux. Il convient au final d’éviter de réifier ces argumentations pour les étudier dans leurs processus d’émergence progressifs, constitués de réseaux d’interdépendance et répondant à des besoins justificatifs précis. Il s’agit donc de s’interroger sur la structuration argumentative de cet ordre légitimateur et de comprendre en quoi elle permet de rendre convaincant et acceptable l’acte de force militaire international. Enfin, l’opération de l’otan en Libye nous en apprend également beaucoup sur le rôle de la construction du visage de l’Autre et du Soi dans la légitimation des opérations militaires. Comme nous l’expliquerons plus après, la logique générale du régime de justification dont nous étudierons la structure de cohérence prend appui sur la représentation de l’Autre, en l’occurrence Kadhafi et ses victimes civiles. Toute la charpente de légitimation discursive, sa complexité brièvement évoquée, s’est organisée à partir de ce socle précis. Il paraît donc intéressant de capter la manière dont la dimension identitaire s’ancre dans les structures énonciatives qui fondent la légitimité de l’ordre justificatif d’une intervention militaire contemporaine.

I – Théoriser la légitimation d’une intervention militaire internationale : de l’étude des arguments à la déconstruction de leur structure discursive

La question de la légitimation des interventions militaires n’est pas nouvelle. De nombreuses réflexions ont été menées sur la justification de ces opérations, notamment après la guerre froide. Les arguments politiques et idéologiques ont fait l’objet de riches études. C’est plus particulièrement le cas, en ce qui nous concerne, de ceux relevant des interventions militaires dites humanitaires. Pensons d’abord à Martha Finnemore, qui retrace historiquement l’origine du discours interventionniste humanitaire en expliquant, notamment, la manière dont la notion d’« humanité » s’est progressivement étendue à de nouveaux « ayants droit » parallèlement à l’évolution de la norme souveraine (Finnemore 1996 : 153-185). De son côté, David Chandler a montré le processus général par lequel « l’attention portée à la politique étrangère éthique est devenue une ressource d’autorité et de crédibilité importante pour les dirigeants politiques occidentaux[1] » (Chandler 2006 : 63). Prenant le contre-pied de l’argumentaire libéral, il explique la manière dont l’activité militante des « entrepreneurs de moralité » a contribué à établir le socle justificatif « humanitaire » sur lequel se baseront les pratiques interventionnistes des puissances occidentales (Chandler 2006 : 37-38). En prêchant ces discours d’humanité, les activistes des droits de l’homme donnèrent ainsi l’occasion aux pratiques interventionnistes de se justifier sur des bases ne relevant plus de l’intérêt national, mais d’une « éthique », permettant ainsi dans le même temps aux États les plus puissants de solidifier leur statut de garant de la régulation internationale à partir d’un registre simplement différent et tout aussi accommodant (Chandler 2006 : 133). Certaines autres études ont également démontré que les discours légitimateurs des « interventions humanitaires » relèvent de liens et de glissements sémantiques vers divers autres registres justificatifs. Nous pouvons ainsi évoquer la mise en lien de la rhétorique des souffrances humaines avec celle de l’« état d’urgence ». Générant une vision catastrophique de certaines situations (Ophir 2010 : 59-88), l’état d’exceptionnalité déclenche une alarme d’action éthique qui non seulement presse la nécessité de l’intervention, mais masque par là même les intérêts politiques des puissances intervenantes derrière un narratif sur l’urgence d’une protection à fournir (Calhoun 2010 : 29-58 ; Pandolfi 2000 : 100). De même, Mark Duffield a montré l’émergence d’un lien de plus en plus étroit entre le « développement » et la notion de « sécurité » (Duffield 2001 : 22-42). L’interventionnisme humanitaire dans ce que Duffield appelle les « nouvelles guerres » (new wars) s’appuie sur un narratif justificatif selon lequel l’aide au développement servirait à enrayer les conflits, à les prévenir. Cet « humanitarisme politique » permettrait ainsi aux acteurs prônant cette aide de préserver de manière explicite leurs objectifs politiques tout en les alliant au registre des souffrances causées par les guerres civiles dans les pays « du Sud » (Duffield 2001 : 95).

Comme le montre ce très rapide tour de la littérature, l’étude des arguments et de leur contenu se révèle très féconde dans la perspective d’une compréhension de la légitimation des interventions militaires internationales. L’analyse des justificatifs démontre en effet l’émergence socio-historique d’un ordre légitimateur convaincant et fortement mobilisé par le monde politique dans la mise en acceptabilité de l’emploi « humanitaire » de la force armée. Néanmoins, une piste assez différente nous paraît intéressante à explorer dans cet article : celle de la structuration et de l’agencement des arguments dans les édifices discursifs. Nous pousserons la logique plus loin que celle de ces auteurs, en nous concentrant non plus sur le contenu même des justifications, mais sur leur insertion dans les structures discursives qui les portent. Nous tenterons ainsi de prouver que ce sont moins les arguments auxquels une intervention militaire se rattache qui fondent sa légitimité que son ordonnancement dans des structures discursives spécifiques. En d’autres termes, comment « naît » un registre justificatif lors d’une opération militaire internationale ? Comment ce registre se développe-t-il au cours de l’opération ? Naît-il de manière indépendante ou par appel et appui sur d’autres types de registres ? La légitimation d’une intervention repose-t-elle sur des arguments distincts et bien délimités ou, au contraire, relève-t-elle d’un chevauchement, d’un entrelacement, d’un jeu discursif entre plusieurs justifications ? Si c’est le cas, comment s’opèrent ces liaisons discursives et comment contribuent-elles à rendre un ensemble justificatif cohérent et convaincant ? À travers ce type de questionnement qui sous-tendra notre analyse, nous souhaitons nous situer dans cette perspective de la mise en structuration discursive d’une intervention militaire par l’étude d’un cas concret, l’intervention militaire au-dessus de la Libye.

À cette fin, le choix des discours analysés a porté sur les productions des hauts responsables politiques des trois principaux États intervenants (États-Unis, Royaume-Uni, France). Ces énoncés ont également connu des points d’institutionnalisation internationaux lors de conférences multilatérales auxquels nous nous intéresserons. Les discours choisis et les lignes justificatives relevées constituent donc des exemples et des extraits des tendances légitimatrices lourdes de l’opération.

II – La logique générale des justifications : la frontiérisation entre l’Autre et le Soi

Ainsi que nous l’avons brièvement expliqué, l’ordre argumentatif général s’est organisé à partir de la dimension fondamentale d’une différenciation entre le Soi et l’Autre. Il s’agissait d’un procédé de frontiérisation, bien plus que d’une différence. Ce qui était conçu comme « autre » n’était pas seulement décrit sur le mode de la simple et bénigne altérité, mais à travers le marquage de limites, de frontières discursives dont nous verrons plus bas les caractéristiques. Ces frontières ne labellisaient pas seulement les éléments conçus comme différents dans l’essence de l’Autre, mais instituaient « une ligne (de) division fondamentale de l’ordre social » (Bourdieu 1982 : 122) distinguant entre un dedans de l’« acceptable et du légitime » et un dehors de l’« inacceptable et de l’illégitime ». En d’autres termes, c’est sur le mode de l’inclusion et de l’exclusion de la figure de l’Autre par rapport à la figure du Soi que les justifications se sont organisées.

Plus concrètement, la construction de cette frontiérisation discursive se joua autour de deux groupes d’individus : Kadhafi et ses victimes. Plus exactement, et comme nous tâcherons de le démontrer, la frontiérisation se voulait fortement exclusive lorsqu’elle concernait Kadhafi et était particulièrement inclusive lorsqu’elle caractérisait les victimes de la population libyenne. Alors que la première figure décrivait un mouvement de l’Autre qui s’éloignait et s’opposait puissamment au Soi, la seconde traduisait un mouvement de rapprochement légitime de l’Autre vers le Soi. Ce schéma de frontiérisation entre le Soi intervenant et l’Autre plus ou moins accepté et légitime dans son existence et son mode d’expression politique a conditionné les justifications alliées. De manière schématique, l’Autre « Kadhafi » décrit comme illégitime dans ses actes permit l’expression d’une nécessité d’intervenir contre de telles actions, tandis que la représentation des victimes justifia l’intervention au vu d’une protection pour des besoins humanitaires et politiques.

III – Conceptualisation de la cohérence interne de l’espace discursif allié : une perspective foucaldienne du verrouillage épistémique de l’Autre

En apparence, un discours peut paraître d’une forte cohérence. Foucault nous invite à remettre en cause cette première impression pour mettre au jour les éléments qui permettent à celui qui parle de donner corps à ces représentations perçues comme évidentes. Contrairement aux structuralistes qui considèrent qu’un réseau de significations constitue une structure fixe qui peut être découverte par l’étude du langage (Saussure 1955), la pensée poststructuraliste foucaldienne suppose que le lien entre les significations est intrinsèquement instable. Les structures existent, mais elles sont mouvantes, changeantes et évolutives. Ainsi, pour Foucault, le discours relève d’« un système de dispersion, dans le cas où, entre les objets, les types d’énonciations, les concepts, les choix thématiques, on pourrait définir une régularité (un ordre, des corrélations, des positions et des fonctionnements, des transformations » (Foucault 1969 : 53). En d’autres termes, Foucault conçoit le discours comme une dispersion cohérente d’énoncés (Foucault 1966 : 148-149 ; 1976 : 47). Cette cohérence, cette logique se construit sur la base de règles de fonctionnement et de formation (Foucault 1969 : 141) qui constituent le socle commun de cet ensemble énonciatif dispersé. Autrement dit, le discours se révèle être la dispersion, la distillation de règles de formation au sein d’un réseau d’énoncés aux contenus très divers.

Afin de cerner cette dispersion cohérente du discours, Foucault propose notamment le concept de « schémas rhétoriques », que nous emprunterons. Selon Foucault, les discours sont en effet composés de « schémas rhétoriques » (Foucault 1969 : 75), « selon lesquels on peut combiner des groupes d’énoncés (comment s’enchaînent les unes aux autres descriptions, déductions, définitions, dont la suite caractérise l’architecture d’un texte [ou discours]) » (Foucault 1969 : 76). Ces schémas rhétoriques présents dans le discours constituent le mode d’énoncé qui donne au discours son apparente cohésion. À propos de l’histoire naturelle, Foucault note que la manière dont elle a fait évoluer ses paradigmes conceptuels ne dépend pas d’un simple changement dans les concepts utilisés, qui seraient apparus comme plus heuristiques, ou « plus vrais » que les précédents, mais plutôt de modes d’énonciation plus larges du savoir qui ont permis d’en préserver la pérennité en dépit des différentes ruptures épistémologiques subies (Foucault 1969 : 76). La pérennité de l’histoire naturelle ne vient pas de la qualité intrinsèque de ses concepts successifs, mais de la manière dont ces derniers étaient articulés dans les vecteurs de transmission du savoir. La cohérence d’un discours et des représentations véhiculées dépend donc de la manière dont les schémas rhétoriques sont organisés de manière cohérente. En d’autres termes, nous dirons que le contenu des arguments en eux-mêmes ne fonde pas entièrement leur crédibilité ; c’est surtout à partir de la façon dont ils s’organisent au sein d’une structure discursive plus large que leur légitimité se construit.

Si ces schémas rhétoriques sont effectivement des pôles structurants qui assurent au discours sa pleine cohésion, sa logique, c’est aussi parce qu’ils sont en situation d’interdépendance (Foucault 1969 : 76). Ces éléments énonciatifs s’interpénètrent, et ce chevauchement tisse les liens d’interdépendance qui maillent au final l’évidence supportée par le tissu discursif déployé. Comme nous le verrons plus concrètement, il n’existe pas de registres, de schémas parfaitement délimités dans leur contenu et dans les représentations du réel qu’ils véhiculent. Ils s’entrelacent, se renvoient les uns aux autres, et c’est aussi précisément cette interdépendance qui fonde la solidité et la force performative d’un discours. Les schémas rhétoriques structurent le discours par une polarisation dispersée en plusieurs registres, leur mise en réseau tisse entre eux une maille énonciative serrée qui fonde sa logique apparente. Plus concrètement, l’évocation d’un schéma rhétorique provoque dans une certaine mesure l’appel à un autre schéma rhétorique : parler d’un aspect de la réalité dans le discours amène précisément à en évoquer un autre, et c’est par ce lien d’interdépendance que la réalité est cerclée, verrouillée de manière convaincante dans le vecteur discursif. Ces liens d’interdépendance placent celui qui parle et celui qui écoute dans un espace énonciatif de renvoi, de répétition, de rappel, de redondance. Ces entrelacements assurent au discours sa force, son cloisonnement dans un ensemble de schémas rhétoriques placés sous réseau. Il est ainsi possible de dire que ce cloisonnement discursif est à la fois complexe, diffus et entrelacé en interne, mais particulièrement frontiérisé vis-à-vis des discours externes qui en feraient la critique. On pourrait dire que cette mise en réseau et cette redondance entre schémas rhétoriques tracent également des limites d’imperméabilité par rapport à des discours externes qui tendraient à mettre en péril la logique des discours justificatifs. En se renvoyant l’un à l’autre, ces schémas assurent une maille de crédibilité fine et difficilement pénétrable pour les ensembles ne partageant pas le contenu de son déploiement.

Le discours de justification de l’opération militaire dans le ciel libyen repose sur l’agencement de schémas rhétoriques qui donnent corps et crédibilité aux arguments émis. Nous avons établi trois grands schémas structurant le discours interventionniste. Ces schémas forment précisément ce phénomène de dispersion énonciatif qui, néanmoins, répond à une logique de formation commune : la séparation du Soi et de l’Autre. Cette base va se trouver dispersée et placée sous réseau au sein de ces trois schémas qui instituèrent perpétuellement cette frontiérisation identitaire. La structure argumentative générale se bâtissant autour de cette dichotomie, il est important de préciser que les schémas identifiés sont duals : « répression/souffrance », « protection/destruction » et « civilisation/décivilisation ».

IV – Déconstruction et cartographie de la structure justificative en place au moment de l’opération en Libye

A — Le schéma rhétorique « répression/souffrance » : la cristallisation initiale de la différenciation entre le Soi et l’Autre par les registres d’humanité

La naissance et le développement du premier schéma rhétorique se situent dans la période précédant l’intervention militaire. Cet ensemble discursif peut ainsi être considéré comme la matrice de base qui conditionna l’émergence au cours du temps, de même que l’articulation, des deux autres schémas rhétoriques que nous identifierons plus loin.

Plus concrètement, la différenciation entre le Soi et l’Autre contenue dans ce premier schéma « répression/souffrance » s’articule autour d’un registre qui relève de l’émotionnel, du respect de l’humain et de ses droits fondamentaux à vivre. Le thème de la violence est la dimension centrale présente dans ce schéma, ce dernier se voyant ainsi traversé par des discours de différenciation prenant appui sur les conséquences humaines de l’emploi de la coercition.

Kadhaf : violence illégitime et déraisonnée

Dès le mois de février 2011, le colonel Kadhafi fut inséré dans un narratif fortement exclusif dont la logique s’articulait autour d’une violence employée de manière à la fois illégitime et déraisonnée.

Du point de vue de la légitimité de son emploi de la violence, l’autorité de Kadhafi n’était plus perçue comme légitime par les États membres de l’otan, en raison précisément de l’ampleur de l’usage que le dirigeant libyen faisait de la violence. Dès le 25 février, Nicolas Sarkozy déclarait ceci : « s’agissant de la France, notre position est claire : M. Kadhafi doit partir. Les violences répétées, systématiques contre le peuple libyen sont inacceptables et feront l’objet d’enquêtes et de sanctions » (Sarkozy 2011b). De manière plus claire, Hillary Clinton exprimait également cette perte de légitimité : « Nous avons vu les forces de sécurité du colonel Kadhafi ouvrir le feu sur des manifestants pacifiques… Par ces actions, les dirigeants libyens ont perdu la légitimité nécessaire pour gouverner. […] Il est temps pour Kadhafi de partir, maintenant, sans autre violence ou délai » (Clinton 2011a). David Cameron estimait de son côté que « le colonel Kadhafi doit partir, […] son régime est illégitime, […] ce qu’il fait à son peuple est totalement inacceptable » (Le Monde 2011a). Très présente dans ces déclarations, l’illégitimité du pouvoir de Kadhafi s’ajoutait à l’illégitimité de son emploi de la violence. Son autorité n’étant plus considérée comme légitime, son emploi de la violence se voyait également frappé d’illégitimité. Contrairement au mode d’emploi de la violence notamment décrit par Weber dans les États occidentaux (Weber 1991 : 112-113), où elle est utilisée dans l’optique de maintenir un ordre social reconnu, par une autorité reconnue comme légitime, celui utilisé par Kadhafi paraît, dans ces déclarations, dépourvu d’objectifs concrets. Son utilisation de la violence semblait dès lors irrationnelle, et d’ordre expressif, car Kadhafi n’était plus considéré comme le souverain légitime. Son emploi de la violence fut interprété comme un but en soi, sans objectif plus grand que celui de maintenir au pouvoir un dirigeant auquel la communauté n’acceptait plus de se soumettre.

Concernant l’aspect déraisonnable prêté à l’emploi de la violence par Kadhafi, les qualificatifs et les descriptions mobilisés par les futures forces intervenantes ne manquaient pas pour décrire l’ampleur avec laquelle elle fut déployée. En effet, l’illégitimité de l’utilisation de la violence par Kadhafi paraissait d’autant plus marquée dans les propos des États membres de l’otan qu’elle s’y voyait accompagnée d’une intensité importante. Nicolas Sarkozy déclarait dès le 23 février : « La poursuite de la répression brutale et sanglante contre la population civile libyenne est révoltante. La France et les Français suivent ces événements avec horreur et compassion. Un tel usage de la force contre sa propre population est indigne » (Sarkozy 2011a). Hillary Clinton parlait quant à elle de « bain de sang […] inacceptable » (Barthet 2011).

Kadhafi était dépeint à travers l’usage d’une violence excessive. Les discours évoquaient une violence comme moyen quasi unique par lequel le gouvernant s’exprimait. La violence de Kadhafi apparaissait d’autant plus irrationnelle et illégitime qu’elle était représentée comme particulièrement intense. L’irrationalité de cette violence était donc redoublée dans le sens qu’on lui attribuait, car elle fut utilisée de manière particulièrement soutenue pour un but qui n’existait pas, ou pour contribuer à le rendre inexistant. L’emploi de la violence par Kadhafi semble ainsi influencer la légitimité même de son pouvoir. Si l’illégitimité de son pouvoir provoquait l’illégitimité de son emploi de la violence, l’expression excessive de cette dernière provoquait aussi l’illégitimité de son pouvoir. Kadhafi est ainsi dépeint dans un cycle délégitimateur perpétuel qui ne fait que s’accentuer, traduisant ainsi un cycle co-constitutif violence/illégitimité.

Les « souffrances » des victimes : subir une violence excessive

Ce portrait de Kadhafi est renforcé par sa mise en opposition au pendant victimaire de son emploi de la violence. Si l’intensité et l’illégitimité de cette dernière sont aussi prégnantes dans les discours des futurs intervenants, c’est parce que ces deux caractéristiques renvoyaient à leurs conséquences immédiates : les souffrances humaines. Si la déclaration de Nicolas Sarkozy du 23 février relevée plus haut montre l’encadrement de la figure victimaire à travers leurs souffrances, David Cameron annonçait dès le 20 février qu’il se sentait « gravement concerné par les rapports sur l’escalade de la violence et le grand nombre de morts civiles. » Il ajoutait : « Nous condamnons tout usage de la force des autorités libyennes contre des manifestants pacifiques. Cette forme de répression est inacceptable, contre-productive et mauvaise » (Cameron 2011a). Dans un registre plus lyrique, Rosemary DiCarlo, la représentante des États-Unis auprès des Nations Unies, déclarait le 22 février : « Aujourd’hui, la communauté internationale a fait savoir d’une voix claire et unique qu’elle condamne les violences contre les civils en Libye, que la violence doit cesser immédiatement […]. Nos prières vont à ceux qui ont souffert et qui ont perdu ceux qu’ils aiment dans ces violences » (DiCarlo 2011). Une frontiérisation inclusive se forme ainsi vis-à-vis de ces victimes, dépeintes comme touchées de plein fouet par la violence irrationnelle du gouvernement en place. Dans le même temps, il est intéressant de noter que la description empathique de la violence faite à ces victimes permettait de solidifier la différenciation exclusive des États membres de l’otan vis-à-vis de Kadhafi. Le portrait de ces victimes réaffirmait en effet le registre de l’irrationalité de la violence de Kadhafi couplée à l’illégitimité de son pouvoir. En d’autres termes, le pouvoir de Kadhafi, ou plutôt sa légitimité, commence dès lors à être remis en question sur la base de son « inhumanité ».

L’institutionnalisation internationale du schéma « répression/souffrance » et sa mise en pratique

Le squelette de ce premier schéma qui se construit durant la deuxième quinzaine de février voit son ossature se renforcer et se consolider au sein d’actes diplomatiques et légaux internationaux concrets. Le portrait de Kadhafi et de ses victimes a en effet été très vite inséré dans un cadrage institutionnel et pratique international qui en a solidifié le contenu. Le point le plus intéressant à relever pour notre analyse est sans doute la réappropriation discursive et pratique de ces mêmes mesures internationales par les futurs intervenants.

La résolution 1970 du Conseil de sécurité des Nations Unies a constitué la première forme d’institutionnalisation du schéma « répression/souffrance ». Si le Conseil de sécurité y « exhorte les autorités libyennes à faire preuve de la plus grande retenue, à respecter les droits de l’homme et le droit international humanitaire » (Conseil de sécurité des Nations Unies 2011a : §2a), les mesures qui y sont prises dans cette perspective s’avèrent d’autant plus intéressantes à analyser. La résolution contient notamment la saisine de la Cour pénale internationale, un embargo sur les armes et le gel des avoirs avec mention explicite des personnalités officielles libyennes visées. Par la suite, les principales forces intervenantes manifestent assez vite le sens qu’ils entendent donner à cette résolution onusienne et à son application. Deux jours après l’adoption du texte, David Cameron s’exprime ainsi sur la mise en oeuvre et le soutien par la Grande-Bretagne des mesures prises par le Conseil de sécurité dans l’optique d’empêcher Kadhafi de générer des dégâts humains supplémentaires, voire d’encourager son départ :

Permettez-moi d’insister sur la pression que nous mettons à présent sur le régime Kadhafi. Nous devons être clairs. Pour l’avenir de la Libye et de sa population, le régime du colonel Kadhafi doit cesser et partir. À cette fin, nous prenons toutes les mesures nécessaires pour isoler le régime Kadhafi, le priver de son argent, fragiliser son pouvoir et s’assurer que tous ceux qui sont responsables d’abus en Libye rendront des comptes. La Grande-Bretagne est en tête de ces actions. Durant le week-end, nous avons obtenu un accord sur une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies que nous avons rédigée et qui est exceptionnellement forte, unanime et réunit l’ensemble de nos propositions. Elle condamne les actions de Kadhafi, impose une interdiction de voyager et des gels d’avoirs aux personnes haut placées de ce régime meurtrier. Elle demande l’arrêt immédiat des violences et du meurtre des manifestants […]. Et elle défère les dirigeants devant la Cour pénale internationale afin qu’ils affrontent la justice.

Cameron 2011b

Les États-Unis feront de même, en s’exprimant le jour de l’adoption de la résolution 1970 :

La résolution 1970 est une résolution forte. Elle prescrit une interdiction de voyager et un gel sur les avoirs des dirigeants libyens. Elle impose un embargo complet des armes sur la Libye. Elle prend de nouvelles mesures sur l’utilisation de mercenaires par le gouvernement libyen pour attaquer sa propre population. Et, pour la toute première fois, le Conseil de sécurité a unanimement soumis une situation dramatique des droits de l’homme à la Cour internationale de justice. Comme le président Obama l’a dit aujourd’hui, lorsqu’un dirigeant utilise comme seul moyen de rester au pouvoir la violence de masse contre sa propre population, il perd sa légitimité de gouverner – et doit faire ce qui est nécessaire pour le bien de son pays en quittant le pouvoir sur-le-champ.

Rice 2011a

Les dirigeants s’exprimèrent également sur leurs actions concrètes prises « contre le régime Kadhafi » en réponse à la résolution onusienne (Cameron 2011b ; Clinton 2011b). Il est ainsi intéressant de constater que non seulement le premier schéma rhétorique « répression/souffrance » fit l’objet d’une institutionnalisation légale et pratique internationale, mais aussi qu’il fut repris et réactivé dans l’activité discursive et pratique des futurs intervenants. Dans leurs déclarations, ceux-ci liaient en effet très explicitement les deux pans du schéma aux mesures prises par le Conseil de sécurité, la logique les sous-tendant étant la mise en place de mesures pour empêcher une répression qualifiée de sanglante des populations civiles.

Le second point d’institutionnalisation clé de ce schéma rhétorique est intervenu quelques jours plus tard, le 1er mars : il s’agit de l’exclusion de la Libye du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies (Assemblée générale des Nations Unies 2011). Très similairement aux sanctions recommandées par le Conseil de sécurité, cette mesure voit son bien-fondé réactivé et relayé au sein des déclarations des futurs intervenants. À nouveau, la Grande-Bretagne s’exprime en des termes qui intègrent le schéma rhétorique dans cette mesure internationale d’exclusion :

La suspension du Conseil met encore plus de pression sur le régime libyen afin qu’il entende le message clair de la communauté internationale ; les crimes ne resteront pas impunis et ne seront pas oubliés ; il y a aura un jour où les comptes devront être rendus […].

Hague 2011a ; voir aussi Juppé 2011a et Rice 2011b

L’amorce progressive du second schéma rhétorique « protection/destruction »

Si nous avons tenté d’analyser la manière dont le premier schéma rhétorique de l’intervention militaire s’est progressivement constitué et institutionnalisé internationalement, nous allons maintenant nous concentrer sur la manière dont le travail discursif et pratique autour de ce premier schéma de justification a donné naissance au second : la dialectique « protection/destruction ». En effet, ce dernier, qui a dominé essentiellement l’intervention militaire même, n’est pas né ex nihilo, mais s’est constitué sur la base d’une mise en lien, d’un glissement sémantique du premier schéma qui donna naissance à un schéma à la fois indépendant et fortement lié au schéma initial duquel il s’origine. Deux mécaniques ont permis la concrétisation de cette transformation : l’internationalisation de la responsabilité de protection des populations libyennes et la politisation de la figure victimaire.

Le premier mécanisme qui produit ce glissement a en effet été l’insertion dès le début mars du schéma « répression/souffrance » dans un débat autour de la possibilité d’une intervention militaire internationale. Dès le 3 mars, Alain Juppé et William Hague expliquaient ainsi que « [la] menace du régime de Kadhafi de bombarder la population civile dans les villes est inacceptable et sa mise à exécution serait criminelle. Nous devons donc empêcher un tel développement. C’est pourquoi la France a approuvé le projet de l’otan de planifier l’établissement d’une zone d’exclusion aérienne en Libye » (Juppé et Hague 2011). L’évolution du discours de Susan Rice aux Nations Unies fut tout aussi intéressante du point de vue de l’internationalisation progressive de la responsabilité de protection des populations libyennes. Alors qu’elle affirmait dès le 1er mars que « le régime a échoué dans sa responsabilité de protéger sa propre population » (Rice 2011b), elle déclarait le 16 mars : « Nous sommes en train de discuter très sérieusement et de fournir un effort au Conseil de sécurité autour d’une série d’actions que nous croyons être efficaces dans la protection des civils. Elles incluent des discussions autour d’une zone d’exclusion aérienne » (Rice 2011c).

Le premier point intéressant à relever dans ces déclarations est que la thématique de la protection a commencé à quitter la sphère nationale pour s’insérer dans la sphère internationale. En d’autres termes, si Kadhafi n’apparaissait plus capable d’assurer la sécurité de ses populations, celle-ci devait être garantie par l’international, par le moyen d’une intervention militaire. On a progressivement introduit le pôle « protection » du second schéma en s’appuyant sur l’inhumanité et les souffrances générées par Kadhafi. La logique sous-jacente à ce mécanisme est que la probabilité d’une intervention militaire s’effectuait alors sous l’égide du pôle de la « protection » et non encore de la « destruction », qui impliquera une vectorisation plus forte de l’intervention militaire sur les forces pro-Kadhafi. Autrement dit, la protection des populations était évoquée, mais l’élément contre lequel celles-ci devaient être protégées n’était pas explicitement mentionné. Dès lors, cette introduction d’une probable protection internationale des populations civiles libyennes laissait en parallèle la porte ouverte à l’affirmation progressive du second pôle du deuxième schéma rhétorique : le pôle destructeur. Protéger, mais contre qui ? La réponse allait être donnée après l’adoption de la résolution 1973.

La seconde mécanique qui provoqua progressivement le glissement vers le second schéma est la reconnaissance du Conseil national de transition (cnt) par la France le 10 mars comme « seul représentant légitime du peuple libyen » (Cowell et Erlanger 2011), cela impliquant parallèlement de ne plus considérer Kadhafi comme l’interlocuteur politique légitime en Libye. Il en est résulté l’impulsion d’un glissement de la figure victimaire vers un portrait plus politique. Comme évoqué précédemment, l’image de la victime avant l’intervention relevait du registre de l’émotionnel, de la souffrance humaine. Cette description avait alors pour corollaire la remise en question de la légitimité du pouvoir de Kadhafi sur la base de son inhumanité. La mesure de reconnaissance prise par la France lança la mécanique d’un déplacement du visage souffrant de la victime vers une imagerie plus politique, ce qui dès lors impliquait une remise en question du pouvoir de Kadhafi moins sur le plan des souffrances humaines que sur le plan politique. Dans le second schéma, le cnt sera présenté comme le représentant d’une frange particulièrement politisée des victimes à protéger durant l’intervention : celle qui souhaitait la « liberté politique », mais qui se voyait bridée par Kadhafi et sa répression. À nouveau, le rattachement des victimes à une figure politisée viendra clairement avec l’établissement du second schéma, mais la porte est ainsi ouverte en ce que le cnt, reconnu dès le 10 mars comme interlocuteur politique légitime par la France, y sera clairement dépeint comme le représentant des nouvelles aspirations à protéger de la population libyenne.

B — Le schéma rhétorique « protection/destruction » : la différenciation du Soi et de l’Autre par l’entrelacement des registres d’humanité et des registres politisants

Comme évoqué ci-dessus, le second schéma rhétorique de justification est né par opération de glissement sémantique par rapport au premier. Ce deuxième registre peut être considéré comme le coeur de la justification de l’opération elle-même. Le développement propre de ce schéma reposait sur une tonalité plus politique, sa dynamique de justification s’appuyant moins sur une imagerie humanisante de la situation en Libye que sur son devenir politique et sa reconstruction. Nous le verrons néanmoins, si le second schéma possède sa logique de légitimation propre, il entre en chevauchement et en relation constante avec le premier.

Qui protège et protéger qui ? De la protection nationale à la protection internationale, de la victime humaine à la victime politique

Comme nous l’avons décrit plus haut, la responsabilité de la protection des populations libyennes s’internationalise de plus en plus durant la première quinzaine de mars. Ce processus connaît son point d’institutionnalisation dans le cadre du vote par le Conseil de sécurité des Nations Unies de la résolution 1973 qui « autorise les États membres […] à prendre toutes les mesures nécessaires […] pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne » (Conseil de sécurité des Nations Unies 2011b : §4). L’autorisation de recourir à la force a donc été accordée dans la perspective d’une protection internationale des populations libyennes. L’internationalisation de cette responsabilité protectrice a trouvé son point le plus fort dans l’interprétation par les États intervenants de la résolution 1973 à travers le concept de « responsabilité de protéger ».

C’est d’ailleurs tout le sens que lui ont donné les trois États intervenants otaniens, comme le montre cette déclaration de Nicolas Sarkozy du 24 mars : « […] l’adoption de la résolution 1973 du Conseil de sécurité, résolution historique puisqu’elle instaure et exprime le principe de responsabilité de protéger » (Sarkozy 2011c). Cette notion a notamment fait l’objet d’une réflexion de référence dans le rapport de la Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté d’État de 2001, intitulé La responsabilité de protéger. La Commission y explique que « les États souverains ont la responsabilité de protéger leurs propres citoyens contre les catastrophes qu’il est possible de prévenir – meurtres à grande échelle, viols systématiques, famine. S’ils ne sont pas disposés à le faire ou n’en sont pas capables, cette responsabilité doit être assumée par l’ensemble de la communauté des États » (Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté d’État 2001 : viii). Plus tard, au Sommet mondial de 2005, les États membres des Nations Unies ont convenu que cette responsabilité internationale ne concernerait que les cas de génocide, crimes de guerre, nettoyage ethnique et crimes contre l’humanité (Assemblée générale des Nations Unies 2005 : §138-139). Au coeur de cette notion se situe donc une tentative d’« équilibre entre idéalisme et réalisme » (Corten 2008 : 766), de conciliation entre le sacro-saint principe de non-ingérence relatif à la souveraineté étatique, avec la possibilité d’une intervention d’ordre humanitaire (Commission internationale sur l’intervention et la souveraineté d’État 2001 : vii). L’application de ce principe à travers la référence à la résolution 1973 a ainsi marqué le point de sanction clé de l’internationalisation de la responsabilité de protection des populations libyennes, qui puisait sa concrétisation dans son appui sur l’imagerie humaine et souffrante des victimes propre au premier schéma rhétorique.

Le pôle protecteur du second schéma rhétorique a subi un travail parallèle et plus politisant autour d’un autre type de victime à protéger. En effet, si le registre protecteur prenait appui sur l’humanisation des victimes, il contenait parallèlement une figure de la victime aspirant à un devenir politique meilleur : celui de la « liberté politique ». Comme l’expliquait en effet Barack Obama le 28 mars, « depuis plus de quatre décennies, les Libyens ont été dirigés par un tyran – Mouammar Kadhafi. Il a renié la liberté de sa population, exploité sa richesse, assassiné des opposants […], et terrorisé des innocents » (Obama 2011a). Plus tôt, Alain Juppé s’exprimait plus nettement à cet égard en croisant cette figure victimaire avec la protection procurée par l’intervention : « Il s’agit de protéger les populations civiles. Il s’agit aussi de mettre les opposants à Kadhafi, qui se battent pour la démocratie et la liberté, en situation de reprendre l’avantage, et c’est pour cela que nous, nous ciblons sur les moyens militaires de Kadhafi et sur rien d’autre » (Juppé 2011b).

Le pôle protecteur justifiant l’intervention militaire dans son déploiement concret s’est placé ainsi sous un double registre qui s’appuyait sur le premier schéma rhétorique (la protection d’ordre physique et humaine) tout en donnant naissance à un contenu plus autonome à travers le registre de la protection politique.

Protéger contre qui ? Le pan destructeur

Un travail de transformation similaire s’est opéré au niveau du pôle destructeur du second schéma rhétorique. En effet, les propos des États membres de l’otan ne décrivaient pas seulement l’opération militaire en Libye comme une protection, mais également comme une protection « contre » quelque chose. L’adoption de la résolution 1973 a marqué le point de départ d’une vectorisation discursive beaucoup plus claire de l’élément contre lequel les populations civiles devaient être protégées. Dans la rhétorique intervenante, le gouvernement en place n’a pas seulement échoué à protéger sa population, il a été lui-même acteur de cette situation de danger par son usage intense de la violence sur la population libyenne. L’enjeu n’était alors plus seulement de redonner à la population une sécurité que le gouvernement ne pouvait plus lui assurer. Il s’agissait aussi, dès lors, dans une certaine mesure, de combattre ce dernier, considéré comme étant lui-même porteur d’une menace contre la population. La logique de la protection impliquait alors également une destruction des forces pro-Kadhafi dès lors que celles-ci présentaient une menace concrète pour la population libyenne. Les motifs dressés du pan destructeur se retrouvaient à nouveau à travers l’évolution duale de la figure victimaire.

La naissance du pôle « destruction » du second schéma rhétorique prit lui aussi appui sur le travail discursif pré-intervention autour de la victime humanisée. La responsabilité des parties intervenantes supposait la destruction des forces du régime pour une protection liée à la survie physique de la population. Les troupes kadhafistes étant dépeintes comme constituant une menace pour la population en raison de leur utilisation excessive de la violence, la protection des Libyens passait par l’élimination de celles-ci. Dans un message commun de la France, des États-Unis et de la Grande-Bretagne adressé au colonel Kadhafi, les dirigeants ont déclaré que, « si Kadhafi ne se conforme pas à la résolution 1973, la communauté internationale lui en fera subir les conséquences et la mise en oeuvre de la résolution sera imposée par des moyens militaires » (Cameron, Obama et Sarkozy 2011). Dans un entretien accordé à Radio France Internationale, Alain Juppé estimait très clairement que :

Protéger les populations, ce n’est pas simplement neutraliser les blindés ou les avions de Kadhafi, c’est aussi affaiblir ses capacités militaires, ses postes de commandement, ses réseaux d’approvisionnement. C’est donc dans cet esprit que nous avons mis en place ce dispositif qui nous permettra d’avoir des frappes plus ciblées, plus proches des réalités du terrain. La résolution 1973 prévoit que l’on peut utiliser tous les moyens pour protéger les populations. Évidemment, pour protéger les populations […], il faut casser la force militaire de Kadhafi et donc s’attaquer aux postes de commandement, aux infrastructures ou aux réseaux d’approvisionnement de ses troupes.

Juppé 2011d

Parallèlement au travail politisant de la figure victimaire à protéger, le pôle destructeur également s’est trouvé alimenté par un registre plus politique. La logique de la destruction se déployait en effet dans la perspective d’une mise en oeuvre de revendications et d’un avenir politiques. Le projet politique des opposants à Kadhafi était inscrit dans le moule discursif et légitimant de la « liberté politique », et ces revendications devaient se concrétiser pour prendre la place du modèle de gouvernement de Kadhafi. Ce dernier étant un obstacle à ces revendications, cet objectif passait par la destruction de ses forces et par sa destitution. Ce déplacement et ce lien de la destruction à objectif humanitaire avec celle à objectif plus politique trouvèrent leur pleine expression dans cette déclaration du 12 mai par James Steinberg (secrétaire d’État adjoint) :

La coalition continue de fournir ses meilleurs efforts pour protéger les civils libyens en aidant les populations libyennes à déterminer leur propre futur […]. Nous travaillons à augmenter la pression et l’isolation de Kadhafi ainsi qu’à convaincre ceux autour de lui que le futur de la Libye réside autre part. La communauté internationale est de plus en plus unie autour de la certitude partagée que Kadhafi doit partir.

Steinberg 2011

Néanmoins il nous faut noter que l’implicite et le maintien de l’ambigu restaient de mise dans cette partie politique de la justification d’une destruction des forces kadhafistes. Si les parties intervenantes rattachaient assez explicitement les revendications de la population libyenne à un projet de « liberté politique », leur degré de responsabilité et d’implication vis-à-vis de l’implantation d’un nouveau type de régime était nettement moins affirmé. Aucun État membre de l’otan ne parla ouvertement de changement de régime. La logique était plus subtile et relevait d’une réflexion « par extension ». En effet, si ces déclarations ne firent valoir qu’un « soutien » à ces revendications, celui-ci semblait, par extension, impliquer l’écartement des obstacles qui pourraient émerger sur le chemin de leur concrétisation. Il s’agissait donc d’un soutien, ou d’une protection, « contre » les obstacles qui se dresseraient devant le projet porté par la population libyenne. Dans cette perspective, Kadhafi était représenté comme un obstacle, car son emploi de la violence semblait empêcher et menacer la concrétisation des revendications de la population libyenne. Cette précaution justificative se ressent tout particulièrement dans un discours de Barack Obama du 19 mai. En évoquant explicitement les faux pas américains en Irak, Obama exprimait l’absence d’une volonté de changement de régime, tout en déclarant de manière relativement ambiguë la nécessité d’une action militaire qui favoriserait le départ de Kadhafi :

Malheureusement, dans trop de pays, les appels au changement ont reçu une réponse par la violence. L’exemple extrême est celui de la Libye, où Mouammar Kadhafi a lancé une guerre contre sa propre population, promettant de les chasser comme des rats. Comme je l’ai dit lorsque les États-Unis se sont joints à une coalition internationale pour intervenir, nous ne pouvons prévenir toutes les injustices perpétrées par un régime contre sa population, et nous avons appris de nos expériences en Irak combien il est coûteux et difficile d’imposer un changement de régime par la force – aussi bonne soit l’intention. Mais, en Libye, nous voyions se profiler un massacre imminent, nous avions un mandat pour agir et nous avons entendu l’appel à l’aide des Libyens. Si nous n’étions pas intervenus avec nos alliés de l’otan et les partenaires régionaux de la coalition, des milliers de personnes auraient été tuées. Le message envoyé par Kadhafi était clair : garder le pouvoir en tuant le plus de personnes possible. Maintenant, le temps joue contre Kadhafi. Il n’a pas le contrôle sur son pays. […] Et lorsque Kadhafi quittera inévitablement le pouvoir ou y sera forcé, des décennies de provocation s’achèveront, et la transition vers une Libye démocratique pourra se faire.

Obama 2011b

Plusieurs autres États membres de l’otan ont d’ailleurs souvent déclaré que la transition politique en Libye ne pouvait s’effectuer en maintenant Kadhafi au pouvoir (Hague 2011b ; Juppé 2011c). L’enjeu pour les parties intervenantes était donc bel et bien de parer aux menaces venant du régime lui-même, d’en détruire les forces, afin de donner la possibilité à la population de prendre son destin politique en main en vue d’établir un nouveau système politique. Cette ambiguïté justificative va se trouver résolue et cerclée par la progressive institutionnalisation internationale de la question de la souveraineté libyenne et de la force transitionnelle du cnt.

L’autonomisation du schéma « protection / destruction » par la résolution de la tension intervention militaire / ingérence politique : l’institutionnalisation de la question de la souveraineté et de la force transitionnelle du cnt par les conférences internationales

L’affirmation de la dialectique protection/destruction à travers l’affirmation de la souveraineté libyenne a trouvé son point d’ancrage le plus fort dans la formule « L’avenir des Libyens aux mains des Libyens ». La tension émanant entre intervention militaire et ingérence politique des forces intervenantes s’est résolue progressivement par la mise en avant du respect de l’endogénéité du processus révolutionnaire libyen. Plusieurs déclarations attestent ce procédé de justification. Mark Grant, ambassadeur britannique en Libye, parlait d’une « Libye libre dont le futur est décidé par les Libyens » (Grant 2011). Nicolas Sarkozy affirmait de la même manière à la Conférence des parties intervenantes à Londres qu’« il n’appartient à aucun des participants à cette conférence de choisir le mode de gouvernement de la Libye car seul le peuple libyen peut le faire. […] Le peuple libyen doit avoir toute latitude de décider de son propre avenir » (Sarkozy 2011d).

En d’autres termes, l’intervention militaire alliée se concevait dans ce schéma rhétorique comme une simple « aide » à un processus de changement politique purement interne, si bien que, du point de vue justificatif, cet effort de soutien ne tendait pas à « imposer » une transition de l’extérieur, mais bel et bien à la « favoriser » au profit d’un devenir politique dont la responsabilité incombait aux Libyens eux-mêmes. Ce processus de résolution entre l’intervention et l’ingérence politique extérieure a consacré dans le même temps le travail politisant de ce schéma rhétorique car, si le respect national était affirmé, il contribuait parallèlement fortement à affirmer la logique selon laquelle le devenir politique national doit être protégé « contre » Kadhafi. Dès lors, cela établit l’image d’une légitimité interventionniste beaucoup plus politique qu’humanitaire : avec l’autonomisation de ce schéma, le déploiement de la force militaire alliée s’effectue pleinement dans la perspective d’une signification et d’une reconstruction politiques.

Ce procédé autonomisant, mis en oeuvre en accord avec le principe de l’« avenir des Libyens aux mains des Libyens », a connu sa dynamique la plus intense dans un processus d’institutionnalisation qui s’est concrétisé dans les conférences internationales. Plus particulièrement, ces dernières ont lié de manière très étroite le principe de souveraineté à la mise en avant du rôle du cnt dans l’avenir politique du pays. Le cnt est ainsi devenu au fur et à mesure de ces conférences l’entité organisationnelle au sein de laquelle le principe de l’« avenir des Libyens aux mains des Libyens » s’incarnait. Les conférences internationales ont sanctionné progressivement la fusion entre cette formule et le cnt, si bien que ce dernier en deviendra le représentant unique. Quatre réunions internationales du Groupe de contact sur la Libye ont illustré ce phénomène : Doha (13 avril – 2011a), Rome (5 mai – 2011b), Abou Dhabi (9 juin – 2011c) et Istanbul (15 juillet – 2011d). Dans chacune de ces conférences, les États intervenants affirmèrent le statut du cnt en tant que représentant du devenir politique libyen. La conférence d’Istanbul a marqué l’apogée de cette position, par l’introduction de l’idée d’une aide matérielle internationale à apporter au cnt afin de l’aider dans la transition politique du pays :

Le groupe de contact a réaffirmé que le régime de Kadhafi n’avait plus d’autorité légitime en Libye et réclamé le départ de Kadhafi et de certains membres de sa famille. Dorénavant et jusqu’à la mise en place d’une autorité provisoire, les participants ont décidé, d’un commun accord, que le Conseil national de transition (cnt) serait leur interlocuteur et l’ont reconnu comme l’autorité gouvernementale légitime en Libye. Le groupe s’est réjoui du rôle moteur joué par le cnt dans la transition en Libye et a exprimé son soutien à tous ses efforts pour élargir son soutien populaire de manière à inclure l’ensemble du peuple libyen. […] Le groupe de contact a également encouragé les participants à fournir une importante aide financière au cnt dans le contexte des lois applicables, notamment par des mécanismes autorisant les entités contrôlées par le cnt à exporter des hydrocarbures, en débloquant les avoirs libyens au profit du peuple libyen ou en utilisant ces avoirs gelés comme garantie pour l’octroi d’une aide financière au cnt.

Réunion du groupe de contact sur la Libye, Istanbul, 2011d

Ce procédé marquait aussi bien la résolution de la tension entre intervention militaire et ingérence politique extérieure que l’autonomisation du schéma protection/destruction. Tout en plaçant la violence intervenante dans la perspective d’un soutien à des volontés politiques endogènes, la focale justificative placée sur le cnt lors des conférences internationales permit dans le même temps de donner à l’intervention une consonance légitimatrice plus politique. En d’autres termes, le schéma rhétorique protection/destruction prend son indépendance par l’autonomisation progressive du registre politique par rapport au registre humanitaire.

L’amorce progressive du troisième schéma rhétorique « civilisation/décivilisation »

Le dernier schéma rhétorique fut empreint d’une forte consonance idéologique. Comme nous le verrons en détail plus loin, il contenait en effet des justifications dans lesquelles les discours prenaient pour appui l’aspect « (non) civilisé » des phénomènes répressifs et politiques en cours en Libye. Comme pour le passage progressif du premier schéma rhétorique vers le second, nous pouvons observer des ouvertures justificatives créées au sein du deuxième schéma rhétorique dans la perspective de l’émergence progressive du troisième. Cependant, deux éléments sont à noter dans l’étude de ce glissement. Tout d’abord, le premier schéma rhétorique « répression/souffrance » ne disparaît pas, mais va au contraire participer également à la naissance de la dialectique « civilisation/décivilisation ». Autrement dit, il servit à la naissance et à l’autonomisation d’un troisième schéma. Ensuite, le processus d’autonomisation du second schéma protection/destruction par rapport au premier s’avéra nécessaire pour la naissance du troisième, en ce que ce dernier sera pourvu d’une tonalité idéologique dont la naissance ne pourra être rendue possible qu’à travers le travail justificatif politisant en place dans le schéma rhétorique « protection/destruction ». En d’autres termes, la dernière dialectique justificative émergea et s’autonomisa par effet de combinaison et d’appui des deux autres schémas.

Plus concrètement, deux tendances émanant des deux schémas précédents préparèrent le terrain pour l’émergence de la logique « civilisation/décivilisation ». Tout d’abord, le registre humanisé issu du schéma « répression/souffrance » a ouvert la possibilité finale de faire naître un discours idéologique autour de la nature (non) civilisée des pratiques de répression de Kadhafi. Ensuite, le registre politique mobilisé par le second schéma « protection/destruction » a servi de base à l’affirmation progressive de la nature de la transition politique libyenne. En effet, le deuxième schéma rhétorique avait pour essence une distance intervenante vis-à-vis du visage que devait prendre le futur régime politique libyen. En fait, la résolution de la tension intervention militaire/ingérence politique extérieure, par l’institutionnalisation progressive d’une vision selon laquelle le cnt était le seul responsable de la transition politique en Libye, va permettre l’émergence d’un discours idéologique sur la nature même de celle-ci : la démocratie. Autrement dit, dès lors que l’acception politique du respect de la souveraineté nationale est ancrée, la formulation idéologique de son contenu va pouvoir être générée.

C — Le schéma rhétorique « civilisation/décivilisation » : la différenciation du Soi et de l’Autre par l’entrelacement des registres d’humanité, politisants et idéologiques

Le travail justificatif effectué avant et pendant l’opération permit donc de donner une troisième et dernière tonalité légitimatrice dans la période finale des opérations militaires. Le dernier schéma s’est appuyé sur un registre idéologique dont le coeur justificatif s’est axé autour de la promotion de la démocratie et de l’État de droit, ou, plus spécifiquement, sur l’opposition entre l’image d’un Kadhafi qui empêche l’avènement de telles formes politiques (décivilisation) et ses victimes qui, au contraire, apparaissaient comme souhaitant voir se concrétiser ce mode de gouvernement (processus de civilisation).

Kadhafi et l’effondrement des habitus civilisés, les victimes et le processus de civilisation

La formation du schéma rhétorique « civilisation/décivilisation » et la logique idéologique qui la sous-tendait s’appuyèrent tout d’abord sur le premier schéma « répression/souffrance ». Cette déclaration de Nicolas Sarkozy en déplacement sur le porte-avions Charles-de-Gaulle témoigne de ce chevauchement :

Votre engagement dans l’opération Harmattan avait pour objectif d’empêcher les exactions d’un dictateur contre son propre peuple. Et les « rivières de sang » promises par le colonel Kadhafi n’ont pas coulé. […] Aux côtés de ses alliés, la France ira jusqu’au bout de sa mission. Notre volonté ne faiblira pas. Nous n’en avons pas le choix, nous n’en avons pas le droit. Au sein de l’Alliance, sous mandat des Nations unies, confié par le Conseil de sécurité, nous sommes engagés dans le soutien et la défense du peuple libyen. Ce peuple a le droit à la liberté après 41 ans de dictature. Comme tous les peuples il réclame la démocratie, la liberté d’expression, de réunion, d’entreprendre, de créer. Le peuple libyen veut l’État de droit et la fin de la dictature. […] Notre force est respectable parce qu’elle est légitime. C’est la différence entre la force d’une démocratie et les forces barbares.

Sarkozy 2011e

En recourant à cette violence expressive, Kadhafi a été assimilé à un « effondrement des habitus civilisés » (Delzescaux 2002 : 217). Cette violence fut en effet employée sur un mode excessif qui empêchait l’accomplissement d’un devenir politique démocratique dans lequel cette violence exacerbée et injustifiée ne serait plus. La violence de Kadhafi faite à ses victimes prenait ainsi une consonance civilisationnelle assez claire, car conçue dans le contexte libyen comme synonyme de régression vers des formes d’expression primitives liées à la figure du « barbare ». Autrement dit, le registre idéologique prenait clairement appui sur le registre humanisé en ce que l’inhumanité avec laquelle Kadhafi traitait sa population conditionnait l’affirmation selon laquelle il empêchait dans le même temps l’émergence d’un régime démocratique.

Le second pan de la formation de la dialectique « civilisation/décivilisation » s’est articulé sur la base du second schéma « protection/destruction ». L’idée d’une protection contre Kadhafi afin de favoriser l’émergence d’une nouvelle volonté politique se lia au final à la définition de la nature de cette dernière. En d’autres termes, le discours politisant relativement vague présent dans le second schéma vit sa signification se préciser : la démocratie et l’État de droit. En ce sens, les déclarations officielles qui évoquaient l’appui international à une transition démocratique ne manquaient pas, dont celles du Secrétaire d’État adjoint des États-Unis aux affaires du Moyen-Orient et du premier ministre de Grande-Bretagne :

Les États-Unis et la communauté internationale appuient fortement la lutte des Libyens pour un futur meilleur et démocratique. La communauté internationale continuera à faire pression sur le régime Kadhafi et à protéger les civils selon la résolution 1973 de l’onu. Il est clair que la situation évolue contre Kadhafi. L’opposition continue à faire des gains substantiels sur le terrain, tandis que les forces de Kadhafi s’affaiblissent de plus en plus. Comme le président Obama et la secrétaire d’État Clinton l’ont déclaré, il est temps pour Kadhafi de partir et nous croyons fermement que ses jours sont comptés.

Feltman 2011

Nous n’avons pas de confirmation quant au lieu où se trouve Kadhafi, mais, au moins, deux des fils de Kadhafi sont détenus. Son régime est en train de s’effondrer et est en pleine retraite. Kadhafi doit arrêter de combattre, sans conditions – et il a montré clairement qu’il a renoncé au contrôle de la Libye. […] Notre mission maintenant est de faire tout ce que nous pouvons pour soutenir la volonté des Libyens, s’exprimant à la faveur d’une transition vers une Libye libre, démocratique et inclusive.

Cameron 2011c

Ces deux déclarations montrent ainsi que le registre idéologique du dernier schéma a pris appui sur le second en ce que la protection internationale des Libyens contre Kadhafi s’est effectuée au final dans la perspective d’une avancée politique démocratique. En d’autres termes, détruire ce qui est lié à la régression politique et protéger ce qui défend les idéaux démocratiques.

Le processus d’autonomisation du schéma rhétorique « civilisation/décivilisation » : l’institutionnalisation internationale de l’image du cnt en tant que force démocratique

Le processus d’autonomisation du schéma par rapport aux deux précédents s’effectua par le lien de plus en plus explicite entre le cnt et la nature démocratique de la transition politique qu’il incarnait. En effet, peu à peu, le cnt ne fut plus seulement lié à un changement politique, mais à un changement politique dit « démocratique », cela permettant aux parties intervenantes de justifier l’intervention militaire sur une base finale idéologique claire. Comme nous l’évoquions, la résolution de la tension intervention militaire / ingérence politique extérieure par la promotion du cnt en tant que seule force incarnant le devenir politique libyen ayant été soigneusement sanctionnée dans divers actes internationaux, la justification idéologique put dès lors s’ancrer autour de cet organe transitionnel. La fusion entre le cnt et la transition à nature démocratique promue par les parties intervenantes se trouva également institutionnalisée sur le plan international par deux conférences.

Le point d’ancrage international clé du schéma est la Conférence des amis de la Libye du 1er septembre 2011 réunissant les parties intervenantes ainsi que des membres délégués du cnt libyen. De manière très explicite, cet organe politique transitionnel fut lié et placé dans le rôle de responsable d’une transition politique de type démocratique :

Les participants ont salué la présentation par le chef de la délégation libyenne, le président Moustafa Abdel Jalil, des plans de formation d’un gouvernement intérimaire ouvert à tous pour engager la reconstruction de la Libye au bénéfice de tous les Libyens, avec pour objectif l’édification d’une Libye nouvelle, démocratique et pluraliste, où les droits de l’Homme, les libertés fondamentales et la justice seront garantis et la prospérité partagée. La déclaration constitutionnelle du Conseil national de transition fournit un projet clair pour mener à bien la transition politique dans un esprit d’unification du peuple libyen et de réconciliation des deux parties au conflit actuel.

Conférence de soutien à la Libye nouvelle 2011

David Cameron relaya de manière plus individuelle les conclusions de la conférence en parlant de la nature « démocratique » de la feuille de route politique présentée par le cnt lors de l’événement (Cameron 2011d).

La seconde conférence qui établit le lien entre cnt et transition démocratique est la Réunion du Partenariat de Deauville du 20 septembre. Réussissant les membres du G8, cette conférence allait en fait bien plus loin que la simple association entre cnt et démocratie, mais tenait ce fait pour un acquis implicite en insérant la Libye dans l’établissement d’un programme d’aide internationale à la reconstruction « démocratique » des pays sortant du « Printemps arabe » :

À Deauville, les membres du G8 ont adopté une Déclaration sur le printemps arabe et se sont mis d’accord sur un partenariat de long terme avec les pays qui s’engagent dans une transition démocratique. Le Partenariat est destiné aux pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ayant engagé un processus crédible et tangible de transition vers une société libre, démocratique et tolérante soit par un changement de régime, soit par un processus évolutif. […] À l’heure actuelle, cinq pays sont concernés : la Tunisie, l’Égypte, le Maroc et la Jordanie, et nous accueillons maintenant la nouvelle Libye qui est entrée dans une phase de reconstruction civile résolument soutenue par la communauté internationale.

Réunion du Partenariat de Deauville 2011

En d’autres termes, l’aide de transition démocratique apportée à la Libye était comprise comme devant être gérée par le cnt, une position qui sera d’ailleurs réaffirmée explicitement dans une déclaration ultérieure d’Alain Juppé (Juppé 2011e).

Enfin, si cela n’a pas fait l’objet d’une réunion diplomatique internationale, la déclaration de la mort de Kadhafi le 20 octobre 2011 est un événement qui marqua avec beaucoup de netteté le lien établi entre cnt et transition démocratique (Sarkozy 2011h ; Cameron et Hague 2011 ; Obama 2011c). La logique étant que le cnt pourra exercer sa pleine compétence dans la fabrication d’une transition démocratique, sans avoir à subir les effets de l’« obstacle » du régime Kadhafi.

L’autonomisation paroxystique du schéma : choc des civilisations et fin de l’histoire

Le contenu idéologique du schéma civilisation/décivilisation, de même que son autonomie, connut son point d’orgue dans la promotion d’une rhétorique bien connue de l’occidentalo-centrisme de l’après-guerre froide : celui de la confrontation entre la logique du choc des civilisations (Huntington 1996) et celle de la fin de l’histoire (Fukuyama 1992). Les envolées idéologiques durant la fin de l’opération marquèrent en effet la poussée la plus extrême de la logique idéologique qui a peu à peu émergé lors de l’intervention. L’image du Soi et de l’Autre, entre les Libyens et les parties intervenantes, en est ainsi venue à sa tendance inclusive la plus forte.

De manière assez nette, Nicolas Sarkozy déploya la rhétorique justificatrice de l’absence de ce qu’il appelle alors un prétendu « choc des civilisations » :

Mais qui […] aurait pensé que le peuple libyen, que les jeunes Libyens auraient été capables de mettre à bas un régime de dictature qui durait depuis 41 ans, qui l’aurait imaginé ? Les spécialistes, non, les spécialistes, ils ne nous expliquaient pas cela, les spécialistes ils nous expliquaient que l’Occident et l’Orient, nous étions condamnés à l’affrontement. Et les jeunes Libyens sont descendus à Tripoli, à Misrata, à Benghazi, pour dire « nous ne voulons pas l’affrontement, nous voulons la liberté ».

Sarkozy 2011g

Plus explicitement encore, il déclarera :

Les combats en Libye ont apporté la meilleure réponse aux prophètes du « choc inéluctable des civilisations et des religions » : côte à côte, des forces arabes, des forces européennes, des forces nord-américaines ont aidé un peuple martyrisé à réaliser ses aspirations à la liberté.

Sarkozy 2011f

À l’inverse de ce scénario, c’est celui de la fin de l’Histoire qui fut promu, la démocratie et ses diverses composantes faisant en effet office d’objectif ultime à atteindre, de stade de développement politique le plus avancé et bénéfique qui soit :

Les États-Unis savent quelque chose de la révolution et de la liberté. C’est le processus par lequel notre nation est née il y a plus de 230 ans. Et nous savons que la démocratie prend du temps ; ce ne sera pas facile ou rapide. Mais nous sommes remplis d’admiration pour ce que vous avez déjà accompli et confiants dans votre faculté à avancer.

Clinton 2011c

C’est un jour considérable dans l’histoire de la Libye. L’ombre sombre de la tyrannie a été levée. Et avec cette énorme promesse, les Libyens ont maintenant une grande responsabilité – de construire une Libye inclusive, tolérante et démocratique qui se présente comme l’ultime rejet de la dictature de Kadhafi.

Obama 2011c

Pour autant, cette idéologisation finale de l’intervention n’était pas placée en contradiction avec le discours de « L’avenir des Libyens aux mains des Libyens ». L’autonomie idéologique du dernier schéma n’entamait en rien la solidité du second et de la rhétorique de la souveraineté nationale. Bien au contraire, ils s’appuyaient mutuellement, en ce que la démocratie ne fut en rien présentée comme l’importation politique d’une intervention militaire, mais comme une naturalité universelle, ou plutôt potentielle, que le moyen interventionniste ne « crée » pas, mais ne fait que « soutenir » ou « favoriser ». Si la démocratie fut en effet présentée comme l’ultime étape du développement de la société libyenne, le souhait d’une pareille voie n’est évoqué qu’à travers son endogénéité, incarnée dans le cnt, que les quelques mois d’intervention n’ont fait qu’« encourager ».

V – Doxa identitaire et dispositif interventionniste

Notre étude aura tenté de démontrer à quel point les évidences justificatives qui semblent les plus simples et les plus simplement formulées au travers de l’habileté du parler politique officiel peuvent se révéler d’une complexité initialement insoupçonnable. Néanmoins, et comme nous aurons tenté de le montrer, la simplicité du contenu des arguments mobilisés ne signifie aucunement la simplicité de la structure énonciative dans laquelle ils sont insérés. Bien au contraire, les justifications émises sont précisément convaincantes moins par la simplicité de compréhension du contenu que parce qu’elles ont été mises en ordre de manière particulièrement sophistiquée, à travers un jeu de renvoi, de redondance et de rappels.

Si les justifications ont paru si crédibles, c’est parce qu’elles ont été incluses dans un maillage de rebond, un cercle argumentatif construit de manière à ne pouvoir évoquer une réalité séparément d’une autre, son corollaire justificatif. Ainsi, trouvant leur origine dans les uns et dans les autres, les trois schémas rhétoriques identifiés et déconstruits (« répression/souffrance » / « protection/destruction » / « civilisation/décivilisation ») s’interpénètrent, se chevauchent et surtout se renvoient les uns aux autres grâce à un tissu de connexion dont l’aspect diffus lui assure précisément une subtile cohérence. Cette étude nous amène à la conclusion selon laquelle les légitimations interventionnistes ne se composent pas d’arguments uniques et encore moins délimités qualitativement et quantitativement. Lors de l’opération en Libye, ce ne sont ni le registre idéologique ni le registre humanitaire qui fondèrent sa mise en acceptabilité, mais leur entrelacement. Si des points d’indépendance internes se font clairement jour, ils sont mis au service des autres schémas, de manière à assurer une interdépendance justificative imperméable aux critiques ciblant de manière individuelle les arguments invoqués. De surcroît, l’indépendance acquise de certains schémas s’est bel et bien effectuée en fonction des besoins justificatifs du moment, au point où le registre idéologique ne pouvait se déployer au début de l’opération, mais au fur et à mesure de la fixation de schémas susceptibles d’en préparer l’émergence à la fin des opérations. L’étroitesse du maillage discursif explique en effet très probablement la résistance des arguments mobilisés face aux critiques externes. Lorsqu’un schéma se voyait attaqué de l’extérieur, un autre venait au secours du premier pour formuler une réponse adéquate et restabiliser le régime argumentatif alors mobilisé par les alliés. Lorsque le schéma civilisationnel était remis en cause, le schéma de la protection pour la survie des populations et la simple aide à une transition politique exprimée de manière endogène étaient invoqués, permettant ainsi au régime justificatif de s’adapter, de muter de façon conservatrice en préservant sa logique et sa stabilité profonde, celui de la dichotomie entre le Soi et l’Autre. Les critiques étaient ainsi absorbées par le jeu même que l’on a décrit, celui de la redondance, du renvoi, du rappel. Au final, la cohérence des légitimités interventionnistes est sans doute à cerner dans le type d’argument mobilisé, mais également, voire surtout, dans la multiplicité justificative que les frontières mouvantes de leurs significations rendent possible. Une fluidité qui pourtant reste au service d’une seule et même logique fondamentale de formation, en l’occurrence la frontiérisation du Soi et de l’Autre.

Enfin, et pour élargir les pistes de réflexion que notre analyse vise à faire émerger, nous pourrions nous pencher sur l’audience visée par cette légitimation. Quel public visaient ces réseaux de justifications ? Un début de réponse tout aussi provocateur que complexe peut être formulé : l’ensemble des récepteurs. Cette réponse peut à nouveau être soutenue avec l’aide de Foucault et d’une notion liée à celle de sa conception du discours : le dispositif. Pour Foucault, « le dispositif lui-même, c’est le réseau que l’on établit entre les éléments » (Foucault 1994 : 299). Plus spécifiquement, il s’agit d’« un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non-dit » (Foucault 1994 : 299). Le dispositif correspond ainsi à la diffusion des significations dans un ensemble de pratiques et de récits eux-mêmes relayés par des institutions toutes aussi différentes et éloignées fonctionnellement et socialement les unes des autres (Foucault 1972 : 523 ; 1975 : 154-155 ; 2004 : 7-13).

Appliqué à notre cas d’étude, le discours interventionniste peut se trouver véhiculé et distillé dans des espaces sociaux très différents qui formulent les significations interventionnistes dans un langage qui leur est propre, en étant tout aussi légitimant. Autrement dit, les termes de la légitimation vont circuler dans des espaces à la fois très proches et très éloignés de ceux des énoncés visibles de la parole politique officielle, véhiculant le sens légitimateur dans des propos aux contenus fort différents mais tout aussi restitutifs des significations dominantes. Ainsi, les discours interventionnistes visent tout autant les opinions publiques que les médias ainsi que les dirigeants politiques et officiers militaires qui décident et organisent l’opération. En d’autres termes, comment le discours officiel se distille-t-il, comment se répand-il dans d’autres types de dispositifs qui contribuent à alimenter le travail légitimant ? Comment ce discours officiel se justifie-t-il en dehors de lui-même dans des espaces, des pratiques et des récits qui ne lui sont pas directement liés ?

Le cas des médias et des dispositifs militaires est, à cet égard, fort intéressant. Si les médias ont fourni une vision parfois critique de l’ampleur des opérations, ils n’ont remis que très rarement en cause la mise en image de Kadhafi. Si bien que, si la contestation de l’intervention paraissait en effet légitime et acceptable, la discussion de la nature excessivement violente de Kadhafi aurait sans doute paru à la limite du « moralement acceptable » (Lungescu 2011b ; Le Monde 2011b ; Schnaubelt 2011). En d’autres termes, les contenus médiatiques participaient ainsi à une dynamique de justification générale selon laquelle la solidité du portrait de l’Autre écrasait l’argument de l’importance trop grande prise par l’intervention. Il en va de même pour les dispositifs techno-stratégiques mis en place par l’otan au moment de l’opération. Tout comme les contenus médiatiques, il est apparu que les récits et les pratiques techno-stratégiques relayaient la légitimité interventionniste à travers un langage guerrier hyper-rationnalisé. La dichotomie entre le Soi et l’Autre s’est ainsi instituée dans le cadre d’une séparation entre violence alliée rationnellement employée et violence kadhafiste déployée de manière irrationnelle (Pomarède 2014). Finalement, l’utilisation du justificatif permettrait sans doute de cadrer l’existence d’un champ légitimateur aussi diffus que ronronnant dont la dynamique tend à convaincre tant les non-initiés que les organisateurs de l’intervention qui cherchent à se rassurer eux-mêmes sur l’« efficacité » des ensembles diplomatico-stratégiques.

Pour finir, s’il est possible d’affirmer que les expériences américaines en Irak et en Afghanistan ont rendu plus difficile et moins évident le déploiement des légitimités interventionnistes, le cas libyen montre comment ce régime de véridiction se dynamise, s’adapte et se transforme, tout en gardant au plus profond de lui-même son ordre doxique légitimant : la dichotomie identitaire.